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La Réaction païenne/Partie IV/Chapitre III

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L’Artisan du livre (p. 437-464).

CHAPITRE III

SAINT AUGUSTIN ET LE PAGANISME DE SON TEMPS

I. Optimisme intermittent d’Augustin sur la situation du christianisme contemporain. Attitude injurieuse de certains païens. — II. L’action antichrétienne des lettrés. Objections transmises par Deogratias (Ép. 102). La lettre de Volusien (Ép. 135). Longanimité d’Augustin. — III. Ses discussions avec Maxime de Madaure ; avec Longinien. — IV. Les allusions éparses dans ses sermons et ses traités. Les analogies entre le culte chrétien et les cultes païens. — V. Les accusations de plagiat du côté païen. — VI. Quelques observations sur le difficile problème de ces « emprunts » ; la méthode requise — VII. Apollonius de Tyane et Jésus. — VIII. La polémique juive. — IX. L’opinion païenne et la prise de Rome par Alaric. Comment Augustin réagit dans ses sermons. La Cité de Dieu.

I

Dans ses heures d’optimisme, saint Augustin célébrait volontiers sur le mode enthousiaste la prodigieuse transformation qui s’était accomplie dans le monde, depuis la génération qui avait précédé la sienne — ce coup de fortune grâce auquel une religion si longtemps honnie, persécutée, s’était assuré les complaisances du pouvoir et, faisant figure de culte privilégié, développait chaque jour ses conquêtes[1].

Mais il était trop clairvoyant pour s’imaginer que la voie élargie où s’avançait le christianisme serait désormais tout unie et facile. Comment n’eût-il pas souffert, à mesurer la médiocre qualité d’âme de beaucoup de ceux qui venaient à la foi par mode ou par intérêt ! Le rhéteur païen Libanius, si goûté de l’empereur Julien, avait naguère caractérisé en termes mordants ces « prétendus convertis[2] ».

Ils n’ont point changé de croyance, écrivait-il, mais seulement de langage : ils n’ont pas troqué leurs idées contre d’autres idées, ils dupent leurs convertisseurs. Ils vont où va la cohue, et suivent les mêmes voies. Ils se donnent les airs de gens qui prient, mais ils n’invoquent personne ou bien ils invoquent les dieux… Ils ressemblent à ces acteurs de tragédie qui jouent les tyrans, mais restent ce qu’ils étaient avant de prendre le masque : il en est de même pour eux, ils se gardent inchangés ; ce sont les autres qui s’imaginent qu’ils ont changé. Le beau résultat, que cette contradiction entre les lèvres et le cœur ! En pareille matière, c’est la persuasion qui doit agir, non la contrainte. Se servir de celle-ci parce que l’autre a échoué, c’est ne rien faire de bon.

Augustin lui-même circonscrit nettement cette même catégorie, dans son de Catechizandis rudibus[3]. « Il se rencontre des gens, écrit-il, qui ne veulent être chrétiens que pour obtenir la faveur de personnages dont ils attendent des avantages personnels, ou pour ne pas déplaire à ceux qu’ils redoutent. Ceux-là sont des indignes. L’Église les porte pour un temps, comme l’aire garde la paille jusqu’au jour où l’on bat le grain…, mais qu’ils ne se flattent pas de rester dans l’aire avec le froment de Dieu ! »

À ce prix, il n’est pas surprenant qu’un exercice rigoureux de la vie chrétienne attirât bien des railleries, de la part de ces tièdes, à ceux qui tenaient à en observer strictement les lois. Du côté païen, l’incompréhension était naturellement plus complète encore, et plus profondes les rancunes. En dépit des transformations politiques, l’opinion païenne, « la Babylone dispersée à travers les nations du monde[4] » usait toujours contre les chrétiens de son arme familière, le mépris ; et, « frustrée des tortures et des meurtres », elle les poursuivait « de ses malédictions et de ses outrages ». « Rappelez-vous, disait Augustin à ses auditeurs dans un de ses sermons[5], rappelez-vous les humiliations passées de l’Église, les chrétiens tournés en dérision, mis à mort, exposés aux bêtes, brûlés vifs. (Aujourd’hui encore) partout où ils rencontrent un chrétien, ils l’insultent, le harcèlent, se moquent de lui, le traitent d’abruti, d’idiot (vocare hebetem, insulsum), d’être sans cœur et sans esprit. »

Certains parfois se donnaient l’air de louer le Christ, de l’admirer. Leurs éloges étaient pires que des outrages, car cette complaisance leur était suggérée par la conviction que Jésus avait été un magicien, assujetti au destin comme tout être terrestre, mais capable cependant, grâce à ses incantations, de se soustraire à sa fatalité. « Ils ne l’aiment donc point, s’écrie Augustin, puisqu’ils aiment ce que n’était pas le Christ. Et ils se trompent doublement, vu que la magie est chose mauvaise, et que le Christ, étant bon, n’a pu la pratiquer[6]. »

Il est aussi des païens qui emploient à l’égard du Christ la tactique porphyrienne. Ils se gardent bien de blasphémer Jésus en personne, et lui accordent une sagesse supérieure — humaine toutefois. Ils prétendent que ses disciples l’ont fait passer pour ce qu’il n’était pas, quand ils l’ont proclamé Fils de Dieu, un avec Dieu le Père. Ils conviennent qu’il faut l’honorer comme le plus sage des hommes ; ils nient qu’on puisse l’adorer comme un Dieu[7].

II

Au surplus les partis pris ne se satisfaisaient pas de ces sévices, ou de ces contresens inacceptables. Les païens cultivés déployaient une subtilité passionnée pour éveiller les perplexités des fidèles sur certains articles de leur credo. Rien qu’à lire les œuvres d’Augustin, on se rend compte des formes variées qu’affectaient ces tentatives.

Une fois, c’est Deogratias (ce diacre de Carthage, auquel Augustin adressa le De Catechizandis rudibus) qui reçoit d’un ami toute une liste d’objections anti-chrétiennes. Cet ami n’est point chrétien et il ne fait que répéter ce qu’il entend dire couramment dans les milieux païens. Deogratias s’empresse de les envoyer à Augustin, dont il sait les infinies ressources[8].

La première objection, assez complexe, et qui suppose une connaissance directe des Évangiles, est la suivante. De la résurrection de Jésus ou de celle de Lazare, quelle est celle qui est promise aux fidèles ? Si c’est celle de Jésus, il est singulier que des créatures du type ordinaire soient assimilées à celui qui n’était pas né de l’homme. Si c’est celle de Lazare, la préfiguration paraît également inopérante, car ce fut son propre corps qui fut réanimé, tandis que, pour les autres êtres, leur corps tombé en poussière sera extrait du mélange universel[9]. — Puis, si la résurrection doit être suivie d’un état heureux, affranchie des besoins et des souffrances physiques, pourquoi le Christ ressuscité a-t-il pris de la nourriture, a-t-il montré ses plaies ?

