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La Salle d’armes/II — Murat/01

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I

TOULON.


Le 18 juin 1815, à l’heure même où les destinées de l’Europe se décidaient à Waterloo, un homme habillé en mendiant suivait silencieusement la route de Toulon à Marseille. Arrivé à l’entrée des gorges d’Ollioulles, il s’arrêta sur une petite éminence qui lui permettait de découvrir tout le paysage qui l’entourait : alors, soit qu’il fût parvenu au terme de son voyage, soit qu’avant de s’engager dans cet âpre et sombre défilé, qu’on appelle les Thermopyles de la Provence, il voulût jouir encore quelque temps de la vue magnifique qui se déroulait à l’horizon méridional, il alla s’asseoir sur le talus du fossé qui bordait la grande route, tournant le dos aux montagnes qui s’élèvent en amphithéâtre au nord de la ville, et ayant par conséquent à ses pieds une riche plaine, dont la végétation asiatique rassemble, comme dans une serre, des arbres et des plantes inconnus au reste de la France. Au-delà de cette plaine resplendissante des derniers rayons du soleil, s’étendait la mer, calme et unie comme une glace, et à la surface de l’eau glissait légèrement un seul brick de guerre, qui, profitant d’une fraîche brise de terre, lui ouvrait toutes ses voiles, et, poussé par elles, gagnait rapidement la mer d’Italie. Le mendiant le suivit avidement des yeux, jusqu’au moment où il disparut entre la pointe du cap de Gien, et la première des îles d’Hyéres ; puis, dès que la blanche apparition se fut effacée, il poussa un profond soupir, laissa retomber son front entre ses mains, et resta immobile et absorbé dans ses réflexions, jusqu’au moment où le bruit d’une cavalcade le fit tressaillir ; il releva aussitôt la tête, secoua ses longs cheveux noirs, comme s’il voulait faire tomber de son front les amères pensées qui l’accablaient, et fixant les yeux vers l’entrée des gorges, du côté d’où venait le bruit, il en vit bientôt sortir deux cavaliers qu’il reconnut sans doute ; car aussitôt, se relevant de toute sa hauteur, il laissa tomber le bâton qu’il tenait à la main, croisa les bras et se tourna vers eux. De leur côté, les nouveaux arrivans l’eurent à peine aperçu qu’ils s’arrêtèrent, et que celui qui marchait le premier descendit de cheval, jeta la bride au bras de son compagnon, et mettant le chapeau à la main, quoiqu’il fût à plus de cinquante pas de l’homme aux haillons, s’avança respectueusement vers lui ; le mendiant le laissa approcher d’un air de dignité sombre et sans faire un seul mouvement, puis lorsqu’il ne fut plus qu’à une faible distance :

— Eh bien ! monsieur le maréchal, lui dit-il, avez-vous reçu des nouvelles ?

— Oui, sire, répondit tristement celui qu’il interrogeait.

— Et quelles sont-elles ?…

— Telles que j’eusse préféré que tout autre que moi les annonçât à votre majesté…

— Ainsi l’empereur refuse mes services ! il oublie les victoires d’Aboukir, d’Eylau, de la Moscowa ?

— Non, sire ; mais il se souvient du traité de Naples, de la prise de Reggio et de la déclaration de guerre au vice-roi d’Italie !

Le mendiant se frappa le front.

— Oui, oui, à ses yeux peut-être ai-je mérité ces reproches ; mais il me semble cependant qu’il devait se rappeler qu’il y eut deux hommes en moi, le soldat dont il a fait son frère et son frère dont il a fait un roi… Oui, comme frère, j’eus des torts et de grands torts envers lui ; mais comme roi, sur mon ame ! je ne pouvais faire autrement… Il me fallait choisir entre mon sabre et ma couronne, entre un régiment et un peuple !… Tenez, Brune, vous ne savez pas comment la chose s’est passée ! Il y avait une flotte anglaise dont le canon grondait dans le port ; il y avait une population napolitaine qui hurlait dans les rues. Si j’avais été seul, j’aurais passé avec un bateau au milieu de la flotte, avec mon sabre au milieu de la foule ; mais j’avais une femme, des enfants. Cependant j’ai hésité, l’idée que l’épithète de traître et de transfuge s’attacherait à mon nom m’a fait verser plus de larmes que ne m’en coûtera jamais la perte de mon trône, et peut-être la mort des êtres que j’aime le plus… Enfin il ne veut pas de moi, n’est-ce pas ?… Il me refuse comme général, comme capitaine, comme soldat ?… Que me reste-t-il donc à faire ?…

— Sire, il faut que votre majesté sorte à l’instant de France [1].

