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La Vérité sur l’Algérie/06/16

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CHAPITRE XVI

La disparition du sens français des convenances dans la mentalité algérienne.


Il semblerait que la vie africaine a toujours désagréablement transformé le goût des immigrés, très vite, presque instantanément. De braves gens, comme le général Clauzel par exemple, qui écrivaient, qui parlaient simplement en Europe, aussitôt qu’ils avaient quelque chose à dire en Algérie tombaient dans le ridicule :

« Soldats, les feux de vos bivacs qui des cimes de l’Atlas semblent se confondre avec la lumière des étoiles annoncent à l’Afrique la victoire que vous venez de remporter sur ses barbares défenseurs et le sort qui les attend. Vous avez combattu comme des géants…, etc… »

L’équilibre mental est compromis très vite… plus de mesure… plus de goût… Les journaux du 10 mars 1903 nous apprenaient que M. Revoil avait offert à la reine Amélie de Portugal le spectacle des aïssaouas et ajoutaient que la reine en avait été « fort impressionnée ».

Vous voyez le dessert à la reine et le poétique après-dîner… les hurlements des épileptiques mangeurs de scorpions… horreur !

C’est aux mêmes organisateurs que l’on doit les fameuses danses du ventre du Kreider qui ont fait rougir… (il n’y avait point de sapeur)… le cosaque invité par le Président.

C’est le goût algérien au niveau duquel tombe très vite celui de l’immigré.

Il est vrai que cela est beaucoup plus innocent que cet autre manque de tact par quoi s’illustra M. Bertrand, le président du Parlement d’Alger, le jour de l’arrivée de M. Loubet.

Le président de la République vient faire un voyage « au nom de la France dans la colonie ». En le saluant, le président de la plus haute assemblée de l’Algérie se permet l’inconvenance de lui dire ceci :

« Vous nous trouvez sous le coup d’une bien grande et bien légitime émotion et vous voudrez bien me permettre, monsieur le Président, de vous la traduire respectueusement.

« M. Revoil, qui avait donné tant de preuves de dévouement à la cause des colons et des indigènes, qui avait su grouper toutes les énergies dans un même effort pour la prospérité de l’Algérie, dont le zèle était inlassable, après les témoignages unanimes de confiance qu’il avait reçus de tous les points de la colonie, après nous avoir, en dernier lieu, vaillamment et avec succès défendus devant la Chambre, vient de résigner ses hautes fonctions dans des conditions particulièrement inattendues.

« Cette émotion profonde, partout sur votre passage vous en trouverez la manifestation sincère ; elle fait honneur à l’Algérie, qui avait bien vite reconnu dans son gouverneur le républicain loyal et courageux, l’homme de devoir et d’honneur qu’aucune épreuve physique et morale n’avait pu distraire un instant de sa grande tâche, et que nous aurions voulu acclamer à vos côtés.

« Nous avons donc le devoir, au début de ce voyage, après vous avoir souhaité la plus cordiale bienvenue, d’adresser à M. Revoil, avec nos remerciements émus, l’expression de nos plus vifs regrets. »


Si les délégués financiers croyaient devoir se plaindre, ils savaient à qui s’adresser : au président du conseil. Les paroles de M. Bertrand constituaient une inconvenance et un outrage, mais cela paraissait naturel aux Algériens.

Leur inconvenance était d’ailleurs calculée, voulue, préméditée. La Dépêche algérienne avait pour cela fait campagne. Le 20 février, elle publiait un avis disant que les discours « socialistes » annoncés à propos de l’affaire de Margueritte « rendraient bien difficile l’accomplissement du voyage de M. Loubet ». C’est textuel.

Le 14 avril, un M. Aubert envoyait à cette même Dépêche, qui la publiait, une lettre engageant les populations algériennes à manifester pendant le voyage du Président leur indignation soulevée par l’incident que l’on sait.

Ce M. Aubert n’était pas un ramasseur de bouts de cigare, mais le secrétaire général du syndicat commercial algérien.

Enfin, le jour de l’arrivée du Président, M. Antonini — pas un tondeur de chiens, mais un gros personnage, un ancien maire d’Alger — faisait distribuer sur la voie publique des petits papiers couverts de ceci : « Colons et citadins, unissons-nous pour pousser tous en chœur sur le passage de M. Loubet le cri de « Vive Revoil ! »

C’était tellement fort qu’en cette occasion les mendiants, les voyous, les cireurs montrèrent plus de politesse que les gens bien élevés. La Dépêche avait publié ses menaces, le syndicat commercial son appel à l’outrage. M. Bertrand seul parla.