Autre difficulté, que, de leur aveu, les païens tiraient de Porphyre[10]. (C’est donc chez le philosophe néo-platonicien qu’en ce début du ve siècle les ennemis lettrés du christianisme allaient encore se ravitailler.) — Si réellement le Christ est la seule voie de salut, qu’est-il advenu des hommes qui ont vécu dans la longue suite des âges antérieurs à son apparition[10] ? Pour se limiter à la période romaine, pourquoi Rome est-elle restée huit siècles sans connaître la foi ? Quel a été le sort des innombrables âmes, qui, sans qu’il y eût de leur faute, ont ignoré le Christ ? On appelle Jésus « le Sauveur » : comment ce Sauveur a-t-il pu se dérober si longtemps à sa mission ?

Autre chose encore[11]. Les chrétiens condamnent les cérémonies, les sacrifices, l’encens, tous les rites païens. Mais n’ont-ils pas, de très bonne heure, employé eux-mêmes les formes cultuelles qu’ils affectent de repousser ?

Que penser aussi de la menace du Christ, quand il promet des supplices éternels à ceux qui ne croiront pas en lui[12] ? Ne dit-il pas ailleurs : « Selon la manière dont vous aurez jugé, on vous jugera, et de la même mesure dont vous aurez mesuré on vous mesurera[13] » ? Le moyen de concilier l’idée d’une peine sans fin avec celle d’un châtiment « mesuré », c’est-à-dire limité à un certain laps de temps[14] ?

Une dernière objection[15] portait sur l’épisode de Jonas et de sa baleine ; elle ne venait pas de Porphyre, mais défrayait (c’est Augustin qui le remarque) les plaisanteries ordinaires des païens. Comment Jonas avait-il pu vivre trois jours dans le ventre d’un cétacé ? Et que signifiait cette courge qui poussa au-dessus de Jonas, quand le monstre l’eut rejeté sur le rivage ?

En tel autre cas, c’était au cours d’une conversation entre amis de cultes différents que surgissait à l’improviste la question chrétienne. Dans une lettre adressée à Augustin, en 412[16], Volusien[17] lui fait part d’un débat qui s’est amorcé lors d’une causerie qui n’avait porté d’abord que sur des questions de rhétorique et de technique de style. On en est venu à parler des diverses écoles philosophiques, et l’un des interlocuteurs en a pris texte pour signaler les difficultés fondamentales qu’il aperçoit dans la doctrine chrétienne : le Maître de l’univers descendant dans le sein d’une vierge, qui le porte durant dix mois[18] de grossesse et reste vierge même après l’enfantement ; Dieu se cachant dans le corps d’un enfant, loin des royales demeures, grandissant peu à peu, dormant, mangeant, assujetti à toutes les servitudes de l’espèce humaine, sans que rien transparût de la majesté incluse en son enveloppe terrestre. Car le pouvoir de chasser les démons, de guérir les malades, et même de ressusciter les morts ne décèle pas nécessairement un Dieu, puisque certaines créatures privilégiées[19] en ont disposé.

Volusien demande à Augustin de lui fournir des réponses pertinentes. Assez faible chrétien, semble-t-il[20], il ne se sentait pas qualifié pour les trouver lui-même.

Dans la lettre 136, Marcellin[21] (à qui la mère de Volusien avait tout spécialement recommandé son fils) insiste auprès d’Augustin pour qu’il défère au désir de Volusien, d’autant plus (ajoute-t-il) que Volusien a encore d’autres perplexités en réserve. Celle-ci par exemple : si vraiment le Dieu chrétien est le même que celui de l’Ancien Testament, pourquoi a-t-il substitué de nouveaux sacrifices aux formes rituelles anciennes ? On ne corrige que ce qui a été mal fait, sous peine d’être taxé d’inconstance. Celle-ci encore (qui sent sa date : les lettres de Volusien et de Marcellin sont de 412) : la doctrine chrétienne, strictement appliquée, est-elle compatible avec les nécessités qui s’imposent à tout État ? Ne jamais rendre le mal pour le mal ; à qui vous a frappé, présenter l’autre joue ; donner son manteau à celui qui veut prendre votre tunique, de tels principes ne favorisent-ils pas les agressions injustes, toute sanction étant d’avance interdite ?

Augustin ne se refusait à aucune discussion, n’éludait aucun litige. Il jugeait même ces controverses profitables, en un sens, puisqu’elles obligeaient ceux qui y étaient attirés à scruter les mysteria fidei, au lieu de s’engourdir dans une trop quiète possession de la vérité[22]. Il répondait avec clarté, avec fermeté, en subtil dialecticien, mais aussi en homme de foi contagieuse et sûre d’elle-même. « Qu’ils se moquent de nos Écritures, s’écriait-il[23], qu’ils s’en moquent tant qu’ils voudront, pourvu que les rieurs deviennent de jour en jour plus rares, parce qu’ils meurent ou parce qu’ils croient ! » Et il terminait ainsi cette même lettre 102[24]. « Que celui qui a posé ces questions se fasse chrétien, de peur que voulant préalablement en finir avec les questions sur les Livres saints, il n’en finisse avec la vie avant de passer de la mort à la vie ! »

III

Il arrivait parfois qu’au lieu d’être alerté par quelque ami, il fût directement pris à partie par tel représentant qualifié du paganisme, ou provoquât lui-même un débat.

C’est ainsi que, dès 390, Maxime de Madaure, alors fort âgé, et qui entretenait avec Augustin des relations courtoises, lui adressa une lettre très soignée[25], d’une brièveté étudiée, où sous couleur de recommander un monothéisme supérieur à toutes les formes religieuses qui prétendent accaparer Dieu, il poussait une attaque directe contre le culte des martyrs. Étrange idée, observait-il, que de préférer des martyrs puniques — un Miggin, un Sanam, un Lucitas, un « archimartyr[26] » Namphamo — aux divinités de la Grèce et de Rome, à Junon, Minerve, Vénus, Vesta ! Des fols visitent assidûment les tombeaux de ces gens qui, en dépit de ces adorations, n’étaient que des scélérats, qui ont trouvé une fin digne de leur vie. Une dévotion si barbare n’évoque-t-elle pas le souvenir de la bataille d’Actium, où les monstrueuses divinités d’Égypte luttaient contre les dieux de Rome[27] ?