— Et si je n’obéissais pas ?

— Mes ordres sont alors de vous arrêter et de vous livrer à un conseil de guerre !…

— Ce que tu ne ferais pas, n’est-ce pas, mon vieux camarade ?

— Ce que je ferais, en priant Dieu de me frapper de mort au moment où j’étendrai la main sur vous !

— Je vous reconnais là, Brune ; vous avez pu rester brave et loyal, vous ! Il ne vous a pas donné un royaume, il ne vous a pas mis autour du front ce cercle de feu, qu’on appelle une couronne et qui rend fou ; il ne vous a pas placé entre votre conscience et votre famille. Ainsi, il me faut quitter la France, recommencer la vie errante, dire adieu à Toulon, qui me rappelait tant de souvenirs. Tenez, Brune, continua Murat en s’appuyant sur le bras du maréchal, ne voilà-t-il pas des pins aussi beaux que ceux de la villa Pamphile, des palmiers pareils à ceux du Caire, des montagnes qu’on croirait une chaîne du Tyrol ? Voyez à gauche ce cap de Gien, n’est-ce pas, moins le Vésuve, quelque chose comme Castellamare et Sorrente ? Et tenez, Saint-Mandrier, qui ferme là-bas le golfe, ne ressemble-t-il pas à mon rocher de Caprée, que Lamarque a si bien escamoté à cet imbécile d’Hudson Lowe ? Ah ! mon Dieu ! et il me faut quitter tout cela ! Il n’y a pas moyen de rester sur ce coin de terre française, dites, Brune ?…

— Sire, vous me faites bien mal ? répondit le maréchal.

— C’est vrai ; ne parlons plus de cela. Quelles nouvelles ?…

— L’empereur est parti de Paris pour rejoindre l’armée ; on doit se battre à cette heure…

— On doit se battre à cette heure, et je ne suis pas là ! Oh ! je sens que je lui aurais été cependant bien utile un jour de bataille ! Avec quel plaisir j’aurais chargé sur ces misérables Prussiens et sur ces infâmes Anglais ! Brune, donnez-moi un passeport, je partirai à franc étrier, j’arriverai où sera l’armée, je me ferai reconnaître à un colonel, je lui dirai : Donnez-moi votre régiment, je chargerai avec lui, et si le soir l’empereur ne me tend pas la main, je me brûlerai la cervelle, je vous en donne ma parole d’honneur !… Faites ce que je vous demande, Brune, et de quelque manière que cela finisse, je vous en aurai une reconnaissance éternelle !

— Je ne puis, sire…

— C’est bien, n’en parlons plus.

— Et votre majesté va quitter la France ?

— Je ne sais ; du reste, accomplissez vos ordres, maréchal, et si vous me retrouvez faites-moi arrêter ; c’est encore un moyen de faire quelque chose pour moi !… La vie m’est aujourd’hui un lourd fardeau, et celui qui m’en délivrera sera le bien venu… Adieu, Brune.

Et il tendit la main au maréchal ; celui-ci voulut la lui baiser ; mais Murat ouvrit ses bras, les deux vieux compagnons se tinrent un instant embrassés, la poitrine gonflée de soupirs, les yeux pleins de larmes ; puis enfin ils se séparèrent. Brune remonta à cheval, Murat reprit son bâton, et ces deux hommes s’éloignèrent chacun de son côté, l’un pour aller se faire assassiner à Avignon, et l’autre pour aller se faire fusiller au Pizzo.

Pendant ce temps, comme Richard III, Napoléon échangeait à Waterloo sa couronne pour un cheval.

Après l’entrevue que nous venons de rapporter, l’ex-roi de Naples se retira chez son neveu, qui se nommait Bonafoux, et qui était capitaine de frégate ; mais cette retraite ne pouvait être que provisoire, la parenté devait éveiller les soupçons de l’autorité. En conséquence, Bonafoux songea à procurer à son oncle un asile plus secret. Il jeta les yeux sur un avocat de ses amis, dont il connaissait l’inflexible probité, et le soir même il se présenta chez lui. Après avoir causé de choses indifférentes, il lui demanda s’il n’avait pas une campagne au bord de la mer, et sur sa réponse affirmative, il s’invita pour le lendemain à déjeuner chez lui ; la proposition, comme on le pense, fut acceptée avec plaisir.

