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La Vie douloureuse de Marceline Desbordes Valmore/Texte entier

La bibliothèque libre.
Éditions d’art et de littérature (p. couv-tdm).


LES FEMMES ILLUSTRES

LA VIE DOULOUREUSE DE
MARCELINE

DESBORDES VALMORE

par
LUCIEN DESCAVES
de l’Académie Goncourt



PARIS
ÉDITIONS D’ART & DE LITTÉRATURE

EN VENTE À LA LIBRAIRIE NILSSON
7, Rue de Lille


LA VIE DOULOUREUSE DE

MARCELINE

DESBORDES-VALMORE



Mme Desbordes-Valmore
(d’après le portrait peint par Constant Desbordes,
Musée de Douai).
LES FEMMES ILLUSTRES


LA VIE DOULOUREUSE DE
MARCELINE
DESBORDES-VALMORE

par
LUCIEN DESCAVES
de l’Académie Goncourt




PARIS
ÉDITIONS D’ART & DE LITTÉRATURE

EN VENTE À LA LIBRAIRIE NILSSON
7, Rue de Lille, 7







Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés
pour tous pays.
Copyright by J. Ed. Richardin, 1910.


AVANT-PROPOS




Marceline Valmore était depuis un mois en deuil de sa fille Ondine, lorsqu’elle reçut cette lettre déchirante du vieux Raspail, réintégré en prison à Doullens, après avoir lui-même assisté aux derniers moments d’une compagne regrettée.

« Mon excellente et infortunée amie, vous m’avez appris une cruelle mort, je vous en apprends une aussi cruelle ; en fait de malheur, nous sommes quittes ; vous avez perdu un ange, j’ai perdu un martyr. Mme Raspail vient d’expirer. On écrit beaucoup de vies de saintes ; si cette âme angélique avait eu la moindre superstition, elle serait un jour canonisée. »

À qui le disait-il ! À une autre âme angélique. Et comme celle-ci, au témoignage de Sainte-Beuve, offrait précisément « les douces superstitions légendaires et les crédulités qu’elle avait gardées du pays natal », j’ai été tenté d’accomplir à son égard le souhait de Raspail et de retracer la vie de la Bien malheureuse Valmore, amante, épouse et mère.

Mme de Launay et Anatole France ne l’ont-ils pas appelée déjà, l’une « son bon saint Marceline » et l’autre « une sainte femme » ?

C’en est une humainement parlant. C’est Notre-Dame-des-Pleurs, patronne des cœurs blessés d’amour, auxiliatrice des pauvres et des affligés. Et je ne suis, moi, que le nouveau desservant de la petite chapelle sous son invocation.

J’en présente mes excuses aux professeurs et aux critiques professionnels qui regardent Mme Valmore comme un talent de troisième ordre et ne lui pardonnent pas son ignorance avouée, ses obscurités, son insipide romance, ses lieux communs, ses fautes de syntaxe, ses impropriétés, sa réputation surfaite enfin par une dévotion aveugle.

C’est tellement vrai que tout le monde l’a revue et corrigée pour la rendre lisible et non plus risible : Latouche, Antoine de Latour, Sainte-Beuve, Lacaussade, son mari, son fils, les éditeurs, leurs commis…

La pauvre femme ! Comme ils l’ont arrangée ! Ils sont souvent parvenus à la réduire au silence, tel un Pître-Chevalier, qui ne portait bien que la moitié de son nom, lorsque ses observations faisaient dire à Marceline :

« Cette basse continue du maître éteindrait mon goût de chanter. » Je le crois bien !

Mais ce qui lui aliène surtout les sympathies des recteurs d’académie, ce sont les beaux vers qui déchirent comme des éclairs uniques, une prose nuageuse et mollement rythmée. Songez donc ! On ne peut pas reproduire de cette élégiaque une pièce complète, un modèle de confection. On renonce à compter les taches et les trous. Est-ce une tenue décente pour avoir accès dans les Anthologies ? On n’écrit pas des vers pour qu’ils soient cités isolément, mais pour qu’ils soient récités en foule et fassent valoir le lecteur, le récitateur, le conférencier, l’appariteur des recueils de morceaux choisis. Morceaux de pain pour cet huissier qui en vit et qu’un biscuit ne nourrirait pas. Donc, mort au vers orphelin, au vers qui se suffit et fait poème à lui tout seul ! Les Anthologies n’admettent les beaux vers qu’en nombre, en famille, cette famille fût-elle indigne d’eux !

Quant à la femme, elle n’est pas moins insupportable que le poète. Que l’on parle d’elle encore, et longuement, et tendrement, et pour la vénérer, cinquante ans après sa mort, ses détracteurs n’en reviennent pas ! Le joli mot qui louait, dans sa bouche, la générosité inlassable d’une vieille amie : « Votre cœur n’en finit pas », ce mot se retourne contre Mme Valmore. C’est cela : son cœur n’en finit pas, n’en finit jamais ! Il justifie la boutade d’un homme bien spirituel : Desbordes Valmore, non ! Valmore déborde, oui.

Il mérite surtout de nous remémorer les vers du beau sonnet de la Boétie :

Je dis ce que mon cœur, ce que mon mal me dit :
Que celui aime peu qui aime à la mesure !

Au résumé, elle n’a pas de goût, pas de retenue, pas d’instruction, pas d’esprit, pas d’élégance… alors, qu’est-ce qu’elle a ?

Elle a tout le reste.

Rien d’un bas bleu, certes. Convenons plutôt qu’elle n’a pas de bas du tout, qu’elle est, dans la littérature contemporaine, une va-nu-pieds. Il faut la prendre et l’aimer telle quelle. Il faut surtout l’aimer dans sa vie fiévreuse et malaisée.

C’est pourquoi, dût-on me reprocher de laïciser l’hagiographie — et quand cela serait ? — je me dispenserai premièrement de tout examen touchant le talent de Mme Valmore, d’accord en cela avec Shérer qui a tranché : « Son génie poétique ne se discute pas, il se sent. »

— Alors, m’a demandé quelqu’un, que direz-vous de nouveau ?

Ceci. Les recherches faites pour démasquer le séducteur de Marceline étant demeurées infructueuses, je ne vois pas, quant à moi, l’utilité de les poursuivre. Non pas que je réclame le bénéfice du doute pour une femme qui a écrit et signé ses aveux. Si je connaissais le nom dont on s’enquiert comme d’une nécessité, je le dirais… mais je ne le sais pas, nul ne le sait positivement et sa révélation, somme toute, est le moindre de mes soucis. Je ne comprends même pas que l’on tienne absolument à déchiffrer le mot d’une aussi piètre énigme. Mais prenons-en notre parti. Lorsque, par hasard, les amants se sont tus, c’est à qui maintenant parlera pour eux. Parents, amis, biographes, admirateurs ! parlent en chasse, fouillent, relèvent les pistes, les marques du linge… et publient leurs découvertes, pleins de cette allégresse que faisaient paraître, en dansant, les Iroquois dont le trophée s’enrichissait d’une chevelure. À plus forte raison quand ils peuvent brandir deux scalpes au lieu d’un.

On n’en est pas encore à mettre des plaques commémoratives sur les alcôves : Ici s’aimèrent… mais cela viendra.

Je ne me suis pas enrôlé dans le corps d’éclaireurs qui s’est donné la mission d’explorer, comme un bois, la jeunesse de Marceline. Les batteurs d’estrade, après avoir longtemps erré et même, dans l’obscurité, tiré les uns sur les autres, sont revenus bredouille. Je n’entrerai pas, après eux, dans les ténèbres pour les épaissir. En ne désignant pas le quidam dont elle eut à rougir, Marceline a demandé grâce pour lui. Qu’elle soit exaucée. Elle a sauvé de l’oubli le nom de Valmore ; elle n’est pas obligée de rendre le même service à l’autre.

On m’objectera que des témoignages sont acquis dont je dois compte au lecteur.

Soit. Je dirai donc tout net que je considère comme cancan de portière plutôt que comme parole d’évangile, le billet adressé à Sainte-Beuve, en 1838, par un dindon romantique, Ulric Guttinguer, billet sur lequel repose aujourd’hui tout un édifice de conjectures.

« Vous voilà donc, mon cher ami, dans les vers de Mme Valmore, bien jolis par doux éclairs, et, comme des éclairs, étincelants dans l’obscurité. Vous y rencontrerez le Loup de la Vallée[1] dont elle ne s’est pas encore réveillée, dit Mme Duchambge, et pour qui ont été exhalés tous ces beaux élans de passion désolée, qui la mettent tant au-dessus et au-dessous des autres femmes. »

J’appelle Guttinguer dindon, voici pourquoi :

Vers 1824, il avait demandé, pour des Mélanges poétiques qu’il allait faire paraître, une préface à Latouche. Celui-ci la lui donna, et en vers.

Elle se terminait ainsi :

Nos journaux vous font peur ? Eh ! qui va s’informer
Qu’un amateur de plus s’abandonne à rimer ?
… Plus de soins superflus,
Publiez-les, vos vers, et qu’on n’en parle plus !

Et l’autre, qui n’y entendait pas malice, inséra la préface que Latouche, cruel, recueillit, en 1833, dans ses Souvenirs et fantaisies de la Vallée aux loups.

Est-il inadmissible que Guttinguer se soit laissé mystifier une fois de plus relativement au loup de Mme Valmore ?

Il est étrange, en tout cas, familier de Sainte-Beuve depuis 1829, qu’il ait attendu neuf ans pour lui révéler un secret dont rien n’avait transpiré depuis trente ans !

Naturellement, Sainte-Beuve, au lieu d’être mis en garde contre ce genre d’information par le mot de Voltaire : Je n’en suis pas sûr, car on me l’a dit ; — Sainte-Beuve frôleur et flaireur incorrigible, s’empressa de prendre une note sur ses cahiers et de colporter la nouvelle, comme il avait colporté les lettres de Musset à lui confiées par George Sand.

De sorte qu’il a peut-être fait plus de mal à Mme Valmore avec un mot, qu’il ne lui a fait de bien avec un livre, fût-ce le meilleur qu’on ait écrit sur elle.

On verra pourquoi je dis cela.

Quoi qu’il en soit, j’ai borné mon dessein à cueillir une existence admirable et à la présenter comme un beau fruit qu’on puisse ouvrir sans voir s’en échapper des fourmis — ou une guêpe.

Je ne séparerai pas l’œuvre du poète de sa vie. Elles se raconteront mutuellement et suivront ensemble le fil de l’eau, afin que les cris semblent sortir de la bouche qui les a proférés et, autant que possible, dans le moment même où elle les a proférés.

Enfin, je ne me suis pas cru tenu d’imiter les auteurs qui indiquent, au fur et à mesure des citations, la provenance de leur butin. Comme j’ai fait le mien, en grande partie, sur l’œuvre poétique, les romans, les albums et la volumineuse correspondance de Mme Valmore (de même que mes devanciers, d’ailleurs), j’ai pensé qu’ils m’acquittaient envers eux du montant tout au moins de leur dette envers elle. Je paierai le restant en bloc et une fois pour toutes à la fin de ce livre. Mais il va sans dire que je guillemetterai scrupuleusement tous les emprunts que je ferai, soit à Mme Valmore, soit à d’autres.


LA VIE DOULOUREUSE DE

MARCELINE
DESBORDES-VALMORE


I

L’ENFANT

Berceau. Famille. Amitiés. Présages.



À toutes les époques de son existence difficile, Marceline se retourne vers Douai, où elle est venue au monde le 20 juin 1786 et qu’elle a quitté vers 1796.

Je n’ai vu la paix et le bonheur que là.

Les souvenirs de deux lustres à peine la consoleront pendant plus de soixante ans « du malheur d’être née ». Elle a pris la becquée pour en vivre toujours.

« J’ai un souvenir très clair de mes premières années, » écrivait-elle, en 1823, à son compatriote Duthillœul, bibliothécaire de la ville de Douai.


Notre maison tenait au cimetière Notre-Dame. Il y avait un calvaire, des tombeaux, la vue d’un rempart, une tour avec beaucoup de prisonniers. Je courais partout ; partout je trouvais des clochettes, des fleurs de carême et des petites compagnes dont les figures sont encore toutes peintes dans mon souvenir. Je l’ai dit faiblement dans le Berceau d’Hélène.


Elle le répète, en 1836, dans une lettre qu’elle adresse à un autre de ses amis, Antoine de Latour, le traducteur de Silvio Pellico :


Cette frêle existence, monsieur, s’est glissée comme à regret sur la terre, au bruit d’une révolution qui devait la faire tourbillonner avec elle. Née à la porte d’un cimetière, au pied d’une église dont on allait briser les saints, mes premiers amis solitaires ont été ces statues couchées dans l’herbe des tombes. Pour ne pas appuyer trop longtemps sur des souvenirs pleins de charmes pour moi, mais trop longs pour vous, je joins ici la Maison de ma mère, où mon cœur a essayé de répandre cette passion malheureuse et charmante du pays natal, quitté à dix ans pour ne jamais le revoir.


Rebelle, en général, aux investigateurs (« Qu’ai-je besoin de biographie, moi qui vis dans une armoire ? » disait-elle), Marceline, heureusement, a racheté cette discrétion en émaillant ses Élégies, quelques contes et l’un de ses romans, de toutes les fleurs que sa mémoire avait conservées fraîches. Elles ne l’étaient plus que là. À deux reprises, en 1817, à la mort de son père, et en 1840, en revenant de Bruxelles, Marceline avait revu Douai. Et déjà une lettre à Sainte-Beuve, écrite entre ces deux dates, est d’un cœur gros d’étonnement :


Je la croyais grande, cette chère maison… ; je l’ai revue et c’est une des plus pauvres de la ville. C’est pourtant ce que j’aime le plus au monde, au fond de ce beau temps pleuré !


Ce n’est qu’un soupir. Le regret s’épand dans une pièce du recueil des Pleurs qui parut en 1833 :

Vous aussi, ma natale ! on vous a bien changée !

Il en faudrait donc conclure que Douai en 1817 était déjà défiguré aux yeux de son enfant.

Mais, à la vérité, Douai, pour Marceline, c’est la petite paroisse, pas même : la rue où elle est née ! Un médaillon de ville découpée en profil et dont on n’aperçoit qu’un œil, une oreille, un côté… L’enfance de Marceline tourne autour, tout autour de la tour Notre-Dame, du rempart, de la maison natale, de l’église enchâssée, comme un bijou ancien, dans le cimetière, et enrichie de pierres tombales précieuses.

Et c’est cela que ne reconnaissait pas Marceline.

Le médaillon lui-même n’était plus ressemblant. D’avoir contemplé l’église restaurée, le jardin d’agrément à la place de l’étroit cimetière et du calvaire en fleurs, elle s’écriait :

Tristesse ! après longtemps revenir isolée,
Rapporter de sa vie un compte douloureux,
La renouer malade à quelque mausolée,
Chercher un cœur à soi sous la croix violée,
Et ne plus oser dire : « Il est là ! » c’est affreux !

Nous verrons que son dernier séjour à Douai, en 1840, fut plus désenchanteur encore. Du « doux chaume enlierré » de son jeune âge, ne demeurait-il rien ? On le croirait. Sans doute, c’est assez, pour qu’une maison nous devienne méconnaissable ou même indifférente, qu’elle soit habitée par d’autres après nous. Il en est des maisons comme des vêtements qui prennent notre pli et le perdent lorsqu’un nouveau possesseur les ajuste à sa taille.

Néanmoins, le silence de Mme Valmore étonne.

Trois maisons au moins de la rue de Valenciennes sont historiées de la petite niche dont ses parents, aux fêtes religieuses, faisaient un reposoir. Laquelle de ces maisons est le berceau de Marceline ? Celle que désigne une plaque commémorative ? Je n’en suis pas sûr et la municipalité n’en est pas sûre non plus…

Mais qu’est-ce que cela fait, après tout ! L’important est qu’on puisse dire avec certitude : c’était un point dans ce petit espace !

Cela sufiit. Peu importe la maison neuve et que soit tari le ruisseau limpide qui coulait auprès ; peu importe qu’aient disparu le puits mitoyen, le calvaire, les statues mutilées, et que la sente, jadis bordée de rideaux mouvants, soit devenue une ruelle infecte et mal famée ; peu importe ce qu’on a fait du bocage où rêva l’enfance de Marceline, et qu’un boulevard traverse aujourd’hui les talus gazonnés, plantés d’ormes, où elle cherchait avec ses compagnes « de l’ombrage et des fleurs ».

Ce qui subsiste du décor aide à la reconstitution ; et ce qui subsiste, c’est, au bout de la rue, la tour Notre-Dame, dans l’épaisseur de laquelle s’ouvrait une porte à pont-levis ; et c’est, par-dessus, le ciel pâle et mouillé des Flandres !

Sur un des albums que conserve la bibliothèque de Douai, Mme Valmore a collé une vue de cet anneau des remparts : la vieille tour Notre-Dame, ou plutôt les deux tourelles, qui servaient de prison militaire et dont l’une était flanquée d’un corps de garde en retour, à présent démoli.

De sa maison, ici ou là, mais à coup sûr voisine, elle n’avait qu’une centaine de pas à faire pour aller voir respirer, à travers les barreaux, « le prisonnier de la haute tourelle, » pour aller courir sur les talus ou se rouler dans « cette belle herbe épaisse qui pousse sur les morts ». (Hugo.)

Le cimetière… Il a été nivelé, mais j’en ai foulé le sol humide qu’une agreste végétation a envahi et qu’une grille soustrait aux ébals des petits Flamands d’aujourd’hui. L’imagination s’y représente aisément Marceline, son frère, ses sœurs et les amis de son jeune âge, venant « s’asseoir aux tombes délaissées », manger leur goûter d’écoliers dans ce dortoir des morts, jouer aux osselets sur leur couverture et danser des rondes aux pieds du Christ farouche que la Révolution allait renverser dans l’herbe…

Car l’imagination, pour s’enflammer, n’a pas même besoin de la paille d’un toit ou du bois des cercueils… Quelques mots seulement : c’était un point dans ce petit espace…



Marceline-Félicité-Josèphe était le dernier des huit enfants (quatre seulement survécurent) de Félix Desbordes, maître peintre-doreur, et de Catherine Lucas, fille d’un censier ou métayer douaisien.

Félix Desbordes, qui peignait, pour les châteaux et les églises, des blasons et des ornements, participait de l’artisan et du bourgeois ; aussi choisit-il les parrain et marraine de Marceline de manière que leur qualité fît honneur aux parents en même temps qu’à l’enfant. L’acte de baptême, dressé dès le surlendemain de sa naissance, porte, en effet, les signatures de Jacques-Joseph Crunelle, avocat au Parlement, de la paroisse de Notre-Damede-La-Chaussée à Valenciennes, et de Marie-Marceline Hochart, épouse de Me Foucqué, avocat au Conseil d’Artois, domicilié à Arras.


J’ai été reçue et baptisée en triomphe, à cause de la couleur de mes cheveux qu’on adorait dans ma mère. Elle était belle comme une vierge ; on espérait que je lui ressemblerais tout à fait, mais je ne lui ai ressemblé qu’un peu ; et si l’on m’a aimée, c’était pour autre chose qu’une grande beauté.

Jusque sur ses pieds blancs, sa chevelure d’or
Ruisselait…


Les voisines et les amies de Catherine disaient entre elles : « Allons voir la Madone ! » Et Marceline on tressaillait encore de plaisir et d’orgueil, longtemps après.

Ma mère était partout la grâce et l’harmonie !

Son grand-père Desbordes et deux grands-oncles de son père étaient issus d’une famille bordelaise exilée par la révocation de l’Édit de Nantes.


On ne choisit pas avec Dieu. Sa volonté m’a fait sortir de la race errante qui fuyait les bûchers.


Le grand-père Antoine Desbordes, converti au catholicisme, avait exercé à Genève la profession d’horloger. Les deux oncles, établis librairies-imprimeurs à Amsterdam, étaient, au contraire, restés fidèles à la religion réformée. Ils n’apparaissent qu’épisodiquement dans l’histoire de la famille et n’ont pas le relief permanent du grand-père.

Celui-ci, fort beau, était, en outre, un original. Marié à une jeune fille du Quesnoy, Marie-Barbe Quiquerez, Suisse d’origine, qu’il avait d’abord emmenée à Bruxelles, Antoine Desbordes mettait, comme un marin voyageant au long cours, des intervalles de plusieurs années entre ses effusions conjugales. Il supputait ses fugues au nombre de ses enfants. Il en avait eu à Bruxelles, à Mons, à Courtrai et même à Douai, où le père de Marceline était né. Les couches de sa femme lui donnaient le signal du départ. On ne le revoyait plus de longtemps. Quand il revenait, il retrouvait une épouse docile à sa tendresse ; ou bien, il l’appelait, et elle quittait tout pour le rejoindre. Cette Pénélope à répétition, vertueuse et triste, fut, d’ailleurs, assez mal payée de son obéissance passive et constante. Quand Douai revit son mari, septuagénaire, pour la dernière fois, il descendit à l’auberge d’un faubourg et se fit transporter ensuite à l’hospice, plutôt que d’aller mourir entre les bras de sa compagne à bâtons rompus.

Qu’avait-il donc à lui reprocher ? Simplement peut-être d’avoir, vieillie, fatiguée, ou indispensable à ses enfants, refusé de refaire ses paquets pour s’acheminer encore vers lui. Il s’était promis qu’elle expierait cette unique défaillance, et il se tint parole en privant sa femme de sa bénédiction et de son dernier soupir, qui furent pour les parents de Marceline, alors fiancés. Cette dure leçon in extremis n’empêcha point Marie-Barbe de faire honorer la mémoire du défunt au foyer de ses enfants, chez qui désormais elle vécut.

Marceline hérita de cette soumission aux volontés du mari et de ce sentiment profond de la famille. Elle se rappelait fort bien sa grand’mère et elle en a dessiné la physionomie ailleurs que dans ses œuvres poétiques. Elle nous montre, au logis de la rue Notre-Dame, une vieille et digne personne qu’une autorité tardive consolait d’avoir toujours plié. On la consultait sur tout, et elle n’abusait pas de ses prérogatives.

« Elle était grave, dit Marceline, et, à part ses enfants, tout glissait autour d’elle sans qu’elle y prît garde. »

Portant la faille noire, en signe de bourgeoisie, l’aïeule bornait sa science à la Sagesse des nations et semblait avoir amassé des proverbes pour toutes les circonstances de la vie. Mais c’était dans l’application de ces proverbes qu’elle excellait ; si bien qu’elle avait l’air de rendre des oracles plutôt que de donner des avis. Elle glissait dans la maison. Un trousseau de clefs pendait à sa ceinture, avec une paire de ciseaux. Un étui à aiguilles, un dé de cuivre et un christ en ivoire, s’entre choquaient au fond de ses larges poches. Elle faisait, comme l’horloge derrière la porte, un petit bruit monotone et familier.


En lisant maintes biographies de Mme Valmore, je me suis souvent demandé pourquoi l’on en cherchait les éléments uniquement dans ses vers, sa correspondance et les notes manuscrites recueillies par son fils. On dirait que personne (sauf le bon M. H. Corne, ancien député du Nord) n’a eu le courage ou la curiosité de feuilleter les romans du poète. La critique, comme toujours, s’esl donné le mot pour n’y voir qu’un fatras, des matériaux de démolitions inutilisables. Et pourtant, toute l’enfance de Marceline est éparse, non seulement dans Scènes de la vie de famille, mais encore dans l’Atelier d’un peintre, publié en 1833. Marceline s’y représente sous le nom charmant d’Ondine, qu’elle donna plus tard à sa seconde fille Hyacinthe. Tableaux charmants, vignettes naïves gravées sur bois et coloriées au pochoir, comme des enluminures d’Épinal !

Voici « la rue flamande, calme, silencieuse, animée seulement, en été, par les concerts de famille où, le soir, autour de l’humble porte verte, on était assis sur la fraîcheur du seuil formé d’une vaste pierre unie et bleue ».

C’est la rue Notre-Dame. On y remarque, d’abord, l’hôtellerie de l’Homme-Sauvage, à cause de son enseigne éclatante : un homme dont le corps est tatoué, la tête garnie de plumes, et qui roule les yeux.

Mais l’hôtellerie présente des titres plus sérieux à l’attention. Son propriétaire est le père du soldat de fortune qui s’illustrera aux armées de la République et de l’Empire et deviendra le général Scalfort. En attendant, sa fille et son fils, restés à Douai, jouent avec les sœurs de Marceline, qui demeurent tout à côté.

La maison de leurs parents, plus profonde que large, ne cessait de briller comme une maison neuve, grâce à la précaution que prenait Félix Desbordes de rafraîchir souvent la couleur verte de la porte et des contrevents. Il avait, en outre, payé vingt patards l’autorisation de pratiquer dans la façade, pour y abriter l’image de la Vierge, une niche éclairée jour et nuit et ornée de feuillage et de fleurs, aux grandes fêtes de l’année[2].

Les fenêtres du rez-de-chaussée s’appuyaient sur une sorte d’auvent qu’on appelle en Flandre bouquet de la cave, et cette cave en saillie, où l’on pénétrait par une porte basse à deux ballants, était assez claire et spacieuse pour loger un ancien tambour de régiment, maintenant raccommodeur de souliers, et sa femme, une marchande de verdures, qui étalait ses légumes sur les premières marches de l’escalier.

Un autre escalier, intérieur celui-là, donnait accès chez les Desbordes, qui pouvaient l’emprunter pour communiquer, à la dérobée, avec le dehors.

Leur logement se composait, au rez-de-chaussée, de trois pièces : la salle commune, la chambre de milieu, dite aussi chambre bleue, et la chambre rouge, qui était au fond du corridor et devait son nom à la couleur de son carrelage. On ne l’ouvrait que pour y mettre le couvert dans les grandes occasions, et l’on répandait alors, en guise de tapis, un sable fin sous les pieds des convives.

Habituellement, la famille se tenait dans la première salle, qui était chauffée par l’étuve. L’aïeule y vaquait aux soins du ménage et des repas, tandis que, près de la croisée, sa bru, assise au rouet, filait le lin. Entre elles deux, Marceline, dans sa chaise basse, appliquait au tricotage d’une paire de jarretières ses doigts de quatre ans. Pour l’amuser et lui dégourdir les membres, il arrivait que sa grand’mère l’invitât à danser une sarabande, sur un air populaire. La petite imitait les mouvements qu’elle voyait faire, levait les pieds, les bras, courait…, à l’ébahissement de la verdurière et du vieux soldat, qui étaient montés de la cave, attirés par le bruit des talons frappant le plancher en cadence.

La pièce où couchaient les enfants, — plutôt une soupente qu’une chambre, était au-dessus de l’étuve. Le berceau de Marceline côtoyait les lits de son frère Félix et de ses sœurs Eugénie et Cécile. C’était là qu’en revenant du séminaire ou du couvent des Lrsulines, et après avoir échangé leurs sabots contre des chaussons fourrés, ils allaient ranger paniers, tabliers et cahiers d’écriture, roquelaure et mantelets doublés d’ouate et de bourracan. Ensuite de quoi ils emplissaient la maison de leur babil et de leurs ébats.

Mais Eugénie et Cécile ayant respectivement neuf et six ans de plus que leur jeune sœur, c’était plutôt avec Félix, âgé de huit ans, que celle-ci jouait : et par là s’explique la prédilection qu’elle eut toujours, et malgré tout, pour son garnement de frère.

Eugénie et Cécile, cependant, s’occupaient aussi de Marceline. Cécile lui apprenait à lire. Ou bien les quatre enfants ouvraient devant l’étuve un vaste parapluie rouge et, blottis sous cette carapace, admettaient le chat à leur dînette, quand ils n’écoutaient pas les histoires de la grand’mère et de l’oncle Constant.

L’oncle Constant en savait beaucoup, et de belles. Comme il dessinait fort bien, il avait fait, un jour, le portrait de Marceline dans sa petite chaise et avec sa poupée entre les bras. D’autres fois, il se moquait d’elle en fredonnant :

Elle est à trois étages
Dans ses ajustements !…

en raison de ses trois vêtements du matin, qui n’étaient jamais de la même longueur, car elle achevait d’user les vêtements déjà portés à tour de rôle par ses sœurs aînées.

Marceline, sensible au trait de son oncle, se mettait à pleurer… Mais à quoi n’était-elle point sensible, et que peu de chose suffisait pour qu’elle pleurât comme une vigne coupée !…

L’aïeule prenait sa défense et tout se terminait dans les embrassements.

La maison donnait, par derrière, sur une cour exiguë. L’herbe y poussait entre les pavés gris. Un puits mitoyen, que deux larges volets fermaient de chaque côté, permettait aux ménagères de causer, le matin, d’un bord à l’autre. Un grand toit abritait des nids d’hirondelles. Mais le spectacle qu’elles donnaient à Marceline ne valait pas, à ses yeux, l’apparition de sa mère à une terrasse appelée la Plombière, où, parfois, elle venait plier le linge blanc, avant qu’il passât de la corbeille dans les armoires. Catherine se penchait sur la cour…, et l’on eût dit que sa tête fléchissait sous le poids adorable de ses cheveux pareils au lin qu’elle filait.

Une autre image encore se gravait par la répétition dans la mémoire de Marceline. Son père étant administrateur des pauvres de la paroisse, ceux-ci accouraient de la campagne environnante, chaque samedi, chercher leur dû. On balayait le seuil glissant pour les recevoir. On leur coupait le pain d’avance, et c’était Marceline qui leur tendait, à deux mains, la pinte de bière qu’ils vidaient.

Il y avait, parmi eux, un centenaire en casaque rouge rapiécée, qui s’appuyait en marchant sur une béquille de houx et dont l’autre bras projetait un flambeau de résine au bout d’un bâton, pour guider la petite troupe, la nuit venue. Il était coiffé d’une calotte noire et répondait au sobriquet de Bon-Dieu. On l’aimait pour sa douceur et ses bénédictions muettes. Un de ses compagnons, en revanche, effrayait Marceline. Il était vêtu d’un sayon de toile, portait une serpillière sur l’épaule et mendiait avec arrogance, en chantant d’une voix assurée :

Douq ! Douq ! et r’douq ! — Eh ! qui va là ?
Qui trappe si fort à ma porte ?
— Très Sir Seigneur, c’est votre père :
Souhaitez-vous qu’on lui ouv’la porte ?
— Ouvrez-la bien, fermez-la bien ;
Un morceau de pain qu’on lui porte !…

Il faisait désirer sa bénédiction, la donnait brusquement, comme son aumône à lui. Et quand il l’avait donnée, eu égard à la gentillesse de Marceline surtout, il s’éloignait en faisant sonner sur la terre durcie son bâton ferré, et reprenait à tue-tête :

Quand la trompett’ qu’ell’ sonnera,
L’ange du ciel il descendra ;
Il dira : « Morts, relevez-vous ;
Au jugement venez tretous !

Jours d’ambre et de miel, qui fondaient dans la bouche de Marceline, lorsqu’elle s’en souvenait !

La Révolution triomphante allait bientôt donner un autre goût à la vie.

En foule, cette fois, des pauvres, soulevés, avaient tout à coup et tous à la fois, rompu leurs digues. Leur flot courroucé battait les châteaux, les couvents, les églises.

Notre-Dame avait été d’autant moins épargnée que son vénérable curé, Goguillon, s’était refusé à lire en chaire l’instruction de janvier 1791 relative à la Constitution civile du clergé. Il appelait sur lui les premiers coups. La Société des Amis de la République une et indivisible demandait au District de charger « quelques ouvriers patriotes d’abattre tout ce qui appartiendrait à la superstition et à la mémoire des rois ».

Le porche de l’église démoli, le chœur profané, l’orgue sans voix, les vitraux brisés, les saints de bois ou de pierre renversés et meurtris, avaient bientôt attesté l’empressement des patriotes à faire la besogne. Finalement, la ci-devant église Notre-Dame était désignée pour recevoir, outre les blés, les chevaux qu’abritait la ci-devant église Saint-Jacques ; et l’on installait, à cette intention, des râteliers, comme on en avait placé déjà sous les arceaux du cloître des Récollets, transformé en magasin à fourrages par un loueur de carrosses.

Le cimetière n’avait pas moins souffert. Il renfermait maintenant autant de cadavres sans sépulture que de dépouilles mortelles inhumées sous les tertres. Dans l’herbe naguère fleurie, à présent empestée par les fumiers qu’on y déposait, les saints, manchots, décapités, mutilés, gisaient…

Un Christ en pierre grise, couronné d’épines, lié de cordes et que l’on avait, lui aussi, précipité de la paroi, derrière Notre-Dame, faisait sur l’esprit de Marceline une forte impression. C’était l’œuvre d’un primitif anonyme, incapable de complaisance et d’industrie. Sa Flagellation représentait un Sauveur trop abreuvé d’outrages et trop saignant de coups pour, à ce moment-là, gracieuser ses bourreaux ou le genre humain. Jeté sur un lit de mousse, toutefois, il n’avait plus le même aspect farouche, et sauf Marceline, qu’il intimidait encore, les petits enfants venaient à lui, comme des moineaux sautillant dans les ruines.

Ce n’était point, d’ailleurs, la seule image divine qui la saisît de crainte. Elle restait également interdite devant une madone en bois qui ornait, protégée par un grillage, la cour de l’ancien couvent des Récollets, où Marceline allait jouer à cache-cache avec ses compagnes. Souvent, elle s’arrêtait de courir et de chercher, pour contempler Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, dont l’expression de souffrance la frappait, comme le pressentiment d’un avenir de larmes.

Enfin, son père avait recueilli, à la dérobée, une des victimes de la Terreur couchées dans le cimetière : un grand Saint-Nicolas arraché de sa niche et qui s’était cassé le nez dans sa chute. On avait étendu le blessé dans la longue allée obscure qui traversait la maison, et Marceline, peureuse, ramenait ses jupes en passant auprès de lui, afin que la crosse de l’évoque ne les atteignît pas.


La Révolution avait été fatale à la profession qu’exerçait Félix Desbordes.

Son atelier de peintre d’équipages et de blasons se trouvait au pied du rempart, le long de la voie déserte bordée de jardins et de clôries ou closeries citadines, que l’on appelait Le Grand-Canteleu. Là, travaillaient encore des tailleurs de pierre vêtus de peaux blanches et coiffés de chapeaux blancs aussi ; enfin, dans une masure, le crieur de nuit et sa cloche regrettaient leur office aboli par le régime nouveau.

Du jour où le mouvement d’émigration s’était déclaré, Félix Desbordes avait vu s’éloigner son gagne-pain, représenté par ces berlines dont on se préoccupait d’enlever les écussons, bien plus que de les faire repeindre.

Telle était la précipitation des nobles que les administrateurs du district, inquiets des émigrations dont le nombre allait croissant, décidaient, au mois de janvier 1792, d’établir un poste de gardes nationaux à chacune des portes de la ville, pour y veiller jour et nuit.

Mais cette précaution tardive n’empêchait pas le maître-peintre de chômer dans la force de l’âge — trente-neuf ans — et avec sept bouches à nourrir ! Encore ne comptait-il pas son frère Constant-Marie, de dix ans plus jeune que lui, revenu de Paris à Douai au lendemain de la prise de la Bastille, et sans ressources également.

Ce frère, baptisé en l’église Notre-Dame le 1er février 1761, ayant montré de bonne heure des dispositions pour le dessin, Félix ne s’en était pas tenu à l’élever ; dès l’âge de seize ans, il l’avait envoyé à Paris et placé dans l’atelier du peintre Nicolas Brenel, un des premiers maîtres de Gérard, avec lequel Constant Desbordes travailla par la suite.

Que serait devenue la malheureuse famille, en ces jours difficiles, sans Catherine assidue au rouet et continuant à mettre en écheveaux le lin qu’un marchand venait chercher tous les mois et qui était renommé parmi les tisseurs de batiste du pays ?

Les Desbordes, cependant, devaient donner comme tout le monde des gages de civisme. Un comité local de vigilance dénonçait la négligence d’un grand nombre de citoyens à porter la cocarde tricolore et leur rappelait la loi du 21 septembre 1793, punissant la première infraction de huit jours de prison et déclarant suspects les récidivistes. Mieux encore : les femmes étaient invitées tantôt à ne pas porter des cocardes trop petites, tantôt à ne pas les dissimuler « sous des agréments de toilette ».

Marceline et son père, se conformant à ces prescriptions, avaient assisté à un banquet patriotique organisé soit par la Société populaire, soit par cette Société des Amis de la République une et indivisible qui « pour instruire le peuple » avait donné à ses frais, le 11 août 1798, une représentation de La Mort de César.

Marceline ne s’était pas contentée d’assister au banquet. Elle avait appris, pour la circonstance, un hymne à la Liberté. Et comme elle était charmante en robe blanche et sous un tel flot de rubans tricolores qu’elle avait l’air de porter la cocarde de toute la famille, son succès va sans dire.

Mais il est probable que Félix donnait le change sur ses sentiments véritables et que pour lui, comme pour beaucoup de modérés qui en convinrent plus tard, le bonnet rouge était une espèce de paratonnerre. Au dire de Marceline, en effet, il avait caché, sous une dalle de son foyer, les titres de propriétés de plusieurs familles émigrées qui lui faisaient confiance. Et ce détail a son importance, rapproché d’un autre souvenir de Marceline.

Elle parle, à plusieurs reprises, des voyages que son père fit à cette époque, en Hollande notamment.

« Nous saurons peut-être un jour pourquoi », ajoute-t-elle. Vague promesse qui ne l’engage à rien.

Est-il téméraire de supposer que l’ancien administrateur des pauvres, devenu, par la force des choses, dépositaire du bien des riches, imita quantité d’intendants qui ravitaillaient leurs maîtres à l’étranger ?

Laquelle est la plus plausible de cette hypothèse ou de celle que permet une autre note laissée par Mme Valmore ?

Vers 1791, les deux oncles restés célibataires, qui dirigeaient une imprimerie à Amsterdam et qui étaient fort riches et fort âgés, sentant leur mort prochaine, songèrent aux parents qu’ils avaient en France. Ils se montraient disposés à instituer Marie-Barbe héritière, sous la condition qu’elle et sa descendance « rentreraient dans le sein de la religion réformée. »

Soixante ans après, Marceline voyait encore devant ses yeux les caractères de la lettre et son père la lisant…

On fit une assemblée dans la maison. Ma mère pleura beaucoup. Mon père était indécis et nous embrassait. Il sortit dans une horrible anxiété et fit quelques pas dans le cimetière… Enfin, on refusa la succession et nous restâmes dans une misère qui s’accrut de mois en mois…

Est-ce exact ? L’existence des deux oncles a été contestée ; mais Marceline est bien affirmative et donne des détails circonstanciés… Et alors, on se demande si l’extrême misère n’aurait pas contraint Félix Desbordes à se rendre en Hollande pour fléchir les deux vieux calvinistes qu’il ne connaissait pas.

Cette explication offre un double avantage : elle ajoute foi au récit de Mme Valmore et ne détruit la légende qu’après l’avoir admise. Car l’aveu qui coûtait le plus à Marceline, n’était-ce pas que sa famille eût été mystifiée, comme le furent si souvent, en matière d’héritage, des parents éloignés, malheureux et crédules ?

Quoi qu’il en soit et la tourmente révolutionnaire passée, c’est sans doute pendant une absence de son frère que Constant Desbordes, avant de retourner à Paris, recommençait à peindre clandestinement « une enseigne, un saint, dans quelque chapelle qu’on relevait sans en avertir les autorités municipales qui fermaient les yeux, comme elles voulaient être sourdes à l’Angélus et à la messe ».

À cette époque aussi doit se rapporter une anecdote que Mme Valmore a mise, en vers dans la Vallée de la Scarpe, et en prose dans ses papiers, preuve qu’elle y tenait.

Au soleil de germinal, les plus faibles bourgeons, les plus arriérés s’étaient épanouis. Marceline elle-même portait, suspendue au cou par un ruban tricolore et en guise de médaille de la Vierge, une petite image de la Liberté, dont son frère Félix lui avait fait cadeau.