N’allez surtout point dire à ces gens qu’ils manquaient de la plus élémentaire correction. Ils vous répondraient ce qu’un conseiller général répondait au préfet !


« M. Rey s’étonne des appréciations du préfet, en ce qui concerne la forme de la motion. Nous avons tous tellement fréquenté le protocole, ces temps derniers, — pour ma part, j’ai couché dans le même train — que nous avons tous appris à mettre dans nos propos une réserve protocolaire. » (Dépêche algérienne, 4 mai 1903.)


Autre ordre d’idées.

Un reporter va faire visite à l’un des maîtres de la littérature algérienne du moment. Il nous décrit le sanctuaire :


« Un fouillis de menues choses orfévrées, sculptées, encombrent les bureaux et fauteuils. Des livres, brochures, manuscrits chevauchent sur une causeuse, se heurtent à des têtes de mort fumant le « calumet de paix », comme le dit le maître de céans. » (Alger-Théâtre, 13 février 1904.)


Dans la plus littéraire des publications, le Turco, un monsieur Pétrone, nous annonce qu’il prend la critique du Kursaal :


« J’installe mon postère dans mon fauteuil à fleurs : je m’y cale, je m’y incruste, je m’arapédise. Je n’assiste pas seulement aux premières, mais aux répétitions, je me faufile dans la coulisse pour glaner des cancans. Je fais mon devoir, car je n’ai pas la cosse, moi, comme la plus blanche de nos choristes.

« Madame, permettez-moi de vous toucher, — ne rougissez pas, — quelques mots de Cyrano de Bergerac.

« L’héroï-comédie du divin de la divinissime… »


Dans ce même numéro du Turco il était dit pour montrer que les Algériens ne sauraient être semblables aux Français :


« Est-ce que les Africains, latins des premiers siècles de l’ère chrétienne, avaient même sentiment que les latins de l’Italie ? »


Tu as raison Turco… ils n’avaient pas le même sentiment, et c’est pour cela qu’ils étaient des barbares… et que toi aussi tu redeviens barbare.

Tu ne t’en aperçois point, je le sais, car tu as le droit de croire tes talons rouges quand tu regardes les pieds de tes amis, de ceux du Cochon par exemple, du Cochon qui publiait cette prose de Cagayous, le fils du tien, se désistant pour Drumont :


« Je vous dis maintenant de choisir à ma place M. Drumont, çui-là qui crie bien fort : « En bas les juifs ! » que tout le monde à Paris y dit qu’il a une plume terrible, bien taillée, que chaque coup elle vous emporte un morceau !…

« … Mâ ! que sale maladie y vous foutent, les juifs ! Jamais plus je touche la main au vieux Zermati de Kanoun qui me paie une rinquette tous les samedis. Et qu’ils aillent se la prendre, cette maladie, tous ceuss qui voteront pour ce calamar de Colin qu’il a eu peur de se battre avec moi !

« Alors, c’est entendu, hein ? Nous voterons tous pour Drumont, parce que si Colin il était nommé, alors oui, c’est du propre : que tous les rabbins de l’Algérie après y nous font sucer tous les prépuces sauce tomate qui y gardent dans les barils d’emkouba, de toutes les synagogues du monde entier ; et après, ils nous obligent comme cadeau à les scier tous les jours, et nous serons après forcés de crier tous les dimanches que embar, du caramel bonbon taïba.

« Ah ça, jamais alors ! nous aurions plus de zooûss.

« Et voilà pourquoi il faut tous voter pour Drumont.

« Et en bas les juifs ! » (27 avril 1902.)


puis fulminant :

« La Cantera (400 voix Drumont, le 28 avril 1902.)
« Cher monsieur du Cochon,

« Alors, c’est vrai. Comme ça Colin y nous a mis la patate dans… le cœur, à tous !

« Ça n’est pas avoir de la vergogne dans la figure. Ma parole, je crois que les Français d’ici y z’ont plus rien dans le pantalon, y doivent être tous des eunuques.

« Qu’est-ce que nous allons faire à maintenant ? »

La patate dans le… cœur !

La patate ou le saucisson. Mœurs algériennes. Politesse de la race nouvelle…

Demandez à Drumont, qu’il faut aimer malgré tout de son grand courage et de sa furie vengeresse à s’être élevé contre l’or… discutable seulement d’avoir cru que l’or, à notre époque, c’est encore le veau d’Israël et qu’il suffirait de brûler en autodafé les Rothschild pour que tout le monde ici-bas fût heureux… Demandez à Drumont ce qu’il pense de ces mœurs, de la convenance algérienne… et son écœurement, lorsqu’au lendemain de sa défaite, à sa porte il trouva le saucisson et qu’on lui en eût expliqué le symbole.