Le lendemain, à l’heure convenue, Bonafoux arriva à Bonette ; c’était le nom de la maison de campagne qu’habitaient la femme et la fille de M. Marouin. Quant à lui, attaché au barreau de Toulon, il était obligé de rester dans cette ville. Après les premiers complimens d’usage, Bonafoux s’avança vers la fenêtre, et faisant signe à Marouin de le rejoindre :

— Je croyais, lui dit-il avec inquiétude, que votre campagne était située plus près de la mer.

— Nous en sommes à dix minutes de chemin à peine.

— Mais on ne l’aperçoit pas.

— C’est cette colline qui nous empêche de la voir.

— En attendant le déjeuner, voulez-vous que nous allions faire un tour sur la côte ?

— Volontiers. Votre cheval n’est pas encore dessellé, je vais faire mettre la selle au mien, et je viens vous reprendre.

Marouin sortit. Bonafoux resta devant la fenêtre, absorbé dans ses pensées. Au reste, les maîtresses de la maison, distraites par les préparatifs du déjeuner, ne remarquèrent point ou ne parurent point remarquer sa préoccupation. Au bout de cinq minutes Marouin rentra : tout était prêt. L’avocat et son hôte montèrent à cheval et se dirigèrent rapidement vers la mer. Arrivés sur la grève, le capitaine ralentit le pas de sa monture, et, longeant la plage pendant une demi-heure à peu près, il parut apporter la plus grande attention au gisement des côtes. Marouin le suivait sans lui faire de questions sur cet examen, que la qualité d’officier de marine rendait tout naturel. Enfin, après une heure de marche, les deux convives rentrèrent à la maison de campagne. Marouin voulut faire desseller les chevaux ; mais Bonafoux s’y opposa, disant qu’aussitôt après le déjeuner il était obligé de retourner à Toulon. Effectivement, à peine le café était-il enlevé que le capitaine se leva et prit congé de ses hôtes. Marouin, rappelé à la ville par ses affaires, monta à cheval avec lui, et les deux amis reprirent ensemble le chemin de Toulon.

Au bout de dix minutes de marche, Bonafoux se rapprocha de son compagnon de route, et lui appuyant la main sur la cuisse :

— Marouin, lui dit-il, j’ai quelque chose de grave à vous dire, un secret important à vous confier.

— Dites, capitaine. Après les confesseurs, vous savez qu’il n’y a rien de plus discret que les notaires, et après les notaires que les avocats.

— Vous pensez bien que je ne suis pas venu à votre campagne pour le seul plaisir de faire une promenade. Un objet plus important, une responsabilité plus sérieuse me préoccupent, et je vous ai choisi entre tous mes amis, pensant que vous m’étiez assez dévoué pour me rendre un grand service.

— Vous avez bien fait, capitaine.

— Venons au fait clairement et rapidement, comme il convient de le faire entre hommes qui s’estiment et qui comptent l’un sur l’autre. Mon oncle, le roi Joachim, est proscrit ; il est caché chez moi, mais il ne peut y rester, car je suis la première personne chez laquelle on viendra faire visite. Votre campagne est isolée, et, par conséquent, on ne peut plus convenable pour lui servir de retraite. Il faut que vous la mettiez à notre disposition jusqu’au moment où les événemens permettront au roi de prendre une détermination quelconque.

— Vous pouvez en disposer, dit Marouin,.

— C’est bien ; mon oncle y viendra coucher cette nuit.

— Mais donnez-moi le temps au moins de la rendra digne de l’hôte royal que je vais avoir l’honneur de recevoir.

— Mon pauvre Marouin, vous vous donneriez une peine inutile, et vous nous imposeriez un retard fâcheux. Le roi Joachim a perdu l’habitude des palais et des courtisans ; il est trop heureux aujourd’hui quand il trouve une chaumière et un ami ; d’ailleurs je l’ai prévenu, tant d’avance j’étais sûr de votre réponse. Il compte coucher chez vous ce soir ; si maintenant j’essayais de changer quelque chose à sa détermination, il verrait un refus dans ce qui ne serait qu’un délai, et vous perdriez tout le mérite de votre belle et bonne action. Ainsi, c’est chose dite : ce soir, à dix heures, au Champ-de-Mars.

