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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno

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Dumont (2p. 117-123).


Ces détails m’étaient d’autant plus précieux que je comptais, dans quelques mois, partir pour l’Italie et visiter moi-même les lieux qui avaient servi de théâtre aux principales scènes que nous venons de raconter ; aussi, en reportant le manuscrit au général T., usai-je largement de la permission qu’il m’avait donnée de mettre à contribution ses souvenirs sur les lieux qu’il avait visités ; on retrouvera donc dans mon voyage d’Italie une foule de détails recueillis par moi, il est vrai, mais dont je dois les indications à son obligeance. Cependant mon consciencieux cicérone m’abandonna à la pointe de la Calabre, et ne voulut jamais traverser le détroit. Quoique exilé deux ans à Lipari, et en vue de ses côtes, il n’avait jamais mis le pied en Sicile, et craignait, en sa qualité de Napolitain, de ne pouvoir se soustraire, en m’en parlant, à l’influence de la haine que les deux peuples ont l’un pour l’autre.

Je m’étais donc mis en quête d’un réfugié sicilien, nommé Palmieri, que j’avais rencontré autrefois, mais dont j’avais perdu l’adresse, et qui venait de publier deux excellens volumes de souvenirs, afin de me procurer sur son île si poétique et si inconnue ces renseignemens généraux et ces désignations particulières qui posent d’avance les bornes milliaires d’un voyage, lorsqu’un soir nous vîmes arriver, faubourg Montmartre, n. 4, le général T. avec Bellini, auquel je n’avais pas songé, et qu’il m’amenait pour compléter mon itinéraire. Il ne faut pas demander comment fut reçu dans notre réunion tout artistique, où souvent le fleuret n’était qu’un prétexte emprunté par la plume ou le pinceau, l’auteur de la Somnambule et de la Norma. Bellini était de Catane : la première chose qu’avaient vue ses yeux en s’ouvrant étaient ces flots qui, après avoir baigné les murs d’Athènes, viennent mourir mélodieusement aux rivages d’une autre Grèce, et cet Etna fabuleux et antique, aux flancs duquel vivent encore, après dix-huit cents ans, la mythologie d’Ovide et les récits de Virgile ; aussi Bellini était-il une des natures les plus poétiques qu’il fût possible de rencontrer ; son talent même, qu’il faut apprécier avec le sentiment et non juger avec la science, n’est qu’un chant éternel, doux et mélancolique comme un souvenir, un écho pareil à celui qui dort dans les bois et les montagnes, et qui murmure à peine tant que ne le vient pas l’éveiller le cri des passions et de la douleur. Bellini était donc l’homme qu’il me fallait : il avait quitté la Sicile jeune encore, de sorte qu’il lui était resté de son île natale cette mémoire grandissante que conserve religieusement, transporté loin des lieux où il a été élevé, le souvenir poétique de l’enfant. Syracuse, Agrigente, Palerme, se déroulèrent ainsi sous mes yeux, magnifique panorama inconnu alors pour moi, et éclairé par les lueurs de son imagination ; puis enfin, passant des détails topographiques aux mœurs du pays, sur lesquelles je ne me lassais pas de l’interroger ; — Tenez, me dit-il, n’oubliez pas de faire une chose lorsque vous irez de Palerme à Messine, soit par mer, soit par terre : arrêtez-vous au petit village de Bauso, près de la pointe du cap Blanc ; en face de l’auberge vous trouvez une rue qui va en montant, et qui est terminée à droite par un petit château en forme de citadelle ; aux murs de ce château il y a deux cages, l’une vide, l’autre dans laquelle blanchit depuis vingt ans une tête de mort. Demandez au premier passant venu l’histoire de l’homme à qui a appartenu cette tête, et vous aurez un de ces récits complets, qui déroulent toute une société, depuis la montagne jusqu’à la ville, depuis le paysan jusqu’au grand seigneur.

— Mais répondis-je à Bellini, ne pourriez-vous pas vous-même nous raconter cette histoire ? à la manière dont vous en parlez on voit que vous en avez gardé un profond souvenir.

— Je ne demanderais pas mieux, me dit-il, car Pascal Bruno, qui en est le héros, est mort l’année même de ma naissance, et j’ai été bercé tout enfant avec cette tradition populaire, encore vivante aujourd’hui, j’en suis sûr ; mais comment ferai-je, avec mon mauvais français, pour me tirer d’un pareil récit ?

— N’est-ce que cela ? répondis-je ; nous entendons tous l’italien, parlez-nous la langue de Dante, elle en vaut bien une autre.

— Eh bien ! soit, reprit Bellini en me tendant la main, mais à une condition.

— Laquelle ?

— C’est qu’à votre retour, quand vous aurez vu les localités, quand vous vous serez retrempé au milieu de cette population sauvage et de cette nature pittoresque, vous me ferez un opéra de Pascal Bruno.

— Pardieu, c’est chose dite, m’écriai-je en lui tendant la main.

Et Bellini raconta l’histoire qu’on va lire.

Six mois après je partis pour l’Italie, je visitai la Calabre, j’abordai en Sicile, et ce que je voyais toujours comme le point désiré, comme le but de mon voyage, au milieu de tous les grands souvenirs, c’était cette tradition populaire que j’avais entendue de la bouche du musicien-poète, et que je venais chercher de huit cents lieues ; enfin j’arrivai à Bauso, je vis l’auberge, je montai dans la rue, j’aperçus les deux cages de fer, dont l’une était vide et l’autre pleine.

Puis je revins à Paris après un an d’absence ; alors, me souvenant de l’engagement pris et de la promesse à accomplir, je cherchai Bellini.

Je trouvai une tombe.


PASCAL BRUNO.

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