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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/05

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Dumont (2p. 199-216).
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V


Un an à peine s’était écoulé depuis les événemens que nous venons de raconter dans notre précédent chapitre, et déjà toute la Sicile, de Messine a Palerme, de Céfalu au cap Passaro, retentissait du bruit des exploits du bandit Pascal Bruno. Dans les pays comme l’Espagne et l’Italie, où la mauvaise organisation de la société tend toujours à repousser en bas ce qui est né en bas, et où l’âme n’a pas d’ailes pour soulever le corps, un esprit élevé devient un malheur pour une naissance obscure ; comme il tend toujours à sortir du cercle politique et intellectuel où le hasard l’a enfermé, comme il marche incessamment vers un but, dont mille obstacles le séparent, comme il voit sans cesse la lumière, et qu’il n’est point destiné à l’atteindre, il commence par espérer et finit par maudire. Alors il entre en révolte contre cette société pour laquelle Dieu a fait deux parts si aveugles, l’une de bonheur, l’autre de souffrances ; il réagit contre cette partialité céleste et s’établit de sa propre autorité le défenseur du faible et l’ennemi du puissant. Voilà pourquoi le bandit espagnol et italien est à la fois si poétique et si populaire : c’est que d’abord c’est presque toujours quelque grande douleur qui l’a jeté hors de la voie ; c’est qu’ensuite son poignard et sa carabine tendent à rétablir l’équilibre divin, faussé par les institutions humaines.

On ne s’étonnera donc pas qu’avec ses antécédens de famille, son caractère aventureux, son adresse et sa force extraordinaire, Pascal Bruno soit devenu si rapidement le personnage bizarre qu’il voulait être. C’est que, si l’on peut parler ainsi, il s’était établi le justicier de la justice ; c’est que par toute la Sicile, et spécialement dans Bauso et ses environs, il ne se commettait pas un acte arbitraire qui put échapper à son tribunal ; et comme presque toujours ses arrêts atteignaient les forts, il avait pour lui tous les faibles. Ainsi, lorsqu’un bail exorbitant avait été imposé par un riche seigneur à quelque pauvre fermier ; lorsqu’un mariage était sur le point de manquer par la cupidité d’une famille ; lorsqu’une sentence inique allait frapper un innocent, sur l’avis qu’il en recevait, Bruno prenait sa carabine, détachait quatre chiens corses, qui formaient sa seule bande, montait sur son cheval du Val de Noto, demi-arabe et demi-montagnard comme lui, sortait de la petite forteresse, de Castel Nuovo, dont il avait fait sa résidence, allait trouver le seigneur, le père ou le juge, et le bail était diminué, le mariage conclu, le prisonnier élargi. On comprendra donc facilement que tous ces hommes auxquels il était venu en aide lui payaient leur bonheur en dévouement, et que toute entreprise dirigée contre lui échouait, grâce à la surveillance reconnaissante des paysans, qui le prévenaient aussitôt, par des signes convenus, des dangers qui le menaçaient.

Puis des récits bizarres commençaient à circuler dans toutes les bouches ; car plus les esprits sont simples, plus ils sont portés à croire au merveilleux. On disait que dans une nuit d’orage où toute l’île avait tremblé, Pascal Bruno avait passé un pacte avec une sorcière, et qu’il avait obtenu d’elle, en échange de son âme, d’être invisible, d’avoir la faculté de se transporter en un instant d’un bout de l’île à l’autre, et de ne pouvoir être atteint ni par le plomb, ni par le fer, ni par le feu. Le pacte, disait-on, devait durer pendant trois ans, Bruno ne l’ayant signé que pour accomplir une vengeance à laquelle ce terme, tout restreint qu’il paraissait, était suffisant. Quant à Pascal, loin de détruire ces soupçons, il comprenait qu’ils lui étaient favorables, et tâchait, au contraire, de leur donner de la consistance. Ses relations multipliées lui avaient souvent fourni des moyens de faire croire à son invisibilité en le mettant au fait de circonstances qu’on devait penser lui être parfaitement inconnues. La rapidité de son cheval, à l’aide duquel, le matin, il se trouvait à des distances incroyables des lieux où on l’avait vu le soir, avaient convaincu de sa faculté locomotive ; enfin une circonstance, dont il avait tiré parti avec l’habileté d’un homme supérieur, n’avait laissé aucun doute sur son invulnérabilité. La voici :

Le meurtre de Gaëtano avait fait grand bruit, et le prince de Carini avait donné des ordres à tous les commandans de compagnie, afin qu’ils tâchassent de s’emparer de l’assassin, qui, du reste, offrait beau jeu à ceux qui le poursuivaient par l’audace de sa conduite. Ils avaient, en conséquence, transmis ces ordres à leurs agens, et le chef de la justice de Spadafora fut prévenu un matin que Pascal Bruno était passé dans le village pendant la nuit pour aller à Divieto. Il plaça, les deux nuits suivantes, des hommes en embuscade sur la route, pensant qu’il reviendrait par le même chemin qu’il avait suivi en allant, et que pour son retour il profiterait de l’obscurité.