À ces mots, le capitaine mit son cheval au galop et disparut. Marouin fit tourner au sien, et revint à sa campagne donner les ordres nécessaires à la réception d’un étranger dont il ne dit pas le nom.

À dix heures du soir, ainsi que la chose avait été convenue, Marouin était au Champ-de-Mars, encombré alors par l’artillerie de campagne du maréchal Brune. Personne n’était arrivé encore. Il se promenait entre les caissons, lorsque le factionnaire vint à lui et lui demanda ce qu’il faisait. La réponse était assez difficile : on ne se promène guère pour son plaisir à dix heures du soir au milieu d’un parc d’artillerie ; aussi demanda-t-il à parler au chef du poste. L’officier s’avança : M. Marouin se fit reconnaître à lui pour avocat, adjoint au maire de la ville de Toulon, lui dit qu’il avait donné rendez-vous à quelqu’un au Champ-de-Mars, ignorant que ce fût chose défendue, et qu’il attendait cette personne. En conséquence de cette explication, l’officier l’autorisa à rester et rentra au poste. Quant à la sentinelle, fidèle observatrice de la subordination, elle continua sa promenade mesurée sans s’inquiéter davantage de la présence d’un étranger.

Quelques minutes après, un groupe de plusieurs personnes parut du côté des Lices. Le ciel était magnifique, la lune brillante. Marouin reconnut Bonafoux et s’avança vers lui. Le capitaine lui prit aussitôt la main, le conduisit au roi, et s’adressant successivement à chacun d’eux : « Sire, dit-il, voici l’ami dont je vous ai parlé. » Puis, se retournant vers Marouin : « Et vous, lui dit-il, voici le roi de Naples, proscrit et fugitif, que je vous confie. Je ne parle pas de la possibilité qu’il reprenne un jour sa couronne ; ce serait vous ôter tout le mérite de votre belle action… Maintenant servez-lui de guide, nous vous suivrons de loin ; marchez. »

Le roi et l’avocat se mirent en route aussitôt. Murat était alors vêtu d’une redingote bleue, moitié militaire moitié civile, et boutonnée jusqu’en haut ; il avait un pantalon blanc et des bottes à éperons. Il portait les cheveux longs, de larges moustaches et d’épais favoris qui lui faisaient le tour du cou. Tout le long de la route il interrogea son hôte sur la situation de la campagne qu’il allait habiter et sur la facilité qu’il aurait, en cas d’alerte, à gagner la mer. Vers minuit le roi et Marouin arrivèrent à Bonette ; la suite royale les rejoignit au bout de dix minutes : elle se composait d’une trentaine de personnes. Après avoir pris quelques rafraîchissemens, cette petite troupe, dernière cour du roi déchu, se retira pour se disperser dans la ville et ses environs, et Murat resta seul avec les femmes, ne gardant auprès de lui qu’un seul valet de chambre nommé Leblanc.

Murat resta un mois à peu près dans cette solitude, occupant toutes ses journées à répondre aux journaux qui l’avaient accusé de trahison envers l’empereur. Cette accusation était sa préoccupation, son fantôme, son spectre : jour et nuit il essayait de l’écarter en cherchant dans la position difficile où il s’était trouvé toutes les raisons qu’elle pouvait lui offrir d’agir comme il avait agi. Pendant ce temps, la désastreuse nouvelle de la défaite de Waterloo s’était répandue. L’empereur, qui venait de proscrire, était proscrit lui-même, et il attendait à Rochefort, comme Murat à Toulon, ce que les ennemis allaient décider de lui. On ignore encore à quelle voix intérieure a cédé Napoléon lorsque, repoussant les conseils du général Lallemand et le dévouement du capitaine Bodin, il préféra l’Angleterre à l’Amérique et s’en alla, moderne Prométhée, s’étendre sur le rocher de Sainte-Hélène. Nous allons dire, nous, quelle circonstance fortuite conduisit Murat dans les fossés de Pizzo ; puis nous laisserons les fatalistes tirer de cette étrange histoire telle déduction philosophique qu’il leur plaira. Quant à nous, simple annaliste, nous ne pouvons que répondre de l’exactitude des faits que nous avons déjà racontés et de ceux qui vont suivre.