Ô Liberté céleste,
Sans toi, mon jeune cœur étouffait dans mon sein.
Je t’implorais, au pied de ce donjon funeste.
Un jour…

Un jour, donc, Marceline passant devant la Tour Notre-Dame, convertie en geôle militaire, avait vu pour la première fois ce qu’elle regardait constamment : un prisonnier. Tout ce que nous ignorons, tout ce que nous cherchons, tout ce qui nous paraît mystérieux, se cache ainsi, dans la lumière.

Le détenu était un vieux soldat qui venait respirer à travers les barreaux de sa fenêtre et qui gesticulait d’espérance et d’ennui.

Que demandait-il ? La liberté.

La liberté… la liberté… C’était, dans la tête de Marceline, comme le battant d’un grelot.

Où se trouve-t-elle, cette Liberté ?

Et Félix de répondre avec assurance : « À Paris. »

À Paris ? Il ne s’agissait alors que de l’aller quérir.

Chose dite, chose faite. Voilà nos deux enfants en route.

Mais, au sortir de la ville, ils avaient rencontré le colonel d’un régiment de hussards en garnison à Douai, lequel colonel, reconnaissant les mioches et instruit par eux de leur dessein naïf, les avait, en riant, ramenés à leur mère. Non sans promettre, bien entendu, de faire élargir le captif.

Et c’est là comme le modèle d’un de ces contes qu’illustrera plus tard un Tony Johannot ou un Nanteuil, collaborant avec Mme Valmore à la récréation du jeune âge.


Où Marceline reçut-elle, en ce temps troublé, l’enseignement élémentaire, le léger bagage qu’elle n’augmenta guère dans la suite ?

Elle l’a dit : un peu à l’école, et de sa sœur-Cécile davantage.

Ma sœur m’aimait en mère ; elle m’apprit à lire.
Ce qu’elle y mit d’ardeur ne saurait se décrire.

Jeune fille déjà, lorsque Marceline était encore enfant, Cécile avait un vif appétit de lecture et c’est à Saint-Preux, son héros favori, qu’elle pensait, paraît-il, « en poursuivant l’ombre d’un mari ». Aussi repoussa-t-elle les avances d’un petit horloger genevois, bon parti à tous égards pourtant.

« Ce n’est pas là Saint-Preux ! » répondait-elle à ses parents qui eussent volontiers agréé le jeune homme.

Plus tard, naturellement, elle épousa un filateur, qui n’était pas non plus Saint-Preux et qui ne lui donna que le pain de ménage.

Mais elle fut, d’autre part, payée de ses peines par une des plus tendres élégies qu’ait écrites Mme Valmore : Jours d’été.

« Le petit serpent de turbulence » qu’était celle-ci enfant, se dérobait le plus possible aux leçons ou bien y apportait une inattention soutenue. Le livre avait tort… Elle aime à le répéter :

Mais le livre était lourd ; il ne pouvait courir.
Moi, je vais à l’école ; il faut apprendre à lire ;
Mais le maître est tout noir, et je n’ose pas rire !

Et ces beaux vers enfin, dont il faut présenter intacte la gerbe :

Pour regarder de près ces aurores nouvelles,
Mes six ans curieux battaient toutes leurs ailes.
Marchant sur l’alphabet rangé sur mes genoux,
La mouche en bourdonnant me disait : « Venez-vous ?… »
Et mon nom qui tintait dans l’air ardent de joie,
Les pigeons sans lien sous leur robe de soie,
Mollement envolés de maison en maison,
Dont le fluide essor entraînait ma raison ;
Les arbres hors des murs poussant leurs têtes vertes ;
Jusqu’au fond des jardins les demeures ouvertes ;
Le rire de l’été sonnant de toutes parts,
Et le congé sans livre ! errant aux vieux remparts :

Tout combattait ma sœur à l’aiguille attachée,
Tout passait en chantant sous ma tête penchée,
Tout m’enlevait, boudeuse et riante à la fois,
Et l’alphabet toujours s’endormait dans ma voix.

Elle était en quelque sorte fortifiée dans son inapplication par sa mère elle-même, qui « se défendait de la faire savante ». Elle déclarait :

L’enfant sait tout, qui dit à son ange gardien :
« Donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien. »

Aussi devons-nous croire Marceline lorsqu’elle insiste :

Et je ne savais rien à dix ans qu’être heureuse !

Dès qu’elle avait été capable d’épeler dans la Bible, elle s’était rangée à l’avis maternel en ne fréquentant guère l’école que pour y apprendre à coudre et à faire, comme ses sœurs, des pelotes superbes. Elle en revenait « ivre de cette joie bondissante qui lui mettait des ailes aux pieds ».

Elle ne perdait pas tout à fait son temps en chemin, d’ailleurs, puisqu’elle dit :

J’appris à chanter en allant à l’école.

« Le filet de voix claire qui sortait de sa bouche était si fin et si juste », que sa grand’mère et sa mère l’avaient fait entendre à M. Mouton, l’organiste de Notre-Dame, pour qu’il donnât à l’enfant si bien douée ses premières leçons de musique.

Il dut les lui donner, et Marceline aima M. Mouton comme elle aimait M. le curé et Mlle Placide, sa servante ; le carillonneur Grenade, pareil à Goliath ; le violoniste Raoul ; la verdurière et le savetier ; don Gaspard, leur voisin, étainier de son état ; M. Leflon, l’apothicaire ; M. Taranget, le médecin ; Dartois, le loueur de carrosses ; Marianne Racine et Zabeth, les vieilles fileuses de lin ; Bégano, le cordonnier ; et les pauvres du vendredi ; et les petits amis de tous les jours ; et sa généreuse marraine, la femme de l’ancien conseiller au Parlement d’Arras.

On peut juger d’après cela des préférences d’un cœur qui se donnait ainsi. Il brisait ses amarres, il ne se connaissait plus. Et ses effusions extraordinaires n’étaient point réservées qu’aux parents de Marceline, à ses sœurs, son frère, son oncle… ; elles s’étendaient à deux fillettes de son âge, qui moururent jeunes, mais ne moururent qu’un peu. Car le génie a le pouvoir divin de rappeler à lui quelques âmes choisies, pour les rendre impérissables.

Albertine Gantier était la fille de commerçants douaisiens. Elle nous apparaît en dix élégies, comme sur autant de petites médailles frappées à son effigie. C’est elle qui venait sans cesse chercher Marceline pour cueillir aux remparts des clochettes ou des mauves roses, jouer aux osselets sur les tombes du cimetière, renvoyer le volant par-dessus les croix… ; ou encore, un panier de groseilles au bras, grimper sur le calvaire, s’y asseoir et goûter.

Souvent Rose-Marie les accompagnait. Qui était Rose-Marie dont le nom de famille : Dassonville, ne nous est révélé que par une dédicace ? La Guirlande tressée par Mme Valmore ajoute seulement, en fait de précisions :

Bientôt elle eut douze ans. J’étais plus jeune encore
Quand le malheur entra dans notre humble maison.
J’allai lui dire adieu : sa voix frêle et sonore
Du haut du vieux rempart cria deux fois mon nom.

Marceline, quand elle revint, ne retrouva plus sa petite amie. Elle alla au cimetière, elle y cueillit des fleurs… des fleurs qui semblaient pousser vers elle, comme pour faire revivre le geste dont Rose-Marie était coutumière…

Quant aux autres compagnes de son jeune âge, Mme Valmore se contente de les dénommer collectivement : ce sont « les blonds essaims des jeunes Albertines ». Elle ne mentionne à part qu’un petit garçon qui avait neuf ou dix ans lorsqu’elle en avait sept. Il s’appelait Henry, et Goncourt dirait qu’elle eut pour lui une passionnette, comme l’indiquent une note manuscrite, publiée par M. Lacaussade, et la poésie : Fleur d’Enfance, avec sa ritournelle :

C’était mon petit amoureux !

Cependant, Marceline avait grandi. Nous sommes en 1796 et le Directoire est, depuis deux mois, le gouvernement de la France. Comme Arras, comme toute la région terrorisée par Joseph Le Bon, Douai se rassure. Le nom du sombre conventionnel n’est plus qu’un épouvantail dont on menace les enfants auxquels les loups, les houlans, ou ces follets qu’on appelle en Flandre lumerottes, ne font plus peur. Les populations, comme au sortir d’un cauchemar, retournent à leurs habitudes, à leurs travaux, à leurs plaisirs. Elles recommencent à célébrer les fêtes immémoriales inscrites au calendrier ; et le jour des Rois est la première que relèvent certaines familles, peut-être pour exprimer, sous le couvert de la parodie, leur attachement à l’ancien ordre de choses et l’espoir qu’il va revenir.

On trouve, dans l’Atelier d’un peintre, le récit tragi-comique de cette goguette burlesque. Mme Valmore s’est même rajeunie de cinq ans pour y jouer un rôle. Elle nous montre « sous les parures graves de sa grand’mère, » le plus jeune enfant du logis, « un personnage de cinq ans, blond et rouge comme une grenade, » monté sur une table et agitant dans l’urne les noms du roi, de la reine et de fous les grands dignitaires, y compris le bouffon de cour.

Or, en assignant à cette fête la date précise du 6 janvier 1796, Mme Valmore rectifie elle-même son erreur et donne son âge exact : dix ans.

Entre tous ses ouvrages en prose, l’Atelier d’un peintre est précieux et les biographes ont eu bien tort de ne pas le consulter davantage. Outre que Mme Valmore y est aussi sincère que dans ses élégies, celles-ci ont été revues, corrigées et torturées par les uns et par les autres, tandis que ses romans, dont nul ne s’est soucié de châtier la forme ni de commenter le fond, gardent encore l’attrait de sentiers non battus où l’on peut herboriser en paix.

La joie qu’éprouve, d’autre part, Mme Valmore à s’évader d’une intrigue, d’une composition où elle est malhabile, n’a pas moins de prix à mes yeux. Je l’invoque ainsi qu’une présomption de véracité. L’intérêt qui languissait se ranime, dès que l’auteur se précipite dans les digressions. C’est la nostalgie du pays natal, ce sont des souvenirs d’enfance, qui faufilent les scènes décousues de l’Atelier d’un peintre. Le plaisir d’y prodiguer ses impressions semble consoler Mme Valmore du mal qu’elle avait à écrire sur commande. Aussi, pour un oui, pour un non, ses personnages — et elle-même la première sous le nom d’Ondine — nous transportent-ils de Paris à Douai. C’est pour le lecteur tout profit.

L’Atelier d’un peintre parut en 1833, mais, à partir de 1831, l’éditeur Ladvocat, dans le Livre des cent-un, en avait publié d’importants fragments. Il est probable que le livre fut commencé vers 1830. Or l’oncle Constant-Marie, que Mme Valmore appelle Léonard dans son roman, était mort depuis deux ans à peine, et elle le regrettait beaucoup. On dirait qu’elle n’a écrit l’Atelier d’un peintre que pour se donner l’illusion d’une chère présence. C’est avec son oncle qu’elle cause. C’est l’excitateur et le guide de sa mémoire. Lorsqu’il ne l’aide pas à préciser des souvenirs, il propose les siens, fournit sa quote-part. Elle l’écoute raconter. C’est son ombre qui dicte. Elle a trouvé pour la retenir ce moyen bien simple : la prendre pour collaboratrice. Tant qu’ils parleront du passé, Mme Valmore est sûre que son interlocuteur ne s’en ira pas. Et elle en parle tout le temps.

Réduits aux indications de Sainte-Beuve et de M. Corne, nous n’aurions qu’une idée assez vague de Constant-Marie Desbordes. Ce fut, disent-ils, un bon peintre de portraits, l’ami de Gros, du baron Gérard et de Girodet, ses contemporains.

En réalité, les œuvres de lui exposées au Musée de Douai ont une valeur plus documentaire qu’artistique. Ce sont des portraits, le sien, ceux de son frère Félix, de Marceline, de Valmore, et une grande toile : l’Origine de la vaccine, qui présente en groupe tous les membres de la famille et lui avait été commandée, en 1812, pour orner un ministère. On l’a retrouvée, en 1890, dans les oubliettes du Louvre[3].

Pour obtenir une physionomie plus poussée de cet artiste d’autrefois, il est indispensable de consulter les petits contes flamands de Mme Valmore, les principaux épisodes de l’Atelier d’un peintre, enfin quelques passages de la Correspondance, celui, notamment, où elle nous apprend que Constant Desbordes fut le premier maître de Delaroche, à telles enseignes que celui-ci fut heureux, plus tard, de rendre au fils de Mme Valmore les leçons reçues de son oncle.

C’est évidemment de sa bouche que Mme Valmore avait recueilli l’histoire saisissante du crieur de nuit, trouble-fête des Rois, histoire avant-courrière des premiers Contes fantastiques d’Erckmann-Chatrian. Et, de fait, Mme Valmore n’est-elle pas, comme eux, l’âme d’un pays, l’essence d’un flacon ? Elle écrit des contes pour chérir les Flandres, comme ils en écrivent pour aimer l’Alsace. Le champ qu’elle cultive la nourrit.


Marceline fut, de bonne heure, accessible aux pressentiments.

C’est en vain, a telle dit,

C’est en vain que l’on nomme erreur
Cette secrète intelligence
Qui, portant la lumière au fond de notre cœur,
Sur des maux ignorés nous fait gémir d’avance.
C’est l’adieu d’un bonheur prêt à s’évanouir.
C’est un subit effroi dans une âme paisible ;
Enfin, c’est pour l’être sensible
Le fantôme de l’avenir.

Mais c’est encore dans l’Atelier d’un peintre que sa croyance aux présages permet le mieux de soulever un coin du voile qui nous dérobe la cause initiale et les premières années de son malheur.

Marceline observait, une fois, un nid que les hirondelles avaient fait sous le toit de la cour et qui portait bonheur à la maison. C’était vers le soir, après une journée chaude et pleine de soleil. « Le temps avait la fièvre. » Un ménage d’hirondelles se querellait continuellement et jetait des cris tantôt rares et plaintifs, tantôt aigus et multipliés. La femelle, ce jour-là, avait gagné un autre toit plus élevé et semblait ne point entendre les appels du mâle qui couvrait ses petits de ses ailes étendues. Il ne les quittait que pour s’élancer vers la fugitive et décrire devant elle des cercles expressifs. Il renouvela quatre ou cinq fois sa tentative… ; mais il eut beau s’arracher des plumes, exciter ses petits à gémir avec lui, la mère, en face d’eux, au bord du toit que des gouttes de pluie rendaient déjà glissant, regardait sa nichée avec indifférence. Tout d’un coup, désespéré, frénétique, le mâle se retourna vers ses petits, les saisit dans son bec l’un après l’autre (il y en avait quatre) et les précipita de toute la hauteur de son vol sur le pavé de la cour, où ils s’écrasèrent. Puis, secouant ses plumes frémissantes, il disparut dans l’orage, poursuivi par la femelle éperdue !

Marceline assista-t-elle réellement à cette scène ? J’en doute un peu. Je croirais plutôt que c’est une parabole grâce à laquelle, sans offenser la mémoire de ses parents, elle pouvait retracer leur vie domestique troublée par la misère et les efforts infructueux du chef de famille pour améliorer le sort des siens. Afin qu’on ne s’y trompe pas, d’ailleurs, elle prend bien soin de noter que les petits sont au nombre de quatre ; puis elle ajoute :


Peu de temps après, je naviguais avec ma mère, seulement ma mère ! vers l’Amérique, où personne ne nous attendait. Elle était muette cette mère si charmante ! elle était loin de vous tous avec moi, son plus jeune et son plus frêle enfant ; nous nous regardions avec épouvante, comme si nous ne nous reconnaissions plus ; elle me serrait le bras, elle me collait contre elle à chaque roulis de cette maison mouvante, fragile et inconnue, dont les mouvements la faisaient malade à la mort…

Enfin, après trois mois encore, je revins seule, vêtue de noir, n’osant plus me bouger dans le monde, où la mort tourne toujours comme l’hirondelle furieuse. J’avais tremblé sous mon premier habit de deuil.


Ce développement n’était point indispensable pour donner un sens à la parabole des hirondelles. Nous avions compris. C’est en pure perte que Marceline, arrêtant son récit au moment où la femelle refuse de rentrer au nid, se répand en protestations de tendresse filiale, afin de dissiper une équivoque défavorable à sa mère.


Que j’aimais ma mère ! Ma sœur, où est ma mère ? Je me sens à genoux devant son souvenir ! Quelle suite et quelle liaison d’idées fondues ensemble ont, depuis, incrusté fortement son souvenir dans cette scène d’hirondelle et d’orage ? J’en ai froid, et vous ? Surtout en me rappelant mon père qui l’aimait avec une passion si grave, si sainte, si fidèle ! Surtout en me rappelant ce nid où le mâle abandonné se livra tout-à-coup à une douleur si frénétique et si puissante !


Il est trop tard. Déjà, d’ailleurs, ces lignes d’Introduction à l’Atelier d’un peintre nous avaient avertis : « Malgré ses apparences uniformes et paisibles, la vie humble, pauvre et obscure du logis a son drame de même qu’une vie agitée et féconde en événements. »

Mais il faudrait peu connaître Marceline pour la supposer capable de blâmer ou seulement de juger sa mère. Celle-ci est une sainte que sa belle chevelure nimbe à jamais, comme Félix Desbordes, malgré sa déchéance, restera toujours, aux yeux de sa sœur, le compagnon d’enfance espiègle et pardonnable ; comme l’aïeul migrateur, enfin, qui délaissa si souvent Marie-Barbe, sa femme, arrachera, néanmoins, ce cri à Mme Valmore sexagénaire : « J’aime tant la belle figure de mon grand-père ! »

Que Catherine Desbordes ait été parfaite dans le bonheur et la tranquillité, on peut, au demeurant, l’admettre, sans aller, toutefois, jusqu’à dire, comme M. Corne, qu’elle était « distinguée, éprise de musique et de poésie, femme d’imagination et de cœur ».

Elle semble surtout avoir eu le caractère aigri et dénaturé par les revers. L’adversité fut comme le levain d’une pâte de femme où le dépit et l’ambition de la fille du fermier citadin s’amalgamaient avec l’ignorance, la crédulité et l’obstination de la paysanne. La fermentation de ce mélange exposait Catherine à extravaguer, et elle extravagua, en effet, du jour où elle espéra le salut, non plus d’un parent de Hollande, mais de certaine cousine d’Amérique, mariée avec un planteur qui avait censément fait fortune aux Antilles !

Quel est l’auteur responsable de cette suggestion ? Qui montra ce nouveau miroir scintillant à la pauvre alouette égarée ? Mystère. Mais nous en savons assez maintenant pour imaginer les scènes de ménage dont la petite maison de la rue Notre-Dame fut le lieu et dont Marceline ne voulut jamais se souvenir.

Son père feignait également de les avoir oubliées. « Le sombre passé ne lui plaisait pas à visiter, à en juger par le silence dont il accueillait nos questions. Il y répondait seulement quelquefois, d’un ton doux et sérieux : “Bah ! qu’est-ce que cela fait[4] ?” »

On devine le tourment de cet homme affectueux, faible et triste, qui s’entendait reprocher du matin au soir son inaction prolongée, ses démarches inutiles, sa diplomatie maladroite… Que faire ? Comment sortir d’embarras ?… Les cousins des Antilles… Ah ! dès l’instant que Catherine se propose d’avoir recours à eux, d’aller elle-même les solliciter, comme on voit bien, au bord du toit, l’hirondelle combattue par tous ceux que sa menace d’absence étonne et consterne !

Mais c’est pour elle comme une revanche à prendre. Ce que des scrupules excessifs ont fait perdre à la famille du côté de la Hollande et des grands-oncles millionnaires, Catherine se flatte de le rattraper par ailleurs. Et, sa résolution prise, elle n’en démordra plus, quelles que soient les difficultés d’un aussi long voyage pour des gens sans le sou. Ces difficultés, elle ne les envisage même pas. C’est comme un accès de folie qui la porte à l’extrémité de partir à l’aventure avec une fillette de douze ans, en laissant derrière soi un mari et trois autres enfants. Car elle a décidé d’en emmener un, le plus jeune… Pourquoi ? Pour obtenir des cœurs à capter, le maximum de compassion, évidemment. La sainte mère commence à perdre son auréole, le jour où l’enfance de Marceline, prologue de sa vie, se termine par ce coup de foudre.


II

LA JEUNE FILLE
Adolescence. Voyages. Théâtre. Amours.



L’adolescence de Marceline est un tunnel coupé de brèves éclaircies, de stations dont on distingue à peine le nom et où le train ne s’arrête pas.

Catherine Desbordes et sa fille, qui ont quitté Douai en 1797 — au plus tôt, ou en 1799 — au plus tard, ne s’embarquent pour la Guadeloupe que vers la fin de 1801. C’est se donner le temps de la réflexion. Mais la mère, pendant les trois ou quatre années qu’elle passe loin des siens, paraît n’avoir songé qu’à réunir la somme suffisante pour mettre son projet à exécution. Elle est butée ; elle s’est juré d’aller à la Guadeloupe, et elle ira.

Si, du moins, elle y allait seule, cette mère « imprudente et courageuse ». Elle ne voit donc pas que Marceline la suit à regret… « Je l’avais bien voulu, écrit celle-ci, mais je n’eus plus de gaieté après ce sacrifice. J’adorais mon pore comme le bon Dieu même. Les rues, les villes, les ports de mer où il n’était pas me causaient de l’épouvante ; et je me serrais contre les vêtements de ma mère comme dans mon seul asile. »

Un fait incontestable, c’est que Mme Valmore n’aimait pas à s’étendre sur cette période de son existence. On ne peut l’explorer qu’à la lueur d’une note rédigée de mémoire, après sa mort, par son mari ; ou bien, à l’aide de quelques bouts d’allumettes qui traînent dans sa prose et ses vers et s’enflamment, d’ailleurs, mal.

Autant elle est prodigue des souvenirs de son jeune âge, autant elle devient réservée à partir du moment où elle se met en chemin avec sa mère.

Nous ne sommes même pas exactement fixés sur la date de cet événement. 1797, disent MM. Corne et Rivière ; 1799, dit M. Pougin, probablement mieux informé.

Mais la piété filiale, si elle explique la discrétion de Marceline, prouve bien, en revanche, que celle-ci se rend compte des « imprudences » de sa mère et la soulage, par le silence, d’une part de responsabilité trop lourde dans les vicissitudes que va subir toute la famille. Quoi qu’il en soit, l’hirondelle prenant sa volée vers la Guadeloupe, lit d’abord un crochet en passant par… Lille ! Qu’allait-elle chercher à Lille ? Les conseils et peut-être aussi le viatique d’une amie qui avait joué la comédie. La dame ne donna point d’argent, mais elle proposa à Catherine Desbordes le moyen de s’en procurer, d’abord pour vivre : c’était de faire fructifier, au théâtre, l’intelligence précoce, la voix musicale, les cheveux d’or, le physique expressif enfin de Marceline, âgée alors d’une douzaine d’années.

L’excellente mère se fit prier. Dans une histoire dont sa fille a fourni, sans contrôle, tous les éléments, il allait de soi que Catherine se fît prier et ne cédât que la mort dans l’âme. Tout, pour elle, en d’autres termes, était préférable à l’humiliation de rentrer à Douai, l’aile basse, et de reprendre sa place au rouet, qui, pointant, donnait toujours, lui, le pain quotidien.

Marceline débuta-t-elle à Lille même, à quelques lieues de sa ville natale ? Il faut le croire, puisqu’elle l’a dit à son mari qui l’a cru et le répète, dans la note précitée. Mais les preuves manquent. Il ajoute, de confiance encore, qu’elle fut ensuite engagée, pour tenir l’emploi des ingénuités, à Rochefort, puis à Bordeaux, renseignement qui situe les ports de mer mentionnés par Marceline dans le passage d’une de ses lettres que nous avons reproduit.

À Bordeaux, elle fut, disait-elle, maltraitée par une directrice insolvable, et la pauvre petite allait, ainsi que sa mère, mourir d’inanition, lorsque la visite providentielle d’une jeune camarade de théâtre, les avait toutes deux ranimées.

Mme Valmore, qui garda toujours un si amer souvenir de Lyon et de Rouen, n’assombrissait pas Bordeaux du même ressentiment. Il y paraît dans son Élégie intitulée : Le retour à Bordeaux :

Salut ! rivage aimé de ma timide enfance
Où, de ma vie en fleur, le songe a commencé !…

Il faut aller, toutefois, jusqu’à la fin de la pièce, pour découvrir la raison profonde qu’avait le poète d’épargner Bordeaux.

Mon cœur inoccupé, trop jeune pour l’amour,
Sentit en l’écoutant qu’il aimerait un jour.
Un bel enfant dès lors troubla ma rêverie ;
Je le baisai, distraite et ce baiser fut doux.
J’en entretins longtemps ma mémoire attendrie ;
Il me l’a bien rendu, car il est mon époux.

Cet enfant de la balle, moins âgé qu’elle de sept ans, était, en effet, celui qui devait l’épouser plus tard.

De Bordeaux et au gré des directeurs avec lesquels avait affaire la fileuse de lin, muée en mère d’actrice, où Marceline porta-t-elle encore ses petites mines et ses travestis ? La note dit : à Pau et à Bayonne, et une lettre de Mme Valmore à son mari confirme et complète l’indication.


Je me sens toujours attirée avec toi vers Pau, Toulouse, ou Tarbes, ou Bagnères…, parce que je t’ai beaucoup aimé dans ton passé et que j’aurais bien voulu le confondre avec le mien qui a erré aussi par là.


À Tarbes, en effet, elle avait fait partie d’une troupe où brillait Monvel ; et sur cette découverte de M. Pougin, nous aurons l’occasion de revenir.

À Bayonne, enfin, l’obligeance d’une dame chez qui Marceline et sa mère logeaient, permettait à Catherine Desbordes, en possession de l’argent du voyage, de satisfaire son obsession, de courir à Bordeaux, de s’y embarquer et de cingler vers la Guadeloupe, pour faire naufrage au port !

Pauvre femme ! On voudrait être indulgent à des erreurs qu’elle va bientôt payer si cher. On lui pardonnerait un coup de tête, la France traversée d’une traite, de Douai à Bordeaux, comme en rêve, l’embarquement, puis le réveil là-bas, trop tard, réveil de quelques jours avant le grand sommeil…

Mais ce long voyage à petites soirées, à petits feux ; le sauvetage d’une famille tenté par la mère au moyen de sa fille ; cette tournée insensée de misère, d’embûches et d’affronts, entreprise par deux vagabondes, l’une gagnant, l’autre quêtant leur passage à bord d’un bateau… ; non, ce n’est pas un coup de tête, c’est le ferme dessein d’une sotte opiniâtre ; et plus on y songe, moins sa conduite extraordinaire trouve grâce à nos yeux.



« Arrivée en Amérique, a écrit Mme Valmore, ma mère trouva ma cousine veuve, chassée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur… Ma mère ne para pas ce coup. Son réveil, ce fut de mourir à 41 ans. On m’emmena en deuil hors de cette île dépeuplée en partie par la mort, et, de vaisseau en vaisseau, je fus rapportée au milieu de ma famille désolée et devenue tout à fait pauvre. »

Là encore, Marceline, habituellement si expansive, se retient de tout dire. Nous ne sommes informés que de l’essentiel : son arrivée à la Pointe-à-Pître, à la fin de 1801, puisque l’île fut mise à feu et à sang par les hommes de couleur, au mois d’octobre ; la disparition de la cousine, objet d’un espoir obstiné ; la mort de Catherine succombant à la fièvre jaune et à la déception.

La femme d’un fonctionnaire nommé Guédon eut heureusement pitié de Marceline et la plaça chez une jeune veuve, qui eut soin d’elle jusqu’au jour où il fut possible de la rapatrier.

Ce que l’on connaît de ce lambeau de son existence, échappe malheureusement à toute vérification. Il faut s’en rapporter aveuglément à quelques souvenirs épars dans ses livres ou recueillis de sa bouche par son mari et par son fils.

La source vers laquelle on se porte naturellement : les Veillées des Antilles, est un trompe-l’œil, est en verre filé. L’élégie : le Soleil des morts, donne ce pleur seulement, in memoriam, au pays :

Loin, par-delà les murs, où j’ai vu se courber
Ma tige maternelle enlacée à ma vie,
Puis mourir sur le sable, où je l’avais suivie.

La Correspondance ne renferme que des traits fugitifs comme celui-ci (à son mari, 28 juillet 1844) :


Ce matin, je reçois la lettre et le détail de l’emploi de ton temps. Tu me regardes sur la mer, ô mon cher ami, où j’ai vu de si près la mort sans la craindre, ni la comprendre ; là aussi l’ignorance tient lieu de courage. Je regardais… je n’étais triste que de l’espace et de l’isolement de mon cœur.


Mais voici, plus importante, la glane que l’on trouve, sous forme d’avant-propos, dans le volume de nouvelles intitulé : Huit femmes, qui parut en 1845, chez Chlendowski, l’éditeur des Parents pauvres, de Balzac.


MON RETOUR EN EUROPE


La fièvre jaune, qui continuait ses ravages à la Pointe-à-Pitre, n’avait plus rien à m’enlever. J’allais remonter seule à bord d’un bâtiment en rade qui, pour compléter sa cargaison, devait mouiller à la Basse-Terre, avant de faire voile pour la France.

Il faisait nuit, de cette nuit visible qui change l’aspect des sites, et fait d’autres villes, des villes vues au jour. Ne pouvant soutenir l’aspect de celle-là, j’allai me cacher dans une arrière-chambre basse de la maison qui m’avait recueillie après la révolte et mon deuil. J’attendais que l’heure, dont les secondes faisaient du bruit dans une vieille horloge contre la muraille, sonnât le départ, quand le gouverneur vint offrir, au nom de sa femme, de me prendre dans sa famille, où je pourrais attendre une occasion moins périlleuse de retourner en France. Il instruisit la veuve que j’allais quitter, des dangers qui m’attendaient but le bâtiment, si frêle en effet, qu’il ne ressemblait guère qu’à un grand canot couvert.

Cette embarcation marchande, emportant à Brest des morues sèches, de l’huile de baleine, etc., ne recelait d’autres provisions que quelques pièces de bœuf salé et du biscuit à rompre au marteau. Le feu de l’habitacle et celui des pipes était le seul qui devait s’allumer pour le réconfort d’un si long voyage.

« Elle mourra, dit le gouverneur à la jeune veuve qui me pleurait déjà ; je vous dis, madame, qu’elle mourra. »

Toutes leurs paroles m’arrivaient à travers la cloison, mais aucune ne changeait ma résolution de partir. On vint me chercher pour répondre moi-même ; je pleurais, mais je refusais tout dans l’horreur de rester. Il me semblait que plutôt que de m’y résoudre, j’aurais tenté ce qu’un petit nègre de la maison voulait entreprendre pour me suivre : je me serais jetée à la mer, croyant comme lui, trouver dans mes bras la force de nager jusqu’en France.

La terreur me chassait de cette île mouvante. Un tremblement de terre, peu de jours auparavant, m’avait précipitée sur mon lit tandis que je tressais mes cheveux, debout devant un petit miroir. J’avais peur des murs ; j’avais peur du bruit des feuilles ; j’avais peur de l’air. Les cris des oiseaux m’excitaient à partir. Parmi toute cette population mouvante ou portant le deuil des morts, les oiseaux seuls me paraissaient vivants, parce qu’ils avaient des ailes. Le gouverneur n’obtint rien de ma reconnaissance que des actions de grâce et un salut d’adieu.

J’ai toujours en moi sa figure désolée quand il sortit, m’abandonnant à ma destinée, qu’il pressentait fatale : c’était la première fois que j’en décidais moi-même, et je la remis à Dieu seul, n’ayant plus d’autre maître que lui.

Je partis à minuit. Quand il fallut se séparer de moi, la veuve ne put s’y résoudre. Elle renvoya au logis ses domestiques qui étaient de confiance, et prit son parti de me conduire l’espace de quarante-cinq lieues, qui sépare les deux îles.

En me sentant enlever par les matelots du bâtiment qu’il fallait aller rejoindre au milieu de la rade, j’avais mis ma main sur mes yeux, ne pouvant soutenir les larmes de cette aimable femme.

À ma grande surprise je la retrouvai dans le canot, assise près de moi, calme et satisfaite, comme on l’est après une lutte généreusement terminée. Elle me conduisait à la Basse-Terre, où elle avait des amis, ne pouvant renoncer à l’espoir de m’assurer un meilleur passage en Europe, durant les jours que nous devions attendre pour mettre à la voile. Elle m’enlaça de ses bras, et nous ne dîmes plus une parole en regardant le spectacle qui nous entourait de toutes parts.

D’un côté l’eau sans horizon étendait sa surface immense, noire et luisante, sous la lune qui s’y multipliait dans chaque lame errante. Devant nous le port que je quittais à reculons pour le regarder en face, et que je ne reconnaissais pas pour celui dans lequel j’étais entrée par un temps d’orage, nous révélait son mouvement silencieux par le déplacement des lumières courant de vaisseaux en vaisseaux. Du milieu de ces choses dont j’emportais la teinte ineffaçable, je vis accourir au rivage… Mon Dieu ! je l’ai rêvé longtemps ! Mais enfin, je crus voir ma mère me tendre ses bras ranimés… Je n’ai rien à me rappeler de plus triste. Qu’importe ce qui suivit et comment je revins accomplir mon sort dans cette France qui me manquait à chaque heure ; à laquelle pourtant je ne manquais pas. Amour du berceau, sois béni, mystère doux et triste, comme tous les amours !

Plus tard encore, ne pouvant rien faire de mieux que d’écouter, durant les longs jours d’une traversée tantôt ardente, tantôt brumeuse, je laissai passer devant moi de nouveaux fantômes, vrais ou imaginaires, qui le sait ? Je les évoque à mon tour, altérés, modifiés dans les sommeils de ma mémoire qui les a logés sans les bien connaître, mais qui les aime encore. Connaissons-nous mieux à vrai dire, les êtres qui se racontent eux-mêmes, avec lesquels nous vivons, pour lesquels nous souffrons, et qui souffrent pour nous ? Est-on plus certain de rester dans le réel en croyant écrire de l’histoire ? Ainsi, qu’ils me pardonnent, les narrateurs dont j’ai mal retenu les récits, ou mal traduit les créations. Si quelques lignes émouvantes parmi toutes ces pages retrouvent accès dans le souvenir des passagers d’autrefois, qu’ils les reçoivent comme une restitution : ce qui restera, pâle et languissant, et pareil au calme plat dont nous avons souffert ensemble, quand il berçait notre navire sans le faire avancer, je le prends sur moi, pour le mettre au nombre de mes fautes dont je ne veux accuser personne.


Tout ce que nous savons de l’aventure, somme toute, se ramène à une image d’Épinal dont les légendes suivantes peuvent donner une idée :

« Dernier soupir d’une mère adorée. »

« Des personnes charitables recueillent et consolent Marceline. »

« A force de prières, elle obtient son passage à bord d’un navire de commerce prêt à faire voile pour la France. »

« Elle partage le biscuit et le bœuf salé de l’équipage. »

« Elle se fait attacher à un mât pour contempler une tempête. »

« Sa vertu triomphe d’un capitaine infâme. »

« Les matelots indignés la prennent sous leur protection. »

« En débarquantà Dunkerque, l’odieux capitaine se venge des refus de l’orpheline en retenant sa petite malle… »

« Marceline retrouve sa famille. »

Sa famille, en réalité, Marceline ne la retrouva pas tout de suite. De Dunkerque, elle gagna, d’abord, Lille, à dessein, manifestement, de s’y procurer les ressources dont elle était dépourvue. Le choix de cette ville montre bien qu’elle y avait noué des relations, principalement dans le petit monde dramatique. C’est aux soins de celui-ci, en effet, que fut organisée une représentation au bénéfice de la jeune fille « échappée aux massacres de la Guadeloupe ».

Lestée de quelque argent, elle fit enfin retour à Douai.

Elle y revit son père et ses sœurs, mais son frère s’était engagé et guerroyait en Espagne.

Quel accueil reçut-elle de sa famille, qui n’avait cessé, pendant son absence, de végéter ? On l’ignore. On en est réduit à présumer que Marceline eut à cœur, non seulement de n’être pas à charge aux siens, mais encore de leur venir en aide.

La troupe lilloise de comédie desservait le théâtre de Douai. C’est à cette troupe sans doute que Mlle Desbordes fut redevable de débuter, le dimanche 21 novembre 1802, à Douai même, dans Le Philinte de Molière ou la suite du Misanthrope, comédie en cinq actes de Fabre d’Églantine, qu’accompagnait sur l’affiche une autre petite comédie : Le roman d’une heure ou La folle gageure, d’Hoffman.

Il est vraisemblable qu’elle termina la saison à Lille, où quelqu’un, l’ayant remarquée, la fit engager au Théâtre des Arts, à Rouen. Toujours est-il qu’on l’y voit et qu’on l’y applaudit, l’année suivante, dans les ingénuités et les jeunes dugazons. Car les artistes des grands théâtres de province, à cette époque, devaient pouvoir interpréter à la fois la comédie et l’opéra.

Bien longtemps après, en 1852, Mme Valmore écrivait à l’un de ses amis : « Cette ville toute moyen-âge est hérissée pour moi de souvenirs durs comme des pointes de fer. J’avais quinze ans (elle se rajeunissait), lorsque j’y suis entrée avec une de mes sœurs et mon père, quand je revenais d’Amérique. Là, j’étais la petite idole de ce public encore sauvage (il avait sifflé Talma) et qui sacrifie tous les ans deux ou trois artistes, comme autrefois des taureaux. Moi, l’on me jetait des bouquets, et je mourais de faim en rentrant, sans le dire à personne. De là, et d’un travail forcé pour cet âge, une santé chancelante à travers la vie qui a suivi… »

Travail excessif, assurément, si l’on songe que Marceline devait, aux termes de son contrat, jouer la comédie (les rôles de Mlle Mars aux Français, notamment), chanter l’opéra et même danser ! Aux heures enfin que n’absorbaient pas les répétitions et les représentations, elle avait à s’occuper de ses costumes, à les tailler, coudre, ajuster et réparer, aidée, il est vrai, dans cette besogne, par ses deux sœurs qui vécurent avec elle, quand le père Desbordes eut regagné Douai. Eugénie et Cécile, d’ailleurs, ne devaient plus quitter la Normandie, où elles se marièrent, l’une avec un filateur de Charleval et l’autre avec un contremaître de fabrique, aux Andelys.

Marceline, aussi bien, n’eut point à regretter d’abord d’avoir nécessairement étudié le chant, puisque sa jolie voix, autant que sa gracieuse simplicité, frappèrent des artistes de l’Opéra-Comique en représentation à Rouen et lui valurent un engagement à ce théâtre.

Voilà Marceline à Paris[5]. Le jour de ses débuts, 29 décembre 1804, dans Lisbeth, de Grétry, et dans le Prisonnier, de Delhi Maria, elle a exactement dix-huit ans et demi.

À l’Opéra-Comique, son succès ne fut pas moins vif qu’au Théâtre des Arts. Le Journal de Paris disait bien « que sa voix n’avait pas une grande étendue, que le timbre en était un peu voilé… » ; mais Marceline, dans une lettre de rectification adressée au même journal, un mois auparavant, n’avait-elle pas émoussé le reproche en déclarant qu’elle était engagée aux Italiens « pour y jouer les rôles qui exigent le moins de chant ».

La suite du compte rendu dans le Journal de Paris est à citer pour le portrait qu’on y trouve de Marceline.


Elle est d’une faible complexion et les traits de sa figure manquent de régularité ; mais sa physionomie douce et mélancolique inspire d’abord de l’intérêt. Cette jeune personne paraît d’ailleurs sentir tout ce qu’elle dit. Sa diction est pure, ses inflexions sont justes et variées ; ses gestes ont de l’aisance et de la simplicité ; en un mot, elle a tout ce qu’il faut pour devenir actrice.


Tout… sauf le feu sacré, qu’elle n’eut jamais.

Moins de trois mois après, le 12 mars 1805, et lorsqu’elle avait encore paru, pour ses seconds débuts, dans la Jeune Prude, de Dalayrac, Marceline créa une comédie en un acte mêlée de chants, Julie ou le pot de fleurs, de Fay et Spontini, pour la musique, et, pour les paroles, de A. Jars, qui, devenu député du Rhône, resta pour son interprète un ami dévoué.

