La Pupille/28

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La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 210-217).


CHAPITRE XXVIII.


Une scène comme celle que Sophie avait faite à table ne pouvait pas être acceptée par les Heathcote sans même en reparler entre eux. Pour Florence, l’amour de sir Charles pour elle, sa tendresse excessive pour lui, le souvenir de ses bontés pour Algernon et leurs lettres à tous deux, remplissaient son cœur de si douces pensées, qu’une fois renfermée dans sa chambre, son âme vola tout entière vers la belle ville dont elle portait le nom charmant, et miss Martin Thorpe et ses impertinences ne laissèrent pas même de traces dans son esprit.

Quant au major, il s’inquiétait aussi fort peu des extravagances de sa pupille, dont il croyait la tête un peu tournée par suite de sa nouvelle position ; mais craignant que sa chère femme ne vînt à souffrir de la tyrannie qu’elle avait à subir, il lui dit, en se trouvant seul avec elle, le soir, dans leur chambre :

« Elle deviendra sage avec le temps, Poppsy, et alors elle regrettera amèrement sa manière d’être avec nous. Si vous pouvez la supporter, chère amie, notre devoir est de rester ici jusqu’à ce qu’elle ait vingt et un ans. Alors seulement nous pourrons nous retirer sans craindre les commentaires des voisins d’Hereford et de Cleveland, sans encourir les reproches de sir Charles. Cependant si cette vie vous devient trop pénible, chère femme, nous partirons dès que vous le désirerez.

— Je ne m’inquiète nullement de toutes ces méchancetés sans fin, mon cher major ; vraiment elle me faisait bien plus de chagrin quand elle était pauvre, et que malgré tous mes efforts je ne parvenais pas à l’égayer. Alors je souffrais à l’idée que sa tristesse venait de sa misère et de l’incertitude de l’avenir ; mais maintenant qu’elle a tout ce qu’elle peut désirer, tant pis pour elle si son caractère est resté acariâtre et méchant, cela ne me fait plus ni peine, ni tourment. Quant à moi, j’ai bien des causes de joie : d’abord cette bonne mistress Barnes a grand soin des enfants, qu’elle comble d’attentions à l’insu de Sophie Martin ; vous qui aimez la chasse aux papillons et la pêche, vous trouvez ici une occupation agréable et de votre goût ; et enfin notre belle Florence sera aussi heureuse qu’elle le mérite avec ce charmant sir Charles qui l’aime tendrement, et à qui elle le rend bien, sans compter que les nouvelles que nous recevons d’Algernon sont fort satisfaisantes, et qu’il est aussi heureux que possible dans son magnifique voyage. Avouez, cher ami, qu’il faudrait être bien difficile à contenter pour se plaindre, quand on a toutes ces raisons d’être heureuse, parce que la pauvre Sophie se conduit mal envers nous et nous fait payer, par ces quelques mois de séjour forcé chez elle, tout le bonheur du reste de notre vie. »

Cette conversation décida le major et sa femme à patienter jusqu’aux vingt et un ans de Sophie, et à continuer leur métier de prisonniers un peu élargis, sans s’en plaindre à personne. Cependant miss Martin Thorpe s’était trompée dans ses espérances ; les familles riches des environs, avec lesquelles M. Thorpe avait cessé ses relations lors de la mort de sa femme, ne paraissaient nullement désirer se lier avec son héritière, et, si elles s’en étaient d’abord approchées par curiosité, elles s’en étaient vivement éloignées après s’être assurées que la petite miss Martin Thorpe était fort désagréable et tout à fait indigne de l’attention d’un gentleman ayant un nom, des biens et de la naissance.

M. Brandenberry, mistress et miss Brandenberry, étaient seuls restés auprès d’elle et jouaient avec adresse la partie difficile qu’ils se croyaient bien près de gagner.

Sans cependant avouer qu’elle avait suivi ponctuellement ses avis, miss Martin Thorpe donna à entendre à M. Brandenberry qu’elle avait écrit à sir Charles Temple et qu’elle attendait sa réponse pour se débarrasser de ses tyrans. Richard comprit fort bien qu’elle avait agi d’après ses conseils et qu’elle ne voulait pas en faire l’aveu. Aussi cette assurance lui donna-t-elle bon espoir. Quand il conta tout à sa sœur, en se promenant avec elle sur la petite terrasse de Broad-Grange, l’habile Marguerite répondit :

« Si j’avais été à votre place, je l’aurais fait aller plus vite que cela. Que va-t-il arriver ? le savez-vous ? Si c’était moi, Richard, je saurais dans vingt-quatre heures si je deviendrai ou non maître de Thorpe-Combe. »

Richard pesa ces paroles en se promenant de long en large et répondit enfin avec conviction :

« Il faudrait que je pusse lui faire comprendre que le mariage pourrait seul la soustraire aux cruautés de ces excellentes gens qu’elle hait si amèrement.

