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La Salle d’armes/II — Murat

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Vers cette même époque, c’est-à-dire dans le courant de l’année 1834, lord S. amena un soir le général italien W. T. chez Grisier.

Sa présentation fit événement. Le général T. était non seulement un homme distingué comme instruction et comme courage ; mais encore la part qu’il avait prise à deux événemens politiques importans en faisait un personnage historique. Ces deux événemens étaient le procès de Murat en 1815 et la révolution de Naples en 1820.

Nommé membre de la commission militaire qui devait juger l’ex-roi Joachim, le général T., alors simple capitaine, avait été envoyé au Pizzo, et, seul parmi tous ses collègues, il avait osé voter contre la peine de mort. Cette conduite avait été considérée comme une trahison, et le capitaine T., menacé à son tour d’un procès, en fut quitte, à grand’peine, pour la perte de son grade et un exil de deux ans à Lipari.

Il était de retour à Naples depuis trois ans lorsque la révolution de 1820 éclata. Il s’y jeta avec toute l’ardeur de son courage et toute la conscience de ses opinions. Le vicaire général du royaume, le prince François, qui succéda depuis à son père Ferdinand, avait lui-même paru céder franchement au mouvement révolutionnaire ; et un des motifs de la confiance que lui accordèrent alors grand nombre de patriotes fut le choix qu’il fit du capitaine T. pour commander une division de l’armée qui marcha contre les Autrichiens.

On sait comment finit cette campagne. Le général T., abandonné par ses soldats, rentra l’un des derniers à Naples ; il y fut suivi de près par les Autrichiens. Le prince François, fort de leur présence, jugea qu’il était inutile de dissimuler plus long-temps, et il exila, comme rebelles et coupables de haute trahison, ceux dont il avait signé les brevets trois semaines auparavant.

Cependant la proscription n’avait pas été si prompte, que le général n’eût eu le temps, un soir qu’il prenait une glace au café de Tolède, de recevoir une impertinence et de rendre un soufflet. Le souffletté était un colonel autrichien, qui exigea une satisfaction que le général ne demandait pas mieux que de lui accorder. Le colonel fit toutes les conditions, le général n’en discuta aucune ; il en résulta que les préliminaires de l’affaire furent promptement réglés ; la rencontre fut fixée au lendemain. Elle devait avoir lieu à cheval et au sabre.

Le lendemain, à l’heure dite, les adversaires se trouvèrent au rendez-vous ; mais, soit que les témoins se fussent mal expliqués, soit que le général eût oublié l’une des deux conditions du combat, il arriva en fiacre.

Les témoins proposèrent au colonel de se battre à pied ; mais il n’y voulut pas consentir. Le général détela alors un des chevaux du fiacre, monta dessus sans selle et sans bride, et à la troisième passe tua le colonel.

Ce duel fit grand honneur au courage et au sang-froid du général T. ; mais il ne raccommoda point ses affaires. Huit jours après il reçut l’ordre de quitter Naples : il n’y est pas rentré depuis.

On devine quelle bonne fortune ce fut pour nous qu’une pareille recrue ; cependant nous y mîmes de la discrétion. Sa première visite se passa en conversation générale ; à la seconde nous hasardâmes quelques questions ; à la troisième, son fleuret, grâce à notre importunité, ne lui servit plus qu’à nous tracer des plans de bataille sur le mur ou sur le plancher.

Parmi tous ces récits il en était un que je désirais plus particulièrement connaître dans tous ses détails ; c’était celui des circonstances qui avaient précédé les derniers instans et accompagné la mort de Murat. Ces détails étaient toujours restés pour nous, sous la restauration, couverts d’un voile que les susceptibilités royales, plus encore que la distance des lieux, rendaient difficile à soulever ; puis la révolution de juillet était venue, et tant d’événemens nouveaux avaient surgi qu’ils avaient presque fait oublier les anciens. L’ère des souvenirs impériaux était passée depuis que ces souvenirs avaient cessé d’être de l’opposition. Il en résultait que si je perdais cette occasion d’interroger la tradition vivante, je courais grand risque d’être obligé de m’en rapporter à l’histoire officielle, et je savais trop comment celle-ci se fait, pour y avoir recours en pareille occasion. Je laissai donc chacun satisfaire sa curiosité aux dépens de la patience du général T., me promettant de retenir pour moi tout ce qui lui en resterait de disponible après la séance.

En effet je guettai sa sortie, et comme nous avions même route à faire, je le reconduisis par le boulevart, et là, seul à seul, j’osai risquer des questions plus intimes sur le fait qui m’intéressait. Le général vit mon désir, et comprit dans quel but je me hasardais à le lui manifester. Alors, avec cette obligeance parfaite que lui savent tous ceux qui l’ont connu :

— Écoutez, me dit-il, de pareils détails ne peuvent se communiquer de vive voix et en un instant ; d’ailleurs, ma mémoire me servit-elle au point que je n’en oubliasse aucun, la vôtre pourrait bien être moins fidèle ; et, si je ne m’abuse, vous ne voulez rien oublier de ce que je vous dirai.

Je lui fis signe en riant que non.

— Eh bien ! continua-t-il, je vous enverrai demain un manuscrit ; vous le déchiffrerez comme vous pourrez, vous le traduirez, si bon vous semble, vous le publierez, s’il en mérite la peine ; la seule condition que je vous demande, c’est que vous n’y mettiez pas mon nom en toutes lettres, attendu que je serais sûr de ne jamais rentrer à Naples. Quant à l’authenticité, je vous la garantis, car le récit qu’il contient a été rédigé ou sur mes propres souvenirs ou sur des pièces officielles.

C’était plus que je ne pouvais demander ; aussi remerciai-je le général, et lui donnai-je une preuve de l’empressement que j’aurais à le lire en lui faisant promettre formellement de me l’envoyer le lendemain.

Le général promit et me tint parole.

C’est donc le manuscrit d’un témoin oculaire, traduit dans toute son énergique fidélité, que nous mettons sous les yeux de nos lecteurs.


MURAT.