Victor Barrucand m’a dit que parfois cette mentalité — saucisson de l’Algérien, se manifestait grandiose, magnifique. Au théâtre, une réunion. M. Lyonne, accusé d’avoir trahi, veut s’excuser. Des huées, des cris, un grognement formidable : « Au cul ! » et des milliers de bras vibrants, colères, le poing fermé, se tendent contre l’homme… du parterre, des loges, de partout ; fantastique, admirable symbole ; toute la puissance « Karageuz » de la race nouvelle : « Au cul ! » Le mot et le geste, ils l’ont naturellement à la moindre occasion, dans la rue, au café, au cercle, au bal, chez eux, ailleurs, partout. C’est la grande fraternité rêvée. L’égalité dans l’obscène et le grossier. Banquier, notable commerçant y coudoient le charretier et le marlou.

Oui, le marlou. Ne souriez point. La convenance algérienne sur le propos n’est pas la nôtre.

Et voici de 1903 :

Pour concilier à sa cause très algérienne les journalistes français du voyage présidentiel, M. Revoil avait eu l’exquise attention de les faire conduire, par la presse locale, au bordel, en fin de banquet.

Sachant le dévouement de cette fidèle et bonne presse, il lui avait imposé cette corvée. Mais il avait sans doute craint de froisser outre mesure la délicatesse de ses publicistes, en leur imposant, à eux seuls, toute la besogne, car il leur avait joint un petit jeune homme de son cabinet pour payer la dépense.

Avec quelques honnêtes gens d’Alger, — car, ne l’oublions, il y en a tout de même, et de purs Algériens, des fils de colons de la première heure ; le sang de France n’est pas tout entier pourri dans ce pays, sinon personne ne prendrait plus la peine d’en écrire ; on l’abandonnerait à sa pourriture sans plus s’en inquiéter, jusqu’au jour du résultat fatal… — donc, avec quelques honnêtes gens d’Alger, nous avions trouvé l’inconvenance un peu forte, et brièvement j’avais protesté par la note que voici, dans le journal de Victor Barrucand :


« Pour montrer aux journalistes parisiens qu’Alger était vraiment ville hospitalière et les gagner sans doute à ce que les Algériens disent leur cause, oubliant que partout où règne l’autorité de la République il n’y a qu’une cause, la française, le gouvernement général de l’Algérie nous conduisit tous au lupanar et nous offrit, entre deux coupes de champagne, des femmes qui dansaient nues.

« M. le sénateur Gérente présidait. Un délégué à la presse, M. Raynaud, du cabinet de feu M. Revoil, ordonnait. Ne demandez pas qui payait. C’est toi, lecteur. C’est toi, contribuable.

« Et que nos confrères algériens ne protestent pas en disant que le… service… venait d’eux. Ils auraient tort de se donner la peine démentir pour s’attribuer la dignité… spéciale… qui allait si bien audit sénateur et audit jeune homme de cabinet.

« Cela est un petit fait. Sans doute. Et les gens qui voient de très haut les choses humaines trouveront que, dans la crise actuelle où l’Algérie fait ses nerfs, il est inutile d’insister sur cette petite inconvenance d’une administration croyant que les journalistes parisiens ont besoin d’un guide officiel pour les conduire au lupanar.

« J’en conviens. Aussi je n’insiste pas. Mais il était nécessaire de noter cette indication de mentalité.

« C’est fait. Brûlons du sucre et passons, »


Des gens intelligents auraient compris et profité de la leçon méritée… mais l’intelligence française paraît avoir subi en Algérie dans la race nouvelle des modifications aussi profondes que le sens des convenances.

Cette bonne presse algérienne se fâcha rouge. Elle excommunia Barrucand… Pour moi !!…

Ce qu’il y a de triste en cette aventure, ce n’est pas tant le rôle de la presse algérienne que celui de la société algérienne après l’incident. Beaucoup trop d’hommes de cette société, des hommes distingués par ailleurs, ne comprenaient pas ce qu’il y avait eu d’inconvenant dans le procédé de M. Revoil offrant aux invités de la presse locale, moitié sur les fonds du gouvernement, moitié sur ceux du conseil général, une séance d’Andalouses. J’ai mis très souvent, à dessein, la conversation sur ce sujet lorsque je causais avec des gens très bien… Ils ne comprenaient point ! Ils avaient la mentalité de leur presse.