Fatigués d’avoir veillé deux nuits, le matin du troisième jour, qui était un dimanche, les miliciens se réunirent à un cabaret situé à vingt pas de la route ; ils étaient en train d’y déjeuner, lorsqu’on leur annonça que Pascal Bruno descendait tranquillement la montagne du côté de Divieto. Comme ils n’avaient pas le temps d’aller reprendre leur embuscade, ils attendirent où ils étaient, et lorsqu’il ne fut plus qu’à cinquante pas de l’auberge, ils sortirent et se rangèrent en bataille devant la porte, sans cependant paraître faire attention à lui. Bruno vit tous ces préparatifs d’attaque sans paraître s’en inquiéter, et, au lieu de rebrousser chemin, ce qui lui aurait été facile, il mit son cheval au galop et continua sa route. Lorsque les miliciens virent quelle était son intention, ils préparèrent leurs armes, et, au moment où il passait devant eux, toute la compagnie le salua d’une décharge générale ; mais ni le cheval ni le cavalier n’en furent atteints, et l’homme et l’animal sortirent sains et saufs du tourbillon de fumée qui les avait un instant enveloppés : les miliciens se regardèrent en secouant la tête et allèrent raconter au chef de la justice de Spadafora ce qui venait de leur arriver.

Le bruit de cette aventure se répandit le même soir à Bauso, et quelques imaginations, plus actives que les autres, commencèrent à penser que Pascal Bruno était enchanté, et que le plomb et le fer s’aplatissaient et s’émoussaient en frappant contre lui. Le lendemain cette assertion fut confirmée par une preuve irrécusable : on trouva accrochée à la porte du juge de Bauso la veste de Pascal Bruno percée de treize coups de feu, et contenant dans ses poches les treize balles aplaties. Quelques esprits forts soutinrent bien, et parmi ceux-ci était César Alletto, notaire à Calvaruso, de la bouche duquel nous tenons ces détails, que c’était le bandit lui-même qui, échappé miraculeusement à la fusillade, et voulant mettre à profit cette circonstance, avait suspendu sa veste à un arbre et avait tiré les treize coups de feu dont elle portait la marque ; mais la majorité n’en demeura pas moins convaincue de l’enchantement, et la crainte qu’inspirait déjà Pascal s’en augmenta considérablement. Cette crainte était telle, et Bruno était si convaincu que des classes inférieures elle avait gagné les classes supérieures, que, quelques mois avant l’époque où nous sommes arrivés, ayant eu besoin, pour une de ses œuvres philanthropiques (il s’agissait de rebâtir une auberge brûlée), de deux cents onces d’or, il s’était adressé au prince de Butera pour faire l’emprunt de cette somme, lui indiquant un endroit de la montagne où il irait la prendre, en l’invitant à l’y enfouir exactement, afin que, pendant une nuit qu’il désignait au prince, il pût l’aller chercher ; en cas de non exécution de cette invitation, qui pouvait passer pour un ordre, Bruno prévenait le prince que c’était une guerre ouverte entre le roi de la montagne et le seigneur de la plaine ; mais que, si, au contraire, le prince avait l’obligeance de lui faire le prêt, les deux cents onces d’or lui seraient fidèlement rendues sur la première somme qu’il enlèverait au trésor royal.

Le prince de Butera était un de ces types comme il n’en existe plus guère dans nos époques modernes : c’était un reste de la vieille seigneurie sicilienne, aventureuse et chevaleresque comme ces Normands qui ont fondé leur constitution et leur société. Il s’appelait Hercule, et semblait taillé sur le modèle de son antique patron. Il assommait un cheval rétif d’un coup de poing, brisait sur son genou une barre de fer d’un demi-pouce d’épaisseur et tordait une piastre. Un événement où il avait fait preuve d’un grand sang-froid l’avait rendu l’idole du peuple de Palerme : en 1770, le pain avait manqué dans la ville, une émeute s’en était suivie ; le gouverneur en avait appelé à l’ultima ratio, le canon était braqué dans la rue de Tolède, le peuple marchait sur le canon, et l’artilleur, la mèche à la main, allait tirer sur le peuple, lorsque le prince de Butera alla s’asseoir sur la bouche de la pièce, comme il aurait fait sur un fauteuil, et de là commença un discours tellement éloquent et rationnel que le peuple se retira à l’instant même, et que l’artilleur, la mèche et le canon rentrèrent vierges à l’arsenal. Mais ce n’était pas encore à ce seul motif qu’il devait sa popularité.