La critique fut favorable, avec les mêmes réserves.

« Mlle Desbordes joue et débite très bien, mais elle ne chante pas ; elle n’a pas de voix ; il faudra que les musiciens renoncent en sa faveur à leur science, à leur harmonie ; que l’orchestre s’humilie ou s’anéantisse. »

C’est à elle, cependant, que Grétry, qui l’avait prise en affection, confiait le rôle de Zirzabelle, à l’occasion d’une reprise du Tableau parlant.

Il fit mieux : il lui ouvrit sa maison. Ce ne sont pas seulement les lettres publiées par M. Pougin qui l’attestent ; voici le crayon qu’un familier du logis, Pierre Hédouin, a tracé de celle qu’on y recevait :


J’allais sortir, lorsque je vis entrer une jeune personne dont la figure naïve, spirituelle et pleine de sensibilité me frappa. Son teint un peu basané, sa petite taille et les éclairs qui s’échappaient de ses yeux noirs, me la firent prendre pour une créole ou une portugaise. C’était Mlle Desbordes… Grétry l’appelait sa chère fille, et son âme brûlante, ses talents, la rendaient digne de ce titre[6].

Elle n’oublia jamais l’hospitalité ni les bons conseils que lui avaient donnés Grétry et sa vieille Jeannette. Longtemps après, à Mme Allart (belle-mère d’Alphonse Daudet) convenait de publier en collaboration avec son mari, un recueil de poésies (les Marges de la vie) Marceline écrivait :


Il y a bien de l’amour dans les vers de votre mari et vous êtes bien heureuse de pouvoir admirer à ce point de vue ce que vous aimez. Pour la femme, c’est le seul amour complet de ce monde. La très vieille femme de Grétry me l’avait dit avant sa mort. Je ne la comprenais pas alors. C’était pourtant mon sort qu’elle prédisait.


Il est donc certain que Grétry et sa compagne témoignèrent à la jeune fille une vive sympathie. Le vieux maître avait été séduit par « la petite mine sentimentale » de l’ingénue, et il n’était pas le seul, puisque Bouilly, après lui avoir vu jouer le muet de son Abbé de l’Épée et Marie, de Madame de Sévigné, se proposait de lui faire un rôle congruent à l’air de petite reine détrônée que lui trouvait Grétry, encore.

Une espèce de petite princesse Maleine, oui, c’est ainsi qu’on se la représente ; et elle devait être également charmante dans les travestis comme celui du muet, élève de l’abbé de l’Épée.

Pendant les vacances que lui fit la fermeture du théâtre pour cause de réparations, du 5 juillet au 2 septembre 1805, Marceline alla donner cinq représentations à Lille. Elle y joua Lisbeth, le Prisonnier, Paul et Virginie, etc. Et Virginie devait lui convenir à merveille, surtout si l’on avait gardé à Lille le souvenir de son bénéfice et des dangers qu’elle avait courus « par-delà les mers »…

Au mois de septembre, elle fit sa rentrée à l’Opéra-Comique dans le Grand-Père ou les Deux Âges, un petit opéra de Jadin, qu’elle avait créé l’année précédente. Elle parut ensuite dans le répertoire ; mais, vers Pâques (1806), elle ne renouvela pas son engagement.

Pourquoi ?

Il faut accepter l’explication qu’elle a donnée dans sa lettre à Sainte-Beuve.


Ma faible part (au théâtre Feydeau) se réduisait alors à 80 francs par mois et je luttais contre une indigence qui n’est pas à décrire. Je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent, et, dans l’intérêt de mon père, je retournai en province.


Nous savons, en effet, qu’elle envoyait, étant à Rouen, quelques petites sommes à son père. On se demande ce qu’elle eût pu prélever à son intention sur 80 francs par mois.

Les inductions de M. Pougin, si souvent clairvoyant, me semblent, ici, reposer sur une interprétation erronée de la note pour Sainte-Beuve.


À seize ans, dit Marceline, j’étais sociétaire (à Feydeau) ; à vingt ans, des peines profondes m’obligèrent à renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer.


De deux choses l’une : ou elle se trompe, ou elle veut sciemment se rajeunir. Mais, d’une manière ou d’une autre, elle fait remonter son admission au sociétariat à sa seizième année, et quand elle ajoute : À vingt ans, cela signifie : quatre ans environ après son départ de l’Opéra-Comique, départ dont la date, 1806, est indubitable.

C’est donc bien seulement en 1810, à la suite de ses couches et des peines profondes qui en résultèrent, qu’elle perdit sa voix et dut renoncer au chant.

Si l’on retenait l’hypothèse émise par M. Pougin, il faudrait admettre que le coup de foudre prochain, fut précédé d’éclairs dans un ciel orageux et que Marceline quitta Paris pour soustraire sa vertu à des entreprises alarmantes. Je ne le crois pas. Et Grétry, qui vivait dans la potinière dramatique, ne l’a pas cru non plus, lui qui écrivait à sa petite protégée, au mois de novembre 1806 :

« Je vous aime et vous respecte comme un ange. »

Au contraire, en voyant Marceline après avoir joué çà et là (Lille, Rouen…), entrer en 1807 au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, aux appointements de 4 800 francs par an, nous comprenons fort bien que la petite comédienne chargée de famille ait cherché une situation qui augmentait ses ressources en proportion de ses besoins.

Et Marceline avait si peu renoncé au chant, à cette époque, qu’elle interprétait, à la Monnaie, Lisbeth, l’opéra-comique de Grétry, et Une heure de mariage, autre opéra-comique de Dalayrac[7].

Mais, au mois d’avril 1808, les affaires du théâtre périclitèrent et Marceline, un peu désemparée, revint à Paris vivre passionnément une de ces intrigues où elle portait tant de sensibilité naturelle.

La carrière dramatique de Mlle Desbordes n’est pas terminée ; mais du mois d’avril 1808 au mois d’avril 1813, elle reste éloignée du théâtre. Que fait-elle ? De quoi vit-elle pendant cinq ans ?

Il y a, là encore, une solution de continuité. Marceline ne nous fournit plus d’indications qu’en vers, ce qui lui permet de rester dans le vague ou de brouiller la serrure, quand elle paraît nous en donner la clef.

Il est probable qu’elle essaya d’abord de rentrer à l’Opéra-Comique et qu’on lui opposa, sinon un relus brutal, du moins ces promesses redoutables dont les directeurs ont le narcotique. Aussi, pleine d’espoir, conlinua-t-elle d’étudier la musique. Elle apprit également à jouer de la guitare et de la harpe. Quelques années plus tard, elle écrivait à son frère Félix, prisonnier des Anglais : « J’ai cultivé la guitare et j’y suis devenue assez forte. C’est le seul instrument qui convienne à ma voix et à ma fortune. »

Ailleurs, elle fait allusion à ces accords puissants (ceux de la harpe),

Qui de plus d’un orage avaient calmé ses sens.

Ou bien, elle s’écrie, en se rappelant les prémices de son inguérissable amour :

Que de fois pour tromper l’embarras le plus doux,
Cette harpe, au hasard, parla seule entre nous !

C’est sans doute à l’époque de son retour à Paris qu’elle fit ou renouvela connaissance avec Caroline Branchu, qui venait de créer brillamment à l’Opéra (décembre 1807) la Vestale de Spontini[8].

Bien longtemps après, Marceline lui écrivait :


Il y a des souvenirs qui sont toujours en fleurs et que le cœur ne secoue jamais, que les chagrins ne fanent pas. Je me souviens que j’avais vingt ans et peu de barbe, qu’une certaine Vestale, une Didon[9], une Alceste, se sont glissées dans mon âme par mes yeux et mes oreilles, et n’en sont plus ressorties.


Et, une autre fois :


Le bûcher sur lequel je t’ai vue l’étendre, qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, à force que tu y étais triste et belle, ah ! Caroline, c’est là qu’il fallait mourir, toutes deux peut-être, pour n’emporter que la poésie des douleurs qu’il nous était imposé de subir plus tard ! Que de pressentiments dans les cris sublimes et dans mes sanglots en te regardant !


En 1808, elle retrouvait encore, à Paris, outre l’oncle Constant, deux compatriotes, Théophile Bra, de Douai[10], et Hilaire Ledru, d’Oppy-en-Artois. Celui-ci, fils d’un charpentier et berger dans son enfance, avait appris à lire tout seul et s’était essayé à dessiner sur la poussière, avec une baguette, et sur les murs blancs, avec un morceaux de charbon. Marceline l’aimait par affinité[11].

Quant à Constant Desbordes, il avait son atelier dans une des anciennes cellules du couvent des Capucines, dont l’emplacement est devenu la rue de la Paix. Là, Gros, Girodet, Gérard, Révoil, tous les élèves de David, travaillaient ou avaient travaillé ; là, de 1805 à 1810, exactement dans l’angle gauche du cloître, Girodet, le maître préféré de Constant Desbordes, s’enferma pour peindre le Déluge, Atala et la Révolte au Caire.

La description que Mme Valmore fait du couvent des Capucines, dans l’Atelier d’un peintre, indique assez qu’elle y allait souvent visiter son oncle, à travers un long corridor où les étrangers s’égaraient, entre les murs écroulés et les poutres vermoulues.

Marceline avaient bientôt épousé, de confiance, la dévotion de son parent pour Girodet, le solitaire chez lequel Desbordes montait rarement et qui ne descendait jamais chez son élève, bien que leurs ateliers fussent l’un au-dessus de l’autre.

Girodet, si l’on en croit Mme Valmore, n’en estimait pas moins Constant Desbordes « comme bon coloriste et bon voisin » et confiait parfois des copies « au scrupuleux talent de son humble confrère ».

Enfin, Marceline voyait d’anciennes camarades qui lui faisaient nouer de nouvelles relations pouvant lui être utiles.

Et c’est ainsi sans doute qu’elle fut conduite chez Délie. Plusieurs Elégies lui sont dédiées, on peut dire heureusement, car c’est d’elles que nous viennent quelques clartés dans ce tunnel encore, dont l’existence de Marceline est traversée.

Délie ou Délia, née en Grèce et fille d’un consul général de Louis XVI à Smyrne, était elle-même réduite au théâtre par la ruine de ses parents. Premier lien de sympathie entre les deux actrices.

Au moment où Marceline rencontra Délie, celle-ci prenait ou allait prendre des leçons de Fleury pour entrer aux Français.

Elle était jeune, elle était belle, aimable, fantasque, expérimentée ; enfin, elle semblait appelée à réussir dans une carrière où le talent vient aux femmes, comme l’absolution après la faute[12]. C’est chez cette personne, qui jouait les grandes coquettes à la ville avant de les jouer sur les planches que Marceline rencontra « son cher tourment », le tourment de toute sa vie intérieure à compter de ce jour.

J’avais bien envie de laisser, ici, une page blanche. Elle eût reçu, lorsqu’on le connaîtra, le nom de l’homme qu’a aimé Marceline. Il est préférable, pensais-je, d’inscrire un nom plutôt que d’en effacer quatre ou cinq, les quatre ou cinq entre lesquels hésitent plus ou moins, aujourd’hui, les nécrophores.

Car les recherches, encore une fois, n’ont abouti jusqu’ici, qu’à des hypothèses.

Mieux vaut donc s’en abstenir autant que possible et attendre une preuve, la page dût-elle rester à jamais blanche. Qu’y perdra-t-on ? Un nom à mépriser ? Il n’en manque pas d’autres.

Je n’irai pas, toutefois, jusqu’à imiter la discrétion absolue des premiers biographes de Mme Valmore : Sainte-Beuve, H. Corne, Lacaussade, qui, connaissant les Valmore, père et fils, encore vivants, étaient tenus à des ménagements envers eux.

Ce scrupule ne se comprendrait plus et ce n’est pas moi qui passerai sous silence, du moment qu’on l’a publié, l’acte de décès d’un enfant apportant cette précision, savoir : que Marceline, avant d’épouser Valmore, eut un fils, né à Paris le 24 janvier 1810 et mort à Bruxelles le 10 avril 1816.

Taxer Mme Valmore de dissimulation serait injuste, car sauf le nom du père de cet enfant et quelques circonstances de temps et de lieu, elle ne nous a rien caché de son roman d’amour, elle nous le raconte tout entier dans les Élégies qui composent le tiers de son premier recueil de vers, paru en 1819.

C’est, d’abord, le piège qu’elle reproche À Délie de lui avoir tendu.

Par un badinage enchanteur,
Vous aussi, vous m’avez trompée !
Vous m’avez fait embrasser une erreur ;
Légère comme vous, elle s’est échappée.
Pour me guérir du mal qu’Amour m’a fait.
Vous avez abusé de votre esprit aimable,
Et je vous trouverais coupable,
Si je pouvais, en vous, trouver rien d’imparfait.
Je l’ai vu, cet amant si discret et si tendre ;
J’ai suivi son maintien, son silence, sa voix…
Ai-je pu m’abuser sur l’objet de son choix ?
Ses regards vous parlaient et j’ai su les entendre.
Mon cœur est éclairé, mais il n’est point jaloux.
J’ai lu ces vers charmants où son âme respire ;
C’est l’Amour qui l’inspire
Et l’inspire pour vous…
Pour vous aussi, je veux être la même,
Non, vous n’inspirez pas un sentiment léger :
Que ce soit d’amitié, d’amour que l’on vous aime
Le cœur qui vous aima ne peut jamais changer.

. . . . . . . . . . . . . . .

Laissez-moi fuir un danger plein de charmes ;
Ne m’offrez plus un cœur qui n’est qu’à vous ;
Le badinage le plus doux
Finit quelquefois par des larmes…
Mais je n’ai rien perdu. La tranquille Amitié
Redeviendra bientôt le charme de ma vie ;
Je renonce à l’amant et je garde une amie :
C’est du bonheur la plus douce moitié.

C’est assez clair. Un poète papillonnait autour de Délie ; pour s’en débarrasser (signe, peut-être, qu’elle en était embarrassée) l’avisée comédienne le dirigea vers une proie gentille, sensible et crédule, sur laquelle, faute de grive, il se rabattit.

La remplaçante s’aperçoit bien du manège ; mais elle se trompe quand elle dit : « Mon cœur est éclairé. » Seul, son esprit l’est, et encore ! Pourquoi « cet amant si discret et si tendre » ne serait-il pas sincère après tout ?

Quand la femme se pose une pareille question, c’est qu’elle n’attend plus de réponse que de son cœur.

Celui de Marceline parla et fut, naturellement, écouté.

Et, non moins naturellement, lorsque ses yeux, trop tard, eurent été dessillés, elle n’hésita pas à rendre responsable de son funeste aveuglement, Délie ou une liaison dangereuse.

Oui, cette plainte échappe à ma douleur !
Je le sens, vous m’avez perdue !
Vous avez malgré moi disposé de mon cœur
Et ce cœur s’égara dès qu’il vous eut connue.

Ah ! que vous me faites haïr
Cette feinte amitié qui coûte tant de larmes !
Je n’étais point jalouse de vos charmes,
Cruelle ! de quoi donc vouliez-vous me punir ?

. . . . . . . . . . . . . . .

… Ce perfide amant dont j’évitais l’empire.
Que vous aviez instruit dans l’art de me séduire,
Qui trompa ma raison par des accents si doux,
Je le hais encor plus que vous !
Par quelle cruauté me l’avoir fait connaître ?
Par quel affreux orgueil voulait-il me charmer ?
Ah ! si l’ingrat ne peut aimer.
À quoi sert l’amour qu’il fait naître ?
Je l’ai prévu, j’ai voulu fuir :
L’amour jamais n’eut de moi que des larmes :
Vous avez ri de mes alarmes,
Et vous riez encore quand je me sens mourir…
Grâce à vous, j’ai perdu le repos de ma vie :
Mon imprudence a causé mon malheur,
Et vous m’avez ravi jusques à la douceur
De pleurer avec mon amie !

Il faut dire tout de suite que le mari de Mme Valmore ne garda pas rancune à Délie du rôle équivoque joué par elle, à la ville, en cette occurrence. Lorsque Sainte-Beuve, questionneur sournois, demanda au vieil acteur veuf quelques renseignements sur l’ancienne amie de sa femme, celui-ci fit répondre par son fils : « Délie, ou plutôt Délia jouait à l’Odéon, vers 1813, les premiers rôles. Talent passable, mais de grands yeux orientaux, un grand éclat, des traits réguliers, fort séduisante. Elle ne manquait pas d’esprit, ne médisait jamais, ne cherchait point à nuire à ses camarades ; enfin, elle avait un cœur excellent et facile ; jalouse pourtant. Voilà tout ce que mon père peut retrouver dans ses souvenirs. »

De cette note, un seul point est à retenir : Valmore avait connu Délie à cette époque. Elle débuta à l’Odéon le 8 mai 1812, quelques jours après qu’il eut lui-même débuté aux Français (28 avril). Il n’est peut-être pas inutile de le faire remarquer. On verra pourquoi plus loin.

Le recueil de 1819 contient encore, à l’adresse de Délie, une Élégie aussi intéressante que les deux autres, car elle nous permet de vérifier l’allégation de Mme Valmore relative aux peines profondes qui, à vingt ans l’obligèrent à renoncer au chant parce que sa voix la faisait pleurer.

La vérité, c’est que sa voix, déjà fragile, ne résista pas à des suites de couches laborieuses ; mais on peut la croire sur parole, en revanche, lorsqu’elle ajoute : « La musique roulait dans ma tête malade et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de ma réflexion. »

Indication que Sainte-Beuve a fort bien traduite en ces termes : « La musique commençait à tourner en elle à la poésie ; les larmes lui tombèrent dans la voix, et c’est ainsi qu’un matin l’élégie vient éclore d’elle-même sur ses lèvres. »

Oui, c’est ainsi, à n’en pas douter. Les reproches, les cris, les sanglots, qui l’eussent étouffée si elle les avait contenus, Marceline les épancha en vers, les épancha pour débonder son cœur.

Et c’est encore à Délie qu’elle explique cela.

Du goût des vers pourquoi me faire un crime ?
Leur prestige est si doux pour un cœur attristé ?
Il ôte un poids au malheur qui m’opprime ;
Comme une erreur plus tendre, il a sa volupté.

Il est fort possible (une lettre de l’acteur Monvel semble l’attester) que Marceline se soit essayée plus tôt à faire des vers, s’y soit essayée vers sa quinzième année, lorsqu’elle promenait, avec sa mère, du Nord au Midi, le répertoire dramatique du temps.

Il se peut également que le docteur Alibert[13] : à qui elle dédia, par reconnaissance, la première pièce de son premier recueil, lui ait prescrit, comme un remède à sa douleur, de s’abandonner à ses inspirations. Mais il est plus probable qu’elles furent incoercibles et jaillirent tout à coup de sa bouche, comme des flammes font éclater une porte derrière laquelle couvait l’incendie.

Les productions de Marceline jusque-là, s’il en existait, ne seraient qu’un peu de fumée révélatrice d’un maigre feu qui, n’ayant rien à dévorer, va finir par s’éteindre.

Mais il paraît… il a, sous un front ténébreux, un regard fascinateur (si tu voyais ses yeux !) ; il est, tour à tour, suppliant et fatal ; il sait le pouvoir des vers et d’une voix qui les dit bien, sur la vibrante jeune fille… ; elle est conquise, et sans beaucoup de peine de la part du vainqueur. Il était attendu. Elle touche à sa vingt-troisième année et n’a jamais aimé, ce qui s’appelle aimer, de cet invincible amour

Qui commande à nos sens, qui s’attache à notre âme.
Et qui l’asservit sans retour.
Cette félicité suprême,
Cet entier oubli de soi-même
Ce besoin d’aimer pour aimer
Et que le mot amour semble à peine exprimer.

Elle est troublée, énervée par les difficultés qu’elle éprouve à se faire engager ; auprès de la coquette et volage Délie, elle vit dans une atmosphère chargée d’effluves électriques, mortelle à la vertu ; elle est sans défense contre celui qui va venir : l’initiateur.

Le voici… Et c’est, alors, le plus beau désordre qu’un cœur de femme ait jamais fait voir.

Sans effort, parce qu’elle n’a rien ou presque rien lu ; sans apprêt, parce que c’est pour elle qu’elle chante et non pour briller ; Marceline va jeter les plus beaux cris que son sexe (plutôt que son siècle, comme on a dit) ail entendus, car elle exhale la plainte éternelle des générations de créatures à son image.

J’avance que Marceline n’a rien ou presque rien lu, et je le crois. Je dois relever, cependant, une coïncidence curieuse qui a échappé à tout le monde et dont Sainte-Beuve, par simple convenance sans doute, n’a point fait état.

On a dit aussi que Mme Valmore, dans les plus ardentes de ses élégies, rappelait Héloïse, la Religieuse Portugaise, et Julie de Lespinasse.

C’est exact, pour cette dernière tout au moins. On trouve, en effet, une certaine analogie de son entre « le plus fort battement de cœur du dix-huitième siècle » et les palpitations de Mme Valmore au siècle suivant.

Laquelle des deux a écrit : « Je n’ai plus de mots, je n’ai que des cris ! — Ce qui est vous, est plus que moi-même. — Je vous aime partout où je suis, mais non partout où vous êtes. — Vous savez bien que quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. »

C’est Mlle de Lespinasse, mais ce pourrait être aussi bien Mlle Desbordes. Les lettres de Julie sont émaillées des beaux vers que l’on trouve constamment dans la prose de Marceline.

« Combien de fois on meurt avant que de mourir ! Il faut se croire aimé pour se croire infidèle ! »

Et ce que dit encore au comte de Guibert sa victime brûlante et dévorée[14] : « Jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon », Marceline le répète, à peu de chose près, à son perfide amant.

Mlle de Lespinasse appelle le sien bourreau et meurtrier : c’est toute la différence.

Eh ! bien, je ferai observer — sans prétendre qu’on me suive dans mes déductions — que les Lettres de Mlle de Lespinasse furent publiées (par la veuve même du comte de Guibert, l’amant de Julie !) en 1809.

Marceline en fut-elle instruite ? Pourquoi pas. Elle était de loisir, alors, et cette lecture s’accordait assez bien avec ses pensées du moment. Son ami, poète lui-même, la tenait vraisemblablement au courant des nouveautés littéraires… ; si bien qu’il n’est pas téméraire de présumer que Marceline put connaître simultanément le paroxysme de l’amour et le don qu’avait eu, avant elle, une femme, de traduire immortellement la même intensité de passion.

Ni l’une ni l’autre ne se montrent difficiles sur le choix de leurs motifs d’inspiration ; mais Marceline est moins regardante encore que Julie, peut-être parce qu’elle écrit en vers. Elle se contente aisément des béatilles dont tant de faiseurs de romances reproduisent les modèles : bouquets fanés, gants, miroir, portraits.

Lettres d’amour, plaintes mystérieuses…
Cette fleur qu’il a respirée,
Ce ruban qu’il porta deux jours…

C’est une embrasée qui se désaltère au creux de sa main. Mais ses doigts, dans la lumière, semblent, en s’écartant, ruisseler de perles.

Ah ! ce n’est pas elle qui évite les répétitions, surveille sa syntaxe, discipline ses métaphores, pleure au compte-gouttes, craint le ridicule d’un sanglot ou le reproche d’une obscurité, se garde d’une impropriété comme d’une inconvenance. Elle est en littérature comme en amour, comme en tout, une paria.

Les mots, les pauvres mots de l’élégie humaine.
Les mots divins qui font pleurer[15]

suffisent à son vocabulaire. Il eût été beau, en vérité, qu’elle ne signât pas plus ses livres que les tailleurs d’images du moyen âge n’ont signé leurs hymnes de pierre. Elle a écrit comme ils sculptaient, aimé comme ils priaient, vécu comme ils vivaient. Et elle est née, comme eux, entre une église et des tombeaux.

Les Élégies nous font passer par toutes les phases de l’ensorcellement.

Il n’y a plus de doute : c’est elle, Marceline, qu’il aime, et non pas la légère Délie. Il l’a dit, elle le croit, ayant toujours été « crédule à l’espérance ». Pourtant, soit par pressentiment, soit qu’elle veuille s’attarder à des commencements toujours angéliques, elle feint de s’échapper.

Seule, je m’éloignais d’une fête bruyante,

Chez Délie sans doute.

Je fuyais tes regards, je cherchais ma raison,
Je voulais, mais en vain, par un effort suprême,
En me sauvant de toi me sauver de moi-même.

Et c’est la Promenade d’automne… Il l’a suivie ; il est là, devant elle, rougissante, émue, improvisant une belle défense. Mais il est bien trop habile pour livrer le combat qu’elle prévoit. Il se plaint seulement de son sort et du monde, si bien, à la fin, qu’elle oublie de le craindre et fait écho à sa mélancolie.

Ce jour fut de nos jours le plus beau, le plus doux.

Après, c’est le premier rendez-vous. Le premier ? Un rendez-vous, enfin. Elle essaie de lire pour tromper son impatience ; mais, est-ce possible ?

Et ce livre qui parle ! Ah ! ne sais-je plus lire !
Tous les mots confondus disent ensemble : Il vient !

Et c’est lui… si tendre…

Qu’il est doux d’être aimé ! Celle croyance intime
Donne à tout on ne sait quel air d’enchantement !

Extase.

Au fond de ton silence écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais !

L’heure vole, cependant. Il est minuit…

Et près de toi je suis encore assise.

. . . . . . . . . . . . . . .


Hélas ! tu veux en vain me cacher ta tristesse,
Tout ce qui manque à ta tendresse.
Ne manque-t-il pas à mes vœux ?
Écoute la raison, va-t’en,… Laisse ma main…

Une autre fois, lorsqu’il sera parti et qu’elle se verra, corps en peine, au milieu de sa petite chambre, elle murmurera ces vers (et j’entends encore Georges Rodenbach les réciter avec ferveur au Grenier de Goncourt, peu de mois avant l’adieu de l’un et de l’autre à la vie) :

Ma demeure est haute
Donnant sur les cieux,
La lune en est l’hôte
Pâle et sérieux.

En bas que l’on sonne,
Qu’importe, aujourd’hui ?
Ce n’est plus personne
Quand ce n’est pas lui !

Vis-à-vis la mienne
Une chaise attend,
Elle fut la sienne,
La noire, un instant.

D’un ruban signée
Cette chaise est là.
Toute résignée
Comme me voilà !

Laisse ma main… Cette chaise, d’un ruban signée, qui fut la sienne, la nôtre un instant…, quelle grâce, quelle délicatesse féminine, pour rendre l’indicible !

Puis, elle l’attend, elle fait l’apprentissage d’attendre, aux jours trop longs ou trop courts, où attendre est encore un bonheur.

Je ne veux pas dormir ; oh ! ma chère insomnie,
Quel sommeil aurait la douceur ?

. . . . . . . . . . . . . . .


Je n’ose pas dormir ! non, ma joie est trop pure,
Un rêve en distrairait mes sens.
Il me rappellerait peut-être cet orage
Dont tu sais enchanter jusques au souvenir ;
Il me rendrait l’effroi d’un douteux avenir ;
Et je dois à ma veille une si douce image !

. . . . . . . . . . . . . . .


Il m’aime, il m’aime encore ! ô Dieu, pour quel mensonge
Voudrais-je me soustraire à la réalité !

Il a dit : À demain ! À demain ! Que faire jusqu’à demain ? Rêver. Mais Marceline ne peut rêver que tout haut. Ses vers sont des instants de passion sublimisés et monologués. Habituellement seule, elle s’écoute aimer… ; et c’est pourquoi ses monologues entrecoupés de soupirs et maintenus à la température d’un feu intérieur que tout, dans la vie quotidienne, alimente, ont toujours ce mouvement et cette chaleur communicatifs.

Elle l’avoue enfin :

Hélas ! Je ne sais plus m’enfuir comme autrefois !

Et la voilà prise au collet qu’il fut expert à tendre.

Avec quelle pudeur charmante encore elle dépeint la fascination !

J’étais seule avec lui ; j’écoutais son silence.
L’heure, une fois pour nous, perdit sa vigilance,
Contre un penchant si vrai, si longtemps combattu,
Ma sœur, je n’avais plus d’appui que sa vertu !

Pour dissiper « la sombre rêverie » dans l’art de laquelle il est versé, elle a pris sa harpe, en a tiré quelques sons, comme elle fait parfois, en sourdine. Elle affecte un enjouement qui s’achève « dans un torrent de larmes », sous les regards et les paroles dont tout à coup elle est assaillie. Ne pleure-t-il pas, lui aussi ?

C’en est trop !

J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante :
Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante !

Revenant sur cette scène, plus tard, à son retour chez Délie, elle dira, avec la même limpidité d’expression :

Et tout s’anéantit dans notre double flamme !

Quand s’éteignit-elle ?

En lui, bientôt ; en elle, jamais.

Il est permis de supposer que le séducteur de Marceline était ce que nous appellerions aujourd’hui « un jeune homme mondain ». Il disait ses vers dans les salons et fréquentait chez les demoiselles comme Délie. Il ne s’y ennuyait pas, même lorsque Marceline n’était pas là, tandis qu’à celle-ci les fêtes devenaient insupportables dès qu’il ne les illuminait plus de sa présence. C’est la différence qu’elle marque dans ce vers :

De nos printemps égaux lui seul portait les fleurs !

et dans ce cri, un des plus beaux qu’elle ait poussés :

Il n’aimait pas… J’aimais !

Ce n’est pas encore l’abandon, mais c’est déjà la ruse forgeant autant de prétextes pour manquer aux rendez-vous, qu’elle en forgeait naguère pour les obtenir. Une fois qu’ils devaient se rencontrer dans un concert où, seule, Marceline est venue :

Quelle soirée ! Ô Dieu que j’ai souffert !…
Dans la foule, cent fois j’ai cru t’apercevoir…
J’ai langui sans bonheur, de moi-même arrachée ;
Et toi ! tu ne m’as point cherchée !…
Mais je suis seule au moins, seule avec ma tristesse
El je trace, en rêvant, cette lettre pour toi,
Pour toi que j’espérais, que j’accuse, que j’aime !
Pour toi, mon seul désir, mon tourment, mon bonheur !
Mais je ne veux la livrer qu’à toi-même
Et tu la liras sur mon cœur !

Elle n’envoie pas cette lettre-là, mais elle en envoie d’autres, haletantes, éperdues, avides, où se précipitent les divagations de la fièvre et de la soif.

— Altérés l’un de l’autre et contents de frémir !
— Pour se perdre des yeux, c’est bien assez du soir.
— Tu ne sauras jamais comme je sais moi-même
À quelle profondeur je t’atteins et je t’aime !
— Quand ta voix saisissante atteint mon souvenir
Je tressaille, j’écoute… et j’espère immobile.
— Je crois respirer l’air qui va nous réunir !
— C’est moi qui viens poser mon nom sur ta pensée,
Sur ton cœur étonné de me revoir encor…
— L’heure qui nous sépare, au temps est inutile.
— Contente de brûler dans l’air choisi par toi !
— Ce bonheur accablant que donne ta présence
Trop vite épuiserait la flamme de mes jours.
— J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre.
— L’ombre est si belle, où m’attire ta main.

Comme je ne compose pas un recueil de morceaux, choisis, je dois me borner à ces citations au hasard de la mémoire. Mme Valmore a jeté dans la nôtre le combustible de ses élégies : ce ne sont, ici, que des étincelles.

Marceline dit à son amant : N’écris pas !… et elle écrit ; ne parle pas !… et elle parle. Elle se consume dans l’attente et le désir ; et, déjà, sans s’en apercevoir, ellelui crée « l’effroi de sa fidélité », elle l’éloigné sûrement en le conviant à des plaisirs monotones et sans gloire.

— Du bonheur de te voir j’ai pleuré tant de fois !
— Tu viendras, tu verras, nous pleurerons ensemble.
C’est là le sort de tout ce que le temps rassemble.

Il préfère qu’elle pleure seule désormais. Et quand elle fera celle découverte affreuse, l’explication de sa disgrâce jaillira d’un cœur poignardé :

J’aimais trop… Quel dommage !

En attendant — c’est le mot — elle est enceinte. De retour à Paris en avril 1808, éclairée sur les conséquences de son entraînement vers la fin de l’année suivante, elle met au monde un fils, Marie-Eugène, le 24 juin 1810. Père inconnu.

Encore une fois, la révélation de M. Rivière n’en est pas une à proprement parler, puisque Mme Valmore, dans ses Élégies publiées en 1819 et alors qu’elle était mariée depuis deux ans, pleure son enfant mort. Elle dit même exactement à quel âge il mourut : cinq ans. C’est dans la pièce intitulée : la Douleur.

Et si pendant cinq ans cet objet adorable
De mes jours languissants ranima le flambeau ;
Si sa beauté, si sa grâce ineffable
Est aujourd’hui la proie et l’orgueil du tombeau,
Laisse-moi respirer, désespoir d’une mère !

Le coup l’a frappée sans qu’elle en eût le pressentiment.

Ô Dieu ! Quand de mon fils sonna l’heure suprême,
Un doute affreux ne m’a pas fait frémir.
Non, cet être charmant au sein de la mort même,
N’a fait que s’endormir.

Dans la pièce suivante : les Deux Mères elle insiste, débride la plaie de son cœur.

N’approchez pas d’une mère affligée,
Petit enfant, je ne sourirai plus,
Vos jeux naïfs, vos soins sont superflus,
Et ma douleur s’en sera pas changée.
… Courez vers votre mère ;
Portez-lui votre amour, vos baisers et vos fleurs ;
Ces trésors sont pour elle, et pour moi sont les pleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ne foulez plus cette herbe où se cache une tombe ;
D’un ange vous troublez le tranquille sommeil ;
Dieu ne m’a promis son réveil
Qu’en arrachant mon âme à mon corps qui succombe !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et vous qui m’attristez, vous n’avez en partage
Sa beauté, ni sa grâce où brillait sa candeur :
Oh ! non, petit enfant, mais vous avez son âge ;
C’en est assez pour déchirer mon cœur !

Il a fallu, cependant, que M. Rivière, averti par ce passage d’une lettre de Marceline à son frère, prisonnier en Écosse, lettre du 3 mars 1813 accompagnant l’envoi d’un napoléon : « C’est un enfant beau comme le jour, qui a deux ans et qui se nomme Eugène, qui me l’a remis pour toi. N’oublie pas ce nom-là ; » il a fallu, dis-je, que M. Rivière fît rechercher et publiât l’acte de décès de l’enfant, pour qu’on retrouvât sa trace non pas dans ces deux Élégies seulement, mais dans celles-ci encore, dont s’augmente l’édition de 1820 :

J’ai tout perdu ! mon enfant par la mort,
Et dans quel temps ! mon ami par l’absence,
Je n’ose dire, hélas ! par l’inconstance ;
Ce doute est le seul bien que m’ait laissé le sort.
Mais cet enfant, cet orgueil de mon âme,
Je ne le devrai plus qu’aux erreurs du sommeil :
De ses beaux yeux j’ai vu mourir la flamme,
Fermés par le repos qui n’a point de réveil.
Tu t’es enfui, doux trésor d’une mère.
Gage adoré de mes tristes amours ;
Tes beaux yeux, en s’ouvrant un jour à la lumière.
Ont condamné les miens à te pleurer toujours.

Ouatrième épître à Délie :

Vois-tu sous l’herbe tendre,
Ce précieux tombeau ?
Là, mon cœur vient attendre
Qu’on en creuse un nouveau.
Oui, mon fils !… l’arbre sombre
Qui se penche vers toi,
En te gardant son ombre
Croîtra bientôt sur moi.

Enfin, la pièce : Souvenir, de l’édition des Élégies et Poésies nouvelles (1825) commence ainsi :

Toujours je pleure au nom de mon enfant.
Sans sa beauté, rien n’est beau dans ma vie.

On ne peut donc pas dire que Marceline nous a caché, a caché à son mari l’existence de cet enfant.

Mais ce n’est pas tout. Autre part que dans la lettre à son frère Félix, elle parle de son fils vivant et c’est même pour elle, alors, l’occasion de nous donner un détail qui a son prix.

Dans l’élégie : Adieu ! du recueil de 1833, les Pleurs, Marceline s’écrie :

Partir ! tu veux partir ! oui tu veux voir ton père…
Va dans tous les baisers d’un enfant qu’il adore
Lui porter les baisers de l’enfant qu’il ignore ;
Mets sur son cœur mon cœur, mon respect, mon amour ;
Il est aussi mon père, il l’a donné le jour !
… Quittons-nous !
Porte de frais parfums à sa saison austère
Toi, la plus belle fleur qu’il sema sur la terre !
Mais, pour le demander, ne sois plus à genoux ;
Car mon cœur est trop près de ton cœur qui soupire,
Et ce mot qui sépare… il faut enfin le dire !

Maintenant que nous connaissons le monsieur, il nous est facile de construire sa comédie. Il s’éloigne une première fois, sous prétexte d’aller voir son père et de le fléchir en lui représentant la gentillesse de son petit-fils. Et la réponse, vraie ou inventée, que le voyageur rapporte, enlève naturellement à Marceline toute espérance.

Il dut se faire entendre aisément d’une personne à qui le répertoire offrait maintes situations analogues. Il n’eut qu’à fournir le canevas : « Je ne veux pas que tu épouses une comédienne ! » pour qu’elle se mît à broder ; et elle broda en effet la tirade à Délie, confidente indiquée.

Le monde où vous régnez me repoussa toujours ;
Il méconnut mon âme à la fois douce et fière ;
Et d’un froid préjugé l’invincible barrière
Au froid isolement condamna mes beaux jours.
L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie
L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ;
Mais je sentais parfois couler des pleurs
Sous le bandeau de la Folie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange
De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
D’un éclair de célébrité.
Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse,
Blessée au cœur d’un trait dont je ne puis guérir,
Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse,
Il me faut donc mourir !

Ce n’était pas encore la rupture, mais Marceline en sentit désormais la menace passer sur elle, comme un vent d’orage. L’inquiétude et le soupçon chargeaient d’électricité l’air qu’elle respirait naguère avec délices. Elle fut jalouse. Elle introduisit dans ses monologues ce nouveau ressort de passion.

D’abord, le grand cri :

Malheur à moi ! Je ne sais plus lui plaire !

Puis, le pressentiment :

Une autre le verra triste et tendre auprès d’elle,
Vivre de ses regards, frissonner de sa voix.

L’obsession s’accentue :

L’aimera-t-elle assez, celle qui l’attendra ?
Celle à qui sa présence ira porter la vie.
Et dont l’ombre à la sienne osera s’attacher.
Ils ne feront qu’un seul !…
Ils ne sentiront pas d’entraves douloureuses
Désenchaîner leurs nuits, désenchanter leurs jours.
Qu’il la trouve demain !

Il l’a trouvée.

Je voudrais croire à ta voix généreuse,
Mais j’ai vu ! Qu’ils sont beaux les yeux qui te parlaient !
… Ces yeux dont tu m’as dit les charmes,
Laisse-moi les haïr, mais de loin, mais tout bas.
Quels yeux ! Ils sont partout ! Oh ! ne m’en parle pas !
Va-t’en ! Va, sois heureux !

Au début d’une autre élégie :

Il avait dit un jour : Que ne puis-je auprès d’elle,
(Elle, alors, c’était moi !…) que ne puis-je chercher
Ce bonheur entrevu qu’elle veut me cacher !
— Une nouvelle voix à son oreille est douce ;
D’autres yeux qu’il entend désarment son courroux !

Le Miroir :

Oh ! comme il la regarde ! oh ! comme il est près d’elle !
Comme il lui peint l’ardeur qu’il feignit avec moi !

Il est poète aussi, hélas !…

Ce n’est plus pour moi qu’il délire ;
Il a banni mon nom de ses écrits touchants…
Et, doucement pressé sur le cœur qui l’adore
Je l’entends murmurer des vers.

Un rêve encore : elle voit, dans une fête « … d’un groupe heureux se balancer l’image ».

J’ai contemplé longtemps ma mort dans leur bonheur.
J’ai dormi, je m’éveille et ma fièvre est calmée
Sommeil, affreux miroir ! Je reprends mon bandeau.
Voici l’aurore enfin ! Lentement ranimée.
Je vais, d’un jour encore, essayer le fardeau.