Après une pointe contre la coutume chrétienne d’adorer Dieu, non pas en plein air, mais dans des « lieux cachés », Maxime concluait ainsi : « Que les dieux conservent Augustin — ces dieux à travers lesquels, tous tant que nous sommes, nous honorons et adorons de mille manières différentes, mais dans un même accord, le Père commun des dieux et des hommes ! »

Dans une autre lettre, de date incertaine (Ép. 234), un prêtre païen, Longinien, sollicité par Augustin lui-même, à la suite d’un entretien très cordial, de formuler sa pensée sur le Christ, en tant que « Voie » vers la vie heureuse, lui expliquait, non sans de grands compliments à son adresse, quelle était à son gré la véritable route pour accéder à Dieu. Cette lettre 234 offre un spécimen assez réussi de jargon néo-platonicien :

La meilleure voie vers Dieu est celle où s’engage un homme de bien, — pieux, juste, pur, chaste, véridique dans ses paroles et dans ses actes ; qui a fait ses preuves sans essayer de tirer parti des vicissitudes des circonstances ; protégé par le compagnonnage des dieux, et qui s’est acquis le puissant appui de Dieu, autrement dit, qui s’est empli des vertus de ce Créateur unique, universel, incompréhensible, ineffable, infatigable (ces vertus, vous les appelez, vous autres, des anges ; c’est peut-être quelque autre nature qui vient après Dieu, ou qui est avec Dieu, ou qui se hâte vers lui dans un grand effort de cœur et d’esprit). Telle est la voie, dis-je, par laquelle les êtres purifiés grâce aux pieux préceptes et aux très chastes expiations des rites anciens, et qui ont macéré, âme et chair, dans les pratiques d’abstinence, activent leur course sans jamais la ralentir.

En ce qui concerne le Christ, Longinien ne veut ni n’ose dire à Augustin ce qu’il en pense, car il est bien difficile de définir ce qu’on ne connaît pas.

IV

Nous recueillons aussi chez Augustin, grâce aux allusions qu’il jette dans ses Sermons et dans ses traités, l’écho des brocards dont étaient assaillis les chrétiens, dans leurs rapports courants avec les fidèles des anciens cultes. On les entreprenait sur leur foi en un dieu crucifié, comme si ce Dieu avait pu être autre chose qu’un homme[28] ; sur les impossibilités de la résurrection charnelle[29] ; on se moquait de leur vie mortifiée[30] ; on soulignait les dissensions dogmatiques qui les dressaient les uns contre les autres, en dépit de leur prétention à observer la « charité[31] » ; on racontait que le succès du christianisme n’était dû qu’aux sortilèges dont saint Pierre s’était servi[32], etc.

Parfois aussi ces offensives prenaient une forme plus détournée, plus subtile, et beaucoup plus dangereuse qu’un simple persiflage. — Dans un de ses sermons sur l’Évangile de saint Jean[33], Augustin fait allusion, dès les premières lignes, au jour où il parle, « jour d’allégresse pour les débauchés de la ville ». Il se félicite de voir devant lui un nombreux auditoire, mais constate que beaucoup de femmes n’ont guère marqué d’empressement, encore qu’ « à défaut de la crainte de Dieu, un sentiment de pudeur aurait dû les éloigner du tumulte de la rue ».

La fête païenne qu’il vise, c’est la festivitas sanguinis, célébrée le 24 mars en l’honneur d’Attis (Augustin dit « en l’honneur de je ne sais quelle femme » : sans doute songe-t-il à Cybèle[34]). Les Galli se tailladaient les bras et couraient à travers les rues en poussant des clameurs frénétiques. À leur sang impur, il oppose « le sang de l’Agneau qui a créé le monde ». Et il remarque que les esprits pervers avaient prévu la venue du Christ, sans en savoir l’époque exacte :

Aussi, par je ne sais quelle imitation de la vérité, l’Esprit du mal a-t-il voulu que son image fût achetée par le sang ; car il savait qu’un jour un sang précieux rachèterait le sang humain.

Ces esprits mauvais imaginent ainsi pour eux-mêmes des honneurs imités (umbras quasdam honoris), pour tromper ceux qui suivent le Christ.

Augustin donne, de ces duperies, deux exemples. Le premier est tiré de la magie. Il arrive que ceux qui usent d’amulettes et d’autres artifices mêlent à leurs incantations le nom du Christ. C’est pour eux une façon d’enduire de miel les bords d’une coupe fatale, que tout chrétien repousserait, sans cette précaution. — Le second exemple est fourni à Augustin par un propos que répétait volontiers un prêtre d’Attis, et dont il a eu connaissance : « Le Dieu coiffé du bonnet phrygien est lui aussi chrétien ! (Et ipse Pilleatus christianus est.) »

« Pourquoi tout cela, mes frères, conclut Augustin, sinon parce que c’est la seule façon de séduire les chrétiens ? »

On voit la disposition d’Augustin. Pour lui ces prétendus apparentements procèdent d’une traîtrise : c’est le démon qui, en certains cas, les a combinés d’avance ; ou bien il y faut voir, de la part des païens, un procédé sournois pour rassurer les fidèles et les gagner plus facilement à l’erreur.

Cette solution ne lui appartient pas en propre. Dès le second siècle, saint Justin, soulignant maintes ressemblances entre la doctrine ou les rites chrétiens et certaines doctrines ou certains rites païens, n’hésitait pas à affirmer que les démons, informés par les prophètes, avaient aménagé perfidement ces contrefaçons troublantes[35].

Une quarantaine d’années après saint Justin, Tertullien reprenait avec force la même thèse. Il écrivit vers la fin du De Praescriptione haereticorum[36] :

Le rôle du diable n’est-il pas de pervertir la vérité ? N’imite-t-il pas dans les mystères des idoles les rites des sacrements divins ? Lui aussi, il baptise ceux qui croient en lui, ses fidèles : il promet que la remise des fautes sortira de ce bain. Et si je me souviens encore de Mithra, il marque là au front ses soldats. Il célèbre aussi une oblation du pain. Il offre une image de la résurrection et, sous le glaive, il enlève une couronne. Et quoi ? (Le diable) n’impose-t-il pas à son grand-prêtre un mariage unique ? Il a, lui aussi, ses vierges ; il a, lui aussi, ses continents… Il a désiré passionnément et il a pu adapter à une foi profane et rivale les documents de l’histoire sainte et des saints du christianisme, en tirant sa pensée de leurs pensées, ses paroles de leurs paroles, ses paraboles de leurs paraboles.