— C’est cela ! rien ne saurait mieux réussir. C’est à la fois convenable et efficace, s’écria Marguerite avec joie ; et pourquoi n’y avez-vous pas pensé tout d’abord ? Il valait beaucoup mieux lui proposer cet expédient que de la faire écrire au baronnet.

— Il n’y a pas de temps perdu, et petit à petit je deviendrai maître de son esprit.

— Folie ! Moi je suis sûre que vous serez assez faible pour que votre mépris pour elle l’emporte sur nos intérêts. Vous savez fort bien que, dans ces sortes d’affaires, les plus pressés réussissent le mieux. Cela serait différent pour un homme qui aurait la chance de se faire aimer ; celui-là aurait raison d’attendre que la jeune fille fût complètement dominée par l’amour. Mais le cas est absolument contraire, car vous ne pouvez pas imaginer que, plus elle réfléchira, et plus elle sera disposée à dire oui.

— Vous avez raison, Marguerite, il faut une solution. La chose sera décidée dès demain.

— À la bonne heure, Richard ; c’est ainsi que tout homme intelligent doit agir. Je vous aurais souhaité une créature moins méchante, moins haïssable et moins méprisable ; mais comme on ne peut pas tout avoir, il faut prendre ce qui nous est le plus utile, l’argent !! Pour nous, la femme n’est que l’accessoire.

— Ne nous inquiétons pas d’elle, Marguerite. Je sais que c’est bien le plus vilain petit monstre que j’aie jamais connu ; mais une fois mariée elle changera. D’abord je ne serai plus l’amoureux Richard, mais monsieur Brandenberry, propriétaire de Broad-Grange et de Thorpe-Combe, à qui sa femme obéira et dont il sera le maître absolu. Je vous assure que je m’arrangerai de manière à vivre fort heureux. »

Là-dessus le frère et la sœur se séparèrent en se serrant la main. Richard alla se promener à cheval, et Marguerite essaya devant sa glace comment elle recevrait les nobles visiteurs qui viendraient la voir à Thorpe-Combe, après le mariage de son frère.

Pendant ce temps miss Martin Thorpe, s’étant décidée à tenter un dernier effort auprès du vieil Arthur Giles et de sa femme, se dirigeait vivement vers leur petite habitation.

« Voici notre douce maîtresse qui vient nous faire une autre visite, s’écria tout à coup mistress Giles en s’adressant à une personne qui était assise très-familièrement entre elle et son mari.

— Que le diable l’emporte ! s’écria l’étranger ; je ne veux pas qu’elle me trouve ici. Empêche-la d’entrer, Giles ; il ne faut pas qu’elle me voie chez toi.

— Silence ! fit le vieux groom. Entrez vite dans ce cabinet, et vous entendrez des choses bien plaisantes. »

L’étranger obéit, et, pendant que le vieux Giles poussait la porte sur lui, sa femme ouvrait à Sophie, qui frappait du dehors.

Le vieil Arthur plaça une chaise tout contre le cabinet où était entré son ami ; Sophie s’y installa en disant assez brusquement :

« Je suis encore revenue pour vous parler sérieusement de cette maison. Il est ridicule que vous vous entêtiez à la garder quand je la veux, et que je vous en offre une autre plus belle et plus commode, sans compter que je consens à augmenter votre pension.

— Il n’est pas pour nous d’habitation plus agréable que celle-ci, madame, et, quoique nous vous remerciions mille fois de vos offres, nous préférons rester ici, répondit mistress Giles très-sérieusement, mais avec une grande politesse.

— Vous êtes folle, brave femme, de préférer ce trou à la demeure que je vous propose ; mais c’est bien la faute du jeune homme assez sot et ridicule lui-même qui vous y a installés. Aussi, si vous consentez à m’obéir, vous pardonnerai-je facilement votre entêtement qui, après tout, est son ouvrage.