Mais, bientôt, le doute n’est plus possible ; l’infidélité de son amant éclate à ses oreilles.

C’est qu’ils parlaient de toi, quand, loin du cercle assise,
Mon livre trop pesant tomba sur mes genoux ;
C’est qu’ils me regardaient, quand mon âme indécise
Osa braver ton nom qui passait entre nous.
Et puis leurs voix riaient, j’ai pu rester sans crainte.
On disait ton bonheur et tes belles amours,
À mon livre fermé, moi, je lisais toujours,
Car sur mon front baissé toute une âme était peinte !

Que l’on veuille bien, à présent, rapprocher ces fragments des lignes suivantes extraites de l’Atelier d’un peintre. L’héroïne, Ondine, est éprise d’un jeune peintre du nom d’Yorick. Il s’amourache « d’une déesse à la mode ». En apprenant cela, Ondine (c’est Marceline changée en massière de l’atelier de son oncle) se demande un jour et pour la première fois de sa vie : « Comment suis-je, moi ? Suis-je laide, dans ma robe de mousseline bleue coupée à la Vierge et sans élégance ? »

Car elle n’a jamais été coquette et sans doute elle eut tort, puisque Yorick la délaisse, et pour qui ?

La plus dangereuse, la plus froide, la plus habile personne ! Une expérience de cent ans sous les grâces dr dix-huit. Voilà deux ans qu’elle le traîne à ce qu’elles appellent leur char, ces déités du heau monde ; et lui, avec sa candeur, sa droiture, sa passion d’ange, il a cru des yeux de bals, des émotions de walse, des bouquets échangés comme par distraction ; il les a poursuivis jusqu’en Italie[16]

J’incline à penser que cet épisode en prose complète le détail que les vers ont donné. Après avoir prétendu que son père intraitable lui ordonnait de voyager, l’amant de Marceline aurait suivi en Italie (il y alla réellement) la « déesse à la mode », que l’auteur de l’Atelier d’un peintre évoquait, vingt ans après, avec une virulence qui surprend chez elle, en général miséricordieuse.

Quoiqu’il en soit, il part… Que dis-je ? Il est parti… parti après une querelle plus vive que les autres et qu’il a provoquée, pour avoir motif d’en finir… parti, ne lui laissant que ses yeux pour pleurer, son enfant pour pleurer avec elle et… Médor, le chien d’Olivier qu’elle avait reçu de lui « pour gage de sa foi ». Quelle admirable explosion de cris, alors ! Le pathétique égarement d’une douleur éperdue, jetée en sanglots, sur le papier où les points suspensifs sont formés comme d’une encre que les larmes ont bue. À qui se confie Marceline ? À ses sœurs Eugénie et Cécile ; aux inconnues innombrables, qui lui ressemblent et pleurent comme elle, dans le temps et dans l’espace, d’un déchirement pareil. Ne l’a-t-elle pas dit :

Vous surtout qui souffrez, je vous prends pour mes sœurs,
Pleureuses de ce monde où je passe inconnue.

Mais c’est d’abord dans les bras qui l’ont bercée, enfant, qu’elle se jette, haletante.

Ma sœur, il est parti ! Ma sœur, il m’abandonne !
Je sais qu’il m’abandonne, et j’attends, et je meurs,
Je meurs ! Embrasse-moi, pleure pour moi… Pardonne,
Je n’ai pas une larme, et j’ai besoin de pleurs.
Tu gémis ! Que je t’aime ! Oh ! jamais le sourire
Ne te rendit plus belle aux plus beaux de nos jours.
Tourne vers moi les yeux, si tu plains mon délire ;
Si tes yeux ont des pleurs, regarde-moi toujours,
Mais retiens tes sanglots, il m’appelle, il me touche…
Son souffle en me cherchant vient d’effleurer ma bouche ;
Laisse, tandis qu’il brûle et passe autour de nous,
Laisse-moi reposer mon front sur tes genoux !

Il faut répondre, cependant, aux questions de sa sœur… Et la voix de Marceline prend, alors, des inflexions raciniennes :

Sais-tu ce qu’il m’a dit ? Des reproches… des larmes…
Il sait pleurer, ma sœur !
Ô Dieu ! que sur son front la tristesse a de charmes !
Que j’aimais de ses yeux la brûlante douceur !
Sa plainte m’accusait ; le crime… je l’ignore :
J’ai fait pour l’expliquer des efforts superflus.
Ces mots seuls m’ont frappée, il me les crie encore :
Je ne te verrai plus !

Mais elle ne peut pas croire qu’il ne reviendra pas.

Sans retour ! Le crois-tu ? Dis-moi que je m’égare,
Dis qu’il veut m’éprouver, mais qu’il n’est point barbare.
Dis qu’il va revenir, qu’il revient… trompe-moi,
Mais obtiens qu’il me trompe à son tour comme toi.
Va le lui demander, va l’implorer… Demeure :
L’orgueil est entre nous, il glace, il est mortel.
N’est-ce pas qu’il me fuit et qu’il faut que je meure ?
N’est-ce pas que je souffre et que l’homme est cruel ?
Ne l’accuse jamais. Songe que je l’adore
Puisque je vis encore :
Avant qu’à le trahir j’accoutume ma voix,
Ma sœur, j’aurai parlé pour la dernière fois !
Tout change, il a changé[17] ; d’où vient que j’en murmure ?
Pourquoi ces pleurs amers dont mon cœur est baigné ?
Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné !
Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure.

Elle eut dû s’en douter, pourtant…

Un soir qu’il m’observait, roulant sous sa paupière,
Je ne sais quoi d’amer, de sombre et de moqueur,
(Oh ! que l’âme est troublée à l’adieu d’un prestige !
L’épi touché du vent tremble moins sur sa tige,
L’oiseau devant l’éclair est moins saisi d’effroi ;)
Je sentis qu’un malheur tournait autour de moi.
Pour la première fois, dans sa cruelle adresse,
Jouant avec mon cœur qu’il déchirait, hélas !
Il parlait de bonheur sans parler de tendresse,
Il parlait d’avenir et ne me nommait pas !

C’est une digression. Tout de suite elle revient à sa blessure vivante, où le fer est resté.

Sa main, qui refusait comme lui de m’entendre,
S’éloigna de ma main :
Ses yeux, qui tant de fois me priaient de l’attendre,
Ne disaient plus : demain !
Pâle, presque à genoux, suppliante, craintive,
J’ai dit… je n’ai rien dit, mais on entend les pleurs.
Et ce morne silence où parlent les douleurs,
Ce cri, prêt d’entr’ouvrir le sein qui le captive,
Tout en moi, tout parlait : il n’a pas entendu.
C’en était fait, ma sœur…
Que veux-tu, je l’aimais. Lui seul savait me plaire :
Ses traits, sa voix, ses vœux lui soumettaient mes vœux.
Tendre comme l’amour, terrible en sa colère…
(Plains-moi, connais-moi toute à mes derniers aveux)
Je l’aimais, j’adorais ce tourment de ma vie ;
Ses jalouses erreurs m’attendrissaient encor :
Il me faisait mourir, et je disais : J’ai tort.
À douter de moi-même il m’avait asservie.

Ce qu’elle dit à ses sœurs, Eugénie et Cécile, elle le répète surtout à soi-même avec une insistance qui pourrait à la longue devenir monotone, si le tissu de ses lamentations n’était abondamment broché d’or et d’argent par des vers comme ceux-ci :

— Il savait tant de mots pour me rendre sensible.
— Souviens-toi que je pleure, et ne le dis qu’à lui.
— Du charme de ses yeux, il m’accablait encore.
— Toi qui, sans me comprendre, as passé près de moi,
Quoi, tu cherchais l’amour et j’étais devant toi !
— Jours fiévreux pleins de bruits que nuls bruits ne défont !
— Moi seule en mon chemin et pleurante au milieu.
— Au fond de mon miroir, je vois errer son ombre.
— Invente un doux symbole où je me cacherai…
Cette ruse entre nous, encor… C’est la dernière !
— D’un cœur de femme il faut avoir pitié ;
Quelque chose d’enfant s’y mêle à tous les âges !
— Pour aider tes chagrins, j’en ai fait mes douleurs.
— Toi qui ris de nos cœurs prompts à se déchirer,
Rends-nous notre innocence ou laisse-nous pleurer !
— Va retrouver dans l’air la volupté de vivre !
— Inexplicable cœur, énigme de toi-même
Tyran de ma raison, de la vertu que j’aime,
Ennemi du repos, amant de la douleur,
Que tu me fais de mal, inexplicable cœur !

Pourquoi l’a-t-il abandonnée ? La pauvre Marceline ne cesse de se le demander ; et, chose admirable, pas une minute elle n’attribue l’inconstance de son amant à des motifs indignes : satiété, mariage avantageux, embarras d’un enfant… L’ai-je trahi ? dit-elle.

L’ai-je trahi ? Jamais. Il eut mon âme entière ;
Hélas ! j’étais étreinte à lui comme le lierre.
Que pour m’en arracher, il m’a fallu souffrir !

C’est justement sous ce lierre étouffant que l’ardeur de l’ingrat s’est éteinte. Elle semble ne l’avoir deviné qu’une fois, lorsqu’elle parle de sa fidélité et de l’effroi qu’il en éprouve. Que n’a-t-elle profité des leçons particulières de la coquette Délie, au lieu de paraphraser, en ses élégies, celle de Louise Labé, son aïeule poétique, « mélodieux enfant fait d’amour et d’amour » :

Mais si en moi rien y a d’imparfait,
Qu’on blasme Amour, c’est lui seul qui l’a fait !

Combien de temps dura la liaison de Marceline avec le père de son enfant ? Deux ans à peine, la première fois. Celui-ci vint au monde le 24 juin 1810 et la rupture ne se produisit que vers la fin de la même année. Marceline, dans l’intervalle, réchappa d’une grave maladie, comme l’indique ce passage de l’épître à Georgina Nairac :

Quand celui qui me fuit ne songeait qu’à me suivre
Le cours de mes beaux ans fut près de se tarir.
Qu’il m’eût alors été doux de mourir
Pour l’amant dont les pleurs me suppliaient de vivre !
« Ne meurs pas, disait-il, ou je meurs avec toi ! »

Après qu’il l’eut quittée, fin de 1810 ou commencement de l’année suivante, elle disparut.

Où alla-t-elle ? Conjectures. On n’a pour les étayer que quatre vers du Retour chez Délie :

Trois étés de ces bois ont embaumé l’ombrage,
Depuis que, m’exilant sur des rives sans fleurs.
Je l’emportai que le triste courage,
En pleurant, de cacher mes pleurs.

Que veut-elle dire ? Qu’elle s’éloigna de Paris. Cela n’est pas douteux[18]. Mais sur quelles rives sans fleurs passa-t-elle trois ans, de 1810 à 1813 ? Mystère. Une lettre d’elle adressée à son frère et datée de Rouen, 24 décembre 1811, ne me paraît pas décisive. Elle a appris que Félix Desbordes est prisonnier en Écosse et elle lui donne des nouvelles de la famille.

Papa se porte très bien : il est depuis un an chez Eugénie, dont le mari est établi aux Andelys contremaître dans une filature. Eugénie a une jolie petite fille de deux ans. Cette pauvre Eugénie ! que de fois nous avons parlé de toi ensemble ! Je leur ai annoncé ta lettre aussitôt qu’elle m’est arrivée ; J’ai également écrit à mon oncle Constant qui doit venir me voir. Je ne doute pas qu’il ne joigne à ce que je dois t’envoyer, le peu que ses moyens lui permettront, car il n’est pas heureux, mon cher Félix, et son beau talent lui vaut plus de gloire que de fortune.

De son enfant qui a pourtant dix-huit mois, pas un mot. C’est seulement en 1813 qu’elle révélera son existence au soldat en captivité sur les pontons. Elle ajoutera que ses deux sœurs sont « enterrées dans deux villages fort tristes » et que « leurs petits ménages ne sont pas trop heureux ».

Ces villages étaient situés dans l’arrondissement des Andelys, et celui qu’habitait Eugénie a nom Charleval. Tout me porte à croire que Marceline mit son enfant en nourrice dans cette région (peut-être même chez l’une de ses sœurs), dès sa naissance, et que ce fut pour se rapprocher de lui qu’elle vint se réfugier, en 1811, à Rouen ou dans les environs. Marceline n’a nourri aucun de ses enfants. Il est probable qu’elle ne fît pas d’exception en faveur du premier, soit pour raison de santé, soit pour conserver un amant déjà enclin à voltiger de belle en belle.

Et si, d’autre part, celui-ci, du moment qu’il s’éloigna de sa maîtresse, ne subvint plus à ses besoins, comment Marceline vécut-elle pendant trois ans ? Ses sœurs étaient pauvres, l’une d’elles avait la charge du père Desbordes. Il ne fallait guère compter sur une aide par là. Autant pour vivre elle-même que pour élever son fils, Marceline remonta-t-elle sur les planches, à Rouen ou ailleurs en province ? L’hypothèse n’est point en contradiction avec ce que la sœur écrit à son frère, en 1813 seulement :

Ton souvenir adoucit la tristesse de ma position. Qu’elle ne t’occupe pas trop, elle ne peut durer, et j’ai autant de courage qu’il en faut pour supporter un malheur qui ne penl être que passager. Mais ayant quitté Paris depuis plusieurs années, c’est avec bien de la peine que je parviens à y retrouver une place. Enfin, ce moment approche, je l’espère, où ma persévérance sera récompensée… Mais en reprenant le théâtre, je renonce à chanter. Ma santé en souffrirait, ei j’ai besoin de ma santé pour mon père qui serait malheureux s’il me perdait.

Le fait que Marceline cherche un engagement à Paris et se flatte qu’elle l’obtiendra bientôt, n’est point une raison pour qu’elle n’ait pas joué çà ou là, en attendant. Elle a beau dire à son frère : « J’ai cultivé la guitare et j’y suis devenue assez forte. C’est le seul instrument qui convienne à ma voix et à ma fortune » ; il est présumable que cette étude ne fut pas suffisante pour l’occuper et lui procurer des ressources de 1811 à 1813.

Aussi dut-elle respirer lorsque l’Odéon lui fut ouvert. Elle y débuta, le 29 avril 1813, dans une pièce de Pigault-Lebrun : Claudine de Florian[19]. Le personnage lui était avantageux. On pouvait dire qu’elle le vivait. Elle y eut beaucoup de succès.

Elle parut ensuite dans l’Honnête criminel (Cécile) ; Une journée d’Ermenonville (Adeline) ; Misanthropie et repentir (Eulalie) ; Clémence et Valdemar ou le Peintre par amour, de Pelletier-Volméranges ; la Coquette fixée, de Voisenon ; Eveline, de Rigaud ; le Vieillard et les Jeunes Gens, où elle jouait un petit jeune homme ; dans un drame : le Déserteur (rôle de Clary) et une comédie : l’Habitant de la Guadeloupe, de Mercier.

Le titre seul de ce dernier ouvrage pouvait rappeler à Marceline de douloureux souvenirs, car l’invention de Mercier est sans analogie avec le voyage de Mme Desbordes et de sa fille à la Guadeloupe. Il s’agit d’un jeune Français qui est allé racheter des écarts de jeunesse en Amérique, où il a fait fortune. Revenu en France, il s’avise d’un stratagème banal pour éprouver la vertu de sa famille, qu’il n’a pas vue depuis vingt ans et qui est composée d’un financier et de sa femme, cœurs secs, d’une jeune veuve et de ses enfants, cœurs purs. Il feint d’être ruiné et leur demande tour à tour assistance. Naturellement, le ménage opulent l’éconduit sans pitié, et la veuve, modeste et compatissante, se déclare prête à s’employer pour lui. C’est donc elle qui sera son unique héritière. Il l’épouse et se venge des parents inhumains en les obligeant à signer au contrat.

Que Marceline était touchante dans le rôle de Mme Milville, l’honnête veuve ! Quel air pudique elle avait dans les atours de son emploi : robe de mousseline blanche, ceinture de ruban ponceau et coiffure en cheveux, lout le long de la pièce ! Le travesti même seyait encore à sa gracilité de visage et de corps. À vingt-huit ans, ses qualités de naturel et de sensibilité étaient les mêmes que douze ans auparavant. Bref, ingénue, jeune mère ou garçonnet, elle était toujours la brebis bêlante ou l’agneau sans tache de la bergerie dramatique, où d’habiles pasteurs introduisent le loup, afin d’avoir l’occasion de châtier une témérité qui est, cependant, bien plus la leur que la sienne.

À l’Odéon, Marceline avait retrouvé la belle Délie, engagée l’année précédente, et renoué avec elle.

La comédienne adulée avait une bonne part de responsabilité dans les malheurs de son amie. Avec le cœur « excellent et facile » que lui a reconnu plus tard le mari de Mme Valmore, qui sait si Délie ne se proposa pas de réparer le mal qu’elle avait fait inconsciemment ? Et réparer le mal, vis-à-vis d’une victime comme Marceline, ce n’était pas lui procurer un nouvel amant, c’était lui rendre l’ancien qu’elle attendait toujours.

Il ne reviendra plus… Il sait que je l’abhorre ;
Je l’ai dit à l’Amour qui déjà s’est enfui.
S’il osait revenir, je le dirais encore !
Mais on approche, on parle… Hélas ! ce n’est pas lui !

Justement, le voyageur était revenu. Et dans quel état ! Malade, sérieusement malade même, enfin, bien à plaindre. On devine l’effet de cette double révélation sur le cœur de Marceline : la moitié suffisait pour la bouleverser.

Cette nouvelle, bonne et mauvaise tout ensemble, elle en fait part à sa sœur Eugénie, nommément désignée et prise pour confidente peut-être parce que l’enfant demeurait en nourrice chez elle ou non loin d’elle, le théâtre étant incompatible avec les soins assidus de la maternité.

Qu’ai-je appris, le sais-tu ? Sa vie est menacée,
On tremble pour ses jours.
J’ai couru… Je suis morte, et ma langue glacée
Peut à peine… Ma sœur, je l’aime donc toujours !
Quel aveu, quel effroi, quelle triste lumière.
Eh ! quoi ! ce n’est pas moi qui mourrai la première.
Moi qu’il abandonna, moi qu’il a pu trahir,
Moi qui fus malheureuse au point de le haïr,
Qui l’essayai du moins. C’est moi qui vis encore !
Et j’apprends qu’il se meurt, j’apprends que je l’adore.
Le voile se déchire en ces moments affreux !
Comment ne plus l’aimer quand il est malheureux !

Dévorée d’inquiétude, elle est allée rôder autour de la maison qu’il habite… guettant le moment de s’y glisser à la faveur d’une entrée, d’une sortie.

La porte s’ouvre, elle retombe,
Ah ! que ce bruit sourd m’a fait peur :
On dirait que la mort passe auprès de mon cœur.

Restent ses amis. Si elle les interrogeait…

Allons au-devant d’eux, parlez, demandez-leur…
Non, la force me manque et je crains le malheur.

Hélas ! si tu savais… Que son poids est terrible !
Que nous répondraient-ils ! Mais ils sont déjà loin !…
… J’ignorerai son sort, on m’y croit étrangère ;
Et près de sa demeure, et si triste, et si chère,
Personne, excepté vous, n’aurait guidé mes pas ;
Quand j’expire à sa porte, on ne m’y connaît pas ;
Pourquoi souffriraient-ils de ma lente agonie ?
Dans la foule perdue, oh ! ma chère Eugénie,
Nous croyons l’univers instruit de nos douleurs,
Et même aux cœurs heureux nous demandons des pleurs !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma sœur, obtiens des cieux qu’ils lui rendent la vie,

Après, tu me diras qu’il faut encor le fuir.

Il guérit. Il n’y a qu’elle dont le mal soit incurable. Mais Délie s’est juré d’y remédier et se pique au jeu. Aussi bien, elle s’exagérait les difficultés à surmonter. Le prestige du théâtre avait renouvelé son miracle sur le voyageur et le convalescent. Il avait quitté Marceline encore endolorie, petite reine non pas détrônée, mais déchue. Il la retrouvait aux feux de la rampe, transfigurée, tout autre. Chaque auteur lui faisait une virginité. Il découvrait sa petite mine sentimentale ; il l’aimait mieux, artificielle en sa candeur, qu’il n’avait aimé sa candeur réelle. C’était un homme d’imagination, un poète qui méritait décidément que le Ciel, exauçant la prière de sa maîtresse,

Rendît sa jeune gloire à ses jeunes amis.

Il fut donc aisé à Délie de ménager une entrevue aux deux amants, chez elle, encore.

L’air est chargé d’espoir, il revient, je le jure !

Tout recommençait.

Elle avait fui de mon âme offensée ;
Bien loin de moi je crus l’avoir chassée.
Toute tremblante un jour elle arriva.
Sa douce image, et dans mon cœur rentra.
Point n’eus besoin de me mettre en colère,
Point ne savait ce qu’elle voulait faire ;
Un peu trop tard mon cœur le devina.
Sans prévenir, elle dit : « Me voilà !
Ce cœur m’attend. Par l’Amour, que j’implore,
Comme autrefois, j’y viens régner encore. »
Au nom d’Amour ma raison se troubla :
Je voulus fuir, et tout mon corps trembla ;
Je bégayai des plaintes au perfide.
Pour me toucher, il prit un air timide.
Puis, à mes pieds, en pleurant, il tomba.
J’oubliai tout dès que l’Amour pleura.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dieu ! sera-t-il encore mon maître ?

Mais, absent, ne l’était-il pas ?

Mais c’est surtout l’élégie intitulée le Retour chez Délie qui nous renseigne à plein ; suprême bondissement d’un pauvre cœur aux abois, avant le coup de grâce !

C’est ici… Pardonnez, je respire avec peine ;
Mes genoux affaiblis me forcent à m’asseoir.
Ici, tous mes secrets vous cherchèrent un soir…
Oh ! que de souvenirs un souvenir ramène !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est vous, je vous revois toujours belle, Délie !

De mes siècles de pleurs à peine un seul moment.
Semble avoir dans son vol touché ce front charmant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les voilà donc, ces lieux où je donnai mes jours !

Rien n’est changé… que lui, dans ce touchant asile !
C’est le même parfum qui court dans l’air tranquille !
Cette lampe y brûle toujours.
Délie, est-ce là que j’ai souri moi-même
À l’objet adoré que m’offrait ce miroir ?
Qu’il est beau le miroir qui double ce qu’on aime !
Ce portrait qui se meut, quel bonheur de le voir !
Je marche où de ses pieds mes pieds pressaient l’empreinte.
Que de fois, pour tromper l’embarras le plus doux,
Cette harpe, au hasard, parla seule entre nous !
Ces parfums, ces flambeaux, ces brillantes couleurs,
Ces contrastes de mes douleurs,
Ces messagers riants qu’à vos pieds on envoie,
Tout parle, tout s’empreint d’une alarmante joie,
Et mon cœur… oui, mon cœur entend qu’il va venir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

              En me réunissant à lui

Croyez-vous n’inventer qu’une ruse innocente ?
Je n’ai donc pas souffert ? Regardez-moi. L’Amour
N’est donc qu’un mot frivole, un rêve, un badinage,
Un lien sans devoir égarant le jeune âge
Qu’il brise et reprend tour à tour ?
Je ne sais, mais adieu ! Fière autant que sensible,
Dans l’effroi d’abaisser ma douleur à ses pieds,

J’ai fui, laissez-moi fuir. Quoi ! pour cet inflexible,
C’est vous qui me priez !
Il le veut, dites-vous. Il veut ! Toujours le même :
Voilà comme il régnait sur mes esprits confus ;
J’obéissais toujours, mais je disais : « Il m’aime ! »
Ose-t-on commander à ceux qu’on n’aime plus ?
Que veut-il ? Mon bonheur. Eh bien, je suis heureuse,
Je suis calme, je suis… Voyez, je vis encor !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, laissez-moi m’enfuir. Que je doute moi-même

Si je l’ai vu jamais, si j’existe, si j’aime !
Ah ! je ne le hais pas, je ne sais point haïr :
Mais laissez-moi douter… mais laissez-moi m’enfuir !

Le reste va de soi. Et voici enfin le cri humain de toutes les capitulations d’amour :

Fierté, j’ai mieux aimé mon pauvre cœur que toi !

Peut-être ne se fait-elle aucune illusion sur la durée de ce « replâtrage ». Elle va ajouter des anneaux à sa chaîne. Mais on n’évite pas sa destinée. La sienne est « de n’être jamais à demi-malheureuse ». Elle retombe sous le joug et scelle sa résignation de ces trois cachets rouges :

— Mon cœur fut créé pour n’aimer qu’une fois.
— J’étais née, hélas ! pour mourir son amante !
— Tout ce qu’il m’apprend, lui seul l’ignorera !

Elle se rend compte de tout ce qui l’empêche d’être heureuse :

Je voudrais aimer autrement
Pour moi, l’amour est un tourment,
La tendresse m’est douloureuse…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! je devrais le haïr !

Il m’a rapporté ce tourment
Qu’avait assoupi son absence.
Dans le charme de sa présence
Dans mon nom qu’il dit tristement,
Il m’a rapporté ce tourment.

Il dit qu’il ne s’en ira plus :
Quelle frayeur dans cette joie !
Vous voulez que je le revoie,
Mon Dieu ! nous sommes donc perdus :
Il dit qu’il ne s’en ira plus !

Oui, tout pour elle recommence et se confond à ce point, qu’il est souvent difficile de discerner les romances et les élégies se rapportant à la première crise, des plaintes que lui arracha la seconde.

À celle-ci, en tout cas, paraissent bien correspondre ces vers :

Je touchais au bonheur, il m’en a repoussée,
Ô constante douleur, vous voilà de retour !
Prenez votre victime et rendez-lui sa chaîne,
Moi, je vous rends un cœur encor tremblant d’amour.

Et cette pièce encore : la Séparation, séparation définitive, mais entourée de circonstances obscures et telles, sans doute, que les deux amants purent, cette fois, rompre sans bruit, comme deux adversaires tombant de fatigue au soir d’une longue bataille dont l’issue reste douteuse.

Il est fini ce long supplice ;
Je t’ai rendu tes serments et ta foi,
Je n’ai plus rien à toi.
Quel douloureux effort ! quel entier sacrifice !
Mais, en brisant les plus aimables nœuds,
Nos cœurs toujours unis semblent toujours s’entendre ;
On ne saura jamais lequel fut le plus tendre
Ou le plus malheureux.
À t’oublier c’est l’honneur qui m’engage,
Tu t’y soumets, je n’ai pas d’autre loi.
toi qui m’as donné l’exemple du courage,
Aimais-tu moins que moi ?
Va, je te plains autant que je t’adore ;
Je t’ai permis de trahir tes amours ;
Mais moi, pour t’adorer, je serai libre encore ;
Je veux l’être toujours !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Adieu… mon âme se déchire.

Ce mot que dans mes pleurs je n’ai pu prononcer,
Adieu ! ma bouche encor n’oserait te le dire,
Et ma main vient de le tracer !

Elle le répète en une autre élégie :

Adieu, mes fidèles amours,
Adieu, le charme de ma vie !
Notre félicité d’amertume est suivie
Et nous avons payé bien cher quelques beaux jours !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant le jour, écartant ton image,
Mes souvenirs et mes vœux superflus,
Je supporte mon sort ; et presque avec courage,
Je me dis : il ne viendra plus !
Le soir, en ma douleur, et plus faible et plus tendre,
Oubliant que pour nous il n’est plus d’avenir,
Je me laisse entraîner au bonheur de t’attendre
Et je me dis : Il va venir !
Mais quand l’heure a détruit cet espoir plein de charmes,
Je plains, sans l’accuser, un amant si parfait,
Je regarde le ciel, en essuyant mes larmes,
Et je me dis : Il a bien fait !

C’est une autre gamme, un renversement des rôles qui étonne un peu. « Nos cœurs unis semblent toujours s’entendre… À t’oublier, c’est l’honneur qui m’engage… Va, je te plains… Je t’ai permis de trahir tes amours… » Qu’est-ce que tout cela signifie ?

On peut se demander si, pour donner à sa maîtresse, l’exemple du courage, d’un entier sacrifice, l’amant rusé ne lui aurait pas tenu ce langage : « Mon père, affligé de la vie irrégulière que je mène, s’est mis en tête de m’établir et menace, si je refuse, de me couper les vivres. Si j’étais riche ou si seulement la littérature me nourrissait, je passerais outre à cet ultimatum. Mais j’ai besoin de la pension qu’il me sert et dont il me reproche de mésuser. Tu sais, d’autre part, qu’il ne consentira jamais à ce que j’épouse une comédienne. Là-dessus, il est irréductible. Que faire ? »

Et, prise au piège, pleine d’abnégation comme on l’est dans les pièces de son répertoire, Marceline avait répondu : « Obéis à ton père. Quittons-nous, sois heureux. Je ne veux pas donner sujet de croire que tu dissipes avec moi ta jeunesse et ton bien. À t’oublier, c’est l’honneur qui m’engage. Adieu. »

Geste magnanime, d’autant plus que la question d’argent préoccupait surtout Marceline, en réalité. Rien n’en transpire dans ses vers, parce que ce n’est point matière à élégies ; mais ses lettres à son frère sont, à cet égard, explicites. Elle avait à sa charge, outre son enfant, son père, retourné à Douai. Une représentation donnée à son bénéfice par ses camarades, ne lui avait été que d’un secours précaire. Ils sollicitaient en vain, pour elle, « aux appointements et prorata de trois mille francs par an », le sociétariat qu’on accordait aux charmes de Délie… Exclue en 1815 de l’Odéon réorganisé, Marceline put considérer comme planches de salut celles du Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Son engagement lui assurait les premiers rôles et cinq mille francs d’appointements. C’était plus qu’elle n’eût gagné à Paris. Enfin, du moment qu’elle regardait la séparation comme un devoir, ne valait-il pas mieux quelle mît entre elle et son amant, une distance suffisante pour obvier aux défaillances, aux rechutes ?

En 1815, dans le courant de l’été, elle partit donc pour Bruxelles. Elle y emmenait son fils, âgé de cinq ans.

Il n’est point indispensable, on le voit, de connaître le nom de l’Autre, pour raconter les années de jeunesse de Marceline. Qu’il s’appelle Saint-Marcellin, comte de Marcellus, Dupuy des Islets, Audibert[20], Thabaud de Latouche ou, sous la plume de Marceline, Olivier ou Julien, tout simplement, qu’importe ? C’est l’Absent, l’Infidèle, l’Ingrat, le Perfide, l’Inhumain, le Cruel, l’Amant, enfin, pareil à ces malfaiteurs qui ont tout intérêt à être condamnés sous un nom d’emprunt, puisqu’ils récidiveront.


III

L’ÉPOUSE
Mariage. Muse et départements. Amitiés littéraires. Italie.



Marceline Desbordes débuta le 11 septembre 1815 au Théâtre de la Monnaie, dans le rôle de Charlotte, des Deux Frères et dans celui d’Angélique de l’Épreuve nouvelle.

Elle joua ensuite Mme Milville de l’Habitant de la Guadeloupe, Rosine, du Barbier de Séville, et Annette, du drame populaire de Caigniez et d’Aubigny : la Pie voleuse ou la Servante de Palaiseau, représenté, quelque temps auparavant, pour la première fois, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin.

Le succès personnel qu’obtint Marceline dans cette pièce en vogue, n’est pas surprenant. Elle incarnait à souhait l’innocence persécutée ; elle en avait naturellement les dehors et les moyens d’expression ; elle était du petit nombre de ces interprètes auxquels on pourrait ôter la parole, tellement ce qu’ils vont dire éclate sur leurs traits et dans leur maintien.

Mais Bruxelles, à la fin de 1815, prêtait encore l’oreille au fracas de Waterloo, et Marceline, qui en avait été malade pendant six semaines, au dire de Sainte-Beuve, devait avoir quelquefois, en jouant, les mêmes distractions que le public, en écoutant.

Des distractions, à la vérité, elle en avait d’autres, dans la solitude de son cœur. L’inspiration revenait la consoler.

Marceline avait dit naguère au médecin qui la soignait (sans doute le docteur Alibert) :

Votre main bienfaisante et sûre
A fermé plus d’une blessure.
Partout votre art consolateur
Semble porter la vie et chasser la douleur.
Hélas ! il en est une à vos secours rebelle
Et je dois mourir avec elle.
...................
Son empire est au cœur, ses tourments sont à l’âme ;
Ses effets sont des pleurs, sa cause est une flamme
Qui dévore en secret l’espoir de l’avenir ;
Et ce mal est un souvenir.

Le docteur Alibert avait relevé le défi et appelé la Muse en consultation au chevet de sa cliente, qui en avait éprouvé un grand soulagement. À même souffrance, même remède. Il se prescrivait de lui-même, Une nuit d’hiver.

Après un an d’exil, qui t’amène vers moi ?
Je ne t’attendais plus, aimable poésie ;
Je ne t’attendais plus, mais je rêvais à toi.
Loin du réduit obscur où tu viens de descendre,
L’amitié, le bonheur, la gaieté, tout a fui.
L’ingrat ! Il a puni jusques à mon silence,
Lassée enfin de sa puissance,
...................
Muse, je te redonne et mes vœux et mes chants.
Viens leur prêter ta grâce et rends-les plus touchants.
Mais tu pâlis, ma chère, et le froid t’a saisie.
C’est l’hiver qui t’opprime et ternit tes couleurs.
Je ne puis t’arrêter, charmante Poésie ;
Adieu ! tu reviendras dans la saison des fleurs.

Elle devait revenir bientôt, en effet, mais à la suite de quelle catastrosphe !

Le 10 avril 1816, Marceline perdait son fils Marie-Eugène,

Après soixante jours de deuil et d’épouvante.

Il avait un peu plus de cinq ans et demi.

Notons ici une circonstance singulière et propre à égarer les investigations.

L’acte dressé par devant l’officier de l’état civil baron Louis Devos, désigne le père de l’enfant ; et c’est M. Jean-Eugène de Bonne, négociant, âgé de 53 ans, qui a signé la déclaration de décès.

La supercherie est évidente. De Bonne, brave homme qui a prêté son nom et qu’on n’a pas revu, s’est dévoué pour que la mère fît, sur une pièce officielle, figure d’épouse légitime.

Et quand, plus tard, dans une lettre du 3 novembre 1837 à Caroline Branchu, Marceline lui recommandera un vieil ami, Jeuclier, « qui m’a servi de père, dit-elle, et m’a sauvé l’honneur, pauvre fille que j’étais », on pourra se demander, avec M. J. Boulenger, si ce Jeuclier ne lui avait pas rendu, à Paris et pour la naissance de l’enfant, le même office que de Bonne, à Bruxelles, pour le décès.

C’est alors que la pauvre mère s’écria :

J’ai tout perdu ! Mon enfant par la mort,
Et… dans quel temps ! mon ami par l’absence.
Je n’ose dire, hélas ! par l’inconstance ;

(En effet, si l’on admet que c’est elle qui lui a rendu sa liberté.)

Ce doute est le seul bien que m’ait laissé le sort !

Enfin, elle s’épanchait en prose, à plusieurs reprises, avec son frère.

17 juin 1816.

Je suis si anéantie de larmes, ma tête et mon cœur sont si en désordre que je ne sais même pas me plaindre d’un malheur qui me tue. J’avais tout supporté avec courage, mais ce dernier coup m’a frappée au cœur… Ma triste existence se traîne à présent. Oh ! je suis bien malheureuse ! Papa se porte mieux. J’ai augmenté sa pension, et ferai davantage encore par la suite, si j’ai un avenir

5 septembre 1816.

Papa se porte mieux, Mme Gantier (la mère de son amie Albertine, mariée à Bruxelles, où elle mourut en 1819, à 32 ans) l’a vu dans un voyage qu’elle vient de faire à Douai. Si je reste à Bruxelles l’année prochaine, comme tout le fait croire, j’irai le voir… ; j’ai besoin de l’embrasser. Il est si vrai que c’est pour lui seul que j’ai pu me résoudre à continuer le théâtre. C’est le plus grand sacrifice que j’aie jamais fait. Mais son bonheur m’est plus cher que tout au monde… »

Et le 2 janvier 1817, alors qu’elle avait renouvelé son engagement :

Quelle année vient de s’écouler pour votre pauvre Marceline !… et ce qu’elle m’a ravi ne me sera jamais rendu, non jamais dans ce monde !… Mon cher fils ! Jamais un enfant adoré, pleuré à chaque heure par sa malheureuse mère n’a mieux mérité de l’être. Qu’il était beau ! Qu’il était bon !… Je ne sais qu’ajouter à ma lettre… Papa se porte bien, il m’écrit. Je désire et j’espère aller l’embrasser au printemps. Je suis engagée dans cette ville pour l’année suivante. Je l’ai fait pour papa. Les autres provinces sont moins sûres pour le paiement des appointements, et Dieu sait avec quelle douleur j’ai signé un acte qui me retient dans une ville où toutes mes blessures se rouvrent à chaque pas… Ma santé peut-elle résister sans miracle à cet état de l’âme que je ne puis décrire ni surmonter ? Adieu. Du bonheur pour toi, pour ma pauvre Eugénie, pour mon oncle et mon père, voilà ce qu’il me faudrait[21].

Elle ne réclamait rien pour elle et n’envisageait pas, certainement, l’adoucissement qu’allait apporter à sa peine l’événement le plus inattendu.

La même année, elle épousait à Bruxelles un de ses camarades à qui elle donnait, chaque soir, la réplique : François-Prosper Lanchantin, dont le nom de théâtre était Valmore.

Il avait vingt-quatre ans ; elle en avait trente et un.

Fils d’un vieil acteur qui gagnait encore sa vie en province, Valmore reluisait d’une autre parenté.

L’année où son fils tira au sort (1841), Mme Valmore écrivait à son ami A. de Latour[22] :

Mon fils est conscrit sous son vrai nom de Lanchantin, neveu du général baron de Lanchantin, tué à Krasnoé d’un boulet de canon. Son neveu a pris le nom de Valmore lors de ses débuts à la Comédie-Française, après la mort de son oncle qui emportait avec lui tout son avenir. Le nom de Valmore n’a pas été appelé au tirage. C’est le jeune Lanchantin, né dans la même nuit que le fils de la reine[23], qui est tombé au sort avant-hier 20 mars. »

Mme Valmore était induite en erreur. Valmore, qui avait obtenu son ordre de début aux Français le 12 février 1812, y parut sur la scène pour la première fois, le 28 avril suivant. Or, les combats de Krasnoé où fut tué le général de Lanchantin, se succèdent du 16 au 18 novembre 1812. C’est donc avant et non après la mort de son oncle, que le jeune comédien aurait changé de nom et — beaucoup plus plausiblement — pour ménager la susceptibilité du baron de l’Empire, dont il pouvait avoir besoin.

La belle prestance de Valmore lui avait valu la protection de Mlle Raucourt. Grâce à elle, il échappa à la conscription, mais il ne profita guère de cet avantage et faillit même le payer de sa vie. Comme il jouait, dans un nuage, le 2 mai 1813, l’Amphytrion, de Molière (rôle de Jupiter), la rupture d’un câble le précipita du cintre sur la scène. On le releva meurtri. Il en fut quitte, heureusement, pour une incapacité de tragédie de quelques mois. Mais le Théâtre-Français, patron comme un autre, ne lui ayant pas conservé son emploi, il dut chercher ailleurs. Et il venait de Nantes lorsque la direction de la Monnaie, au mois d’avril 1817, l’engagea. Marceline faisait partie de la troupe depuis dix-huit mois et pleurait son fils depuis un an.

À travers ses larmes, elle reconnut — avec un peu de bonne volonté de part et d’autre — le bambin qu’elle avait caressé, à Bordeaux, au temps de son adolescence à elle et de son enfance à lui. C’était un sujet de conversation. Il y en avait encore un dans ce fait qu’ils étaient deux victimes, l’un de la Comédie-Française, l’autre de l’Odéon. Enfin, jeune premier, Valmore jouait généralement dans les pièces où, jeune première, Marceline tenait un rôle. Ils ne furent ni les premiers, ni les derniers que ces parties sans enjeu, incitèrent à risquer quelque chose.