Et dans l’Apologeticus[37] :

Ce sont les esprits d’erreur qui ont mis en œuvre ces falsifications de votre doctrine de salut ; ce sont eux encore qui ont lancé certaines fables pour affaiblir, par leurs analogies, la foi due à la vérité, ou plutôt pour voler cette foi par ce procédé, à leur bénéfice. Ainsi on-rit de nous quand nous prêchons un Dieu’qui nous jugera, car poètes et philosophes placent de même un tribunal aux enfers. Et si nous menaçons de la géhenne, qui est un trésor de feu mystérieux et souterrain, on éclate de rire pareillement, car il y a aussi pour les morts un fleuve, le Pyriphlégéton…

Il en va de même du paradis, auquel on oppose les Champs-Élysées.

D’où, je vous prie, les philosophes et les poètes ont-ils tiré des choses si semblables aux nôtres ? Uniquement de nos mystères… S’ils les avaient prises dans leur imagination, il faudrait donc que nos mystères fussent la copie de rites qui ne sont venus qu’après eux, et cela est contraire à la nature des choses ; car jamais l’ombre n’existe avant le corps, jamais la copie ne précède l’original.

C’est au nom de ce dernier principe qu’il repousse dans le De Ieiuniis[38] les objections d’un contempteur des jeûnes chrétiens, qui les comparait au castum[39] d’Isis et de Cybèle. L’imitation est du côté païen, car « le mensonge se construit avec de la vérité ; la superstition s’aménage sur la religion ».

V

Il serait aisé de suivre, dans les écrits chrétiens, les survivances de cette théorie. Mais, pour bien se représenter les données du problème, il faut se rappeler les furieuses accusations de plagiat qui s’élevaient aussi du côté païen. Celse en est plein, nous l’avons vu ; il n’a presque aucun sentiment de l’originalité du christianisme, qui n’est à ses yeux qu’un conglomérat de larcins[40]. Avec la mythologie, les mystères, le mithriacisme, le stoïcisme, le platonisme, on aurait en mains presque tous les éléments de cette doctrine, impudemment composite. — Au temps même d’Augustin, le Manichéen Faustus déclarait aux catholiques : « Vous avez converti les sacrifices des païens en agapes, leurs idoles en martyrs à qui vous offrez les mêmes hommages ; vous apaisez les ombres des morts avec du vin et des aliments ; vous célébrez les mêmes fêtes que les Gentils, comme les calendes et les solstices[41]… » — Les fidèles de Mithra ne se faisaient pas faute non plus d’accuser l’Église d’avoir contrefait certains épisodes de la vie de leur dieu, encore que le grief pût être retourné contre eux. « Il est probable, remarque M. Franz Cumont[42], qu’on chercha à faire de la légende du héros iranien le pendant de la vie de Jésus, et que les disciples des mages voulurent opposer une adoration des bergers, une cène et une ascension mithriaques à celle des évangiles. On compara même la roche génératrice, qui avait enfanté le génie de la lumière, avec la pierre inébranlable, emblème du Christ, sur laquelle était bâtie l’Église, et jusqu’à la grotte, où le taureau avait succombé, avec celle où Jésus était né à Bethléem. Mais ce parallélisme ne pouvait guère aboutir qu’à une caricature. »

VI

On sait quelle immense « littérature » a suscitée cette question de l’influence que les mystères et les rites païens auraient exercée sur le christianisme[43]. Ce n’est pas ici le lieu de traiter un problème aussi complexe, où les déterminations chronologiques, encore que primordiales, sont extrêmement difficiles, et qui ne peut être résolu (s’il doit l’être jamais) qu’avec infiniment de tact et de sens critique. Nous ne l’envisageons ici qu’au point de vue du parti que la polémique païenne a tiré de ces démarquages, vrais ou supposés. Quelques brèves remarques, pourtant, s’imposent.

Qu’il y ait eu, du côté païen, des imitations voulues des rites et des symboles chrétiens, la chose n’est pas douteuse, et elle est de moins en moins contestée. Dans l’intention de l’empereur Julien, par exemple, cette concurrence systématique est un fait certain[44] : Julien fut hanté du désir d’imiter, sur un plan différent, les moyens qui avaient assuré la réussite de la doctrine qu’il détestait. — En d’autres cas, elle doit être tenue pour probable, de l’avis des historiens les plus compétents.

C’est ainsi qu’Ad. von Harnack maintient fermement, contre les doutes de certains, que si, entre le christianisme et le mithriacisme, il y a eu « emprunts », c’est bien plutôt au compte du mithriacisme qu’ils doivent être inscrits[45]. Il s’approprie les conclusions de Roese[46], qui, après avoir énuméré les analogies doctrinales et rituelles, observait, 1o que le mithriacisme, partout où son flot a victorieusement passé, de la Babylonie jusqu’à l’Italie, s’est remarquablement adapté aux religions des pays qu’il envahissait ; 2o que tel détail significatif, par exemple la présence de bergers à la naissance du dieu, n’apparaît que dans un tout petit nombre de représentations figurées mithriaques, alors qu’on devrait le reconnaître plus ou moins clairement sur tous les autels du dieu, s’il avait fait authentiquement partie de sa légende. — Harnack estime, au total, que les rites chrétiens ne décèlent aucune influence du mithriacisme, et que les analogies, quand elles ne sont pas illusoires, procèdent de l’essence même des deux religions, de l’esprit de l’époque, ou du « matériel » commun à tous les cultes.

Pareillement Carl Clemen est fort peu disposé à admettre une action directe de la religion d’Isis sur le christianisme[47]. Zeller maintient, contre Reitzensten, W. Kroll et J. Kroll, E. Norden, W. Bousset, que la littérature « hermétique » a été sensiblement influencée par la doctrine chrétienne[48]. Geffcken estime qu’on ne saurait montrer trop de prudence dans ces « rapprochements », où la virtuosité des historiens s’est permis de si audacieux exercices[49]. En ces difficiles questions on ne pourra s’entendre que lorsqu’on sera tombé d’accord sur quelques points de méthode. Avant de parler « d’emprunts », soit d’un côté, soit de l’autre, on devra reconnaître : 1o que toutes les religions, du moment qu’elles visent à établir un commerce entre l’homme et Dieu, sont dans le cas d’user de symboles qui se ressemblent ; car, dans cet ordre, le vœu de la nature humaine ne saurait varier indéfiniment[50] ; 2o que, vivant et se développant au milieu de la civilisation gréco-romaine, le christianisme n’a pu rejeter systématiquement toutes les formes où s’exprimait jusqu’alors le sentiment religieux, encore qu’il en répudiât quelques-unes ; 3o que « des ressemblances ne supposent pas nécessairement une imitation » et que « les similitudes d’idées ou de pratiques doivent souvent s’expliquer en dehors de tout emprunt, par une communauté d’origine[51] » ; 4o que c’est un abus formel d’employer, en parlant des cultes païens, la terminologie spécifiquement catholique, dont, en fait, ces cultes n’ont jamais usé ; et que rien ne favorise autant les confusions fallacieuses et les fâcheux à peu près ; 5o enfin que, s’ils veulent dépasser la zone peu sûre des rapprochements « ingénieux », les historiens des religions doivent se résigner à toute une série de travaux d’approche, conduits avec la rigueur de la méthode philologique, pour déterminer la nuance sémantique des mots, éventuellement les changements de sens qu’ils ont pu subir, et l’exacte chronologie des doctrines. Faute de ces précautions préalables, tout flotte au gré du dilettantisme érudit.