Tous les matins il allait se promener sur la terrasse qui dominait la place de la Marine, et comme au point du jour les portes de son palais étaient ouvertes pour tout le monde, il y trouvait toujours nombreuse compagnie de pauvres gens ; il portait ordinairement pour cette tournée un grand gilet de peau de daim dont les immenses poches devaient tous les matins être remplies, par son valet de chambre, de carlins et de demi-carlins, qui disparaissaient jusqu’au dernier pendant cette promenade, et cela avec une manière de faire et de dire qui n’appartenait qu’à lui ; de sorte qu’il semblait toujours prêt à assommer ceux auxquels il faisait l’aumône. — Excellence, disait une pauvre femme entourée de sa famille, ayez pitié d’une pauvre mère qui a cinq enfans. — Belle raison ! répondait le prince en colère ; est-ce moi qui te les ai faits ? — Et avec un geste menaçant il laissait tomber dans son tablier une poignée de monnaie. — Signor principe, disait un autre, je n’ai pas de quoi manger. — Imbécile ! répondait le prince en lui allongeant un coup de poing qui le nourrissait pour huit jours, est-ce que je fais du pain, moi ? va-t’en chez le boulanger[1]. Aussi quand le prince passait par les rues toutes les têtes se découvraient, comme lorsque M. de Beaufort passait par les halles ; mais, plus puissant encore que le Frondeur français, il n’aurait eu qu’un mot à dire pour se faire roi de Sicile ; il n’en eut jamais l’idée, et il resta prince de Butera, ce qui valait bien autant.

Cette libéralité avait cependant trouvé un censeur, et cela dans la maison même du prince : ce censeur était son maître-d’hôtel. On doit comprendre qu’un homme du caractère que nous avons essayé d’indiquer devait surtout appliquer à ses dîners ce luxe et cette magnificence qui lui étaient si naturels ; aussi tenait-il littéralement table ouverte et tous les jours avait-il à sa table vingt-cinq ou trente convives au moins, parmi lesquels sept ou huit lui étaient toujours inconnus, tandis que d’autres s’y asseyaient au contraire avec la régularité de pensionnaires de table d’hôte. Parmi ces derniers, il y avait un certain capitaine Altavilla, qui avait gagné ses épaulettes en suivant le cardinal Ruffo de Palerme à Naples, et qui était revenu de Naples à Palerme avec une pension de mille ducats. Malheureusement le capitaine avait le défaut d’être tant soit peu joueur, ce qui eut rendu sa retraite insuffisante à ses besoins, s’il n’avait trouvé deux moyens à l’aide desquels son traitement trimestriel était devenu la part la moins importante de son revenu : le premier de ces moyens, et celui-là, comme je l’ai dit, était à la portée de tout le monde, le premier de ces moyens, dis-je, était de dîner tous les jours chez le prince, et le second, de mettre religieusement, chaque jour, en se levant de table, son couvert d’argent dans sa poche. Cette manœuvre dura quelque temps sans que cette soustraction quotidienne fût remarquée ; mais, si bien garnis que fussent les dressoirs du prince, on commença de s’apercevoir qu’il s’y formait des vides. Les soupçons du majordome tombèrent aussitôt sur le santa-fede[2] ; il l’épia avec attention, et il ne lui fallut qu’une surveillance de deux ou trois jours pour changer ses soupçons en certitude. Il en avertit aussitôt le prince, qui réfléchit un moment, puis qui répondit que, tant que le capitaine ne prendrait que son couvert, il n’y avait rien à dire ; mais que, s’il mettait dans sa poche ceux de ses voisins, il verrait alors à prendre une résolution. En conséquence, le capitaine Altavilla était resté un des hôtes les plus assidus de son excellence le prince Hercule de Butera.

Ce dernier était à Castrogiovanni, où il avait une villa, lorsqu’on lui apporta la lettre de Bruno. Il la lut et demanda si le messager attendait la réponse. On lui dit que non, et il mit la lettre dans sa poche avec le même sang-froid que si c’était une missive ordinaire.