— Le jeune homme qui nous a… »

Mais mistress Giles interrompit son mari, et, s’approchant vivement de Sophie, elle reprit avec respect :

« Ce jeune homme est mort, il nous intéresse donc fort peu. Aussi est-il de notre devoir d’écouter avec respect tout ce que madame daignera nous faire l’honneur de nous dire sur lui ou autrement. »

Sophie fronça le sourcil et reprit avec une fermeté mêlée de colère :

« J’ai examiné le testament de M. Thorpe, bonnes gens, et je dois vous dire que vous avez tort de trop compter dessus. Je sais que vous ne connaissez rien aux lois et que je ne puis m’offenser de votre ignorance ; mais il est de mon devoir de vous annoncer que M. Thorpe m’a légué tout son bien, et que, s’il parle de votre pension, il ne mentionne pas votre maison.

— Je sais fort bien ce qu’a fait notre cher maître, répondit mistress Giles en souriant ; il vous a tout laissé jusqu’à ce que son fils revienne… C’est une folie, je le veux bien. Mais ce qui est plus positif, c’est qu’il ne vous a légué que ce qu’il possédait ; et comme, pour contenter le noble jeune homme dont vous parliez si bien tout à l’heure, il nous avait fait don de cette habitation, vous ne pouvez pas dire qu’il en ait disposé en votre faveur.

— Très-bien, monsieur Giles ; puisque vous entendez si bien vos intérêts, vous allez voir que je comprends aussi les miens. Puisque cette maison vous appartient, je n’y viendrai jamais, mais aussi vous n’entrerez pas chez moi, je vous le jure. La grille qui amène ici va être condamnée, avec l’ordre que personne n’y passe, de telle sorte que je vous coupe toutes communications avec le dehors. Si vous mourez faute d’aliments, ce sera votre faute et non la mienne ; vous n’avez qu’à quitter cette maison.

— Cela sera effrayant, madame, » répondit la vieille femme en simulant l’épouvante, mais en la regardant ainsi que son mari d’un air narquois.

Sophie s’aperçut facilement qu’ils retenaient avec peine le rire communicatif qui les gagnait tous deux. Aussi s’écria-t-elle, folle de colère :

« Vous croyez que je ne mettrai pas mon projet à exécution ; mais vous verrez, rien ne me coûtera pour le faire le plus tôt possible.

— Vraiment, vraiment, reprit Arthur Giles en se levant pour laisser passer ce petit être gonflé par la rage, je vous en crois très-capable au contraire : seulement je ne puis m’empêcher de rire ; car ce sera bien amusant, n’est-ce pas ? »

Et Sophie entendit distinctement trois voix se mêler au rire général. Sa colère augmenta encore ; aussi s’enfuit-elle jusque chez un charpentier qui demeurait fort près de là, et lui donna-t-elle ses ordres en écumant de fureur.

« Qu’entends-je ? élever un palais de dix pieds de haut tout autour de la maison du vieil Arthur Giles, le favori de M. Cornélius Thorpe ! s’écria l’ouvrier quand Sophie eut fini sa commande.

— Oui, monsieur Grosford, et tout contre sa maison, reprit l’héritière avec véhémence ; ma propre sûreté en dépend. Du reste, si vous vous y refusez, un autre le fera. »

Quoique assez étonné de cet ordre, M. Grosford répondit qu’il allait obéir, et Sophie voulut voir les matériaux qu’il devait employer, afin de s’assurer que toute tentative d’escalade était impossible. Son désir de voir sa méchanceté accomplie était tel, qu’elle promit une gratification de cinq schellings si l’ouvrage était promptement terminé. Quand elle quitta l’ouvrier, elle aperçut un cavalier qu’elle put bientôt reconnaître pour M. Jenkins. Sa physionomie prit aussitôt un air gracieux, et elle se prépara à sourire agréablement. Mais soit que M. Jenkins fût très-occupé, soit qu’il ne la vît pas, soit enfin qu’il ne voulût pas s’arrêter à causer, il ne vint pas jusqu’à elle, et tourna rapidement par une allée transversale.

Quand elle n’eut plus l’espoir d’être vue de lui, Sophie rentra chez elle en pensant :

« Où allait-il si vite ? Il est fâcheux qu’il galopât ainsi ! J’aurais eu beaucoup de plaisir à l’inviter à goûter avec moi. »