VII

Revenons aux témoignages augustiniens. Il ne faut pas omettre celui qu’Augustin nous apporte sur la popularité dont jouissait toujours Apollonius de Tyane parmi les païens.

On peut dire qu’au ive siècle la physionomie d’Apollonius, qui gardait une certaine complexité dans le livre de Philostrate, s’était simplifiée, schématisée. Il n’est plus qu’un thaumaturge, dont les miracles, considérés comme faits non douteux, sont mis en balance avec ceux du Christ. Le cliché dont déjà Lactance se moquait, et qui consistait à rapprocher Apulée d’Apollonius pour les opposer l’un et l’autre à Jésus, était encore courant à l’époque de saint Augustin[52]. Celui-ci écrit dans sa lettre 138, § 18 : « Qui ne rirait de voir nos contradicteurs païens comparer, ou même préférer au Christ Apollonius, Apulée et d’autres habiles magiciens ? Il est d’ailleurs plus supportable qu’ils lui comparent de tels hommes que leurs dieux ; car, il faut l’avouer, Apollonius valait mieux que ce personnage chargé d’adultères qu’ils appellent Jupiter. »

Augustin, comme on voit, ménage plutôt Apollonius. Le ton de saint Jérôme, notons-le ici, n’est pas très différent. Il connaît Philostrate, il attribue à son héros (« … sive ille magus, ut vulgus loquitur, sive philosophus, ut Pythagorici tradunt ») un louable souci de s’instruire, de se perfectionner moralement[53]. Mais il n’admet pas pour autant qu’on compare à Jésus disparaissant aux yeux de ses disciples Apollonius s’éclipsant pendant que Domitien l’interroge :

Qu’on n’aille pas assimiler la puissance du Seigneur aux prestiges des mages. Autrement on croirait qu’il fut ce qu’il ne fut pas ; on s’imaginerait qu’il a mangé sans dents, qu’il a marché sans pieds, qu’il a rompu le pain sans mains, qu’il a parlé sans langue et qu’il a montré un flanc qui n’avait point de côtes[54].

Il flaire le piège du « docétisme » et il le signale de loin.

En Orient le côté « sorcier » d’Apollonius n’était pas oublié. L’auteur des Questions et Réponses aux Orthodoxes qui écrit en Syrie — on ne sait trop à quelle époque[55] — introduit un interlocuteur qui affirme avoir constaté personnellement l’efficacité des télesmata, c’est-à-dire des talismans protecteurs dont on faisait remonter l’origine jusqu’à Apollonius. De là une difficulté que ledit interlocuteur développe : si Dieu est le Démiurge, le Maître de la création, comment expliquer l’action certaine de ces télesmata, qui calment les vagues en fureur, et défendent contre les morsures désagréables ou dangereuses ? N’y a-t-il pas quelque chose d’inquiétant pour les fidèles, à constater la persistance de leur efficacité, alors que les miracles opérés par le Sauveur ne se survivent que dans les récits qui nous en sont venus ? Et pourquoi Dieu n’a-t-il pas octroyé un privilège analogue aux prophètes et aux apôtres ? S’il les voit avec défaveur, que n’en paralyse-t-il les effets ?

La réponse « orthodoxe » est celle-ci : il faut en premier lieu se rappeler qu’Apollonius connaissait à fond les forces de la nature, et les « sympathies » ou « antipathies » qui y sont immanentes. C’est grâce à cette science qu’il a pu fabriquer ces utiles talismans. Au Christ, quand il voulait opérer des miracles, un ordre suffisait, sans qu’il eût besoin d’aucun secours matériel. Dieu a laissé subsister les talismans d’Apollonius, parce qu’ils peuvent rendre quelques services aux hommes, dans l’ordre matériel. Aussi bien a-t-il fermé la bouche au démon qui s’était installé dans la statue d’Apollonius et qui dupait les gens en leur persuadant d’adorer celui-ci comme un dieu (sans doute est-ce une allusion à quelque statue d’Apollonius jetée bas par les chrétiens). Du même coup, Dieu a fait échec à la force des autres démons adorés par les païens[56].

Nous avons signalé déjà que, vers la fin du ive siècle, un des représentants les plus qualifiés du parti païen, Virius Nicomachus Flavianus, transposa en latin la Vie d’Apollonius, de Philostrate. Sa version fut revue par le grammairien Tascius Victorinus ; et il faut croire qu’elle éveilla de l’intérêt même parmi les chrétiens cultivés, car Sidoine Apollinaire, qui parle d’Apollonius avec une extrême déférence, la revisa lui-même à son tour[57].

VIII

Augustin ne paraît pas imputer expressément aux Juifs l’origine des diverses objections qu’il est amené à réfuter. Cependant il ne les considère point comme des adversaires négligeables. Il revient souvent sur leur cas dans ses traités et dans ses sermons, et, comme la plupart des écrivains d’Église, il rappelle leur diffamation acharnée des articles du Credo chrétien[58]. L’un de ses derniers opuscules, le Tractatus adversus Iudaeos[59], rédigé en 428, leur est exclusivement consacré. On y lit que les controverses entre juifs et chrétiens restaient très ardentes, et que, déniant aux chrétiens tout droit sur l’Ancien Testament puisque ceux-ci n’observaient plus les rites prescrits, les Juifs portaient dans ces discussions quelque chose de l’âcreté du « fiel » et du « vinaigre » offerts à Jésus agonisant[60].