Un rapport de l’inspecteur Duverger sur les théâtres de province, reproduit par M. J. Boulenger, rapport cruel en ce qui concerne Marceline, la représente comme ayant, à cette époque, « un physique très usé, toujours du talent, mais trop de sensibilité ».

Mais un physique usé, très usé même, n’a jamais empêché un jeune comédien de s’éprendre d’une actrice plus âgée que lui. C’est, au contraire, la règle, et ces ménages, légitimes ou faux, sont souvent les plus indestructibles. Le mari semble partager l’opinion de cet ambasseur d’Espagne qui répondait à Mme de Lieven lui demandant ce qu’il pensait de la ravissante lady Seymour :

— Trop jeune et trop fraîche ; j’aime les femmes un peu passées.

Quant à l’excès de sensibilité que montrait Marceline, il était trop dans sa nature pour que Valmore ne lui trouvât point de charmes. Diderot a dit des femmes qu’elles pleurent toutes quand elles veulent. Marceline n’avait pas même besoin de vouloir : le personnage, la situation, lui faisaient venir, sans effort, les larmes aux yeux. Et, non seulement le soir, aux lumières, devant le public, mais, j’en suis sûr, aux répétitions également.

Je la vois très bien pleurant, à l’écart, dans un coin de la scène obscure, sur le banc figurant le pan coupé du décor ; pleurant tout bas, en attendant son entrée ; pleurant en pensant à son enfant, à son père, à son frère, à ses sœurs, à l’Autre…

Un front soucieux, un regard humide, ce qui reste dans l’air d’un orage d’été, avaient intrigué Valmore avant de l’émouvoir ou de le séduire.

Car, il est temps de le dire, belle, Marceline ne le fut probablement jamais. Il est vrai que les portraits d’elle que l’on connaît sont tous, sauf un ou deux, postérieurs à son mariage.

Encore semble-t-elle n’avoir complu qu’à David d’Angers.

« J’ai eu trop à coudre et à soigner les miens, écrit-elle quelque part, pour poser comme l’exigent les faiseurs de portraits. »

Cependant, elle nous apprend dans l’Atelier d’un peintre, que son oncle Constant la peignit, à l’âge où elle était « haute comme sa boîte à couleurs ». Il l’avait représentée assise sur une petite chaise et tenant dans ses bras sa poupée, à laquelle elle faisait manger des gâteaux.

Ce portrait, Constant Desbordes l’avait gardé. Que devint-il ?

On sait du moins où retrouver celui de sa nièce jeune fille, et qui est au Musée de Douai. Elle nous y apparaît sous les traits prononcés d’une robuste flamande demandant au ciel ses inspirations, telle sainte Cécile, d’après Raphaël, que le bon élève de Girodet avait justement copiée pour le futur roi d’Espagne, Ferdinand VII.

Il y a un poncif pour les attitudes aussi et Constant Desbordes lui soumet manifestement son modèle. Il en fait une chose emblématique. Il le ravale jusqu’à l’image de piété pour livres de messe. Il a besoin de savoir, pour exprimer la jeune fille, qu’elle est poète élégiaque et que l’on a mis ses vers en musique. Et c’est alors sainte Cécile, préférable encore, assurément, à cette échappée des salons qui, sous le nom de Desbordes-Valmore, glousse au milieu d’un pauvre petit square de Douai, en couvant une romance de Gounod.

Bref, cette peinture de l’oncle ne vaut pas pour moi un croquis de sa nièce recueilli en tête des Notes manuscrites du Musée de Douai. Que voilà bien, empreinte sur le visage sans fraîcheur d’une femme de vingt-cinq ans, cette vivacité malicieuse signalée par l’amateur belge, et que Marceline portait aussi bien dans sa conversation que sur la scène.

Mais à qui Constant Desbordes donne-t-il raison, de ceux qui veulent que Marceline ait eu les yeux bruns ou noirs, et de ceux qui les ont vus bleus ?

Auguste Barbier, qui rencontra Mme Valmore à Lyon, en 1834, parle « de ses yeux bleus expressifs et des cheveux blonds tombant en boucles autour de sa tête ».

Un de ses biographes, Auguste Desportes, dit : « C’était une de ces figures qu’on n’oublie point : un profil d’une grande pureté, des yeux bleus, de beaux cheveux blonds, quelque chose des races du Nord, des nobles filles de l’Écosse et du ciel d’Ossian. »

Sainte-Beuve note que c’était une Portugaise aux yeux bleus, aux cheveux d’or ou de lin.

Enfin, Mme Alphonse Daudet, qui approcha Mme Valmore vers son déclin, a conservé le souvenir « de longues boucles blondes qui devaient être factices, entourant un visage amaigri, pétri de tristesse et de bonté, aux yeux bleus levés sans cesse plus haut que la vie, la voix douce, le geste dolent ».

Mais des témoignages plus autorisés s’inscrivent en faux contre ces déclarations.

C’est Pierre Hédouin sur qui firent impression, chez Grétry, « les éclairs s’échappant des yeux noirs de celle qui était encore Mlle Desbordes ».

C’est son propre fils qui, dans l’Appendice au second volume de l’édition Lemerre, écrit qu’elle était petite avec des cheveux châtains et des yeux bruns clairs.

Et c’est Constant Desbordes concentrant si bien son attention sur le détail, qu’il a peint isolément et entouré de myosotis, en miniature visible au Musée de Douai, l’œil de Marceline ! Or, on ne peut pas dire, là encore, qu’il est bleu, la nuance assez vague, comme pour mettre tout le monde d’accord, tirant plutôt, néanmoins, sur le brun que sur le bleu foncé.

Il est bien dommage, en vérité, que l’on conteste l’authenticité d’une autre miniature, de Grobon, artiste lyonnais, reproduite par M. Bleton en tête de sa brochure sur les séjours de la famille Valmore à Lyon. Comme on aimerait à penser que cette charmante petite mine, pas encore chiffonnée, ces simples atours d’un théâtre ingénu, sont la mine et les atours de Marceline, du temps où elle chantait les opéras comiques de Grétry et de Dalayrac !

D’un peintre lyonnais encore, Pierre Révoil[24], je possède un portrait inédit sans date et auquel il est difficile d’en assigner une, le ménage Valmore ayant habité Lyon, à plusieurs reprises, de 1821 à 1836. Pierre Révoil y était professeur à l’École des Beaux-Arts. Mais, élève de David, il avait pu connaître Marceline à Paris, auprès de Constant Desbordes… ; si bien que ce profil apprêté de chanteuse plaintive pourrait être contemporain de la première Restauration plutôt que de la seconde. Il n’évite point, en tout cas, la contagion du poncif. Rivé à une lyre d’appui, il est moins un portrait qu’une enseigne. Et je n’accorde pas une confiance beaucoup plus grande au médaillon de Carl Elshoecht, que M. Dorchain a découvert récemment, dans le bric-à-brac d’une arrière-boutique. Observons, en outre, que Mme Valmore, à l’époque où Elshoecht modela ses traits, avait 57 ans[25].

Elle en avait quarante-six lorsqu’elle posa devant David d’Angers, et c’est à peu près dans le même temps que deux dessinateurs passables mais véridiques, Raugé et Langlois, la crayonnèrent au vif. Ils ne la flattent pas, certes… ; mais ils n’ont pas non plus de parti pris, et c’est déjà une condition de sécurité assez rare.

David d’Angers seul, somme toute, réalise cette exactitude passionnée qui est la perfection de l’art. Son beau médaillon d’une ligne si pure, jugé ressemblant par Jacques Arago, qui n’était pas encore aveugle, désappointa pourtant Mme Valmore. Elle s’y trouvait « d’un laid aux larmes ». Elle veut dire laide à pleurer. Mais David ayant déclaré qu’elle lui rappelait « les filles des bardes de Girodet », elle dut être un peu consolée, car elle admirait ce peintre sur la foi de l’oncle Desbordes, qui le regardait comme un maître de la forme et du coloris.

Il est regrettable, enfin, que nous fasse défaut le portrait annoncé par Marceline à son frère dans sa lettre du mois de janvier 1817. Il nous montrerait la femme un peu fanée, dont son camarade de théâtre, Prosper Valmore, allait bientôt s’éprendre.

On pourrait ne rien savoir des préliminaires d’un mariage d’inclination entre deux êtres qui se voyaient tous les jours et plutôt deux fois qu’une : à la répétition, l’après-midi, et à la représentation, le soir. Il est vrai qu’ils n’échangeaient alors que des propos forcés, mais ces propos étaient brûlants et suivis d’étreintes… Cependant, ces facilités n’empêchaient pas Marceline et Valmore de s’écrire. Les réponses de la bergère au berger ont seules été publiées. Elles indiquent, de sa part à lui, un penchant invincible et, de son côté à elle, une incrédulité qui cessa seulement quand il dénoua l’intrigue en demandant sa main, comme à la fin de presque toutes les pièces qu’ils jouaient ensemble.

« Oppressée de joie et de surprise, écrit-elle, je crains… pardonnez-moi, je crains d’abandonner mon âme au sentiment qui la remplit, qui l’accable, oui, cette ivresse de l’âme est presque une souffrance ! Ô prenez garde à ma vie ! »

Elle souffrait d’être aimée parce qu’elle faisait son examen de conscience, et qu’un scrupule de son cœur combattait sa raison et son nouveau penchant. Elle le faisait même touthautson examen de conscience, dans l’élégie intitulée : l’Inconstance.

Inconstance, affreux sentiment,
Je t’implorais, je te déteste.
Si d’un nouvel amour tu me fais un tourment.
N’est-ce pas ajouter au tourment qui me reste ?
Pour me venger d’un cruel abandon.
Offre un autre secours à ma fierté confuse ;
Tu flattes mon orgueil, tu séduis ma raison ;
Mais mon cœur est plus tendre, il échappe à ta ruse.
Oui, prête à m’engager en de nouveaux liens,
Je tremble d’être heureuse et je verse des larmes ;
Oui, je sens que mes pleurs avaient pour moi des charmes
Et que mes maux étaient mes biens !
...................
Comme un rêve mélancolique,
Le souvenir de mes amours
Trouble mes nuits, voile mes jours…
… En vain, à mes genoux
Tu promets d’enchaîner un amant plus aimable,
Ce cœur blessé dont l’amour est jaloux
Donne un regret, un soupir au coupable.
Qu’il m’était cher ! que je l’aimais !…
Ah ! je devais l’aimer toute ma vie
Ou ne le voir jamais !…
… Mon cœur fut créé pour n’aimer qu’une fois !

Cependant, elle continuait d’écrire, en prose, au soupirant qui la pressait :

Votre mère sera donc la mienne ! Votre père va donc remplacer celui que je pleure encore[26]… Mais moi, m’aimeront-ils ? Oh ! demandez-leur de m’aimer, de commencer à présent pour ne jamais finir.

M’aimeront-ils ? Elle a l’air d’en douter et, de fait, sa belle-mère l’accueillit d’assez mauvaise grâce. Vingt-trois ans plus tard, Marceline, rappelant à son mari les circonstances de leur mariage, lui écrivait (27 août 1840) :

Cette union était marquée au ciel, voulue par ton père et nos amis que je remercie encore de m’avoir choisie, car je t’aimais tant !

De sa belle-mère, pas un mot ; mais huit ans auparavant (18 novembre 1832), elle s’en était expliquée, une fois pour toutes, avec Valmore.

Ta lettre… m’a reportée à des temps de torture et de malheur qu’il ne faut pas réveiller puisque j’ai pu y survivre… Tiens, je te le dis, on vit en aveugle dans ce monde et, à côté l’un de l’autre, on ne s’entend pas. La pensée est donc bien voilée chez moi, mon ami. Moi, si vraie, j’ose dire si naïve pour tous les autres, c’est toi qui me redoutais ! quand j’avais le cœur martyrisé… Pourquoi dis-tu que je n’aime pas les correspondances dans l’intimité ? Peux-tu trouver le moindre rapprochement dans l’égarement solennel de deux êtres qui ont voulu s’unir et s’aimer et se rendre heureux, avec les tracasseries jalouses d’une mère aigrie par de petites prétentions d’autorité menacée ! Ah ! Prosper, qu’il y a de tristesse dans la découverte des causes qui nous ont fait verser tant de larmes ! N’en doute pas, mon ami, c’est à ces premières sources que tu as puisé, à ton insu, mille vagues préjugés contre moi ; tu m’a vue souvent à travers les jugements bien troublés de ta maman. Je respecte les vertus réelles qu’elle avait, mais elle nous a été bien cruelle sans le vouloir méchamment.

Il suffit, et de cette mère qui avait vécu pendant quelque temps avec le jeune ménage, M. Rivière dit avec raison qu’elle laissa, « avant de mourir, au fils que pourtant elle aimait, les souffrances et les tortures du doute ».

Bref, la belle-mère dans toute son acrimonie.

La révélation n’est pas inutile. Elle confirme dans cette opinion, que Valmore n’épousa pas Marceline sans être entièrement au fait de son passé. Il eût été, d’ailleurs, bien difficile à celle-ci de le cacher. C’était, au théâtre, le secret de Polichinelle, et Valmore dut le connaître dès qu’on remarqua ses assiduités auprès de Marceline. Il était beau ; sa préférence marquée à la jeune première devait faire des envieuses… Elles ne lui laissèrent pas longtemps ignorer que sa conquête avait perdu, l’année précédente, un petit garçon. Aussi lorsque Marceline voulut, en toute franchise, l’avertir, il put, d’un geste généreux, lui fermer la bouche, en disant : « Taisez-vous… Ce que vous allez m’apprendre, je le sais. »

Et sa mère aussi le savait Comme elle avait rêvé pour son Prosper un parti plus avantageux, on pense bien qu’elle fit état d’une faute notoire pour détourner Valmore de son projet. De n’y avoir pas réussi, elle demeura mortifiée.

Quant à lui, s’il fut jugulé, plus tard, par une jalousie rétrospective et intermittente, raison de plus pour admettre qu’on lui confia également le nom de son prédécesseur.

On le mit, en tout cas, sur la voie, et Tony mit avec lui, n’en doutons pas, son ombrageuse mère. Elle fureta à sa place et lui communiqua en douceur le résultat de ses recherches, tant à Bruxelles qu’à Paris. N’oublions pas que Valmore y connaissait Délie… Délie à qui sont dédiées des poésies significatives qui vont bientôt paraître. Par elle, par son entourage, par vingt personnes touchant au théâtre et ayant connu Marceline, tout savoir n’était qu’un jeu. Et si Valmore, aveuglé par l’amour, ne s’abaissa pas sur l’heure à cette enquête, on peut jurer que d’autres, dans sa famille ou dans les coulisses de la Monnaie, le suppléèrent.

Il y a toujours un point sur lequel il dut être renseigné par Marceline elle-même : le subterfuge du conjoint d’emprunt qui avait endossé complaisamment et pendant cinq minutes la paternité de l’enfant décédé ; car ce fut le même officier de l’état civil qui, le 4 septembre 1817, unit, au nom de la loi, Marceline Desbordes et Prosper Lanchantin dit Valmore.

J’aurais pu mieux user du tendre ascendant que mon amour plus hardi m’aurait laissé prendre sur toi, écrivait encore Mme Valmore sexagénaire à son mari. On m’a rendue, dès l’abord, timide et renfermée ; mon âme s’est repliée dans l’effroi de troubler ton repos.

Leur lune de miel n’en fut pas moins celle des mariages d’amour. Plusieurs lettres de l’épousée attestent autre chose que l’affection modérée d’une amante inconsolable en proie au souvenir. Un vif et doux émoi des sens paya Valmore de retour. Et l’on peut croire qu’il n’avait pas, en quoi que ce soit, affaire à une simulatrice. Le drame sentimental qui faisait partie intégrante de ses malheurs de jeunesse, restait dans l’esprit de Marceline comme un motif d’inspiration qu’elle oubliait à tout le moins dans les bras de son mari. Son grand amour lui remonta du cœur dans la tête et n’en délogea plus. Valmore fut le régime nouveau sous lequel on regrette toujours un peu l’ancien, lors même que la comparaison, dans les réalités, profite au temps présent. C’est en amour que les parvenus demeurent le plus longtemps fidèles à leur origine.

Au bout de dix mois de mariage, Marceline mit au monde une fille, Junie, qui mourut, en nourrice, à Careghem, trois semaines après (11 août 1818).

Ses couches, son deuil, n’empêchaient pas la comédienne de paraître cette année-là, non seulement à l’ordinaire, aux côtés de son mari, mais aussi dans les pièces que venaient représenter les grandes vedettes parisiennes comme Joanny, Mlle Mars et Mlle Georges. Ce n’est que beaucoup plus tard, néanmoins, qu’elle se lia avec Mlle Mars, à laquelle le jeune ménage fut d’abord indifférent.

Le public bruxellois fit fête à Mme Valmore notamment dans Andromaque et dans Iphigénie en Aulide, où elle éclipsa même Joanny. Et rien n’autorise à penser que Valmore prit ombrage de ce succès, pas plus que de celui, d’un autre genre, que se préparait sa femme en rassemblant la matière d’un volume de poésies.

Le beau-père de Marceline n’avait pas, lui, de prévention contre sa bru. C’était un brave homme et un homme de goût. Frappé, dit M. Corne, du sentiment poétique et de la touchante originalité de quelques romances de sa belle-fille, il lui demanda si elle n’avait pas quelques œuvres plus importantes.

— J’ai fait d’autres petites choses sans savoir, répondit-elle.

Il voulut les lire et l’engagea à les publier. Imbu de malveillance ou simplement de préjugés, il eût exhorté sa bru à détruire des compositions d’un caractère trop autobiographique. Louons ce juge éclairé, dont la vocation de Mme de Valmore dépendit un moment.

C’est alors, sans doute, que celle-ci se rappela son bon docteur, ce baron Alibert, qui, le premier, lui avait conseillé d’écrire, en manière de remède. Sollicité par son ancienne cliente de lui trouver un éditeur, il se mit obligeamment en campagne et proposa bientôt la librairie française et anglaise de François Louis, sise rue Haute feuille n° 10.

C’est là que parut, au commencement de l’année 1819, le recueil intitulé : Élégies, Marie, et Romances, par Mme Marceline Desbordes. Une seconde édition du format in-8 fut mise en vente en 1820. Elle s’augmentait de quelques pièces, mais on en avait retranché, en revanche, la nouvelle en prose : Marie. On la retrouve en tête des Veillées des Antilles, éditées à la même librairie en 1821.

Est-ce la faveur accordée aux débuts du poète qui fit tomber les dernières résistances de sa nouvelle famille ? Je ne sais. Mais, à partir de 1820, les œuvres de Marceline seront toutes signées : Desbordes-Valmore[27]. Si la petite comédienne avait été, envers son âpre belle-mère, capable d’ironie ou de ressentiment, comme elle eût savouré cette façon de racheter sa faute — en la publiant !

Aussi bien, Marceline Desbordes n’était pas, en 1819, un auteur inédit à proprement parler. La plupart de ses romances avaient déjà paru, de 1813 à 1818, dans le Souvenir des Ménestrels, le Chansonnier des Grâces, l’Almanach des Muses, etc. Elles étaient devenues l’appât des compositeurs comme Romagnési[28], Amédée de Beauplan, Arnaud fils, Andrade, Édouard Bruguière, Masini, qui faisaient, en ce temps-là, les délices des salons.

Tous les biographes de Mme Valmore ont anticipé en ajoutant à ces noms celui de Pauline Duchambge, qui ne fut pas même pour Marceline une amie de jeunesse[29].

La bibliothèque du Conservatoire possède plus de cinquante romances de Mme Desbordes-Valmore, mises en musique par Pauline Duchambge. Aucune n’est signée Mlle ou Marceline Desbordes, comme le sont maintes compositions antérieures à son mariage.

D’autre part, l’Album « Pour Pauline », l’un des quinze offerts par Hippolyte Valmore à la ville de Douai, cet album, commencé à Bordeaux vers 1823, renferme, datée de juin 1820, la plus ancienne des lettres que les deux femmes aient échangées, à la connaissance des chercheurs.

N’en suis-je pas autorisé à conclure que Pauline Duchambge ne rencontra Marceline que de 1817 à 1820, c’est-à-dire après le mariage de celle-ci ?

Pauline ne pouvait donc apporter à Guttinguer et partant à Sainte-Beuve, qu’un témoignage mal assuré, touchant la crise traversée par Marceline entre 1808 et 1813. Ce que je voulais démontrer.

L’Album auquel je fais allusion, outre des pièces originales qui figurent presque toutes dans le recueil des Pleurs, publié en 1833, s’enrichit encore de pensées copiées par Mme Valmore au hasard de ses lectures, de 1823 à 1827, et souvent fournies par Pauline elle-même. À côté de curieux extraits des Chants populaires de la Grèce moderne, par M. de Marcellus, que Mme Valmore semble avoir pris plaisir à transcrire parce qu’ils correspondaient à son état d’âme, on trouve le portrait de Sophie tracé par Mirabeau :

Elle est douce, elle n’est ni tiède ni nonchalante,
comme tous les naturels doux ; elle est sensible, et n’est
point facile ; elle est bienfaisante, et la bienfaisance
n’exclut pas le discernement et la fermeté… hélas ! toutes
les vertus sont à elles, toutes les fautes sont aux autres.

Mille femmes sont plus jolies qu’elle, plus brillantes,
quoiqu’aucune n’ait plus d’esprit naturel et acquis ; mais
elle est si timide et si réservée qu’il faut la connaître
pour deviner la moitié des trésors qu’elle recèle. Je l’observai
dans toutes les circonstances, je l’étudiai profondément ;
je sus ce qu’était son âme, cette âme formée
des mains de la nature dans un moment de magnificence…

Au-dessous du fragment, Mme Valmore a jeté ce vers :

C’est Pauline vivante et c’était Albertine.

« Nous sommes les deux tomes d’un même ouvrage », a-t-elle dit une autre fois.

Le fait est que, sous Charles X et sous Louis-Philippe, on ne les séparait pas. On les chantait ensemble. Elles étaient faites l’une pour l’autre. Une amitié tendre, nouée par la collaboration et fortifiée par les confidences du cœur, les unit jusqu’à la mort. La source de leurs inspirations était la même.

« Ces mélodies, que leur interprète, Adolphe Nourrit, a rendues populaires, je les ai composées avec mes larmes », disait Pauline au critique musical Scudo.

Car elle aussi avait souffert d’un infidèle et d’un ingrat. Son mari, dont elle était séparée ? Non. Mais Auber, rencontré par elle avant que des revers de fortune l’eussent poussé dans la carrière musicale. Riche, belle, élégante, adulée, Pauline, de son côté, ne prévoyait pas non plus qu’un art d’agrément, auquel elle ne demandait que des succès mondains, dût un jour la faire vivre — mal.

Ce jour vint, et le réveil fut cruel à l’auteur de tant d’harmonieux soupirs !

Pauline, cependant, ne s’avoua jamais vaincue. Surannée, malheureuse, indigente presque, elle ne consentit jamais à vieillir. À plus de soixante-quinze ans, elle minaudait encore pour en paraître moins de soixante. Elle demeura jusqu’à la fin le colombier en ruine dans lequel roucoule une tourterelle à qui, d’une autre cage, un chant pareil répond.

Je n’ouvre pas sans émotion, je le confesse, le « Recueil de romances à Madame Desbordes-Valmore », que je possède et qui contient, avec accompagnement de guitare, les gargarismes à la mode sous l’ancien régime, le premier Empire et la Restauration. Ce recueil est manuscrit. Mais quelle main a copié ces formules, paroles et musique ? Ce n’est point l’écriture de Marceline, sauf dans une chanson nègre dont elle a rectifié deux couplets.

Quelqu’un probablement, ami ou amie, butina petit à petit, pour Marceline, sur les opéras de Lully, Méhul, Grétry, Dalayrac, Spontini ou Berton, ces airs qui alternent, dans l’album, avec la romance de Henri IV : Charmante Gabrielle…, la romance de Chateaubriand : Combien j’ai douce souvenance, et même avec… le God save the king !

N’est-ce pas aux jours lointains où Mlle Desbordes cultivait la guitare et y devenait forte, que l’on susurrait, d’une voix plaintive, le motif d’Ariodant : « Femme sensible… » ; celui de la Lucile, de Grétry : « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?… » ; ou ceux encore de Dalayrac : « Lorsqu’on est si bien ensemble, devrait-on jamais se quitter ? » et : « Pour mieux te prouver mon amour, ô ma fidèle amie… »

Voilà pourtant les philtres qui gonflaient le cou des tourterelles de France, au temps de la reine Hortense et de Mme Cottin !

En préparant les siens, Marceline avait encore à la bouche le goût des autres :

Selgar laissait oisifs sa harpe et son courage…
… Tu le veux, disait un guerrier
À la tendre et belle Imogine…

enfin toutes les lampées d’Hoffman, de Desforges, de Jouy et de Bouilly, dont elle avait été abreuvée.

Elle était sincère, plus tard, lorsqu’elle déclarait à Sainte-Beuve : « J’ai essayé d’écrire sans avoir rien lu ni rien appris, ce qui me causait une fatigue pénible pour trouver des mots à mes pensées. »

Son modique vocabulaire est tout entier dans ce Cahier de musique sur lequel son regard embué ou rêveur s’est posé bien souvent. Mais il n’a pas de prix pour moi à ce titre seulement. Il est autre chose qu’une relique sentimentale, autre chose qu’un témoin de sa peine ou qu’un herbier de théâtre ; il est réellement l’humble serviteur de son génie, il lui a fourni quelques-uns des patrons médiocres sur lesquels elle travailla, avant d’acquérir une forme poétique indépendante.

Nous savons, en effet, qu’elle commença par chanter ses vers.

Je les essaie sur des airs que j’adore et qui me forcent à mon insu à plus de rectitude sans distraction.

Renseignement qui a permis de rapporter telle de ses élégies à un air de Monpou, telle autre à une mélodie de Schubert, d’autres encore à des lieds allemands, voire à des rondeaux d’anciens vaudevilles serinés à son adolescence errante et nécessiteuse.

Si bien que les écailles d’opéras dont la collection est sous mes yeux, rythmèrent sans doute ses premières inspirations. Et dans quels moments ! Dans quels moments les ariettes de Dalayrac et de Berton lui donnaient-elles la cadence et le nombre ! Aux heures les plus troublées de sa vie, avant son mariage, à la veille d’une trahison, au lendemain d’un deuil, à ce qu’elle appelle si noblement : l’adieu d’un prestige !

Mais qu’avait-elle besoin de chanter, devant cet album, de vieux airs sus par cœur ? Elle l’a dit à Sainte-Beuve : « la musique roulait dans sa tête malade… » et l’ensemençait d’élégies, sans l’accompagnement d’aucun geste de la main, ni d’aucune inflexion de la voix…

Impitoyable aux bas bleus, Barbey d’Aurevilly a rendu justice à Mme Desbordes-Valmore en n’accrochant pas son portrait sur acier, dans la galerie des femmes dont il a buriné la physionomie littéraire.

Mais le flagellateur est encore terrible pour celles qu’il épargne ; il ne leur fait grâce que des étrivières et leur signifie tout de même ses arrêts motivés.

Voici ce qu’il dit de Mme Valmore : « Quand on relit le volume de 1820, inouï de niaiserie et de platitude, mais où, çà et là, pourtant, on rencontre un accent juste dans l’ardeur ou la profondeur de l’amour, on se demande comment le bruit put venir à ce nom de Valmore… »

D’Aurevilly écrivait cela en 1860. Mme Valmore venait de mourir. Loin de chercher dans ses premiers vers ce que l’on a fini par y découvrir : une vie intime racontée, le critique de combat félicitait les éditeurs des Poésies posthumes et la famille de l’auteur, d’un silence auquel Mme Valmore gagnait « de ne nous apparaître que comme la Muse, la Grâce et la Souffrance, dans leurs costumes éternels ».

La curiosité s’est bien rattrapée depuis.

D’Aurevilly, averti ou non, n’en était pas moins louable d’apprécier en ces termes le talent de Mme Valmore :

« C’est la passion et la pudeur dans leurs luttes pâles ou rougissantes ; c’est la passion avec ses flammes, ses larmes, j’allais presque dire son innocence, tant ses regrets et ses repentirs sont amers ! la passion avec son cri surtout. C’est, quand elle est poète, la poésie du Cri que Mme Desbordes-Valmore. Or, le Cri, c’est tout ce qu’il y a de plus intime, de plus saignant du coup et de plus jaillissant des sources de l’âme… Les magnificences des poésies laborieuses finissent par pâlir et passer ; mais où le Cri a vibré une fois avec énergie, il vibre toujours, tant qu’il y a une âme dans ce monde pour lui faire écho. »

Il serait excessif de prétendre que le Cri de la débutante fut entendu en 1820 ou même en 1822, lorsqu’une troisième édition des Poésies, revue et augmentée, parut chez Théophile Grandin. On prêta plutôt l’oreille, semble-t-il, aux soupirs de l’enfant gâtée des compositeurs. Ceux qui ne l’avaient pas encore remarquée, s’empressèrent d’émietter ses romances sur leurs accords. Quelques gazettes, néanmoins, publièrent des comptes rendus. Il y en eut un de Sophie Gay dans la Revue Encyclopédique et un autre signé V., dans le Conservateur littéraire. Il était élogieux avec banalité. Il reprochait à Mme Valmore de ne penser à Dieu que dans trois ou quatre élégies touchantes sur la mort de son enfant. Et il concluait : « Ses vers passionnés vont au cœur ; qu’elle leur imprime un caractère religieux, ils iront à l’âme. »

Le conseil émanait de Victor Hugo, âgé alors de 18 ans… Et si faible que soit son tribut, il garde tout de même un charme à nos yeux, comme la caresse du soleil levant au blé qui lève, dans un petit champ.

Était-ce le succès ? Comment, à Bruxelles, savoir cela et profiter de l’occasion, la femme pour quitter le théâtre, et le mari pour y faire briller un talent méconnu ?

Cette double préoccupation détermina Marceline à résilier son engagement pour l’année 1819-1820. Et puis, elle allait être mère. Revenue à Paris, elle y mit au monde, le 2 janvier 1820, son fils Hippolyte, le seul de ses enfants qui devait lui survivre.

Ensuite commencèrent les travaux d’approche.

Tandis que Valmore voyait les directeurs, elle décidait l’éditeur Louis à publier, en deux petits volumes, les quatre nouvelles : Marie, Lucette, Sarah, Adrienne, qui composent : les Veillées des Antilles.

« J’ai donné à ces esquisses le nom même du lieu où elles ont été tracées, dit-elle dans l’Avertissement. C’est en traversant la mer, c’est en revenant de l’Amérique en France, que j’ai, bien jeune encore, senti le besoin d’adoucir de profonds chagrins. J’ai laissé errer ma plume sans autre inspiration que le souvenir. Je demande grâce pour le sentiment de tristesse qui domine trop dans ces futiles pages. Hélas ! pouvait-il en être autrement ? J’étais orpheline ; j’étais assaillie de souffrances et d’orages, entre la terre qui avait recueilli ma mère, et celle qui portait le nom de ma patrie. »

L’indication ne serait pas superflue si elle tenait sa promesse et préfaçait réellement une suite aux souvenirs flamands ; mais l’avant-propos, étant gratuit, souligne davantage l’inutilité d’évoquer les Antilles pour n’en tirer que des nouvelles dont l’auteur eût pu prendre le sujet n’importe où et même ne le prendre nulle part, tellement il est dénué d’intérêt ou d’agrément.

Si Mme Valmore avait compté sur cet ouvrage de dame pour faire vivre le ménage en attendant que son mari eût trouvé un engagement à Paris, elle dut être bientôt désabusée. Aussi voyons-nous le couple se remettre en route et aborder, en 1821, au printemps, à Lyon. Mme Valmore était enceinte d’Ondine (Hyacinthe sur les registres de l’étal civil, où elle fut inscrite le 2 novembre de cette même année).

Le Journal de Lyon, aimable, fit « une entrée » à la femme de lettres, pour concilier d’avance à la comédienne la faveur du public ; et celui-ci, aisément persuadé, applaudit Mme Valmore dans l’Agnès de Molière et dans celle de Destouches[30], une Agnès de trente-cinq ans, à laquelle on ne les donnait pas. Au mois d’août, elle joua encore, aux côtés de son mari, Les Châteaux en Espagne, de Colin d’Harleville, Nanine, de Voltaire, le Dissipateur, de Destouches, le Joueur, de Regnard, les Fourberies et le Dépit amoureux. En tragédie, où il paraissait le plus souvent, elle ne l’accompagna sur le programme que dans la Frédégonde et Brunehaut, de Népomucène Lemercier.

Quel jour et dans quel rôle monta-t-elle pour la dernière fois sur les planches ? On n’en sait rien. Avant la naissance d’Ondine. Aussitôt après, elle dit adieu au théâtre. C’était bien assez que Valmore y fût rivé pour subvenir aux besoins de sa famille et d’un père tombé à sa charge. Le sacrifice ne coûta rien à Marceline. Elle n’avait jamais aimé le théâtre. « C’est le pire des métiers quand on n’y brille pas, écrivait-elle à son frère ; et encore quels dégoûts l’entourent et flétrissent la vraie gloire qu’il présente. »

Une autre l’ois, à son ami Frédéric Lepeytre et à propos d’un petit prodige, elle confiait : « J’ai une fille qui, dès l’âge de cinq ans, pouvait être aussi la merveille de ce genre. On me disait : « C’est un meurtre de ne pas montrer un tel diamant sur la scène. Vous pourriez faire sa fortune et la vôtre. » Cette idée m’a fait horreur. Mes enfants vont deux fois par an au spectacle. »

Assurément, elle se souvenait…, et quelle que fût sa piété filiale, elle ne voulait pas imiter la mère qu’elle avait eue.

De Lyon, où ils passèrent encore l’année 1822, les Valmore allèrent à Bordeaux. C’est de là que Marceline répétait à son oncle : « Ne pas jouer la comédie est un genre de bonheur que je ressens jusqu’aux larmes. »

À Lyon, elle préférait beaucoup, comme séjour, Bordeaux. Elle y fréquentait la femme d’un armateur, Mme Georgina Nairac, que Sophie Gay lui avait fait connaître.

Un poète girondin, le fondateur de la Ruche d’Aquitaine, Edmond Géraud, autre ami de la maison, note dans son Journal intime[31] un trait déjà signalé par Sainte-Beuve, savoir : que Mme Valmore, riche de souvenirs, les racontait fort bien et avec enjouement. Elle, qu’on se représente toujours prête à fondre en pleurs mélodieux, refusa de se produire dès qu’elle eut quitté le théâtre. Mais, en petit comité, chez Mme Nairac, elle amusait tout le monde en chantant sur l’air de : Femmes, voulez-vous éprouver ?… cette parodie des refrains populaires en faveur vers 1824 :

Adèle, je t’ai vue hier,
Tu avais ton chapeau aurore ;
Avec ce hussard qui te perd,
Tu allais au bal de Flore.
Ô Adèle, ô objet charmant !
Méfie-toi de ces bons apôtres.
Fille qui a eu un amant,
Peut peu à peu en avoir d’autres !

Elle avait des trouvailles exquises.

À l’une de ses amies, chanteuse, qui allait quitter Bordeaux, elle envoyait, sans leur traduction, ces deux mots : Farewell, nightingale, adieu, rossignol. Et l’amie ne sachant pas l’anglais, Mme Valmore ajoutait en français : « Écoute-toi et devine. »

N’est-ce pas encore une inspiration charmante que celle-ci, dont ce n’est plus Edmond Géraud qui a cueilli la fleur ?

En revenant, un jour, de faire au marché ses provisions de ménagère, Mme Valmore voyait une femme rouer de coups son enfant.

Il ne fallait pas songer à désarmer de ses poings cette harpie par des objurgations ou des prières… De quoi s’avisa Mme Valmore ? Elle prit dans son panier deux oranges, s’avança vers la mégère et les lui offrit. Pour donner du répit à l’enfant, elle occupait les mains de la mère. À Bordeaux on lui avait ramené la petite Ondine, laissée en nourrice aux environs de Lyon et, entre sa fille et son mari (son fils Hippolyte était élevé à Saint-Rémi, près des Andelys), elle travaillait.

Dans une lettre à Jars, l’ancien librettiste de Spontini, devenu député du Rhône, elle avoue des velléités d’écrire pour la scène. Elle a conçu le projet d’un ouvrage dramatique dont l’idée première est heureuse. Mais elle s’empresse d’ajouter avec une confusion délicieuse : « Mon mari le tue en mettant dessus les œuvres de Molière. Je deviens rouge de honte, et vous sentez que je vais me cacher dans une Élégie où je parle au moins selon mon cœur. »

Excellent Valmore ! Quand nous aurons appris à le connaître, je nierai qu’il eût le pli professionnel…, et pourtant, voilà bien, chez lui, l’étrange propension qu’ont les acteurs à se mêler de ce qui ne les regarde pas ! Peut-être avait-il raison de renvoyer Marceline à ses élégies… ; mais il avait tort de le faire au nom de Molière : il devait se contenter de le mal jouer.


Hélas ! il était dans la destinée des pauvres gens de ne pouvoir bâtir leur nid nulle part sans que l’orage le détruisît. Le directeur du théâtre de Bordeaux étant mort et en attendant le résultat d’une liquidation hasardeuse, les Valmore retournèrent, pour quelques mois, à Lyon, en 1824. Bordeaux les revit au commencement de l’année suivante. Un troisième enfant, une fille, Inès, vint augmenter, le 24 novembre 1825, le fardeau qu’ils avaient déjà tant de peine à porter !… Mais leur situation embarrassée avait ému les amis que Marceline s’était faits à Paris et au premier rang desquels s’évertuait Mme Récamier.

Qui lui avait parlé de Mme Desbordes-Valmore ? Qui lui avait donné à lire ses Poésies ?

Sainte-Beuve dit que ce fut l’écrivain H. de Latouche, et il n’y a rien d’impossible à cela, car il connaissait le ménage depuis cinq ans et avait échangé des envois d’auteur avec le poète des Elégies et Romances. Le reste se devine :

« Cette petite comédienne de province…, vous savez…, qui module avec un accent si pénétrant des souvenirs d’enfance et des peines de cœur ? — Desbordès-Valmore ? — Oui. Eh ! bien, mariée, elle n’est pas heureuse. Elle a quitté le théâtre ; son mari seul y est encore… et ils attendent un troisième enfant ! Est-ce que vous ne pourriez pas faire quelque chose pour eux ? »

La bonne Mme Récamier promettait d’y songer et ce n’était point, chez elle, parole en l’air ; on le vit bientôt[32].

Le duc Mathieu de Montmorency, élu académicien en 1825, ayant manifesté l’intention d’abandonner son traitement à un littérateur pauvre, Mme Récamier saisit la balle au bond et proposa incontinent Mme Desbordes-Valmore, qui fut agréée. Latouche, que l’amie de Chateaubriand avait chargé d’avertir la bénéficiaire, prédit son refus, « refus noble, simple, empreint de reconnaissance, mais enfin refus ». Il ne se trompait pas. Marceline, avec mille protestations de gratitude, écrivit à Mme Récamier : « Pardonnez si mes mains ne s’ouvrent pas pour accepter un don si bien offert. Mon cœur seul peut recevoir et garder d’un tel bienfait tout ce qu’il a de précieux et de consolant, le souvenir du bienfaiteur et la reconnaissance dans le poids de l’or. »

Mais Mme Récamier ne se tint pour battue que sur le domaine du grand seigneur et, l’année suivante, elle enlevait pour Marceline qui, cette fois, l’accepta, une pension du ministère, au nom de Charles X. Ce fut, d’ailleurs, l’oncle Constant qui en toucha le premier quartier. Car il n’était pas heureux, et vivait péniblement des copies qu’il faisait au Louvre, pour des étrangers.