Le roi Louis XVIII était remonté sur le trône ; tout espoir de rester en France était donc perdu pour Murat ; il fallait partir. Son neveu Bonafoux fréta un brick pour les États-Unis sous le nom du prince Rocca Romana. Toute la suite se rendit à bord, et l’on commença d’y faire transporter les objets précieux que le proscrit avait pu sauver dans le naufrage de sa royauté. D’abord ce fut un sac d’or pesant cent livres à peu près, une garde d’épée sur laquelle étaient les portraits du roi, de la reine et de ses enfans, et les actes de l’état civil de sa famille, reliés en velours et ornés de ses armes. Quant à Murat, il avait gardé sur lui une ceinture dans laquelle était, entre quelques papiers précieux, une vingtaine de diamans démontés qu’il estimait lui-même à une valeur de quatre millions.

Tous ces préparatifs de départ arrêtés, il fut convenu que le lendemain, 1er août, à cinq heures du matin, la barque du brick viendrait chercher le roi dans une petite baie distante de dix minutes de chemin de la maison de campagne qu’il habitait. Le roi passa la nuit à tracer à M. Marouin un itinéraire à l’aide duquel il devait arriver jusqu’à la reine, qui alors était, je crois, en Autriche. Au moment de partir il fut terminé, et en quittant le seuil de cette maison hospitalière, où il avait trouvé un refuge, il le remit à son hôte avec un volume de Voltaire que son édition stéréotype rendait portatif. Au bas du conte de Micromégas le roi avait écrit[2] :

« Tranquillise-toi, ma chère Caroline ; quoique bien malheureux, je suis libre. Je pars sans savoir où je vais ; mais partout où j’irai mon cœur sera à toi et à mes enfans.

» J. M. »

Dix minutes après, Murat et son hôte attendaient sur la plage de Bonette l’arrivée du canot qui devait conduire le fugitif à son bâtiment.

Ils attendirent ainsi jusqu’à midi, et rien ne parut ; et cependant ils voyaient à l’horizon le brick sauveur qui, ne pouvant tenir l’ancre à cause de la profondeur de la mer, courait des bordées, au risque, par cette manœuvre, de donner l’éveil aux sentinelles de la côte. À midi, le roi, écrasé de fatigue, brûlé par le soleil, était couché sur la plage, lorsqu’un domestique arriva portant quelques rafraîchissements que madame Marouin, inquiète, envoyait à tout hasard à son mari. Le roi prit un verre d’eau rougie, mangea une orange, se releva un instant pour regarder si dans l’immensité de cette mer il ne verrait pas venir à lui la barque qu’il attendait. La mer était déserte, et le brick seul se courbait gracieusement à l’horizon, impatient de partir comme un cheval qui attend son maître.

Le roi poussa un soupir et se recoucha sur le sable. Le domestique retourna à Bonette avec l’ordre d’envoyer à la plage le frère de M. Marouin. Un quart d’heure après il arrivait, et presque aussitôt il repartait à grande course de cheval pour Toulon, afin de savoir de M. Bonafoux la cause qui avait empêché la barque de venir prendre le roi. En arrivant chez le capitaine il trouva la maison envahie par la force armée ; on faisait une visite domiciliaire dont Mural était l’objet. Le messager parvint enfin au milieu du tumulte jusqu’à celui auprès duquel il était envoyé, et là il apprit que le canot était parti à l’heure convenue, et qu’il fallait qu’il se fût égaré dans les calangues de Saint-Louis et de Sainte-Marguerite. C’est en effet ce qui était arrivé. À cinq heures M. Marouin rapportait ces nouvelles à son frère et au roi. Elles étaient embarrassantes. Le roi n’avait plus le courage de défendre sa vie, même par la fuite ; il était¸ dans un de ces momens d’abattement qui saisissent parfois l’homme le plus fort, incapable d’émettre une opinion pour sa propre sûreté, et laissant M. Marouin maître d’y pourvoir comme bon lui semblerait. En ce moment un pêcheur rentrait en chantant dans le port. Marouin lui fit signe de venir, il obéit.

Marouin commença par acheter à cet homme tout le poisson qu’il avait pris ; puis, après qu’il l’eut payé avec quelques pièces de monnaie, il fit briller de l’or à ses yeux, et lui offrit trois louis s’il voulait conduire un passager au brick que l’on apercevait en face de la Croix-des-Signaux. Le pêcheur accepta. Cette chance de salut rendit à l’instant même toutes ses forces à Murat ; il se leva, embrassa M. Marouin, lui recommanda d’aller trouver sa femme et de lui remettre le volume de Voltaire ; puis il s’élança dans la barque, qui s’éloigna aussitôt.