La nuit fixée par Bruno arriva : l’endroit qu’il avait désigné était situé sur la croupe méridionale de l’Etna, près d’un de ces mille volcans éteints qui doivent leur flamme d’un jour à sa flamme éternelle, et dont l’existence éphémère a suffi pour détruire des villes. On appelait celui-là le Montebaldo ; car chacune de ces collines terribles a reçu un nom en sortant de la terre. À dix minutes de chemin de sa base s’élevait un arbre colossal et isolé appelé le Châtaignier des cent chevaux, parce qu’à l’entour de son tronc, qui a 178 pieds de circonférence, et sous son feuillage, qui forme à lui seul une forêt, on peut abriter cent cavaliers avec leurs montures. C’était dans la racine de cet arbre que Pascal venait chercher le dépôt qui devait lui être confié. En conséquence, il partit sur les onze heures de Centorbi, et vers minuit il commença, aux rayons de la lune, à apercevoir l’arbre gigantesque et la petite maison bâtie entre les tiges différentes de l’arbre, et qui sert à renfermer la récolte immense de ses fruits. Au fur et à mesure qu’il approchait, Pascal croyait distinguer une ombre debout contre un des cinq troncs qui puisent leur sève à la même racine. Bientôt cette ombre prit un corps ; le bandit s’arrêta et arma sa carabine en criant :

— Qui vive ?

— Un homme, parbleu ! dit une voix forte ; as-tu cru que l’argent viendrait tout seul ?

— Non, sans doute, reprit Bruno ; mais je n’aurais pas cru que celui qui l’apporterait serait assez hardi pour m’attendre.

— Alors c’est que tu ne connaissais pas le prince Hercule de Butera, voilà tout.

— Comment ! c’est vous-même, monseigneur ? dit Bruno, rejetant sa carabine sur son épaule et s’avançant le chapeau à la main vers le prince.

— Oui, c’est moi, drôle ; c’est moi qui ai pensé qu’un bandit pouvait avoir besoin d’argent comme un autre homme, et qui n’ai pas voulu refuser ma bourse, même à un bandit. Seulement il m’a pris fantaisie de la lui apporter moi-même, afin que le bandit ne crût pas que je la lui donnais par peur.

— Votre excellence est digne de sa réputation, dit Bruno.

— Et toi, es-tu digne de la tienne ? répondit le prince.

— C’est selon celle qu’on m’a faite devant vous, monseigneur ; car je dois en avoir plus d’une.

— Allons, continua le prince, je vois que tu ne manques ni d’esprit ni de résolution ; j’aime les hommes de cœur partout où je les rencontre, moi. Écoute : veux-tu changer cet habit calabrais contre un uniforme de capitaine et aller faire la guerre aux Français ? Je me charge de te lever une compagnie sur mes terres et de t’acheter des épaulettes.

— Merci, monseigneur, merci, dit Bruno : votre offre est celle d’un prince magnifique ; mais j’ai certaine vengeance à accomplir et qui me retient encore pour quelque temps en Sicile ; après, nous verrons.

— C’est bien, dit le prince, tu es libre ; mais, crois-moi, tu ferais mieux d’accepter.

— Je ne puis, excellence.

— Alors, voilà la bourse que tu m’as demandée ; va-t’en au diable avec, et tâche de ne pas venir te faire pendre devant la porte de mon hôtel[3].

Bruno pesa la bourse dans sa main.

— Cette bourse est bien lourde, monseigneur, ce me semble.

— C’est que je n’ai pas voulu qu’un faquin comme toi se vantât d’avoir fixé une somme à la libéralité du prince de Butera, et qu’au lieu de deux cents onces que tu me demandais, j’en ai mis trois cents.

— Quelle que soit la somme qu’il vous a plu de m’apporter, monseigneur, elle vous sera fidèlement rendue.

— Je donne et je ne prête pas, dit le prince.

— Et moi j’emprunte ou je vole, mais je ne mendie pas, dit Bruno. Reprenez votre bourse, monseigneur ; je m’adresserai au prince de Ventimille ou de la Cattolica.

— Eh bien ! soit, dit le prince. Je n’ai jamais vu de bandit plus capricieux que toi : quatre drôles de ton espèce me feraient perdre la tête ; aussi je m’en vais. Adieu !

— Adieu, monseigneur, et que sainte Rosalie vous garde !…

Le prince s’éloigna, les mains dans les poches de son gilet de peau de daim, et en sifflant son air favori. Bruno resta immobile, le regardant s’en aller, et ce ne fut que lorsqu’il l’eut perdu de vue qu’il se retira de son côté en poussant un soupir.

Le lendemain l’aubergiste incendié reçut, par les mains d’Ali, les trois cents onces du prince de Butera.

  1. Voir pour plus amples détails sur cet homme singulier, dont j’ai trouvé la mémoire si vivante en Sicile qu’on le croirait mort d’hier, les souvenirs si spirituels et si amusans de Palmieri de Micciché.
  2. On appelait santafede ceux qui avaient suivi le cardinal Ruffo dans sa conquête de Naples.
  3. C’est sur la place de la Marine, en face de la porte du prince de Butera, que se font les exécutions à Palerme.