De l’ancien couvent des Capucines, il avait transporté son attirail dans l’espèce de « cage à poulets » élevée sur les ruines d’une autre abbaye, celle de Saint-Germain. C’était, 9, rue Childebert, ce rendez-vous des écoles vagissantes que Privat d’Anglemont a décrit dans son Paris Anecdote. Habitée depuis 1795 par les Lettres et les Arts réunis, la Childebert, voisine de la place Saint-Germain-des-Prés, avait donné successivement asile à Boilly, Claudion le Jeune, Debucourt, aux élèves de David, puis, sous la Restauration, à Géricault, à Paul Delaroche et à leurs disciples. Vers 1822, aux premiers feux du romantisme levant, Constant Desbordes se trouvait déjà dépaysé au milieu des nouveaux venus, les Johannot, les Devéria, Nanteuil et tant d’autres qui, bafouant ensemble les Romains, les Grecs et les perruques des dix-septième et dix-huitième siècles, ne juraient que par Ivanhoé et Quentin Durward. L’oncle Desbordes assistait vivant à la mort dérisoire de ce qu’il avait aimé, et l’on peut penser qu’il ne prenait pas philosophiquement son parti de cette révolution artistique. Sa nièce s’efforçait de le désaigrir, de le consoler. Tantôt elle l’appelle à Lyon ; tantôt elle l’invite à venir à Bordeaux, avec une insistance affectueuse et un reste de crainte.

Seul de toute la famille, en effet, et se singularisant par là, lui, l’artiste ! l’oncle Constant avait longtemps tenu rigueur à Marceline de son faux pas. Il fallait même que celle-ci ne fût pas sûre qu’il l’eût oublié encore, pour lui écrire, en 1826 — dix-huit ans après ! —

J’ai été si longtemps une grande innocente qu’il vous est bien permis de m’aimer à la volonté de votre cœur, au moins pour ce temps si doux de ma vie. Je vous demande en grâce de ne pas rêver de punition trop terrible de la part de Dieu… Comme homme, comme oncle et j’ose presque dire comme père, vous m’avez pardonné. Croyez-vous que Dieu soit moins bon qu’un père, qu’un oncle et qu’un homme ? Oh ! mon oncle, c’est impossible à croire… Je ne veux plus de pension, car elle ne doit appartenir qu’à la vertu sans un seul reproche ; mais où voulez-vous que j’aille rêver que le roi est plus indulgent que Dieu ?

Constant Desbordes accepta sans doute de mauvaise grâce le cadeau de sa nièce, mais il l’accepta…, quitte à lui rendre, en échange, quelques petits services, comme de porter, par exemple, à M. de Latouche, les poésies qu’elle lui soumettait avant de les livrer à l’impression.

Il ne nous écrit pas, et je ne veux pas le fatiguer de nos lettres, mais dites-lui bien, en le remerciant mieux que je ne le ferais moi-même, qu’il devrait me faire envoyer une épreuve, pour que je regarde un peu comment on m’arrange, car ils font tout cela comme si j’étais morte.

L’oncle Desbordes, moraliste sévère, eût-il consenti à des démarches de ce genre, si sa nièce l’avait délégué auprès d’un ancien amant ? Le vieil artiste est le dernier qu’elle eût choisi comme intermédiaire. Ce simple détail suffirait déjà pour ruiner une fragile hypothèse.

D’autant plus que rien ne paraît avoir amadoué le locataire morose de la Childebert. La garde-malade qui lui ferma les yeux ayant refusé une bague et un bracelet que Marceline lui offrait, comme souvenir : « Ce dédain me navre, écrivait celle-ci à quelqu’un. Cet homme bon et injuste à la fois donnait de moi des idées si étranges… » Et, autre part : « J’ai toujours aimé profondément mon oncle, qui me rendait si rarement justice. »

Il mourut, triste et besogneux, le 30 avril 1828 ; et c’est alors que, de Lyon, où elle se trouvait alors, Marceline, apprenant le décès, écrivit sur l’heure, au défunt, cette lettre singulière, où le don qu’elle avait reçu d’extérioriser ses sentiments, se découvre à plein :

Mon oncle ! — Adieu, mon oncle ! — Il y a une heure que je le sais. — Tout espoir est fini. — Adieu !…

Et j’ouvrais cette lettre sans défiance, car celle d’avant-hier m’avait tranquillisée. Vous étiez mieux, mon oncle. Je ne craignais rien en rompant ce cachet. Je cherchais une nouvelle certitude de votre convalescence. Hélas ! mon Dieu, à la seconde ligne, j’ai reçu un coup dans le cœur, je l’ai reconnu ! J’ai cru sentir des fils se casser dans ma tête, et un nuage a passé sur moi. — Adieu, mon oncle ! — Mais regardez-moi maintenant des yeux de votre âme qui m’a tant aimée !

Vous êtes bien sûr que je vous l’ai rendu. — Quel lien se brise pour moi ! Comme je sens qu’il a commencé avec ma vie, mon oncle ! J’étouffe de la douleur de ne vous avoir pas revu. Mais regardez-moi bien jusqu’au fond du cœur, ai-je assez souffert de vos peines ? Elles entraient dans les miennes, elles pèseront toujours sur ma mémoire et troubleront jusqu’à la douceur de votre souvenir. Vous avez été bien malheureux ! Mes enfants m’ont vue pâlir et chanceler, mais ils n’ont pleuré d’abord qu’à me voir pleurer ; je n’ai rien dit. Comment trouver le courage de frapper, même l’enfance, par un mot…

Adieu, mon oncle ! Avez-vous revu votre mère ? Embrassez aussi mon père pour moi. Vous êtes bien heureux, bien exaucé si vous les avez revus. Moi, je suis bien triste ! Je suis atteinte jusque dans l’avenir. Je demandais si ardemment à Dieu de vous y trouver, de vous y payer du chagrin de mon absence ! Dieu ne m’aime pas… Qu’il vous reçoive dans son sein ! Adieu, mon oncle !…

Quel désespoir ! Quoi ? je ne partirais pas pour aller vers vous ? Non ! Il n’y a plus que cette ombre qui vient me tendre les bras…

Je ne sais pas si cette lettre fut expédiée. Oh ! que l’on ne voie pas ici la moindre ironie… Si ce n’est nous-mêmes, quelqu’un, dans notre entourage, est toujours capable de faire ce que fit un jour Stéphane Mallarmé d’une lettre adressée par sa fillette Au bon Dieu. — Au ciel.

« Je l’ai mise à la poste, racontait harmonieusement cet autre poète ; est-ce qu’on sait ?… »

L’impulsion de Marceline s’explique d’autant mieux, d’ailleurs, qu’elle écrivait ordinairement dans l’état de fièvre et qu’à ses premiers accès remontent ses premiers vers. « Je fus forcée de les écrire, disait-elle à Sainte-Beuve, pour me délivrer de ce frappement fiévreux, et l’on me dit que c’était une élégie. »

Voilà bien la puissance d’orage qui était en elle et que signalait Michelet. Son génie fut une fièvre intermittente, et toute sa vie tient dans cette note de sa main : « Depuis l’âge de seize ans, j’ai la fièvre et je voyage. »

« Une fièvre de fatigue me brise. La fièvre m’abat comme un conscrit malade… Je viens de passer trois jours dans mon lit, pour des accès de fièvre subite qui m’écrasent… » Ce détail revient souvent dans sa correspondance et l’on conçoit fort bien qu’elle écrive à la dépouille mortelle de son oncle pour se délivrer du frappement fiévreux provoqué par la nouvelle de son décès.

Une fois en ma vie, mais pas longtemps, un homme d’un talent immense m’a un peu aimée jusque-là de me signaler, dans les vers que je commençais à rassembler, des incorrections et des hardiesses dont je ne me doutais pas. Mais cette affection clairvoyante n’a fait que traverser ma vie, envolée de côté et d’autre.

C’est évidemment à H. de Latouche que se rapporte ce passage des notes biographiques rédigées en 1887 par Mme Valmore à l’intention d’Antoine de Latour.

Prosper Valmore
(d’après le portrait dessiné par
Constant Desbordes, Musée de Douai)

Et les bons offices de Latouche ne durent pas se borner à l’édition des Élégies et Poésies nouvelles que publia Ladvocat en 1825, car c’est l’année suivante que Marceline écrivait à son oncle : « On m’a dit que M. de Latouche avait les vers que je destinais à l’impression et qu’il trouve mieux de garder pour une autre fois… Je suis très confuse et presque affligée des soins et des peines qu’il prend pour nous. Comment pourrons-nous jamais les reconnaître. »

En outre, les pièces auxquelles il est fait allusion, le Pauvre Pierre, les Deux Ramiers, n’ont paru en recueil, chez Boulland, qu’en 1830, et sont, sans doute, parmi celles que Latouche avait réservées.

Ce n’était pas l’homme « d’un talent immense » que Mme Valmore admirait, mais c’était un éclaireur précieux. Il avait, le premier, en 1819, présenté au public les Poésies d’André Chénier. Plus tard, il facilita les débuts de George Sand et aussi d’Auguste Barbier, qu’il ne connaissait pas quand il pressa le docteur Véron, hésitant, de publier la Curée dans la Revue de Paris. Son goût et son discernement très vifs, et dont il a fourni d’autres preuves encore, l’abandonnaient seulement lorsqu’il y soumettait ses productions. C’était, dans ses relations, un sarcastique et un lunatique. « L’épouvante du ridicule, a dit de lui Mme Valmore, paralysait l’audace qu’il applaudissait chez les autres. » Et quand elle ajoutait, à sa mort, qu’il était loin d’avoir fait le mal qu’il pouvait faire », elle songeait aux motifs que la famille Valmore eut, dans la suite, de le mésestimer.

En attendant, il était pour ses amis tout feu tout flamme. Il donnait des conseils à Marceline et tentait de faire engager son mari à la Comédie-Française. En vain. « On ne peut pas entrer de force, soupirait la pauvre femme en sa candeur. Le directeur a dit que ce n’était pas possible et l’on fait la grimace à ceux qui entrent par l’appui des autorités. »

Ce n’était point, d’ailleurs, son seul échec. Elle en essuyait un autre, aussi cruel à son cœur, en cherchant inutilement à faire admettre aux Invalides son frère Félix. Elle lui envoyait vingt francs par mois et déclarait que le sort du malheureux était pour elle, depuis quinze ans, une plaie secrète. Lyon en était une autre. Le ménage ne se résignait pas à brouter où la nécessité l’attachait. Il y a, dans l’Atelier d’un peintre, le personnage épisodique d’un acteur nommé Dufar, que l’auteur semble y avoir introduit uniquement pour lui prêter les traits chéris de Valmore et ses doléances… ou celles de son père qui avait parcouru avant lui les provinces.

Dufar, tragédien et directeur de troupe, se plaint des villes de troisième ordre qui vendent un prix exorbitant aux comédiens le droit de déclamer les chefs-d’œuvre et réduisent l’artiste au salaire du plus médiocre ouvrier.

Mais la bonne Marceline avait voulu que Valmore fût reconnaissable à ceci surtout que, les soirs de relâche, tandis que sa petite famille allait prendre l’air, il dessinait un nouveau patron d’habit pour Othello ; qu’il avait été destiné, dès son enfance, « à continuer la carrière dans laquelle son père s’était distingué » ; qu’il devait « l’honorer comme lui de ses talents utiles » ; qu’il était « l’interprète des passions violentes » ; enfin, « qu’on le prenait pour un saint », « tellement son caractère était plein de charité ».

Valmore avait, je présume, une prédilection pour ce roman de sa femme. Il menait, à la vérité, une existence bourgeoise et la collection de costumes de théâtre qu’il avait formée, est conservée au Musée de Douai où l’on peut la voir.

Sainte-Beuve observe avec raison que Mme Valmore resta toujours étrangère à la politique, mais qu’elle était irrésistiblement du côté du peuple et des peuples.

C’est pour cela que la Révolution de 1830 fit bondir son cœur libéral.

« Lyon est plein de courage, d’harmonie et de joie, écrivait-elle à l’unisson. Tout s’est levé, tout a pris les armes. Le peuple ouvrier, le bourgeois, le riche marchand, les théâtres, les voisins des faubourgs, tout est garde national. Pas une tache de sang, pas un malheur à déplorer. La même pensée anime cent mille âmes. »

Elle en oubliait la maladie de ses enfants, scarlatine et petite vérole, l’exil de Valmore et le tort que faisaient aux planches les spectacles du pavé.

Mais, l’année suivante, les deux théâtres fermaient leurs portes, le nouveau gouvernement ne continuait pas la pension que l’ancien faisait à Mme Valmore, et celle-ci n’avait plus, avec son mari et ses enfants, malades comme elle, « que la triste liberté du grand chemin ».

L’émeute des 21 et 22 novembre 1831 ajoutait bientôt à la dureté du temps.

Rien n’était plus capable d’émouvoir Marceline qu’un soulèvement populaire comme celui-là.

Il ne s’agissait pas, pour les ouvriers en soie, de restaurer telle ou telle forme de gouvernement, empire ou république. C’était le dernier de leurs soucis. Ces agitateurs n’agitaient que leur affreuse misère et ne manifestaient que la prétention de subvenir par le travail à leurs besoins. Ils ne criaient pas, comme d’habitude : Vive quelqu’un ou Vive quelque chose ; ils criaient à l’infinitif : Vivre !… Vivre en travaillant ! Ils n’avaient pas le diable au corps, ils y avaient la faim. Le ventre, qui a dégradé tant de belles causes, ennoblissait la leur. Comme ils étaient à bout de forces, ils se faisaient même comprendre sans ouvrir la bouche. Ils arboraient un drapeau ni blanc, ni rouge, ni tricolore, un drapeau noir sur lequel ils avaient inscrit : Du pain en travaillant ou la mort. Ils se contentaient encore de piquer un morceau de pain à la pointe d’une baïonnette. Traduction libre : À ce signe, tu vaincras. C’était nouveau. Si nouveau, que le Journal des Débats, alarmé, prophétisait : « Le monde industriel et commercial a sa plaie : les ouvriers. Avec eux, point de repos pour la société. »

Moins ils parlaient politique, en effet, plus ils étaient à craindre. Impossible désormais de les payer de mots. Monnaie de singe. Une question de vie ou de mort comme la question des salaires, devait se résoudre chez le boulanger.

Pain gagné, pain cuit. Le prix de la main d’œuvre réduit de 25 p. 100, exposait les ouvriers au supplice que Fourier appelle la faim lente. Que demandaient-ils ? Le rétablissement de l’ancien tarif grâce auquel ils pouvaient desserrer leur ceinture d’un cran. Pas davantage. Mais c’était déjà trop. Toute concession engageait l’avenir. Il y avait, dans cette insurrection purement ouvrière, le germe de la guerre sociale. Sur chaque fabricant vivant dans sa fabrique, comme un planteur des colonies parmi ses nègres, l’ouvrier lyonnais faisait planer le souvenir exemplaire des révoltés de Saint-Domingue.

Et c’était aussi un premier pas vers l’Internationale des travailleurs. Si le prix de la main d’œuvre avait baissé, à qui la faute, en effet ? Non pas seulement à l’âpreté du patron, mais à l’existence d’une fabrique lointaine, invisible, qui, en livrant ses marchandises à un prix inférieur, concourait à l’avilissement des salaires. La condition meilleure de l’ouvrier dépend donc des ouvriers des deux mondes, avertis et solidaires. Ils doivent se concerter pour que ceux de tel endroit ne pâtissent pas du chômage ou d’un salaire insuffisant, parce que d’autres, à mille lieues de là, travaillent au rabais.

Si elle n’avait pas l’esprit tourné vers ces problèmes économiques, Mme Valmore, en revanche, était plus sensible qu’une autre aux réalités immédiates qui sollicitaient ses yeux, sa main et son cœur. Vivant, elle-même pauvrement au milieu des pauvres, elle savait à quoi s’en tenir sur la légitimité de leurs revendications et le feu de paille de leur colère. Poussés à bout, ils s’étaient emportés à un acte de violence qui leur avait révélé leur force, et ils n’en revenaient pas ! Ils se confondaient en démonstrations qui ressemblaient à des excuses ; ils perdaient leur temps à protester d’innocence et de fidélité aux lois. On les avait vus, maîtres de Lyon pendant quelques jours, y maintenir l’ordre, organiser des patrouilles pour escorter les passants et faire respecter la propriété. On avait vu des hommes exténués, pieds nus, en haillons, des ouvriers de tous les corps de métiers, assurer les perceptions aux limites d’octroi !

« Ce peuple affamé, écrivait Marceline, a été retenu comme par l’impossibilité d’être méchant. Ce phénomène n’a été signalé par personne, mais j’ai senti plusieurs fois fléchir mes genoux par la reconnaissance et l’admiration. Nous attendions tous le pillage et l’incendie, et pas une insulte, pas un pain volé ! C’était une victoire grave, triste pour eux-mêmes qui n’ont pas voulu en profiter. » Hélas ! ils avaient appris non pas à commander, mais à obéir. Ils retournaient à leur habitude. Tout était calme ; ils avaient rendu leurs armes et rassuré tout le monde… hormis le duc d’Orléans qui, aux portes de Lyon, différait son entrée en sauveur, à la tête de vingt mille hommes.

Le théâtre, cependant, avait rouvert ses portes ; la comédie et le commerce reprenaient. Mais le feu couvait sous la cendre et la misère devait, un jour ou l’autre, rapprocher les tisons.

Mme Valmore le prévoyait. « La leçon n’est pas comprise par ceux qui survivent. Elle recommencera plus terrible peut-être… »

Ce qu’elle avait écrit à ses amis Gergerès et Émile Souvestre, elle le répétait, peu de temps après, de vive voix, à deux poètes qui, de passage à Lyon, lui avaient rendu visite. L’un était Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, et l’autre Brizeux, « ce diminutif de Virgile, » dit Sainte-Beuve, qui lui trouvait une volonté poétique plus forte que sa puissance d’exécution, sans s’apercevoir que cette critique très juste s’appliquait aussi bien au père de Joseph Delorme qu’au père de Marie.

Brizeux connaissait déjà les Valmore et c’était lui qui présentait son compagnon de voyage.

Dans ses Souvenirs personnels, Barbiera raconté qu’ils furent reçus, à l’étage le plus élevé d’une maison triste, laide et vieille, dont les murs ressuaient, par une dame encore jeune, avenante, auprès de laquelle jouaient deux petites filles. Valmore était allé chercher leur frère au collège.

Après avoir remercié les deux hommes d’être venus voir « une pauvre hirondelle sous sa tuile », Marceline leur avait retracé les troubles du mois passé, ses transes, puis elle leur avait fait lire les vers échangés entre elle et Lamartine au cours de cette année 1831, qui finissait. Les deux pièces sont connues. Dans la sienne, Lamartine comparait à la barque du pécheur l’existence agitée de Mme Valmore :

Cette pauvre barque, ô Valmore
Est l’image de ton destin !
La vague, d’aurore en aurore,
Comme elle te ballotte encore
Sur un Océan incertain.

À quoi Marceline répondait :

Je n’ai su qu’aimer et souffrir,
Ma pauvre lyre, c’est mon âme,
Et toi seul découvres la flamme
D’une lampe qui va mourir !
Je suis l’indigente glaneuse
Qui d’un peu d’épis oubliés,
A paré sa gerbe épineuse,
Quand ta charité lumineuse
Verse du blé pur à mes pieds !

Jeux floraux, où ce n’est pas seulement par galanterie que l’on décerne l’églantine à Mme Valmore.

Mais un hommage de Lamartine, c’était tout de même un peu plus de gloire que n’en dispensait Désaugiers en chantant :

Peintre et poète tour à tour,
Tendre et touchante Marceline ;
Apollon, au nom de l’Amour,
Te prêta sa lyre divine…

On voit renaître sous tes doigts
La Muse dont Lesbos s’honore ;
Et chaque son de ton luth, de la voix,
Nous dit : Sapho respire encore[33] !

Quelque temps après, Mme Valmore retombait « au milieu des malles, des rideaux défaits, des manteaux de voyage, de tout cet affreux nu qui précède un départ ». L’hirondelle, encore une fois, changeait de tuile, d’abri. Et, le 28 avril 1832, elle arrivait « avec tout son monde » à Rouen, après un arrêt à Paris désolé, depuis un mois, par le choléra.

Valmore, effrayé, avait voulu partir seul, sauf, pour sa femme et ses enfants, à venir le rejoindre tout danger écarté. Mais elle n’entendait pas de cette oreille-là. Quel voyage ! Elle s’en souvenait encore trois ans après.

« Je lui ai dit (à son mari) que j’irais à pied s’il ne voulait pas retenir une place pour moi en voiture… Tout le monde en route nous croyait fous. J’avais les cheveux blancs en arrivant chez ma sœur, parmi tous ces convois… »

Car le fléau avait étendu ses ravages à la Normandie.

Valmore agréé parle public rouennais, la tranquillité revenue un peu, Marceline en profitait, d’abord, pour conduire son fils Hippolyte, âgé d’une douzaine d’années, dans une institution de Grenoble où l’avait fait entrer un inspecteur d’académie, Pierquin de Gembloux, paléographe et poète à ses heures. C’était aussi, c’était encore à ce moment, l’ami de l’une des amies les plus intimes de Mme Valmore, Caroline Branchu, la cantatrice, et c’est par celle-ci que les Valmore avaient fait la connaissance du personnage dont la liaison avec Caroline touchait à sa fin. Autre voyage pénible de Grenoble à Paris, en plein hiver.

Après quatre jours et quatre nuits passés, avec dix-huit personnes, en diligence, à travers des chemins souvent impraticables où l’on s’embourbait, la pauvre femme arrivait à Paris, où lui donnait l’hospitalité, à chacun de ses séjours, l’amie également chère, Pauline Duchambge. Elle la trouvait seule, malade, sans feu, dévorée d’infortune « et frappée au cœur comme loi », écrivait Marceline à Caroline Branchu, sans oser ajouter : et comme moi.

C’était ce qu’elle appelait une « arrière scène », c’est-à-dire ce qui se passe derrière le rideau du luxe, du bonheur, de la réputation.

Ainsi, de vive voix ou par correspondance, Caroline, Pauline et Marceline se consolaient entre elles de leur abandon exprimé ou sous-entendu.

Ouvrons, ici, une parenthèse.

Mme Valmore, est, par essence, une petite bourgeoise. Elle n’eut jamais la moindre velléité de coquetterie. Son cœur, a-t-elle dit, fut créé pour n’aimer qu’une fois. Elle rêve continuellement une existence paisible, modeste, rangée.

« Un asile sûr… loin de l’intrigue, de l’erreur, des fausses illuminations, des affreuses antichambres, un pot de fleurs sur mes fenêtres, et toi (son mari) dans la plus humble maison, voilà ce qui, en tous temps, suffira et aurait suffi à ma joie intérieure. »

« Je suis et j’ai toujours été si facilement contente avec du soleil et quelque verdure. »

« Il faut peu pour être content, quand on n’a plus le devoir forcé des parures et des voyages. »

Elle a fait un mariage à la fois d’inclination et de raison, pour reposer son cœur et sa vie sur quelqu’un.

Roseau toujours à terre et toujours étonné,


elle a besoin de se sentir protégée. En dépit de la plus pardonnable des défaillances, elle est restée foncièrement honnête. Elle a cette enveloppe imperméable de la vertu : la fidélité. Des femmes comme George Sand, aux avances de qui elle ne répondit pas, l’effrayaient. « Que n’a-t-elle pas souffert, disait-elle, pour faire ainsi de l’encre avec ses larmes ! »

Et par une singulière contradiction, Mme Valmore a pour amies intimes et pour confidentes, des cigales amoureuses, des femmes, des artistes dont la vie sentimentale paraît avoir été assez houleuse. C’est Pauline et Auber, M. de Champigny, etc. ; Mélnnie Waldor, Dumas père et Cie ; Caroline, Pierquin de Gembloux et Cie.

Mais toutes trois, outre que nul soupçon de vénalité ne saurait les atteindre, ont été esclaves et dupes de leurs attachements, et c’est assez pour établir, entre elles et Marceline, un courant de sensibilité élective. Elles ouvrent leur cœur à l’amie qui a pris pour devise : be faithful in the death, être fidèle dans la mort. Cette amie leur présente l’image ardente de la fidélité, que les femmes vénèrent quand elles sont trahies, comme certains se convertissent dans la souffrance et le dénuement. Et cette confiance est douce à la religion de Marceline. Elle écrit à Caroline :

Tout ce que j’aimais quand je t’ai entendue et connue pour la première fois, m’a trompée comme tu l’as été de ton côté. Nous sommes deux parias d’amour comme on nous appelait alors.

On comprend pourquoi Mme Valmore s’éloigne de George Sand : c’est parce qu’elle a moins souffert qu’elle n’a fait souffrir. En amour, comme dans toutes les circonstances de la vie, Marceline est avec les victimes.

À Paris, elle voyait ses amis : Dumas père, Jacques Arago, le baron Alibert, Victor Augier (le père d’Émile), Mlle Mars, Mme Tastu, Mme Prévost-Paradol, Sophie Gay, Caroline Branchu… ; et puis, elle plaçait un peu de copie : le Rêve du mousse, musique de Pauline Duchambge, au Magasin Pittoresque, un fragment de roman à Ladvocat, pour le Livre des cent-et-un ; un hommage à Paganini, à la Revue de Paris, un conte au Journal des Enfants ; son recueil enfin : les Pleurs, chez Charpentier, volume pour lequel elle obtenait de Dumas père cette préface synoptique où il la compare à une harpe éolienne.

Et puis, David d’Angers faisait l’ébauche, en cire, de son médaillon « deux fois grand comme une cruchade ».

On était en hiver et Paris qu’elle n’aimait pas, lui semblait triste, vu de la petite chambre d’hôtel où, quand elle ne couchait pas chez Pauline, elle rentrait, brisée de démarches et dinait seule… Les dimanches surtout lui paraissaient interminables et posaient sur elle leur chape de plomb. Ce jour-là, tout le monde est invisible. « Je suis morte de dimanche et de tristesse, écrivait-elle à son mari ; je ne revivrai que demain pour courir et agir. »

Hélas ! elle n’était pas au bout de ses peines, et le coup de grâce l’attendait à Rouen[34]. Elle le reçut au mois de mai 1833, et elle l’annonçait aussitôt à Dumas, à Arago, à Mme Tastu, à l’éditeur Charpentier, à Pierquin de Gembloux, enfin, dans cette lettre inédite :


6 juin 1833.

Si vous étiez d’une nature à cesser d’être bon, je serais encore plus triste de tout ce qui m’arrive, car vous pourriez être injuste sur moi.

Un ouragan théâtral a brisé en un quart d’heure l’engagement de Valmore. On joue aux dés, à Rouen seulement dans l’univers, la destinée d’un artiste au renouvellement de l’année qui commence en avril. Et c’est en mai que l’ouverture du théâtre vient de se faire. Après un an d’épreuve, de faveur, d’estime et souvent d’enthousiasme, deux ou trois juges de ce tribunal secret ont jeté l’avenir de trois ou quatre familles dans un bol de punch, et Valmore, son père, moi et ses enfants, nous étions, le lendemain, à la merci de la Providence. C’est horrible ! Renvoyés sans indemnité, sans dédit, du soir même où ces forcenés se sont mis à hurler contre leurs victimes. Il y a eu un soulèvement fort honorable mais inutile pour Valmore, de tout le public indigné qui le redemandait à grands cris. On a tout cassé. Il y a eu des siffleurs roulés aux pieds, on a jeté des fauteuils dans le parterre. C’était à faire mourir de peur.

L’arrière-scène était un honnête homme exilé avec sa famille. Je suis montée en voiture le soir même, pour chercher un asile à Paris. Mais ce qui devait être est arrivé. Plus de courage que de forces. Je suis encore au lit après de grandes souffrances, ou plutôt un état d’immobilité où j’ai végété la fièvre sans souvenir, sans idées précises de mon sort. M. Harel nous a offert un coin que Valmore a accepté bien que les appointements soient encore modiques. Mais il espère L’augmenter bientôt. Nous prenons avec reconnaissance.

J’ai fait remettre par l’éditeur pour vous un volume des Pleurs à un libraire de Grenoble. Il vient de me dire tout à l’heure que le libraire est parti sans le volume et qu’il l’a mis à la poste. Vous le recevrez donc plutôt que ma lettre, vous et votre femme si indulgente. Lisez-le à travers votre amitié pour moi. Vous ne la donnerez à personne qui en soit plus digne, du moins par L’étrange malheur attaché à sa destinée. Il y a un côté lumineux et c’est vous qui l’avez éclairé pour mon cher Hippolyte. Quel bonheur de le sentir dans l’asile paisible et sur où vous l’avez placé ! Que puis-je vous dire de plus pour vous bien exprimer mon amitié pour vous. À toujours.

Marceline Valmore.

Si vous me répondez, que ce soit d’ici à dix jours à Rouen, où je retourne demain pour opérer tout ce déménagement, ou plus tard, chez M. Charpentier, éditeur-libraire, Palais-Royal, galerie d’Orléans, 20.


À Paris, en effet, Mme Valmore s’était ingéniée pour remédier au désastre. Elle apportait à Charpentier son roman : Une raillerie de l’amour, terminé le soir même de « l’ouragan » ; elle obtenait du roi Louis-Philippe, par l’entremise de Dumas, un secours de 500 francs ; et elle pressait Mme Récamier, Mlle Georges, Bocage, Arago, Latouche, Mlle Mars, Mignet, Jars, tout le monde, d’intercéder pour Valmore auprès du baron Taylor, qui administrait la Comédie-Française. Mais au refus de celui-ci, il fallait bien que le comédien s’abaissât provisoirement à la Porte-Saint-Martin, dirigée par Harel.

Et ce n’était pas fini. À peine venaient-ils de s’installer, 12, rue de Lancry, que le père de Valmore y mourait, âgé de 75 ans.

Valmore songeait à quitter le théâtre. Il ne quittait que la Porte-Saint-Martin et pour retourner à Lyon, vers la fin de l’année, à Lyon où il préféra s’ancrer, plutôt que de ravaler son talent aux seconds rôles à la Comédie-Française, dont l’insistance de ses amis et de sa femme, restée à Paris, avait réussi à forcer la porte.

Marceline souhaitait ardemment le retour de son mari ; mais quand elle devina l’offre humiliante du baron de Taylor, l’héroïque épouse, elle, n’hésita plus.

« Je n’accepte pas, écrivait-elle, le nouveau sacrifice que tu n’acceptes, toi, je le sens, qu’au prix de l’immolation de tous tes goûts. Ne viens pas aux Français, noyé d’avance dans cette amertume qui, chez l’homme, ne fait que s’accroître. Restons en province ; c’est déjà quelque chose que d’avoir 4 000 francs d’assurés. C’est tout ce que tu aurais aux Français, moins l’honneur d’un premier emploi pour lequel je sais tout ce qu’un talent déplacé et dans un faux jour peut perdre. »

Et elle courut le rejoindre à Lyon.

Comme elle n’eut jamais de chance, elle y arrivait pour assister à la répétition amplifiée des troubles de novembre 1831 : l’insurrection ouvrière d’avril 1834. On sait que ce fut affreux. Les séditieux n’avaient rien perdu pour attendre ni rien gagné à se cacher dans leur victoire d’un jour. Si l’on craint quelque exagération de la part d’un témoin qui est femme et qui est Marceline, rien n’empêche de se référer à la déposition de Valmore telle que Sainte-Beuve, bien inspiré, l’a donnée. Valmore est un homme calme, réfléchi, un ami de l’ordre. Les biographes de sa femme, lorsqu’ils peuvent citer de lui des vers, d’ailleurs détestables, adressés tantôt à Paganini, tantôt à Marceline, en font des gorges chaudes. Que ne se sont-ils montrés équitables en reproduisant aussi la lettre écrite, au lendemain de la tuerie, par le père à son fils en pension à Grenoble ? La main qui écrit tremble de colère et d’horreur.

Mais c’est vrai qu’il y a mieux encore, qu’il y a les lettres émouvantes de Mme Valmore à Caroline Branchu, à Charpentier, à Gergerès, à Mlle Mars, à Mélanie Waldor…, lettres « plongées dans l’eau forte », mais sur lesquelles, toutefois, ce bain n’a point agi comme sur la pièce de circonstance, Dans la rue, qui rappelait à Sainte-Beuve les Tragiques de d’Aubigné :

Nous n’avons plus d’argent pour enterrer nos morts,
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles ;
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent une croix, un linceul, un remords.
Le meurtre se fait roi. Le vainqueur siffle et passe.
Où va-t-il ? Au Trésor, toucher le prix du sang.
Il en a bien versé ! Mais sa main n’est pas lasse :
Elle a, sans le combattre, égorgé le passant.

Dieu l’a vu. Dieu cueillait comme des fleurs froissées
Les Femmes, les enfants qui s’envolaient aux cieux.
Les hommes… les voilà dans le sang jusqu’aux yeux.
L’air n’a pu balayer tant d’âmes courroucées.
....................
Prenons nos rubans noirs, pleurons toutes nos larmes ;
On nous a défendu d’emporter nos meurtris :
Ils n’ont fait qu’un monceau de leurs pâles débris :
Dieu ! bénissez-les tous, ils étaient tous sans armes !


Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles…

Il n’y a pas, dans toute son œuvre, d’autre signe d’emportement contre les gens d’église. D’habitude, ils lui sont indifférents. Ils ne se glissent pas entre elle et Dieu[35].

Fille du Sermon sur la montagne, dit Sainte-Beuve, elle allait prier dans les églises à l’heure où elles étaient désertes. Elle y faisait allumer un cierge et s’agenouillait devant. Elle dispensait de formalités à remplir, de sacrements à recevoir, le juste à ses derniers moments, et détestait la dévotion qui opprime l’agonie de l’innocent et lui signifie sa condamnation.

Elle scandalisait Vinet, littérateur vaudois et protestant renforcé, en mêlant, dans ses effusions, le sacré au profane.

Le fait est qu’elle élève toutes ses amours à la divinité. De son enfant, elle dit, dans une pièce en patois flamand :

J’tiens l’bon Dieu dans mes deux mains !

De son père :

Fière, en tenant sa main, je traversais la rue,
Il la remplissait toute : il ressemblait à Dieu !

À son perfide amant :

  Le ciel illuminé s’emplit de ta présence,
Dieu, c’est toi pour mon cœur, j’ai vu Dieu, je t’ai vu !

Ou bien :

  Je prie avec ton nom…
J’aurais voulu voir Dieu, pour te créer plus beau !

Son amie Pauline, victime d’amour, lui ayant confié son intention fugitive d’entrer dans un cloître, elle l’en dissuadait :

  Quand sur le marbre et la pierre
  Tu verserais l’oraison,…
  Quand ta voix éteinte au monde
  S’enfermerait sans retour,
  Une autre voix plus profonde
  Te crierait encore : Amour !…

À quelque chère idole en tout temps asservie,


elle a mérité, enfin que sa devise : Credo, fût traduite par Sainte-Beuve : Je suis crédule.

Souvent même, les mots : Dieu, Seigneur, âme, foi, qui parsèment ses vers, ne sont pour elle qu’un stimulant poétique ou l’expédient nécessaire tantôt à la mesure et tantôt à la rime. Et malgré tout cela, cette proche parente de Lamartine et cette avant-courrière de Verlaine a imprégné d’un sentiment religieux profond d’aussi beaux vers que les plus beaux vers de ces deux poètes réputés catholiques. Elle fait sa partie dans leur divin concert. La harpe d’or qui vibre aux doigts de Lamartine, elle enjoué aussi bien que lui, quand elle joue Renoncement, la Couronne effeuillée, ou qu’elle soupire :

  Je vais au désert plein d’eaux vives
  Laver les ailes de mon cœur,
  Car je sais qu’il est d’autres rives
  Pour ceux qui vous cherchent, Seigneur !
  Laissez-moi passer, je suis mère !
.........................
Seigneur ! Qui n’a cherché votre amour dans l’amour !

Et l’on comprend qu’elle soit chère à Verlaine, car il a hérité de sa viole d’amour.

  Sonnez, cloches ruisselantes,
  Ruisselez, larmes brûlantes,
  Cloches qui pleurez le jour,
  Beaux yeux qui pleurez l’amour !
....................
  Église ! église ! ouvrez vos portes
  Et vos chaînes douces et fortes
  Aux élancements de mon cœur,
  Qui frappe à la grille du chœur !

 Ouvrez ! Je ne suis plus suivie
 Que par moi-même et par la vie
 Qui fit chanceler sous son poids
 Mon âme et mon cœur à la fois !
....................
  Ciel ! où m’en irai-je
  Sans pieds pour courir ?
  Ciel ! où frapperai-je
  Sans clefs pour ouvrir ?

Cantiques de Marceline et de Verlaine, comme on vous reconnaît bien à vos accents de romances repenties !…

À l’année 1834, année d’abondance où Mme Valmore avait publié : Les Pleurs, Une raillerie de l’amour, l’Atelier d’un peintre, succédaient deux années de sécheresse passées encore à Lyon, à Lyon, « ville flagellée, ville de pleurs, immense comptoir », où Marceline se consumait.

« Tu n’as pas idée de la misère, ne l’ayant pas vue à Lyon, écrivait-elle au statuaire Bra ; elle est plus maigre et plus noire qu’ailleurs et ne se lave qu’avec du sang. Je vois encore tout rouge… »

Et à Mélanie Waldor : « Bénissez Dieu, vous n’habitez pas Lyon ! »

Les enfants allaient à l’école, tandis que Valmore répétait et qu’elle visitait les insurgés d’avril détenus dans les prisons de Perrache.

La dernière faillite du théâtre avait relégué le ménage dans l’endroit le moins propre en tout temps à lui faire aimer Lyon. Les Valmore demeuraient rue de Clermont no 1, c’est-à-dire qu’ils pouvaient voir de leur grenier la place des Terreaux où avaient lieu l’exposition publique des condamnés aux travaux forcés et les exécutions capitales.

Depuis 1834, la marque était abolie, mais du premier supplice au dernier, il y avait encore de quoi abreuver de tristesse et de dégoût un cœur pitoyable. Aussi Marceline écrivait-elle à son ami Lepeytre, secrétaire général de la mairie de Marseille :

Quand je vois un échafaud, je m’enfonce sous terre, je ne peux ni manger ni dormir. Les galères, mon Dieu ! pour six francs, pour dix francs, pour une colère, pour une opinion fiévreuse, entêtée… Et eux ! les riches, les puissants, les juges ! Ils vont au spectacle après avoir dit : À mort ! Monsieur, je suis malheureuse. Mon cœur est comme cela, et je loge vis-à-vis d’une prison, sur une place où l’on attache des hommes à ce poteau plus triste que le cercueil.


Mais pour qui, un jour de décembre 1835, s’est-elle coiffée d’un foulard jaune et a-t-elle complété ce bout de toilette par des manches à gigot et un petit tablier de soie ? Pour le bon Dumas qui vient les voir, au retour d’un voyage en Italie. Toujours dévoué, il promet à Valmore de lui trouver quelque chose. Quoi ? Il n’en sait rien. Valmore non plus. « Réveillé de ses beaux rêves d’artiste, » dit Marceline, il songe à ouvrir une maison d’éducation à Paris… ; à emmener sa famille dans une cour étrangère… ; à entrer dans l’administration…

« J’aimerais mieux pour lui cette carrière que celle d’acteur, confiait Marceline à Caroline Branchu, car son genre est perdu en province. »

À partir de 1832, en effet, la tragédie avait disparu des programmes, remplacée, à Lyon, par la comédie, le drame historique et surtout la musique. Et comme il en était partout ainsi, Valmore était excusable, somme toute, de tourner ses regards vers la Comédie-Française et vers l’Odéon, derniers autels d’un culte abandonné.

Mais l’Odéon, une fois encore, rouvrait sans Valmore, et Marceline, attelée à la même espérance, gémissait dans les brancards : « Ah ! que je suis lasse ! »

La misère de Lyon, cependant, faisait à ses chagrins domestiques une basse continue. Je ne m’étonne pas, comme M. Blelon, qu’elle n’ait rien vu ni des coteaux de Fourvières et des Chartreux, admirés par Michelet, ni de la campagne environnante, dont la mélancolie a des charmes. Le drame la détournait du décor. Elle ne se mettait à sa fenêtre que pour se pencher sur la rue orageuse où trente mille ouvriers sans travail et sans pain, contenus par leur dévotion à notre-Dame de Fourvières, piétinaient, hâves et transis, dans la neige ou la boue, en chantant la faim ! Pourquoi pas, pendant qu’ils y étaient, un cantique d’actions de grâces au bon roi qui leur avait envoyé cinquante mille francs à partager entre eux ?