En un certain sens, le développement du christianisme ne nuisait pas tellement à la cause juive. Les Juifs avaient été souvent traités avec le plus insolent mépris par les littérateurs et les historiens grecs et romains qui avaient rencontré ou cherché l’occasion de parler d’eux. Mais, chose curieuse, à mesure que le christianisme était apparu au regard des polémistes païens toujours plus dangereux et plus haïssable, les Juifs avaient bénéficié de ce transfert d’animosité, soit que ces polémistes leur fussent reconnaissants de leur fournir des arguments efficaces, soit que leur capacité de réprobation se dépensât tout entière contre ces adversaires nouveaux. Celse loue les Juifs d’observer fidèlement les lois et la religion de leurs pères[61], encore qu’il fasse des réserves sur leur prétention à être le peuple élu, plus saint que tous les autres[62]. Porphyre les compte parmi les dépositaires de la vraie sagesse[63] ; il les préfère nettement aux chrétiens, pour leur manière de concevoir Dieu, et trouve fort bien qu’ils aient exécuté Jésus[64]. Quant à Julien, il leur réserve une dilection particulière, dont nous avons déjà défini la nature et les motifs[65], apparentés à ceux de Celse : « Aux Galiléens dégénérés, remarque J. Bidez, il oppose les Hébreux demeurés fidèles à leurs anciennes traditions. Autant il méprise les uns, autant il témoigne aux autres de prévenante sollicitude[66]. » Que Julien ait réellement songé à reconstruire le temple de Jérusalem « pour que les Juifs puissent vivre selon la loi de leurs aïeux », des témoignages précis ne permettent pas d’en douter[67].

La collusion des païens et des Juifs a été signalée plus d’une fois par les écrivains chrétiens ; elle l’était, au temps même de la jeunesse d’Augustin, par saint Basile : « Les Juifs et les païens ont lutté les uns contre les autres ; mais ils ont lutté les uns et les autres contre le christianisme[68]. » Nous possédons, pour cette même époque, un témoignage intéressant de saint Jérôme, dans son commentaire sur l’Épître de saint Paul à Tite.

J’ai entendu dire d’un Hébreu, qui, à Rome, feignait d’avoir cru en Jésus-Christ, qu’il soulevait certains problèmes au sujet des généalogies de N.-S. Jésus-Christ, telles qu’on les lit dans Matthieu et Luc — sous prétexte que, de Salomon jusqu’à Joseph, elles ne concordent ni pour le nombre ni pour la symétrie des noms.

Une fois qu’il avait bien troublé le cœur des simples, il présentait — comme du sanctuaire d’un oracle — de prétendues solutions. Il aurait bien mieux fait de chercher la justice, la miséricorde, l’amour de Dieu ; et alors seulement de discuter, le cas échéant, sur les noms et les nombres.

Nous en avons dit assez, et peut-être même trop, sur l’arrogance des Hébreux. Mais c’est que l’occasion s’offrait à nous de discuter sur les généalogies, et sur les débats et querelles auxquels la Loi fournit prétexte[69].

Th. Zahn, qui a attiré l’attention sur ce texte[70], pensait pouvoir identifier « l’Hébreu » en question avec ce juif Isaac qui, après avoir pris une part active aux compétitions d’Ursinus avec Damase pour le siège épiscopal de Rome, déposa contre Damase une grave accusation juridique dont nous ignorons l’objet, fut débouté, exilé par Gratien en Espagne, et retourna finalement à la synagogue. — Ce n’est qu’une hypothèse, et la base en est assez étroite ; car ni la difficulté mise en valeur par le juif de Jérôme n’était chose nouvelle, ni le cas d’un pseudo-converti ne peut être considéré comme à ce point exceptionnel que l’enquête aboutisse nécessairement au seul Isaac.

Quoi qu’il en soit, l’argumentation anti-chrétienne des Juifs n’était pas moins pressante que celle des païens, et dut en plus d’un cas l’alimenter. Beaucoup de catéchèses munissent les candidats à la foi de réponses à opposer aux premiers[71]. Augustin n’ignore pas leur active malveillance. Mais, avec sa charité coutumière, il répète : « Montrons-leur que nous les aimons ! Ne nous élevons point avec orgueil contre les branches séparées du tronc : souvenons-nous plutôt de notre commune racine[72]. »

IX

Nulle agression anti-chrétienne ne s’autorisa de plus spécieux prétextes que celle dont la prise de Rome par Alaric, en 410, devint le point de départ.

Cette fois, l’Empire subissait un dommage immense, une mortifiante atteinte à son prestige séculaire ; et quantité d’intérêts privés se trouvaient lésés par contrecoup. On était déjà loin des illusions par où, cinq ans plus tôt, le poète chrétien Prudence se rassurait sur la menace barbare[73]. Parmi les foules qui toujours veulent des responsables — dans leur instinct de justice, trop souvent dévoyé, et qu’il est si aisé d’aiguiller vers l’absurde — commençait à sourdre une rumeur, soigneusement entretenue et répercutée par les partisans de l’ancienne religion. C’était le vieux grief que, plus de deux siècles auparavant, dénonçait déjà Tertullien.

« Si le Tibre déborde, avait-il écrit dans son Apologétique[74], ou si le Nil ne veut pas quitter son lit, si le ciel reste trop serein ou que la terre tremble, s’il survient quelque famine ou quelque peste, aussitôt monte une clameur : les chrétiens au lion ! » D’envoyer au lion les chrétiens, il n’était plus question, sans doute, en ces premières années du ve siècle. Mais la récrimination prenait une autre forme : « Quand nous faisions des sacrifices à nos dieux, répétait-on, Rome était debout, Rome était florissante. Maintenant que partout l’on sacrifie à votre Dieu et que nos sacrifices sont interdits, voilà ce que Rome endure[75] ! » « Le corps de saint Pierre est à Rome, murmuraient les gens, le corps de saint Paul est à Rome, le corps de saint Laurent gît à Rome, les corps de bien d’autres saints martyrs y sont ensevelis, cela empêche-t-il donc d’être malheureux… Où sont donc les memoriae apostolorum[76] ? » « Oh ! si l’on sacrifiait, si on offrait aux dieux les victimes accoutumées. Nous n’aurions jamais vu venir de tels maux, ou déjà ils auraient pris fin[77] ! » — Dans les milieux cultivés, on posait la question sous une forme plus inquiétante encore. On se demandait s’il n’y avait pas une relation de cause à effet entre la victoire du christianisme et la décadence de l’Empire ; si, par exemple, les préceptes évangéliques de douceur, de pardon des injures, n’étaient pas propres à amollir la résistance d’un État qui voudrait s’y conformer rigoureusement. La lettre de Marcellin nous a déjà fait connaître ces insinuations. D’aucuns n’hésitaient pas à conclure que la religion chrétienne était inimica rei publicæ, et véritablement incompatible avec les mores reipublicae[78].

En somme, dans toutes les classes de la société romaine, c’était, avec des modalités diverses, le même malaise.