Elle était déjà à quelque distance de la côte lorsque le roi arrêta le rameur et fit signe à Marouin qu’il avait oublié quelque chose. En effet, sur la plage était un sac de nuit dans lequel Murat avait renfermé une magnifique paire de pistolets montés en vermeil, qui lui avait été donnée par la reine et à laquelle il tenait prodigieusement. À peine fut-il à la portée de la voix qu’il indiqua à son hôte le motif de son retour. Celui-ci prit aussitôt la valise, et, sans attendre que Murat touchât terre, il la lui jeta de la plage dans le bateau ; en tombant, le sac de nuit s’ouvrit et un des pistolets en sortit. Le pêcheur ne jeta qu’un coup d’œil sur l’arme royale ; mais ce fut assez pour qu’il remarquât sa richesse et qu’il conçût des soupçons. Il n’en continua pas moins de ramer vers le bâtiment. M. Marouin le voyant s’éloigner laissa son frère sur la côte, et, saluant une dernière fois le roi, qui lui rendit son salut, retourna vers la maison pour calmer les inquiétudes de sa femme et prendre lui-même quelques heures de repos dont il avait grand besoin.

Deux heures après il fut réveillé par une visite domiciliaire ; sa maison, à son tour, était envahie par la gendarmerie. On chercha de tous les côtés sans trouver trace du roi. Au moment où les recherches étaient le plus acharnées, son frère rentra ; Marouin le regarda en souriant, car il croyait le roi sauvé ; mais à l’expression du visage de l’arrivant, il vit qu’il était advenu quelque nouveau malheur ; aussi, au premier moment de relâche que lui donnèrent les visiteurs, il s’approcha de son frère :

— Eh bien ! dit-il, le roi est à bord, j’espère ?

— Le roi est à cinquante pas d’ici, caché dans la masure.

— Pourquoi est-il revenu ?

— Le pêcheur a prétexté un gros temps, et a refusé de le conduire jusqu’au brick.

— Le misérable !

Les gendarmes rentrèrent.

Toute la nuit se passa en visites infructueuses dans la maison et ses dépendances ; plusieurs fois ceux qui cherchaient le roi passèrent à quelques pas de lui, et Murat put entendre leurs menaces et leurs imprécations. Enfin, une demi-heure avant le jour, ils se retirèrent ; Marouin les laissa s’éloigner, et aussitôt qu’il les eut perdus de vue il courut à l’endroit où devait être le roi. Il le trouva couché dans un enfoncement et tenant un pistolet de chaque main ; le malheureux n’avait pu résister à la fatigue et s’était endormi. Il hésita un instant à le rendre à cette vie errante et tourmentée ; mais il n’y avait pas une minute à perdre. Il le réveilla.

Aussitôt ils s’acheminèrent vers la côte ; le brouillard matinal s’étendait sur la mer, on ne pouvait distinguer à deux cents pas de distance : ils furent obligés d’attendre. Enfin les premiers rayons du soleil commencèrent à attirer à eux cette vapeur nocturne ; elle se déchira, glissant sur la mer, pareille aux nuages qui glissent au ciel. L’œil avide du roi plongeait dans chacune des vallées humides qui se creusaient devant lui, sans y rien distinguer ; cependant il espérait toujours que derrière ce rideau mobile il finirait par apercevoir le brick sauveur. Peu à peu l’horizon s’éclaircit ; de légères vapeurs, semblables à des fumées, coururent encore quelque temps à la surface de la mer, et dans chacune d’elles le roi croyait reconnaître les voiles blanches de son vaisseau. Enfin la dernière s’effaça lentement, la mer se révéla dans toute son immensité ; elle était déserte. Le brick, n’osant attendre plus long-temps, était parti pendant la nuit.

— Allons, dit le roi se retournant vers son hôte, le sort en est jeté, j’irai en Corse.

Le même jour, le maréchal Brune était assassiné à Avignon.

  1. Madame la duchesse d’Abrantès a, dans ses Mémoires sur la Restauration, magnifiquement raconté cette scène, dont, comme le général T., elle connaissait les détails par un témoin oculaire. Note de l’Éditeur.
  2. Ce volume est encore entre les mains de M. Marouin, à Toulon.