Jusqu’à la fin, ils devaient faire entendre à Mme Valmore, comme le leit motiv de son séjour à Lyon. Deux mois avant son départ et lorsque de plus pauvres qu’elle, si pauvre pourtant, montaient l’implorer sous sa tuile, elle écrivait :

On n’ose plus manger ni avoir chaud… Tout Lyon est courbé sous des ailes sombres. Je deviendrai folle ou sainte dans cette ville.

Mais voici le plus surprenant. Au-dessus de cette détresse d’une population en proie à sa croyance et aux privations ; au-dessus de l’angoisse d’une famille à la veille de partir « sans savoir ni pour où ni pourquoi », à la fin d’une lettre à Pauline Duchambge et en réponse aux confidences d’un cœur trahi et désolé, roule tout à coup ce cri inattendu, pareil au grondement du tonnerre, l’orage passé :

La seule âme que j’eusse demandée à Dieu n’a pas voulu de la mienne ! Quel horrible serrement de cœur à porter jusqu’à la mort ! Tu sais cela, toi.

Trois ans auparavant, à Mélanie Waldor en deuil aussi d’un amant infidèle, Marceline avait dit :

Vous y pensez toujours, n’est-ce pas ? Chère femme ! Que vous êtes femme ! Vous avez trop souffert pour l’oublier. Oublie-t-on ?

Et quel âge avait-elle aux deux moments de cette secousse électrique ? Un peu moins et un peu plus de cinquante ans ! Il y en avait vingt-cinq que l’Autre s’était éloigné d’elle… et dans la mémoire de l’abandonnée, maintenant épouse et mère irréprochable, il tonnait encore !

Ce n’était point pour la dernière fois.

À la fin de mars 1837, le directeur du théâtre de Lyon, dont le choléra achevait la ruine, ne rengageait pas Valmore, et Marceline, ouvrant la retraite avec ses filles, quittait Lyon, arrivait à Paris en pleine nuit, sous la neige, et attendait le jour dans la cour des Messageries royales, au milieu des bagages et des conducteurs sans complaisance. Puis, Caroline Branchu offrait l’hospitalité à la famille vagabonde, jusqu’à ce que Mme Valmore lui eût assuré un gîte et des moyens d’existence. Elle se mettait aussitôt en campagne et, à force d’instances et de Dumas sans doute, parvenait enfin à faire adjoindre son mari, en qualité d’administrateur, à Lireux, directeur de l’Odéon, de l’Odéon sur le point de rouvrir, momentanément. Le théâtre rouvrait, en effet, mais le succès du Caligula, de Dumas, ne sauvait pas l’entreprise et, à la fin de juin 1838, Valmore, sa femme et leurs enfants retombaient malheureux.

Ce qui se passa alors, une lettre de Sainte-Beuve à Juste Olivier nous l’apprend. Martin du Nord, ministre de la justice, était disposé à venir en aide aux pauvres gens ; on eût casé Valmore dans l’industrie ; mais sa mauvaise étoile lui faisait faire la rencontre d’un imprésario qui formait une troupe ambulante à destination de Milan, d’où, après les fêtes du couronnement de l’empereur Ferdinand, roi de Lombardie, elle devait se rendre à Gênes, Rome, Naples, etc… Sept mille francs d’appointements. Réponse immédiate.

Dissuadé par ses amis de la donner favorable, Valmore ne les écoutait pas et signait. C’était comme l’arrêté d’expulsion de toute la famille. On lui accordait quarante-huit heures pour faire ses malles, ses visites d’adieu…, après quoi elle serait conduite à la frontière.

« Nous sommes tombés dans la diligence, mon pauvre Valmore, moi et mes deux filles (Hippolyte restait à Paris) étourdis de lassitude et d’étonnement, d’un étonnement qui ressemblait beaucoup à de l’effroi. »

Avait-elle donc le pressentiment de ce qui les attendait là-bas ?

Il y a beaucoup de voyages dans la vie de Marceline, et pas un voyage d’agrément ! Quand elle ne se met pas en route pour accompagner son mari dans ses changements de résidence, le précéder ou le rejoindre, elle part pour aller voir ses enfants en nourrice ou en pension, ses sœurs et son frère malades… ; elle part pour aller demander asile à l’amitié de Caroline ; elle part pour chercher du secours. Et ce sont, comme elle dit, des « nuits de voiture et de pluie », car c’est toujours en diligence qu’elle voyage. Elle y est tellement habituée que, plus tard, apprenant que l’on peut aller à Orléans autrement que par le chemin de fer, elle ne cache pas sa joie et conjure Caroline de ne jamais prendre « ce chemin brutal », si dangereux ! La diligence pourtant ne l’avait pas gâtée. Elle se rappelait, au contraire, des journées et des nuits terribles passées dans ces boîtes ou dessus, avec des paquets ou des enfants sur les genoux, les pieds gelés, l’hiver, la tête en feu, l’été. Une fois, au mois de juillet, elle était sortie comme d’un cabanon, d’une diligence qui avait secoué, toute une nuit, huit personnes à l’intérieur et quinze autres sur l’impériale, sans compter les paniers, les ballots…

« Sois tranquille, écrivait-elle à son mari, pour le retour je prendrai le coupé. »

Et c’était maintenant en Italie que la diligence allait les transporter, tous les quatre…

Oui, nous allons encore essayer un voyage.


On devine de quel pâle sourire s’éclairait ce beau vers sur les lèvres de Marceline.

Nous savons ce que fut cette tournée dramatique, par la correspondance de Mme Valmore et par le fragment d’album que M. Rivière a publié[36]. Mais l’album que conserve la bibliothèque de Douai n’est que la mise au net et l’amplification d’un carnet en ma possession, et qui semble, tant d’années après ! échappé des mains de Marceline au moment où elle descend de voiture. C’est sur ce carnet qu’elle a noté, jour par jour, au crayon, ses impressions…, qu’elle les a notées, partout, aux relais, à l’auberge, sur ses genoux, au trot des chevaux… ; car l’écriture tremble et saute aux cahots de la diligence, si bien que Mme Valmore, ayant peine à relire ses griffonnages, les recopie à l’encre et lisiblement, en regard, lorsqu’elle arrive à l’étape.

Il y a de tout, de la prose, des vers, des croquis, des fleurs sèches, une plume de tourterelle, des cheveux fixés sur un pain à cacheter…, tout ce qu’on trouve également entre les feuillets de la collection d’albums dont M. Rivière, bibliothécaire de Douai, a le dépôt.

De qui sont les croquis ? Ondine dessinait, mais Valmore dessinait aussi. Je penche pour Ondine et ce sont sa mère, son père et sa sœur, sans doute, qui ont posé devant elle, réunis sous la lampe. C’est ce bonnet grec dont Valmore est coiffé et avec lequel il arpentait son balcon de la rue de Tournon, à Paris ; c’est ce même bonnet que Marceline regardait comme « un ouvrage de perles et de fée ». Et les cheveux que voilà, sur quelle chère tête furent-ils coupés ? Quant aux fleurs et aux herbes mortes, elles ont été cueillies sur la route, au Mont-Cenis, à la porte de Milan, sous sa fenêtre, un trèfle ici, une feuille de platane, là… Tous ses amis en recevaient dans les lettres qu’elle leur écrivait, au temps où les fleurs avaient un langage.

Oui, en vérité, ce petit carnet vient de tomber à ses pieds et je l’ai ramassé pour lui rendre une famille et lui refaire un inférieur. Car les choses ont une destinée comme les gens, et celle de ce petit carnet était d’éviter le cimetière d’un musée et de continuer à vivre entre des mains pieuses et quotidiennes.

Il m’apporte les enchantements de la voyageuse, enchantements qui commencent lorsqu’elle franchit les Alpes. « J’ai failli me jeter hors de la diligence pour me mettre à genoux devant Dieu qui a fait tout cela, » écrivait elle à Mlle Mars. Et il ne faudra rien de moins que les déboires prochains pour la précipiter du haut de ces réalités merveilleuses dans le cauchemar des embarras d’argent.

De cette chute, pas un mot sur le carnet. Il est pur de toute préoccupation étrangère

Que la nature prend aux formes magnifiques
Que la nature prend dans les lieux pacifiques.

dirait Victor Hugo. Il ne mentionne pas ce que le ménage a dépensé ici, mangé là et payé un prix exorbitant ailleurs. Il est simplement chargé d’entretenir la flamme intérieure de Marceline et de la distraire des soucis domestiques où la pauvre femme se débat ordinairement.

À la première page, au crayon :

7 juillet. Samedi. Départ pour l’Italie sans mon fils.

Puis, au-dessous :

À Turin. La chanteuse de nuit si lente et si triste, disait-elle un salut à la mère qui voyage sans son fils.


Les voyageurs avaient éprouvé leurs premières contrariétés à Lyon, où ils durent s’arrêter quatre jours et où on leur vola cent francs.

« Si pauvres et si dépouillés, c’est une pitié ! » s’écrie Marceline.

Le carnet ne dit rien de cet incident. Il nous montre, en revanche, à quoi Marceline s’occupait en route. Elle faisait des vers. Elle jetait au crayon ceux-ci sur le papier :

Ah ! les arbres du moins ont du temps pour fleurir,
Pour répandre leurs fruits à la terre et mourir.
Ah ! je crains de souffrir, ma tâche est trop pressée.
Ah ! laissez-moi finir ma halte commencée.
Oh ! laissez-moi m’asseoir sur le bord du chemin,
Mes enfants à mes pieds et mon front dans ma main.
  Je ne puis plus marcher.

À une autre page, on lit :

Par le vent de l’exil de partout balayée
Je vais en tournoyant où Dieu m’a dit encor
    le Nord m’a renvoyée…

C’est l’ébauche du Dimanche des Rameaux qu’elle publiera en 1843 seulement dans son recueil : Bouquets et prières.

De Lyon à Turin, des notes brèves : Chambéry, la douane, Novalaise, Suze, les cascades, Écharpes, rentrée des Alpes, Modane, Le Mont-Cenis, Ricovero, l’Auberge de l’Anglaise, la Lyonnaise et les fleurs de son jardin.

Turin, 16 juillet, onze heures du soir.

Ce que voit la famille pendant les deux jours qu’elle passe là, Mme Valmore l’a épinglé.

Promenade au soleil, les Arcades, les Madones éclairées au soleil, le Musée, la place del Castel, la place Carignan, l’église Santo-Francesco, Di Pavola, les Confessions de la Renaissance, l’Odeur cadavéreuse.

Et partout des goêtres sous un ciel ruisselant de lumière et d’amour.

(Un de ces vers qui, fréquemment, couvrent de leur pavillon, la prose élémentaire de Mme Valmore.)

La chasse aux ours, la nuit qui fit peur aux chevaux et dresser l’oreille au postillon. Réveil au bord d’un précipice. Serrement de cœur et résignation. J’éprouvai, dans un moment, l’étrange besoin de m’élancer au dehors de la voiture pour aller me mettre à genoux devant ces hautes merveilles. Ah ! la belle église, m’écriai-je, ivre d’admiration.

Non, madame, répondit mon voisin, c’est un rocher.

(À l’encre) :

17 juillet au soir.

À San-Philipo, une église d’une richesse sérieuse, les chapelles enfoncées et mystérieuses ressemblent à six petites églises mystérieuses et pleines de silence.


(Au crayon, intercalé) :

Les vœux pendent partout sous la figure de cœur d’argent, les quadres, les candélabres en sont couverts.


(À l’encre) :

l’orgue admirable, la balustrade plus admirable encore, le parvis du cœur est une vaste mosaïque en marine, les lampes éternelles y brûlent une huile parfumée qui fait différer cette belle église de celles où nous sommes entrés, dont l’odeur suffocante finissait par nous obliger de sortir. Telle la madone aux anges, où le service divin nous fit entrer, je me mis à genoux sur le marbre d’un confessionnal durant qu’on allumait les cierges. C’était un jeune capucin.

Une femme du peuple, et l’église en était remplie, me fit lever et asseoir avec Ondine et Inès sur le large banc où elles prient et chantent de toutes leurs forces les répons de l’office en se donnant de l’air par le visage au moyen des larges éventails dont elles sont toutes armées là comme dans les rues et sur le seuil de leurs maisons.

Table d’hôte à la pension suisse, la Baer, la promenade et les petits abbés en frac serré à la taille, ne différant en rien du jeune danseur d’un bal que par le chapeau consacré par Molière.

La voix d’église à Sangiovanni, point de chaises, mais de larges bancs à dossier. Un escalier grillé conduisant à la sacristie, les chanteurs sont cachés, de larges rideaux voltigent aux portes et donnent tout l’air extérieur dont ils sont agités.

Toutes les chapelles sont jointes par des grilles de ter qui s’ouvrent aux jours solennels pour faciliter la circulation des fidèles.

Les maisons grillées de bas en haut donnent une idée mélancolique de la défiance qui couve sous le plus beau ciel qu’on puisse voir.

Le Musée égiptien aux corridors étroits et mystérieux.

Les toiles d’araignées corrompant la beauté de tous les monuments et des portes en fer.


(Au crayon) :

Une peinture assez belle de la vierge et de son enfant, percée par deux lourdes couronnes d’argent.


(À l’encre) :

San Giovanno, l’escalier des tombeaux. La voix divine et retrouvée de Rubini. Nulle part des chaises, partout des reposoirs en noyer sculpté qui servent à s’asseoir et à s’agenouiller.


(Au crayon) :

On n’ajoute les chaises que dans les grandes solennités, aux prônes, et alors on les rétribue.


J’ai reproduit ces notes sans y rien changer sans rien souligner non plus par l’italique, les guillemets ou le sic de rigueur, car je ne pense pas qu’elles puissent être, pour le lecteur, un sujet d’étonnement ou de dérision. Les fautes d’orthographe, les incorrections et les naïvetés de Mme Valmore ne sont pas une révélation, et si c’en était une, elle n’aurait aucun caractère humiliant. Tout ce que Marceline apprit, jusqu’à douze ans, c’est à lire, écrire et compter. Son instruction ne fut pas négligée ; elle reçut seulement celle qu’on donnait, à cette époque, aux petites bourgeoises, dans les couvents. Les Ursulines, chez qui elle allait à l’école, à Douai, lui avaient surtout montré à coudre et à confectionner de belles pelotes emblématiques, orgueil de la maison.

« Le fait est qu’elle ne savait rien, ni histoire, ni géographie, ni rien de ce qu’on apprend en pension. Elle avait acquis de l’écriture en copiant de l’imprimé et n’était pas plus instruite qu’une petite mercière de petite ville il y a un siècle. Elle ignorait ce qui s’enseigne et possédait ce qui ne s’apprend pas. » Qui a dit cela ? Son propre fils Hippolyte. Et voilà bien le signe du génie, dans l’ancienne acception du mot qui servait à indiquer une disposition naturelle éclatante et une vocation irrésistible.

Candeur de mon enfant, on va bien vous détruire !


disait Mme Valmore, en accompagnant son fils au collège.

Il est heureux en vérité qu’elle ait toujours conservé cette candeur native. Femme savante ou femme artiste, eût-elle mérité que Barbey d’Aurevilly, impitoyable aux bas-bleus, la séparai de leur assortiment, et, parce qu’elle l’avait ému, l’appelât simplement l’Émue[37] ?

Quoi qu’il en soit, je ne ferai plus au Carnet que peu d’emprunts, la publication de M. Rivière me dispensant de citations en partie déflorées.


Le 19 juillet enfin, après douze jours de voyage, la famille arrivait à Milan, où l’attendaient l’imprésario et son commanditaire.

La modicité de leurs ressources obligea les Valmore à se loger Il Borgo de la Porta Romana, dans un faubourg de Rome, au fond d’une cour humide.

D’abord, Marceline se félicita de ne plus entendre, « de minute en minute, le coup de sonnette qui la faisait bondir pour recevoir des visites ». Ce n’était pas que l’endroit fût gai, ni spacieux. Valmore couchait dans un corridor ; ses filles et leur mère au milieu des malles, dans une chambre sans meubles ni rideaux. De son unique croisée, Marceline n’apercevait qu’un platane et un jeune acacia, qui mêlaient leurs branches. Et la tranquillité, là non plus, n’était pas complète. On entendait trop le son des cloches et les détonations qui partaient du théâtre Carcano, attenant à la maison et où l’on jouait le drame. Les fenêtres du foyer donnaient sur le jardinet. Partout et à toute heure, le théâtre rattrapait les pauvres gens et s’imposait à eux. Mais quelle idée aussi, pour un chef de gare, d’aller demeurer, sans nécessité, le long d’une voie ferrée où des trains manœuvrent toute la journée !

Autre chose :

Le rire enroué de notre Padrone ; les cris inintelligibles pour nous de ses garçons ; le bruit monotone de l’école voisine et celui de plusieurs poules errantes, dans le petit jardin qui donne un peu d’ombre dans nos chambres, [tout cela] me porte au sommeil et engourdit mes idées qui restent tristes instinctivement[38].


Elle sortait peu et seulement pour aller à la poste chercher les lettres de son fils. Au retour, elle errait par les rues, ou bien s’attardait, dans l’ombre d’une église déserte, à rêver plutôt qu’a prier.

Je reste, depuis mon entrée en Italie, imprégnée de l’encens et les yeux pleins d’églises[39].


Quelquefois pourtant, avant la répétition qui va le réclamer, Valmore fait faire une promenade à sa famille. Ils vont tous les quatre prendre l’air au rempart, visitent les monuments, parcourent la ville et s’intéressent aux spectacles qui l’animent, fût-ce le passage des convois funèbres. Une fois, ils font la rencontre d’une moissonneuse qui revient des champs et ressemble à Mme Dorval dans la Muette de Porlici, « où elle était si triste et si vraie ».

Mais les Milanais, en général, séduisaient peu Mme Valmore. Les voix éclatantes des femmes, supportables et même belles dans le chant ( « J’ai entendu à Turin seulement une céleste voix d’église : Dieu respirait en elle ! » ) lui donnaient, ailleurs, l’envie de fuir, lui rappelaient Lyon, « le pays des voix fausses et grossières, à quelques exceptions près ». Et puis, elle reprochait aux Italiens de ne pas aimer la romance, la romance lente et langoureuse, écoutée par le chanteur, d’abord, et monotone comme le bruit d’un jet d’eau dans une vasque. L’eau, ici, ne partait pas en jet, mais en fusée, en bouquet, en explosion. « Tous les accents qui m’entourent me semblent des cris sauvages. »

Allegro ! soupirait sans cesse Marceline, allegro, que veux-tu de moi ! Et elle en disait autant aux cloches, si différentes de celles qui sonnaient doucement l’heure au pays natal ! Elle en venait, sous ce beau ciel, au soleil,

  Ami de la pâle indigence,
  Sourire éternel au malheur !


à souhaiter la pluie, seule capable d’éteindre ces carillons ou du moins de les étouffer, de ne les faire arriver aux oreilles que comme au travers d’une ouate humide.

Mais le Dôme et les églises la ravissaient, encore que celles-ci fussent trop avenantes et d’une coquetterie qui invitait l’esprit aux évagations plutôt qu’au recueillement.

15 août. Elle note sur son carnet :

Rempart extérieur de Milan. Assomption. Promenade avec mes enfants.


C’est également ce jour-là que Mlle Mars arrive à Milan, contente de son voyage, expansive, toute de premier mouvement.

Elle était vite désenchantée. Les Valmore n’avaient pu lui louer, à prix d’or, qu’un petit logement sur le Cours, tout étant retenu d’avance pour les fêtes du couronnement. Mais, en attendant le roi, les Milanais restaient à la campagne ou bien se préoccupaient surtout de l’improvisation d’un vaste camp destiné à recevoir 12 000 hommes. Cette distraction faisait une fâcheuse concurrence aux cinq théâtres qui n’attiraient personne, sauf celui où jouait Mlle Mars, et quand elle y jouait. La plus belle salle ayant été réservée à la troupe du roi de Sardaigne, c’est dans une sorte d’écurie où l’on exerçait d’habitude les chiens et les singes savants, que l’illustre tragédienne se faisait entendre. Elle y donna cinq représentations et triompha.

Mais sous les acclamations, les fleurs et les couronnes, elle était pleine d’inquiétude, et cette inquiétude, ce n’est pas assez de dire que les Valmore la partageaient.

Le bailleur de fonds de leur imprésario, découvrant que celui-ci n’avait le privilège ni de Naples, ni de Gênes, venait de se retirer avec sa commandite ; et comme il n’avait pas mis sa signature au bas du traité conclu par les comédiens, les malheureuses dupes se voyaient abandonnées avant d’avoir touché leur second mois d’appointements ! Cela, au milieu de l’allégresse générale et des préparatifs de réception. Le nom de Napoléon était dans toutes les bouches et sur tous les monuments. Le Dôme disparaissait derrière les échafaudages élevés pour les illuminations. Les églises étaient tendues de damas rouge frangé d’or. Le lac de Côme, par où devait venir le souverain, se couvrait de barques pavoisées et s’éclairait à giorno. Les sommets se couronnaient de lueurs. Spectacle magique… Mais Mme Valmore en parle… d’après Mlle Mars qui, seule, l’avait vu de ses yeux, car les pauvres gens n’étaient ni dans la situation matérielle ni dans l’état d’esprit congruents à ces réjouissances.

Et il faut bien ajouter que Marceline, en outre, avait la pensée par ailleurs occupée. Curieux phénomène ! Sous l’action du ciel d’Italie, analogue à une influence chimique, un souvenir, un nom, un regret, se réveillaient en Marceline, comme se colore, sur le papier, une encre sympathique longtemps invisible.

Le 30 juillet, elle écrit à son amie intime, Pauline Duchambge : « Venir en Italie pour guérir un cœur blessé à mort d’…[40] c’est étrange et fatal. »

Et, à la même, le 20 septembre :

Et moi, sais-tu ce que je regrette de cette belle Rome ? La trace rêvée qu’il y a laissée de ses pas, de sa voix si jeune alors, si douce toujours, si éternellement puissante sur moi. Je ne demandais à Rome que cette illusion ; je ne l’aurai pas.


Une note maladroite ne nous donne pas le change, en rapportant cette confidence à un voyage que Valmore aurait fait en Italie, à l’âge de seize ans.

Non. Dès son arrivée en Italie, Marceline tombe sous l’empire du souvenir. C’est tout son passé qui surgit.

L’obsession est encore attestée par le Billet de femme qui figure, légèrement retouché, dans l’édition des Pauvres Fleurs, de 1839, et dont le brouillon est tracé sur le Carnet qui m’appartient. La pièce pourrait aussi bien se trouver dans le Recueil de 1819 : elle fait entendre un de ces cris de faiblesse et d’amour qui ont gardé Marceline de vieillir, qui l’en gardaient déjà en 1838, à cinquante-deux ans !

Je donne ici la première version.

Puisque c’est toi qui viens serrer encore
  Notre lien,
Puisque c’est toi dont le regret m’implore,
  Écoute bien :
Les longs sermens, rêves trempés de charmes,
  Écrits et lus,
Comme Dieu veut qu’ils soient payés de larmes,
  N’en écris plus.

Nos jours lointains, glissés purs et suaves,
  Comme des fleurs,
Nos jours blessés par l’anneau des esclaves
  Pesants de pleurs,
De ces tableaux dont la raison soupire,
  Otons nos yeux ;
Comme l’enfant qui s’oublie et respire,
  La vue aux cieux.

Comme la plaine après l’ombre ou l’orage
  Rit au soleil,
Séchons nos pleurs et reprenons courage,
  Le front vermeil.
Ta voix, c’est vrai, se lève encor chérie
  Sur mon chemin,
Mais ne dis plus à toujours, je t’en prie,
  Dis à demain.

Si c’est ainsi qu’une seconde vie
  Peut se rouvrir
Pour s’écouler sous une autre asservie
  Sans trop souffrir,

Par ce billet, parole de mon âme
  Qui va vers toi
Sans bruit, ce soir où t’espère une femme.
  Viens et prends-moi !

Milan, juillet 1838.


Il est impossible de soutenir que cet appel s’adresse à Valmore. Et ce n’est pas tout. C’est à la clarté de ce billet de femme et des épanchements à Pauline, qu’il faut, lire (ce qu’on n’a pas encore fait) la lettre suivante dont le destinataire est inconnu et où Marceline raconte un moment du gala auquel, par hasard, elle assistait.

Milan, 31 août 1838.

Nous avons vu l’une des plus tristes choses de ce monde (pour moi du moins), Marie-Louise plus âgée que son âge, malgré sa parure élégante et son bonnet de jasmins, l’inexplicable Marie-Louise, dont le cœur demeure impénétré, dont la physionomie impassible ne trahit pas une émotion. J’étais émue, moi, en passant forcément si près d’elle, dans le corridor étroit où sa loge touchait la nôtre, que sa robe m’effleura, quand je cherchai, je l’avoue, et pour la première fois de ma vie, à voir en face une personne qui cherchait à se cacher dans une loge assez humble et sans lumière. Mais le prince de Metternich et surtout sa livrée blanc et or l’avaient trahie. Mlle Mars, à qui je courus dire que le bras qu’elle touchait était celui de Marie-Louise, fit tout ce qu’il est possible de faire d’efforts sans manquer aux convenances, pour faire retourner un peu cette femme immobile. Elle n’en vint pas à bout. Quand je la vis se lever pour sortir, je me trouvai comme malgré moi sur son passage. Elle se courbait en marchant comme pour chercher les marches de l’escalier à peine éclairé qu’elle allait descendre. Sa robe blanche très légère et très ample m’effleura. Sa figure me parut très longue et très colorée, mais douce et calme. Il me passa quelque chose devant les yeux dans ce moment qui me saisit. Je vis l’empereur mort et le roi de Rome, également comme une ombre, qui la suivaient dans ce froid corridor et il me fut difficile de rester jusqu’à la fin de Jeanne de Naples, dont elle n’avait pu supporter peut-être le terrible dénouement.


Quelque chose, que ne dit pas Mme Valmore, contribuait sans doute à l’émouvoir : le nom de Marie-Louise était lié dans son esprit à des circonstances inoubliables. L’enfant naturel de Marceline était né à Paris le 24 juin 1810, au bruit des fêtes données en l’honneur de la nouvelle impératrice, que Napoléon ramenait de Saint Cloud. Il y avait eu réjouissances publiques et cérémonies le 10, le 14 et encore le 24, à l’heure même où Marceline mettait son fils au monde.

La rencontre de Marie-Louise à Milan et les souvenirs que celle-ci réveillait, en fallait-il davantage pour étendre sur tout le voyage de Marceline les nuages du passé ?

Mais tout cela n’explique pas — à qui le dit-on ! — la nébuleuse, l’étrange, la troublante élégie intitulée l’Âme en peine, datée aussi d’Italie et recueillie dans le volume : Pauvres Fleurs.

Mme Valmore imagine rarement ; elle raconte, quitte à obscurcir ce qu’elle a vu. Et ce que raconte l’âme en peine, c’est un drame qui s’ouvre en comédie.

Lui, s’est pour un enfant pris d’une amitié tendre :
Hélas ! toute innocence il s’arrête à l’entendre.
....................
Cet arrivant du ciel, fleur à tête penchée.
Fleur sommeilleuse encor dans ses feuilles cachée,
Sous ses longs cheveux d’or lui plaît tant aujourd’hui
Que j’aide la jeune aine à causer avec, lui,
À bégayer des mots d’espérance profonde,
À préparer ses yeux au jour d’un autre monde.
Consoler c’est prier ! c’est mon droit, et mon sort
Est de l’absoudre ainsi dans ma vie et ma mort.
Mais je ne peux l’aimer qu’à beaucoup de distance
Et qu’en un grand péril lui prêter assistance :
Ainsi, le regardant, pâle à travers le soir,
Comme il était venu seul et triste s’asseoir
Dans l’enclos de l’église, où des ombres errantes
Épanchaient à la Vierge un flot d’hymnes souffrantes,
Tandis que vèpre et l’orgue où se plongeait ma voix
Lui rendaient la mémoire et nos pleurs d’autrefois :
Il était si pensif qu’il existait à peine
Et qu’il ne voyait pas… L’amour voit-il la haine ?
La haine, dont la nuit couvrait l’affreux regard
Et que je reconnus à l’éclair d’un poignard.
L’heure sonnait le meurtre et cette lame impie
L’atteignait, lui rêvant l’humble amour que j’expie :
Vierge toute pitié ! vous l’avez entendu
Mon cri qui vous nomma quand il était perdu !
Oui, car votre frayeur, plus saintement amère,
Cria dans ce méchant : « Par ta mère !… ta mère »
Oui, car à vos flambeaux je vis de l’assassin
Les deux mains sans poignard se croiser sur son sein.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Y a-t-il rapport de cause à effet entre cette scène et le début de la lettre du 30 juillet à Pauline :

J’ai tenté Dieu, Pauline ! À force de lui demander l’éloignement de ce qui me faisait mal à Paris, Dieu m’a jetée loin de tout ce qui m’y attachait. »


Énigme indéchiffrable. Et si d’aucuns, pour en trouver le mot dans Latouche, s’appuyaient sur ces textes, j’irais encore à l’encontre avec ce postscriptum d’une lettre adressée de Milan, le 25 juillet, par Marceline à Mme Bra :

Dites à Hippolyte de passer chez M. de la Touche et Dumont (l’éditeur) pour leur dire que leurs envois seraient perdus s’ils ne les affranchissaient jusqu’à la frontière.


L’observation, que j’ai déjà faite à propos de l’oncle Constant, s’applique, à plus forte raison, à Hippolyte, et je me refuse à croire que Mme Valmore se serait servie de l’un ou de l’autre pour entretenir des relations avec l’ancien amant introduit par elle dans la famille.

Les derniers jours passés en Italie furent affreux.

À peine savons-nous comment nous allons regagner Lyon et si Valmore ne sera pas obligé de rester en Italie pour suivre ces malheureux comédiens…

La pauvre femme écrivait cela dans sa chambre humide, au bruit d’une roue qui tournait dans la cour pour faire des sorbets, et sous les torrents d’eau qui tombaient depuis quinze jours ! En septembre ! À Milan ! Si bien que l’on attend presque d’elle, à qui Verlaine doit déjà tant, les vers qu’il écrira plus tard :


  Il pleure dans mon cœur.
  Comme il pleut sur la ville !


Comment, par qui sont-ils sauvés ?

Sainte-Beuve répond : par Mlle Mars qui joua à leur bénéfice avant de partir ; par un quartier de sa pension que reçut Mme Valmore, et par la vente du superflu de leurs bagages.

Ils partent, enfin. Marceline a obtenu de revenir par le Simplon et par Genève, où vécut son grand-père, l’horloger fantasque, dromomane, dirait-on aujourd’hui, pour caractériser un goût de vagabondage assez répandu, paraît-il, chez les Genevois. Rousseau vérifie cette remarque et Ton assure qu’il avait de qui tenir.

Mais, à Genève, autre avanie ! Valmore et sa famille furent poursuivis par une foule hostile qui criait : À bas les Français ! pour venger sur les infortunés l’injure faite à la Suisse par Louis-Philippe, qui voulait la contraindre manu, militari, à expulser de son territoire le prince Louis-Napoléon.

La diligence les recueillit de nouveau silencieux, perplexes et repliés.

Qu’allaient-ils devenir à Paris à l’entrée <le l’hiver.

Il fallut encore recourir aux bons offices de quelques amis et invoquer, hélas ! « la généreuse bonté du roi… »

Mais tout cela était précaire, et, au printemps de 1839, Valmore, que Latouche avait inutilement recommandé au baron Taylor[41], était réduit à repartir pour Lyon gagner la vie des siens.

Marceline, cette fois, ne l’accompagnait pas, si « désappuyée de sa présence » qu’elle restât, lui écrivait-elle après.


IV

LA MÈRE
Ses enfants. Pauvreté. Deuils. Déclin. Derniers jours.



Marceline n’accompagnait pas son mari à Lyon parce que ses enfants avaient besoin d’elle, et besoin d’elle à Paris. Son fils Hippolyte, qui voulait être peintre, allait avoir pour maître, après Renou, Paul Delaroche, désireux d’acquitter une dette envers l’oncle Constant Desbordes, qui lui avait, le premier, fait tenir un crayon. Ondine venait d’entrer, également pour dessiner, chez Mme Handebourg-Lescot, dont l’atelier se trouvait rue La Bruyère, où demeurait alors la famille Valmore… Et puis…, et puis, la pauvre femme était si lasse, que l’on entend comme un écho de sa prière quotidienne dans ce vers suppliant du Dimanche des rameaux :

Défendez aux chemins de m’emmener encore !

Enfin, cette Ondine (dont le nom de baptême était Hyacinthe et qui ne signa Ondine qu’à partir de 1841), Ondine, âgée de dix-huit ans, donnait la plus vive inquiétude à sa mère.

Je crois bien que la figure d’Hyacinthe Valmore ne serait pas toute seule sortie de l’ombre… Mais on la regarde à la lueur que projettent sur elle Marceline et Sainte-Beuve, et, par eux, elle acquiert une personnalité qui fait presque oublier qu’elle vit de leur nom.

Sainte-Beuve a tracé d’Hyacinthe un crayon qu’il faut reproduire, parce que nul — et pour cause — n’y pouvait porter plus d’attention, de sympathie et de talent.

Cette charmante Ondine avait des points de ressemblance et de contraste avec sa mère. Petite de taille, d’un visage régulier avec de beaux yeux bleus, elle avait quelque chose d’angélique et de puritain, un caractère sérieux et ferme, une sensibilité pure et élevée. À la différence de sa mère qui se prodiguait à tous et dont toutes les heures étaient envahies, elle sentait le besoin de se recueillir et de se réserver ; ces réserves d’une si jeune sagesse donnaient même parfois un souci et une alarme de tendresse à sa mère, qui n’était pas habituée à séparer l’affection de l’épanchement.


Esquisse à laquelle Sainte-Beuve ajoutait ces accents :

Le caractère d’Ondine était une des préoccupations de sa mère. Il y avait entre elles deux différence de nature et d’habitudes. La raison parfois silencieuse d’Ondine avait un air de blâme tacite pour les soins et les effusions que sa mère se montrait prête à prodiguer journellement à quiconque la sollicitait. Ondine suivait sa ligne de vie à part, en amitié, en étude. Sa mère l’appelait « notre charmante lettrée » indiquant par là qu’elle la croyait plus savante qu’elle.


Or, Ondine — ce n’est à présent un secret pour personne — fut aimée par trois hommes : par le littérateur Latouche, pour le mauvais motif, par Sainte-Beuve, pour un motif incertain ; enfin, pour le bon motif, par M. Langlais, représentant de la Sarthe, qui l’épousa en 1851 et la perdit en 1853, à l’âge de 32 ans.

En 1839, Sainte-Beuve n’était qu’affable aux Valmore et, sentimentalement occupé ailleurs, n’avait aucun penchant pour leur fille aînée. Elle lui paraissait agréable au moral plus encore qu’au physique, et c’était tout. Cette année-là, en outre, du mois de mai au mois d’août, il voyagea en Italie.

C’est en son absence que Latouche alla de l’avant. Il avait 54 ans et possédait la confiance du ménage, qu’il voyait fréquemment. Marceline n’oubliait pas les services littéraires de toute sorte qu’il lui avait rendus et dont elle s’était acquittée à grand renfort d’épigraphes, lorsqu’elle avait publié, en 1833, les Pleurs.

Il faudrait peu la connaître pour croire que les assiduités de Latouche lui furent tout de suite suspectes. Elle mit le temps à s’en apercevoir. Encore dût-on lui ouvrir les yeux et lui représenter le danger qu’il y avait à envoyer Ondine et sa sœur Inès se reposer à la Vallée aux loups, où Latouche demeurait. Ondine et Inès, de santé fragile toutes les deux, y passaient quelquefois plusieurs jours ; et leur mère allait, avec son fils et la bonne, les chercher.

Au mois de mai 1839, pendant un court séjour que Mme Valmore avait fait à Orléans, chez son amie Caroline, Latouche y était même arrivé, accompagnant Ondine. Mais d’un commerce difficile, il avait aussitôt prétexté une visite à Béranger, qui résidait à Tours, pour fausser compagnie à l’hôtesse et à ses invitées.

Deux mois après, les défiances de la mère étaient éveillées et elle les communiquait avec précaution à son mari, toujours à Lyon.

Crois au cri de ma répulsion et souviens-toi que je n’ai jamais été coupable que de trop d’indulgence envers les mauvais esprits. Ménageons-le seulement par une estime apparente, car ce qu’il veut surtout, c’est d’être honoré ! Mais l’intimité de cet homme ! Mais un service de lui ! Grand Dieu, j’aimerais mieux mendier ! Branchu est innocente comme l’enfant qui naît, et Pauline aussi. Je ne dirai qu’à toi par qui je le connais.

Au mois d’août, elle se décidait à envoyer Ondine auprès de son père, mais elle n’était pas rassurée pour cela et elle écrivait encore :

Renouvelle à Léonie l’instante prière de ne jamais la laisser sortir seule et ne permets pas qu’elle aille au spectacle même avec Mme Paule, excellente femme, mais très peu au courant des dangers comme invisibles qui peuvent entourer une jeune fille… Garantis-toi de qui pourrait aller le voir sous prétexte d’amitié… Je veux parler de l’étrange vieillard plus fat que philosophe, qui ne cesse de s’agiter dans un besoin de vengeance. S’il va là-bas, comme je le crains, fais l’affaire au théâtre, et sois averti que c’est le plus méchant des hommes… Écoute, il n’y a qu’une puissance divine qui ait pu me faire découvrir ce que j’ai appris à temps.


Enfin, le 30 août 1839 :

Je te recommande surtout de ne lui faire [à Ondine] aucune question sur l’homme dont je t’ai parlé : tu détruirais ainsi l’ignorance profonde où je veux la laisser de ce que j’ai appris et tu éveillerais une curiosité dangereuse chez une jeune fille, quand elle soupçonne que l’on s’occupe d’elle. Le vice, à des yeux purs, prend la forme de l’amour, et l’amour est déjà fort dangereux. J’ai tout ménagé, tout déjoué, sans justifier le ressentiment de personne…


L’imputation est nette et toute autre femme que Marceline eût été sans miséricorde. Cependant, lorsque Sainte-Beuve, bon apôtre ou faux bonhomme, comme on voudra, lui demanda en 1851 des renseignements sur Latouche qui venait de mourir, Mme Valmore écrivit une lettre que je n’admire pas seulement pour sa mansuétude et sa pénétration. Il me semble que l’entreprise de Lalouche contre Ondine donnait parfaitement à sa mère le droit de déclarer : « Il est loin d’avoir fait le mal qu’il pouvait faire. »

Latouche, congédié, se vengea, d’ailleurs, assez mesquinement. En possession d’un portrait de Marceline qu’elle lui avait offert, en plus des épigraphes, pour le remercier de ses bons offices, il renvoya le portrait à qui ? À Valmore ; et derrière le portrait il colla une lettre rappelant à Marceline qu’il s’était entremis, un jour, pour la faire pensionner [42].

Mme Valmore, qui n’avait pas suivi son mari à Lyon en 1839, alla le voir à Bruxelles où il retourna en 1840.

C’était au moment où elle pouvait faire les frais d’un voyage. Non pas que sa littérature le lui permît. Elle avait retiré peu de chose de son roman Violette, publié en deux volumes chez un de ces éditeurs infortunés auxquels sont voués les auteurs pauvres eux-mêmes. Mais Villemain n’avait pas voulu quitter le ministère sans lui faire la surprise de porter sa pension temporaire de 300 francs, à 1 200 francs pour toujours. Mme Valmore en fut bouleversée. Elle l’était à moins.

Les débuts de Valmore à Bruxelles n’avaient pas été heureux. Le public l’avait un peu malmené, ce dont Marceline s’affligeait. Encore une fois, il méditait de renoncer au théâtre, et elle l’approuvait. Pour lui rendre la pilule moins amère, elle le félicitait de donner cet exemple à Mlle Mars, beaucoup moins raisonnable que lui. Et quels baumes elle mettait, de quelle main légère, sur ses blessures !