Augustin n’avait rien d’un génie abstrait et égoïste. Il vivait de la vie de son temps, et il en partageait les préoccupations et les tristesses. C’est d’abord dans l’église, devant ses ouailles, qu’il répondit aux détracteurs du christianisme. La question était tellement brûlante, tellement épineuse, que certains chrétiens tremblaient de la lui voir aborder en public. Cependant nous avons trois sermons, le 81e, le 105e et le 296e où il s’en prend aux pessimistes pour leur rappeler que, tout de même, le récent incendie partiel de Rome n’était pas le premier ; que la Ville avait brûlé jadis, du fait des Gaulois, puis du fait de Néron ; qu’au surplus les pertes matérielles étaient réparables, et que les âmes seraient moins abattues, si elles savaient se maintenir sur le plan de spiritualité où il les conviait à se hausser.

Dans le sermon 105, par exemple, il rappelait les beaux vers de l’Énéide (I, 278) où Virgile avait placé sur les lèvres de Jupiter lui-même une promesse d’immortalité au bénéfice de Rome et des Romains :

His ego nec metas rerum nec tempora pono :
Imperium sine fine dedi…

« Je ne leur assigne de limite ni dans l’espace ni dans le temps. C’est un empire sans fin que je leur ai donné. »

Promesse mensongère, s’écrie Augustin, et aussi fausse qu’était faux dieu celui à qui le poète la prête ! Là où Virgile parlait en son propre nom, dans ses Géorgiques par exemple (II, 498), ne lui était-il pas arrivé d’employer à propos de la puissance romaine l’expression peritura regna (les royaumes promis à la mort) ? Voilà la vraie notion des choses humaines. Oui, tous les royaumes de la terre auront une fin. Est-ce pour maintenant qu’est marquée l’heure fatale de l’Empire ? Peut-être que oui ; peut-être aussi que non : Dieu seul le saint ! — En tous cas, il est une cité sainte, une cité fidèle, une cité céleste qui, elle, n’a rien à craindre des outrages des hommes ni de l’injure du temps, et où, dans le désastre présent, tous peuvent trouver abri. Nul ne doit donc se laisser intimider par les furieux ennemis du nom chrétien, qui s’en vont répétant que c’est le Christ qui a perdu cette Rome qu’autrefois ses dieux savaient protéger. Des cités qui ont résolument éliminé les anciens cultes —, Alexandrie, Constantinople, Carthage même — ne sont-elles pas parfaitement prospères ? — Au surplus{ il n’est pas vrai que la chute des idoles, à Rome même, ait précédé immédiatement la catastrophe. Elles étaient déjà renversées, quand le roi des Goths, Radagaise, lequel était païen, vint assaillir la ville, et subit un complet échec. Alaric, lui, était arien, il est vrai, mais aussi ennemi des idoles, et il a tout de même vaincu. Les raisonnements des calomniateurs ne tiennent pas contre ces faits. ;

Les chrétiens ont souffert, comme les païens, dans leurs intérêts matériels, c’est entendu. Au moins savent-ils tirer de ces épreuves une occasion de devenir meilleurs et de mériter le ciel : aux autres, il ne reste que leur désespoir et leur dénuement !

Quelques lettres, en particulier la 111e et la 138e développent les mêmes arguments, et d’autres qui y sont apparentés.

Mais Augustin sentit que le déséquilibre des esprits était tel qu’il ne parviendrait à les remettre d’aplomb qu’au prix d’un véritable renouvellement de la mentalité publique. Certains de ses amis le pressaient de couper court à la campagne antichrétienne[79]. Et voilà pourquoi il se décida à écrire la Cité de Dieu.

Il devait y travailler treize à quatorze ans. Les trois premiers livres furent publiés à part, et trouvèrent aussitôt une large diffusion. Augustin fut informé que ses adversaires y préparaient une réponse[80]. Il est douteux que cette riposte païenne ait vu le jour, car depuis lors il n’en est nulle part question.


  1. In Ps. 44, 2« Et primo ipsum mundum videat commutatum, etc. ; de Cons. Evang., I, xxvii, 42 « Nunc certe creduntetc. » ; de Util. Iejunii, viii, 10 « Ergo, carissimi, illi quidem talesetc. » et surtout Ép. 232, 3.
  2. Περὶ τῶν ἱερῶν, 30, 528 (Förster, t. III, p. 101).
  3. xvii, 26.
  4. Enarr. in Ps. LIV, 12.
  5. Enarr. XXXIV, ii, 8. Saint Jérôme parle (Ép. 77, 9) de la procax et maledica lingua gentilium. Voy. aussi la Paenitentia du magicien Cyprien d’Antioche, trad. par Zann, Cyprian von Antiochen, Erl., 1882, p. 53 et 100.
  6. Tract. in Ioh. 100, 3 (Patrol. lat., 35, 1892) ; cf. tract. 8, 8.
  7. De Consensu Evang., I, vii, 11 (Patrol. lat., 34, 1052). Comp. ibid., I, xv, 23 « … continent blasphemias a Christo et eas in discipulos eius effundunt. »
  8. Ép. 102 : date incertaine, entre 402 et 412.
  9. Cf. plus haut p. 277. L’objection dérive de Porphyre.
  10. a et b § 8.
  11. § 16.
  12. Ép. de Jacques, ii, 13.
  13. Saint Matth., vii, 2.
  14. § 22.
  15. § 30. Comp. Cité de Dieu, I, 14 « Haec quoque illi, cum quibus agimus, malunt irridere quam credere. »
  16. Ép. 135.
  17. Sans doute le fils d’Albinus et l’oncle maternel de Mélanie la Jeune. Il fut préfet de Rome en 421.
  18. Sur ce chiffre de dix mois, qui est déjà dans Virgile (Égl. IV, 61) ; voy. Carcopino, Virgile et le Mystère de la IVe Églogue, Artisan du livre, Paris, 1930, p. 94 et s. ; Fabia, dans Rev. des Études anc., 1931, p. 35.
  19. Il s’agit d’Apollonius de Tyane et d’Apulée, d’après une indication de la lettre de Marcellin (136, 1).
  20. « Il est certain, observe Tillemont (XIII, 593), que s’il avait quelque commencement de foi, il n’y était nullement affermi. »
  21. Le frère du consul Apringius. C’est lui qui présida la Collatio cum Donatistis de 411. Il périt tragiquement en 413.
  22. In Ioh. tract. XXXVI, 6 ; Sermo 51, 11 ; de Vera Relig., 15.
  23. Ép. 102, 32.
  24. § 38.
  25. Ép. 16.
  26. Le mot ne se rencontre nulle part ailleurs. On a eu tort de l’expliquer par « protomartyr », comme si ce Namphamo eût été le premier martyr de Numidie. Le mot signifie sans doute « le martyr le plus haut placé dans la vénération populaire » (cf. Delehaye, Les Orig. du culte des Martyrs, 2e éd., 1933, p. 377). J. Baxter a paraphrasé ce passage dans le Journal of theol. Studies, t. 26 (1925), p. 21-37.
  27. Faustus, l’adversaire manichéen d’Augustin, appelait le culte des martyrs « une idolâtrie retournée » (Contra Faustum, xx, 21).
  28. In Ps., 93, 15 ; 118, 26 ; de Praedest. Sanct., 16, 32 ; Sermo 62, 9.
  29. De Civ. Dei, xxi, 2 ; xxii, G ; Sermo 241 ; 262 ; 243 ; 296.
  30. Sermo 361, 4.
  31. Sermo 47, 28.
  32. De Civ. Dei, xvur, 53. Autres traits intéressants in Ps. 101, 10 ; 134, 20 ; 136, 9.
  33. Tract. in Joh. vii, 1 (Patrol. lat., 35, 1440).
  34. Les mauvais propos auxquels cette fête donnait lieu avaient déjà préoccupé l’auteur des Quaestiones Veteris et Novi Testamenti : voy. p. 496.
  35. Justin donne comme exemples : la légende de Persée et celle d’Athénè, comparées à la naissance virginale de Jésus (1re Apol., xxii, 5-6 ; Dial. avec Tryphon, lxiv, 1-5 et lxx) ; les guérisons imputées à Asclépios et celles qu’opéra le Christ (1re Apol., ibid. ; Dial. avec Tryphon, lxix) ; la « résurrection » de Dionysos et celle de Jésus (Dial. avec Tryphon, ibid.) ; l’ascension de Dionysos (Ibid.) ; la naissance de Mithra dans une grotte (Ibid., lxx) ; l’offrande du vin et d’une coupe d’eau, avec accompagnement de certaines formules, dans les mystères de Mithra, et le rite eucharistique (Dial. avec Tryphon, lxvi, 3-4 ; cf. lxx). Autre allusion moins significative dans le Dial. lxiv, 1-5.
  36. xl.
  37. xlvii, 11-14.
  38. xvi (Reifferscheid, p. 296, l. 8 et s.).
  39. Fête marquée par des abstinences alimentaires et sexuelles, qui préparaient le Dies Sanguinis (24 mars).
  40. Voir plus haut, p. 118.
  41. Contra Faustum, xx, 4 (Patrol. lat., 42, 370).
  42. Textes et Monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, t. I, p. 361.
  43. Une bibliographie dans P. de Labriolle, Tertullien, de Praescriptione haereticorum (Coll. Hemmer-Lejay), p. lxiv-lxv. Y ajouter celle que donnent Carl Clemen, dans Zeitsch. f. Kirchengeschichte, t. 38 (1920), p. 166-190 ; Cumont, Rel. Or., 4e éd., p. 206 et Werner Goossens, Les Origines de l’Eucharistie (Dissert. de l’Univ. de Louvain, 2e série, t. 22), Paris, 1931, p. 256.
  44. Cf. p. 389.
  45. Mission and Ausbr., 3e éd., t. II, p. 336.
  46. Stralsunder Programm, 1905.
  47. Studien Heinrici dargebracht, Leipzig, 1914, p. 271 et s.Comp. l’important article de Lagrange, sur Attis et le Christianisme, dans la Revue Biblique, t. 16 (1919), p. 419-480.
  48. Philos. der Griechen, t. III, 2⁴ (1903), p. 243.
  49. Ausgang…, p. 122 et s.
  50. C’est ce que remarquait déjà Origène (C. Celsum, I, iv et v), mais surtout à propos des « notions communes » de la morale.
  51. Cumont, Rel. Orientales, 3e éd., p. x : l’auteur songe à l’Orient hellénistique.
  52. Voyez les plaintes qu’exprime à ce propos Marcellus, l’ami d’Augustin, Ép. 136, 1 ; cf. Ép. 102, 32.
  53. Ép. 53 (Patrol. lat., 22, 541).
  54. Liber contra Ioannem Hieros, xxiv (Patrol. lat., 23, 387).
  55. Entre 370 et 377, pense Harnack, Texte und Unters., N. F., Bd VI, Heft 4 (1901), mais il faut remarquer que cette opinion a été vigoureusement combattue, et qu’il reste fort possible que l’ouvrage soit du ve siècle.
  56. Harnack, op. cit., p. 32 et 86 ; Otto, Corpus Apol. christianorum, Justini Opera, III, ii, p. 34 et s.
  57. Sidoine Ap., Ép. viii, 3, éd. Mohr, p. 173. Il s’excuse auprès de son correspondant de la rapidité avec laquelle il a dû exécuter ce travail, dans des circonstances peu favorables.
  58. Les Juifs « toujours prêts à la contradiction », remarque Cyrille de Jérusalem dans une de ses Catéchèses, xiii, 7. Pour la tradition antérieure dans le même sens, voir saint Justin, Dial. avec Tryphon, xvi, 4 ; cxxxi, 2 ; Tertullien, Adv. Nat. i, 14 ; Apol. xvi ; Adv. Marcionem, III, 23 (Kroymann, p. 418, l. 10 et s.) ; Origène, C. Celse, VI, 27 ; Mart. Polyc., ap. Eusèbe, Hist. Eccl., iv, 15, etc.
  59. Patrol. lat., 42, 56-64.
  60. v, 6 ; cf. i, 2.
  61. Contra Celsum, v, 25.
  62. Ibid., v, 41.
  63. Ap. Eusèbe, Prép. Év., IX, 10 (Gifford, p. 412-413).
  64. Ap. Augustin, Cité de Dieu, XIX, 23, 1.
  65. Page 404 et s.
  66. L’Empereur Julien, Lettres et Fragments (Paris, 1924), p. 128.
  67. Références dans Juster, les Juifs dans l’Empire romain, I, 247.
  68. Contra Sabell., Hom. 34 (Patrol. gr., 31, 600).
  69. In Tit. iii, 9 (Patrol. lat., 26, 595).
  70. Theolog. Literaturblatt, t. XX (1899), p. 315.
  71. Textes chez Juster, Les Juifs dans l’Emp. rom., I, p. 300 et s.
  72. Adv. Jud., x, 15.
  73. Contra Symmachum, ii, 640 ; 732-738.
  74. § 40.
  75. Sermo 296, 7.
  76. Sermo 296, 6.
  77. Sermo de tempore barbarico que l’éditeur des tractatus de saint Augustin, publiés en 1917, attribue à Quodvultdeus. — Comp. encore les Sermons 81, 7 ; 105, 11 ; le De Consens. Evang., I, 33, 51, etc.
  78. Ép. 137, 20 ; cf. Ép. 136, 2 et 138, 9.
  79. Ép. 136, 3.
  80. De Civ. Dei, V, 26.