Il est certain, mon bon ange, que, quand tu te possèdes, je ne te connais pas de rival au théâtre. Ta chère voix a des physionomies aussi mobiles que ton visage, et quand elle est dans ses beaux jours, je sais qu’il y en a peu d’aussi pénétrantes, car la prononciation est aussi distinguée que celle de Mlle Mars. Accepte cela de ton juge le plus sincère…


Mlle Mars venait de donner sa démission de sociétaire ; mais c’était un luxe dont elle avait les moyens, elle.

Les Bruxellois, d’ailleurs, ne persévérèrent point dans leur rigueur à l’égard de Valmore. Mais peut-être bénéficia-t-il de la curiosité qui s’attachait à l’arrivée de sa femme, en octobre. Elle ne passa qu’un mois auprès de lui et fit un crochet par Douai pour rentrer à Paris. Elle descendit chez Mme Saudeur, une vieille amie qui avait, l’été précédent, donné l’hospitalité à Ondine.

Mme Valmore n’avait pas revu sa « natale » depuis 1817, six semaines avant la mort de son père. Mais elle y pensait constamment. En 1836, elle écrivait au statuaire Théophile Bra, son compatriote :

Donne-moi des nouvelles de la rue Notre-Dame. Je t’en prie, dis-moi si le puits est encore au coin du cimetière qui n’y est plus. Je n’ose pas trop appuyer mon cœur sur notre pauvre ville natale ; il y a de quoi me faire retomber en langueur, et trois ans entiers du mal du pays m’ont fait connaître le triste empire de la mémoire sur la raison.


Chose assez curieuse, dans ses lettres à son mari, à ses enfants, à Bra, à Dulhillœul, elle parle de sa rue Notre-Dame, de celle où demeurait Albertine, de l’église, et elle ne dit rien de la maison paternelle.

Maison de la naissance, ô doux nid, coin du monde,
Ô premier univers où nos pas ont tourné !


En 1817 déjà, ne l’avait-elle pas reconnue ?

En 1840, elle écrivait seulement, mélancolique, à son mari :

J’ai entendu avec grande émotion la cloche qui sonnait l’heure pour mon père et ma mère. Je vois de loin l’entrée de notre rue et j’ai passé en face de celle d’Albertine enfant…

Et quatre jours après :

Je ne peux aller rien revoir que ce qui est le plus près : ma rue Notre-Dame, L’église et le grand hospice où mon pauvre frère est retenu au lit par des douleurs rhumatismales.


C’est tout. Or, pour se rendre à l’église, elle devait nécessairement passer devant la maison paternelle. Et elle ne se serait pas arrêtée là, elle, elle ! Et pas un mot ne rappellerait sa visite[43] ! Aussi bien, un être cher à son cœur avait encore plus changé que la ville : son frère Félix. C’était pour lui « adoucir une transition terrible dans son mauvais sort », qu’elle venait à Douai.

En effet, grâce à la recommandation toute puissante de Martin du Nord, l’hospice municipal logeait et nourrissait le vieux soldat perclus de rhumatismes, mais resté carottier comme un conscrit.

Elle alla causer à son chevet. Le vivre et l’abri ne lui suffisaient pas. Le sou de poche pour la goutte et le tabac, qui le lui donnerait ? Et sa sœur apitoyée le lui promit, en souvenir de leur enfance, de leurs jeux dans la ruelle voisine et dans le cimetière, autour de l’église… Ah ! il n’en fallait pas tant pour attendrir Marceline ! Elle avait toujours eu un faible pour ce frère vagabond, paresseux et intempérant. Il en abusait. Nous savons que sa sœur lui faisait déjà envoyer de légers subsides en 1813, par la petite main de son fils Eugène, alors que Félix était prisonnier en Écosse. Il reprit du service sous la Restauration et fut mis en réforme vers 1820. De cette époque à 1840, il avait erré…, comptant toujours sur Marceline pour le tirer d’embarras. Elle sollicitait tout ensemble pour faire entrer son frère aux Invalides et son mari à la Comédie-Française. Elle ne réussit pas plus d’un côté que de l’autre. Tout ce qu’elle put faire, ce fut d’obtenir de quelques amis la souscription nécessaire pour éditer… un volume de poésies de Félix ! Car lui aussi était poète ! Tout le monde rimait, comme par émulation, autour de Marceline : Valmore, Ondine qui soumettait ses essais à Sainte-Beuve, Félix, et jusqu’au bon Hippolyte !

Je possède un exemplaire (celui d’Hippolyte justement) des Souvenirs et délassements d’un prisonnier, ex-sous-officier de la vieille armée. Saint-Omer, 1835. Le volume est dédié à « Marcelline Desbordes-Valmore, ma sœur. »


Tu as déjà lu, ô ma bonne Marcelline, ces petits éclairs de génie dont tu me glorifiais. Il te sera bien doux, j’en suis sur, de voir ces peintures franches et naïves sortir de la poussière de l’oubli par les soins généreux de quelques hommes de génie, qui t’honorent et qui l’aiment.


On s’en serait douté sans cela.

Les Souvenirs de Félix Desbordes forment une extraordinaire boite de navets pas même accommodés au goût de la chambrée, du bivouac ou des pontons sur lesquels il avait pusse cinq ans, disait-il, avant d’être envoyé en captivité dans les monts d’Écosse.

La plus grosse portion de ce plat fadasse, nous rassasie des campagnes, blessures et actions d’éclat de Félix. C’est intitulé : Départ pour l’armée d’Italie. D’Italie, où il se couvre de gloire, il va « sous d’autres cieux encor, frapper le fourbe Asturien… » Mais là, il trouve à qui parler.

Le cruel montagnard dans un plaisir féroce,
N’en assouvit pas moins une vengeance atroce…
Un Français reste-t-il éloigné de ses rangs,
Des milliers de vautours lui déchirent les flancs !
D’autres, nouveaux Fulherts, outrageant la nature,
Retracent d’Abeilard la sanglante aventure !


Félix, heureusement, n’est pas entamé… Mais, fait prisonnier, il est, d’un port de Galice, dirigé sur les pontons et n’en quille « les enfers » que pour voir sa captivité se prolonger sur « une terre aride », l’Écosse. Rendu enfin à sa patrie, il aborde

Où pour nous accueillir, Ces rivages heureux
Où pour nous accueillir, un peuple généreux
De tous côtés s’émeut et s’agite, et s’empresse ;
Ici, c’est un baiser, là, c’est une caresse ;
L’un vous offre son lit, l’autre apporte du vin ;
Là, pour nous mieux traiter on prépare un festin ;
Chacun court aux besoins dont son âme est remplie ;
Pour moi qui n’aime rien que ma chère Hersilie,
Je ne désire qu’elle et, volant dans ses bras,
De cent jeunes beautés méprisant les appas,
Je brûle de, bientôt, sur le sein de ma belle,
Renouer les doux nœuds d’une chaîne éternelle !

L’ancien soldat n’eût-il pas mieux fait de boire l’argent que coûta l’impression du volume ?

Cependant, Marceline, après avoir glissé la pièce à son frère qu’un rhumatisme empêchait momentanément de lever le coude, rentrait, par la diligence, à Paris où la rappelaient des soins divers : tirage au sort de son fils et publication, par Charpentier, d’un choix de ses Poésies, que préparait obligeamment Sainte-Beuve.

Pour Hippolyte, il pouvait poursuivre ses études de peinture : un ami de sa famille, le docteur Dessaix, de Lyon, avançait la somme nécessaire pour acheter un remplaçant.

Aussi Marceline écrivait-elle à son mari : « Il y a des voix dans l’air qui me crient : courage ! »

Il fallait peu de chose, en vérité, pour la réconforter. Sa félicité eût été complète si elle avait réussi à caser Valmore à Paris. Mais c’était le plus difficile. M. Thiers, oui, M. Thiers, après tant d’autres, Hugo, Sainte-Beuve, Balzac, Chateaubriand, Mme Récamier, Villemain, Salvandy, Jars, et tous les Martins du Nord, et toutes les Bouches du Rhône, « n’avait pu réaliser son bon vouloir ».

« Il est écrit, soupirait Mme Valmore, que Paris nous repoussera toujours. »

Lui, — pas elle. À peine de retour, en décembre 1840, elle fournissait sa contribution en vers à un concert au bénéfice des inondés de Lyon. Bocage lisait la poésie et Ondine la vendait dans la salle, où la guidait un garçon d’honneur inattendu là : Jules Favre, dont les Valmore avaient fait la connaissance à Lyon et qui leur était sympathique pour avoir défendu les accusés d’avril.

L’époque « ruineuse » du jour de l’an approchait.

Avec quelle terreur Marceline la voyait-elle revenir !

« C’est pour nous, écrit-elle à Pauline, un abîme qui défait toutes mes ruses pour tromper ma misère. » Elle qui a, dans sa vie, tant langui après le facteur, redoute sa visite intéressée. Car il vient pour lui, cette fois, et elle ne peut pourtant pas lui dire : « Je suis plus pauvre que vous. » Il ne le croirait pas[44].

Mais voici une confidence à son mari, plus navrante encore. Elle est du 24 décembre 1840.

Tu ignores que mon cher anneau a été vendu à Rouen, avec ce que nous y avions laissé en gage. Ma sœur n’a plus eu enfin de quoi renouveler les frais. Jamais elle ne m’a répondu à ce sujet, mais je le devine trop, et je te demande un anneau comme présent nécessaire à mon bonheur.


Cette alliance, en quels jours de détresse l’avait-elle engagée ? Sans doute sept ans auparavant, quand Valmore, sifflé à Rouen, avait dû quitter la ville du jour au lendemain !

Je ne sais pas s’il y a, dans la volumineuse correspondance de Mme Valmore, un trait de pauvreté plus amer.

Le 1er janvier 1841, la famille se trouvait réunie. Valmore était de retour à Paris. Il s’y dévora. Seul, il ne faisait rien, Ondine passait des examens ; Hippolyte dessinait, tantôt chez Delacroix, tantôt au Louvre ; leur mère s’épuisait en petits travaux littéraires pour compenser une perte sensible : sa pension venait d’être réduite… parce que Thiers avait eu l’idée de gratifier Paris d’une enceinte fortifiée aussi inutile que dispendieuse !

À la fin pourtant, Marceline remportait une demi-victoire en faisant entr’ouvrir à son mari les portes de l’Odéon. Mais y être engagé ne suffisait pas ; encore fallait-il que le malheureux théâtre donnât signe de vie. Or, Balzac lui-même ne réussit pas à le galvaniser avec son drame : Les Ressources de Quinola (mars 1842) ; si bien que Mme Valmore n’eût réellement pas su où « jeter son âme » comme elle disait, sans le dédommagement que lui procura l’amitié agissante de Sainte-Beuve.

Il s’était chargé d’émonder et de présenter au public une nouvelle édition de ses Poésies, édition qui parut, en effet, chez Charpentier, précédée de la notice dont le critique des Lundis avait donné la primeur à la Revue de Paris (12 juin 1842.)

Les relations étaient suivies. Quand Ondine alla en Angleterre consulter le docteur Curie, le célèbre homéopathe, Sainte-Beuve correspondit avec elle par l’entremise de sa mère. C’est à Ondine qu’il fait allusion dans son introduction aux Poésies :

Déjà même au bord de ce doux nid, gloire et douceur maternelle ! une jeune voix sonore, lui répond. Je voudrais dire, mais je ne me crois pas le droit d’en indiquer davantage.

Ondine, en effet, envoyait des vers à Sainte-Beuve, pour qui ce flirt littéraire n’était pas sans attraits. Et les éloges qu’il donnait à ces ébauches confirmaient la jeune fille dans la bonne opinion qu’elle avait de soi-même.

« Avec moins de présomption, elle serait accomplie, disait sa mère, mais qu’elle en a ! »

En 1843, Mme Desbordes-Valmore publia le dernier volume de Poésies qu’elle devait faire paraître de son vivant : Bouquets et Prières. Non sans peine.

« Je ne connais qu’un libraire, et il a horreur des vers, » écrivait-elle un jour à Latour.

C’est seulement au lendemain de sa mort que furent recueillies et imprimées, par les soins d’un riche Genevois, M. Gustave Revilliod, les Poésies inédites, qui sont parmi les plus belles dans l’œuvre de Mme Valmore. Et elles sont sans doute les plus belles parce que, telle la Religieuse Portugaise qui disait à M. de Chamilly : « J’écris plus pour moy que pour vous », Marceline chantait pour soulager son cœur ou pour répondre aux « frappements fiévreux » qui étaient ses voix à elle.

Tout ce qu’il fallait exécuter sur commande pour vivre, « pauvres petites broderies de femme » ou proses enfantines pareilles à des jouets fabriqués en prévision du jour de l’an, tout cela l’excédait. Et cependant cette réputation que lui avaient faite ses romances, d’abord, puisses cris passionnés, n’était plus soutenue que par les publications du jeune âge, de la plus rose à la plus bleue.

L’année même de sa mort, c’est encore sous les traits d’une vieille gouvernante, d’une muse d’enfants plaintive, qu’elle apparaît à Monselet, au bout de sa Lorgnette littéraire.

Mme Desbordes-Valmore a joué pendant quelque temps la comédie en province ; elle y était insuffisante. Le rôle de muse lui convient mieux. Elle n’a pas de rivale pour faire parler l’enfance, et ses vers naissent vraiment du cœur.

Jugement léger, que les auteurs d’Anthologies ont malheureusement accrédité en se repassant jusqu’à satiété L’écolier

Un tout petit enfant s’en allait à l’école…

et l’Oreiller d’une petite fille.

Cher petit oreiller doux et chaud sous ma tête…

Sans plus.

Mme Valmore souffrait de s’émietter comme un pain de ménage. Elle écrivait un jour à Mme Tastu, autre ouvrière de lettres :

Je fais comme je peux de la pénible prose, pour n’être pas tout à fait inutile ou nuisible à ma chère famille. Mais que cela me donne de mal, et que je regrette mes pauvres petites chansons qui m’aidaient à endormir mon cœur !

À Caroline Branchu :

Je fais des nouvelles pour payer les dettes que j’ai amassées sur ma tête.

À son mari :

Si ce n’était pour un peu d’argent dans le ménage, comme je mettrais de côté toutes mes pauvres pages échevelées et inutiles !

À Pauline :

Je n’ai pu faire le conte demandé. J’écris vraiment avec mon cœur ; il saigne trop pour des petits tableaux d’enfants.

Et voilà l’explication de la différence si grande qu’il y a entre ses Contes et ses Poésies. Elle écrivait les uns pour vivre et les autres pour apaiser son cœur tumultueux. De sa prose, on ne relient que les souvenirs d’enfance, parce qu’elle est impuissante à créer et que tout se résout chez elle en harmonies.

Depuis qu’elle avait élu domicile à Paris (rue d’Assas, en 1841 ; rue de Tournon l’année suivante), Mme Valmore éprouvait tous les inconvénients de la célébrité, inconvénients d’autant plus amers, pour l’artiste pauvre, qu’ils sont généralement sans compensation. Solliciteurs et désœuvrés assiégeaient sa porte, qu’elle ne savait pas défendre. Elle avait eu une servante qui ne voulait pas mentir ni perdre son âme en disant que sa maîtresse n’était pas là.

Cette honnête Auvergnate m’a fait faire trois maladies en introduisant dans ma chambre à coucher tous les oisifs et tous les voyageurs qui venaient me demander des places pour l’Odéon.

C’était l’époque où Valmore y remplissait les fonctions de sous directeur. Mais sa femme n’avait pas besoin ordinairement de cette nouvelle corde à l’arc des importuns.

« Hier, écrivait-elle à sa fille, j’ai reçu tant de visites que je suis allée me rouler par terre dans ma chambre à coucher. J’en ai pleuré. »

Une autre fois, ce sont deux princesses qui prétendent l’enlever de force pour dîner chez l’une d’elles. Mme Valmore est au lit, à jeun, par économie peut-être, car, toutes dettes payées, il lui reste un franc pour commencer son mois. Tondis qu’elle décline l’invitation des deux grandes dames, celles-ci vont et viennent en caquetant, font bruire la soie de leurs robes, répandent leur parfum, s’extasient devant ce qui est pour elles une sorte de joujou : un intérieur de petites gens. Entre l’admiration qu’inspire au pauvre la maison du riche et l’admiration inverse, il y a la même différence qu’entre deux personnes dont l’une chante juste et l’autre faux. Celle qui chante faux devrait bien se taire.

Enfin les deux perruches, ravies, regagnent leur voiture qui les attend en bas. Elles ont toujours passé un bon moment.

C’est ce que Sainte-Beuve appelle « l’inintelligence de cœur de certaines gens, les plus polis de surface et les plus avenants en apparence ». Et il en donne pour autre preuve ce passage d’une lettre de Mme Valmore à Pauline Duchambge, qui lui avait suggéré l’idée de demander un service d’argent à je ne sais quel homme du monde :

Il n’y a rien dans ces cœurs-là pour nous : les riches de cette époque viennent vous raconter leurs misères avec une candeur si profonde et des plaintes si amères, que vous êtes forcé d’en avoir bien plus de pitié que de vous-même. Il m’a déroulé ses affreux empêchements à cause d’une maison qu’il fait bâtir. Elle devait lui coûter cent mille francs, je crois, et le devis s’élève présentement au double, ce qui, avec l’éducation de son fils, lui fait perdre la tête… Que dire à ces fortunés ? Que vous avez deux chemises et pas de draps ? Ils vous diront : « Ah ! que vous êtes heureux ! Vous ne faites pas bâtir ! » Ainsi n’y pensons pas, car c’est un accès de fièvre pour nous qu’un accès d’espérance.


« Tu dois savoir depuis longtemps, disait-elle encore à l’une de ses sœurs, qu’il n’y a guère que les malheureux qui se secourent entre eux. Sans être plus méchants que nous, les riches ne peuvent absolument pas comprendre que l’on n’ait pas toujours assez pour les besoins les plus humbles de la vie. Ne parlons donc pas des riches, sinon d’être contents de ne pas les sentir souffrir comme nous. »

Aucun arrière-goût, on le voit, des ciguës qu’on lui avait fait boire.

Je n’ai personne à envier, car je vois beaucoup souffrir et celui ou celle que nous trouvons favorisé par le sort, a été malheureux ou le deviendra.

Quiconque l’avait offensée en était pour sa peine.

Qu’ils soient tranquilles. D’abord leur haine doit être satisfaite par la grandeur de mon infortune ; peu de chose y manque. Mais je n’ai rien contre eux. Je remercie Dieu de leur bien-être parce que je le lui ai demandé. Je n’ai pas le temps de mieux faire, ni d’en parler non plus.


Enfin, comme on la savait bonne, elle était constamment sollicitée, si bien qu’elle passait son temps à venir en aide à de moins pauvres qu’elle.

Que pouvait-elle donc leur donner ?

Hello a répondu en écrivant : « Je ne parle pas seulement de la charité qui donne ; je parle aussi de celle qui se donne. »

Mme Valmore se donnait inépuisablement. Elle semblait avoir modifié, à son usage, l’exhortation du Pater : Donnons-nous aujourd’hui comme le pain quotidien. Elle était toute à tous, à tous ceux qui venaient lui demander, « à défaut d’argent, des courses, des pleurs, des lettres et du temps ». Ce temps qu’on lui faisait perdre était son trésor à elle, le trésor des humbles. Elle disait souvent : je n’ai pas le sou ; elle ne disait jamais je n’ai pas le temps. Elle portait en soi la fortune qu’elle distribuait, et ne s’appauvrissait point d’avoir tout donné.

On la voit très bien sur une lettre, une prière, une recommandation, un signe, jetant un châle sur ses épaules et, coiffée de travers, descendant quatre à quatre, allant à pied au bout de Paris (l’omnibus était trop cher encore pour sa bourse), et pressant le pas afin d’être exacte à l’audience de Martin du Nord ou de quelque autre Influence.

Elle était celle qui arrive la première et s’en va la dernière, oubliée sur une banquette d’antichambre par les huissiers méprisants. Elle était celle qu’on éconduit sans la rebuter et qui revient en disant : « J’ai le cœur plus entêté que la raison. »

Il faut l’aimer davantage, d’avoir été, de bonne heure, démodée. On a tort de tourner en ridicule les démodés : leur nom est Fidélité.

Elle avait la persévérance du juste, laquelle vaut mieux que son sommeil, car le juste dort mal auprès d’autres malheurs que le sien et non moins immérités. Elle ne pleurait qu’en rentrant, de lassitude et de dénûment. « J’ai bien couru ! » disait-elle, comme on dit : « J’ai bien travaillé ! » Elle n’avait rien oublié, que son propre sort, et c’est dans le moment où elle croyait pouvoir enfin déposer son fardeau qu’elle en était accablée.

Elle excellait dans la supplique. On se représente une petite vieille doucereuse, la bouche tombante, les yeux en pleurs… Eh ! bien, non. Mme Valmore savait sourire et même être gaie pour persuader. Le ministre de la Justice, son compatriote, à qui elle avait demandé en patois flamand et les coudes sur la table la grâce de trois ou quatre condamnés à la fois, s’écriait : « C’est qu’elle n’y va pas de main morte ! »

Elle implorait avec la même volonté de réussir, le même cœur à l’ouvrage, la grâce de Barbès et un emploi pour quelqu’un. Et le secret est là de sa victoire sur l’indifférence des uns et la résistance des autres : elle communiquait, ne fut-ce qu’un instant, le feu dont elle brûlait. On faisait le bien à la clarté de son zèle.

Le bonheur d’avoir obtenu l’élargissement d’un prisonnier ne la libérait pas envers lui. Elle demeurait son infatigable servante. C’était, sous un chapeau à brides en guise de cornette, sœur Marceline-de-la-Délivrance.

Elle se défendait, néanmoins, d’aimer tout le monde indistinctement.

Quand on vous dit, ma bonne amie[45], que j’aime à tort et à travers, ne croyez pas cela. J’aime ce qui est élevé, honnête, ardent à secourir.


Elle concluait à l’inutilité de vivre, si ce n’est pour se dévouer et, en vers alors, comme pour mêler l’encens à la prière, elle ajoutait :

Fais tant et si souvent l’aumône
Qu’à ce doux travail occupé
La mort te trouve et te moissonne
Comme un lys pour le ciel coupé !


Enfin, songeant à la maladie, à la vieillesse, à l’impuissance où elle sera, un jour, de poursuivre son office de relèvement, elle donne au pauvre la chose qu’elle croit capable de suppléer une activité paralysée : son nom.

Que mon nom ne soit rien qu’une ombre douce et vaine
Qu’il ne cause jamais ni l’effroi, ni la peine ;
Qu’un indigent l’emporte après m’avoir parlé
Et le garde longtemps dans son cœur consolé !


Elle ne se contentait pas « d’entrer mieux que personne dans ce que les autres souffraient », avec quel sentiment exquis des nuances elle y entrait ! Pour plaindre son amie Pauline, par exemple :

Elle n’a plus pour toute fortune qu’un talent charmant, mais qui ne lui donne pas même du pain. J’aurais honte de me compter auprès de telles infortunes, car elle a été bien riche, et moi toujours pauvre. Quelle différence !


Elle avait trouvé, d’ailleurs, dans le poète persan Saadi, à qui elle doit une de ses plus fraîches inspirations, un apologue traduisant son merveilleux instinct de charité.

Un pauvre oiseau jeté à "terre et roulé dans le vent d’orage, fut relevé par une créature charitable et puissante, qui lui remit son aile malade, comme eût fait Dieu lui-même ; après quoi, l’oiseau retourna où vont les oiseaux, au ciel et aux orages.

Le guérisseur n’ouït plus parler de lui et dit : — La reconnaissance, où est-elle ?

Un jour, il entendit frapper vivement à sa fenêtre et l’ouvrit. Dieu lui répondait. L’oiseau lui en ramenait un autre blessé, traînant son vol et mourant.

Sur quel cœur l’image de la créature qui relève était-elle mieux gravée que sur ce cœur qui semblait absent ?



Elle eut pu faire sa devise du proverbe valaque : « Donne jusqu’à la mort ! » Et ne l’a-t-elle pas, aussi bien, enfermée dans le cristal d’un beau vers :

Tant que l’on peut donner on ne veut pas mourir !


Ah ! que l’on écrirait un joli conte dans sa manière, sous ce titre : Une journée de Mme Valmore !

Il faudrait la montrer occupée de son petit ménage « comme d’un royaume » et ne consacrant à la Muse que les heures de grâce, quand elle en a ! Le succès est venu sans la griser, sans lui faire oublier ni son origine flamande, ni ses devoirs d’épouse et de mère. Et ce n’est pas une corvée dont gémit cette plaintive. Jamais on ne trouve sous sa plume abondante le regret de tant de jours détournés de la littérature par de vulgaires besognes, des soins fastidieux, quand on porte le nom qu’elle porte et qu’on a les relations qu’elle a.

Elle met ses fiertés où certains mettent leur confusion. « Que je t’aime de te voir coudre ta toque, écrit-elle à son mari. Quelle singulière biographie on ferait de nous, à nous voir dans tous nos courages pauvres. Tu sais aussi de quoi j’ai l’air, le matin, en réparant dans mon lit les désastres survenus aux parures d’Hippolyte. Juge donc si je peux songer au cher voyage de Douay, dans L’obligation de renouveler tout le vêtement de notre bon garçon.

Autre :

Tu sais que je suis le tailleur de ton fils, la couturière et parfois la modiste des trois femmes du logis.

Autre :

Coudre, écrire, courir, pleurer du cœur, me rappeler avec effroi que je ne remplis pas la moitié de ces exigences qui entrent de tous côtés dans ma vie, voilà comme je passe mes jours.

Autre :

Pour moi aussi, il y a des jours où je ne sais plus où je suis, car le seul travail de recevoir les oisifs ou les bienveillants qui viennent m’enlever à mon balai et à mes casserolles, est une torture intolérable.

Connaissant l’existence de Mme Valmore, on comprend mieux le regret qu’elle avait, qu’elle eut toujours, de demeurer haut. À chaque déménagement, elle fait entendre son touchant refrain, son vœu inexaucé.

Mes cinq ou vingt étages me paraissent des Pyrénées, moins les fleurs. Loger au second, première richesse des ambitions misérables ! m’est-il jamais interdit d’y prétendre ?

Le corps avait plus de part que l’esprit, dans ce rêve d’une femme toujours courant et pour qui la dernière étape de bas en haut était la plus pénible.

1835. Lyon.

Si tu nous voyais ici, toujours dans notre grenier, depuis la faillite dévorante ! Cent vingt marches à escalader, comme c’est encourageant pour sortir !

1840. Paris. Elle vient de quitter la rue La Bruyère pour la rue Saint-Honoré :

C’est charmant de calme et de tout. Vingt-sept marches de moins, c’est-à-dire trente-sept marches de moins (elle les comptait !) que dans la maison que nous quittons. Inès balaie, Hippolyte fait nos courses et moi, je vais au marché pour le dîner. Nous sommes au Nord, mais nous voyons le soleil sur les trois autres façades de la cour, qui sont belles et blanches, toutes balconnées.

1854.

Nous allons quitter notre cinquième étage ; je ne sais cette fois si ce sera pour monter au sixième. On ne peut plus trouver un grenier qu’au prix de douze ou quatorze cents francs.


Elle a pour les balcons une prédilection. D’abord ils sont toujours si petitement logés que c’est pour eux l’illusion d’une pièce de plus. Et puis, c’est le jardin suspendu, — glacial l’hiver, torride l’été, à dire vrai. C’est la cage ouverte. Le mot est d’elle.

En 1826, pour attirer son oncle à Bordeaux, elle lui promet un balcon de deux cents pas !

De son balcon sur le boulevard Saint-Denis, en 1833, elle regardait passer le convoi de Dulong tué en duel par Bugeaud.

Rue La Bruyère, elle dit dans Ondine à l’école :

Moi, penchée au balcon qui surmontait la rue…


Rue Montpensier, au quatrième, elle avait un balcon sur le jardin du Palais-Royal.

Elle se réjouissait, plus tard, d’abandonner la rue d’Assas, « déserte et froide comme la Russie, » pour aller habiter, rue de Tournon, un appartemant avec terrasse exposée au levant et au midi, sur laquelle Valmore se montrait en bonnet de perles !

Elle avait pour voisine alors Mlle Lenormand, âgée de 70 ans, et qui ne devinait plus rien. Avait-elle été oracle meilleur ou meilleure conseillère, au temps éloigné où, consultée par Mlle Desbordes, la Lenormand lui disait : — « N’écrivez jamais ! »

Cependant

L’Odéon qui ne peut ni vivre ni mourir,


menaçant de se dérober sous Valmore, celui-ci avait dû, pour n’en point perdre l’habitude, se rejeter à la nage. Repoussé de la Comédie-Française où il avait encore essayé d’aborder, il faisait une tournée en Savoie, tandis que Victor Augier, avocat à la cour de Cassation, sollicitait pour lui une place dans les commissariats des chemins de fer, et que Marceline allait passer quelques jours en Normandie auprès de ses sœurs.

Puis, l’Odéon avait paru se renflouer. Mais ni Mme Dorval dans Phèdre, ni, en 1843, le succès de la Lucrèce de Ponsard, ne parvenaient à radouber le vieux bateau et, au mois de mai 1845, Valmore retombait à la mer.

Encore quelques efforts désespérés pour atteindre un rivage…, et la rade, cette fois, c’était le Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, dans une entreprise où il avait Charles Haussens et Van Caneghem pour coassociés.

Il eût désiré que sa famille l’accompagnât ; mais c’était impossible.

« Garrottée comme je le suis, loin de toi, lui écrivait Marceline, je sens avec angoisse le délaissement où tu es là-bas, qui double les dégoûts de ta profession. Tu sais mieux que moi pourtant que c’est elle qui nous sauve de l’abîme et que, sans toi, il faut que je périsse. »

Elle disait bien : garrottée, devant sa fille Inès, mourante, à vingt ans !

Ses parents n’avaient pas aperçu les lents progrès de la maladie qui la minait et la rendait ombrageuse, jalouse, difficile. Musicienne un peu, de culture moins fine que sa sœur, elle ne prenait pas son parti d’une supériorité que saluaient les hommages empressés d’un homme tel que Sainte-Beuve. À qui pourtant a-t-il dédié un exemplaire, en bonnes feuilles, de son discours de réception ? À Inès[46]. Mais c’était en 1844. Ondine se trouvait encore a Londres et l’on peut supposer que le nouvel académicien rendait ses devoirs au plus près.

Quoi qu’il en soit, Inès se consumait, tandis que son père, mal instruit de cette tragédie domestique, ressassait d’autres sujets d’inquiétude, de reproche et de tourment.

Je me suis abstenu jusqu’ici d’exprimer mon opinion sur Valmore. Je voulais laisser parler les faits et permettre ainsi au lecteur de se prononcer lui-même en connaissance de cause. Mais cette opinion que j’ai à dessein différée, il est impossible de ne pas la donner, à cette époque où le comédien termine sa carrière dramatique. Car c’est le comédien seulement qu’ont envisagé en Valmore la plupart des biographes de sa femme, les derniers surtout. Ils l’ont jugé sévèrement, et je trouve leur jugement à son endroit bien inconsidéré. Valmore est calomnié, défiguré…, et c’est M. Jules Lemaître qui, d’un mot et le plus innocemment du monde, j’en suis sûr, a faussé son caractère en le marquant d’un pli professionnel qu’il n’eut pas.

Valmore, c’est Delobelle, a dit M. Lemaître ; et les échos ont répété : Delobelle ! les investigateurs ont répété : Delobelle !… heureux de la définition concise qui les dispensait d’un examen approfondi.

Notez que, jusqu’à M. Lemaitre, nul ne s’est avisé du rapprochement. Pour cette bonne raison, dira-t-on, que tous ceux qui ont connu Valmore : Sainte-Beuve, Corne, Delhasse, Lacaussade, ont parlé de Marceline avant que Daudet eût peint son modèle. Assurément.

Mais cette correspondance en partie publiée par M. Rivière et qui nous fait pénétrer dans l’intimité du ménage, Sainte-Beuve et ses continuateurs l’ont eue entre leurs mains, l’ont feuilletée…, et les ménagements auxquels ils étaient tenus envers le père ou envers le fils, encore vivants, n’eussent pas empêché un esprit sagace comme Sainte-Beuve, de laisser percer son sentiment. Il n’eût pas inventé Delobelle, il l’eût esquissé d’avance sous les traits de Valmore.

Ni lui ni les trois autres n’en ont rien fait. Bien au contraire, tous insistent sur les qualités bourgeoises, communes, de Valmore, et cette note juste que j’attendais de Sainte-Beuve, il la donne, en effet, quand il dit : « Un mari, la probité et la droiture mêmes, qui souffrait en homme de son inaction forcée. »

Lacaussade, de son côté, déclare : « Mme Valmore eut pour associé à sa destinée un mari le désintéressement et la droiture en personne, digne et fier d’elle à bon droit, voilant sous une réserve parfois ombrageuse la bienveillance native et l’affabilité de l’homme de bien. »

« L’excellent homme qui devint son époux », ajoute M. Pougin, par la bouche duquel parle M. Delhasse.

« Honnête, affectueux, dévoué, mais d’une nature moins fine que sa femme, » témoigne enfin M. Rivière, d’après la correspondance qu’il a compulsée.

Ils ont raison ; mais Sainte-Beuve a, seul, indiqué le trait essentiel de cette physionomie, et ce trait ne ressemble guère à un pli professionnel. L’observateur fait abstraction du comédien et n’a pas besoin de creuser beaucoup pour trouver l’homme, et le brave homme.

Le pli professionnel, ce serait d’abord, je pense (Daudet en a fait le sujet d’une nouvelle : Un Ménage de chanteurs, l’homme en arrivant à payer la cabale contre la compagne qui l’éclipse), ce serait, dis-je, la vanité empoisonnant l’amour, l’affection ; le succès de la femme aigrissant le cabotin dans son mari. Rien de pareil chez Valmore, que l’on sache. À Lyon ou à Bruxelles, dans les pièces où ils se donnaient la réplique, le plus applaudi des deux n’était pas lui. En conçut-il du dépit ? Loin de là.

Le plus joli des portraits de Marceline actrice a été retrouvé par Lacaussade dans les papiers de Valmore, et le voici :

Moins bien douée du côté de la figure que Mlle Mars, Marceline avait une voix pleine de charme et une physionomie bien autrement éloquente. Elle aussi avait rempli l’emploi des ingénuités ; mais élevée à l’air libre, n’ayant passé à l’école que le temps d’apprendre à épeler ses lettres, sa nature naïve n’avait pas eu à subir les entraves d’uni’éducation de pensionnat. Elle avait la gaieté et l’imprévu du moineau franc, qu’elle appelait si bien le paysan des oiseaux. Les inflexions de sa voix étaient fraîches, naturelles… Elle possédait une diction d’une grande pureté… Son jeu, son débit, étaient d’une telle vérité que le spectateur pouvait se demander en l’écoutant s’il était au théâtre : elle semblait le personnage même qu’elle représentait… Mlle Mars a maintes fois témoigné la haute estime qu’elle faisait de son talent.


Sera-t-il jaloux davantage des lauriers que sa femme cueillera dans les Lettres ? Il écrit, lui aussi, il est inspiré ; je veux dire qu’il met sur leurs douze pieds des vers qui riment entre eux. Or, si l’on ne possède pas beaucoup d’échantillons de ses aptitudes poétiques, on en a du moins conservé l’hommage fervent : À celle que j’aime, qui finit ainsi :

Amour, telle est ma vie en son brûlant voyage :
Mes jours, en s’écoulant, me laissent ton image.


Ils étaient déjà mariés depuis quinze ans, lorsqu’elle lui écrivait :

Je te défends, d’abord, de le fanatiser sur le peu que je vaux, ce qui te rendrait irritable et injuste contre ceux dont tu me croirais méconnue.

Elle le consulte. Ce n’est point un juge complaisant ni d’une remarquable pénétration, non ! Mais jamais il ne dénigre de parti pris et la rareté de ses louanges donne plus de prix à celles qu’il décerne. Quand il la félicite de son roman : Violette, elle tremble encore qu’il ne soit aveuglé par sa tendresse pour elle et ne se rassure qu’auprès de l’éditeur, également satisfait.

Le pli professionnel, voyons, est-ce — pour un acteur qui s’obstine à jouer en province lorsque ce genre y est démodé, — est-ce le désir invincible d’entrer à la Comédie-Française ? Mais c’est justement parce que celle-ci lui apparaît comme le sanctuaire des dieux morts et le tombeau de leurs restes, que Valmore, desservant in partibus, voulait officier dans l’un des derniers temples ouverts aux fidèles. Il aimait sincèrement les chefs-d’œuvre classiques ; il en gardait les traditions et n’était pas, sans doute, plus indigne de les interpréter que tant de sociétaires par qui nous les avons entendu rugir ou bêler.

On ne pouvait lui reprocher que de venir trop tard dans un siècle qui n’était plus le dix-huitième.

Au lieu de le plaindre, on s’est égayé à ses dépens, en le comparant à Delobelle, qui ne renonce pas. Mais Valmore, passé la quarantaine, ne demande pas mieux que de renoncer, lui. C’est très bien de dire à l’acteur qui commence à vieillir et ne trouve plus d’engagements : « Faites autre chose. » Faites quoi ? Il avait appris à jouer la tragédie et ne savait que cela. Le métier le tenait beaucoup plus qu’il ne tenait au métier. Foncièrement honnête et scrupuleux, il n’avait pas le cruel égoïsme de Delobelle, qui immole sa dignité d’homme à son amour-propre de cabotin.

Valmore lutte pour la vie avant de lutter pour l’art. Il est père avant d’être père noble. Il craint, comme l’employé, de perdre sa place et comme l’ouvrier de manquer d’ouvrage : pli commun à toutes les professions, à tous « les courages pauvres ». C’est un inquiet. Du lendemain, d’abord. Évidemment, il voudrait bien rester à Paris ; son intérêt, et une ambition qui lui est permise, après tout, l’y poussent. Mais dès l’instant que son espérance est trompée, il n’hésite pas, il repart pour Rouen. Lyon, Bruxelles… ; il se résigne « à ce moyen honorable de les soutenir tous ».

« Je te plains, lui écrit sa femme, en songeant que, tous les soirs, tu combats ton aversion pour soutenir ta famille absente. »

Est-ce de Delobelle, cela ? Profère-t-il les cris, roule-t-il les yeux, prend-il les altitudes du tragédien maudit ? Peut-être… de temps en temps… Mais il repart, voilà l’essentiel ; il repart pour gagner leur pain à tous à la sueur de son front sous les perruques et sous les fards.

Pour montrer à quel point le vieux ménage fut constamment uni, j’ai été tenté d’écrire qu’ils reviennent aujourd’hui saluer ensemble, comme à l’époque où, jeunes, ils étaient rappelés par le public.

Mais non. La vérité, c’est que Marceline revient saluer seule ; Valmore, que l’on cherche, a disparu. Ses lettres à sa femme, il les a détruites ; mais celles qu’il a reçues d’elle et qu’il a conservées, il passe sa vieillesse à les relire, à les classer, à les numéroter. Il en fait don à la Bibliothèque de Douai. Il ne veut pas qu’elles soient perdues, tandis qu’il fait bon marché des siennes à lui.

Est-ce d’un vaniteux, cela ?

Il fait mieux ; il fait une chose admirable et rare.

Il a été beau, recherché. Il serait infatué de sa personne, que, ma foi, on n’y verrait rien d’étonnant, surtout dans sa profession. Combien, à sa place, pour se présenter, grâce à leur femme, en avantageuse posture devant la postérité, auraient commencé par effacer toutes traces du passé, afin de faire croire qu’ils ont été follement, exclusivement aimés ?

Valmore, lui, ne se borne pas à n’exercer, dès le lendemain de son mariage, aucun droit de contrôle et de révision, sur les élégies dans lesquelles Marceline raconte tout au long ses premières amours. Plus tard, des confidences de sa femme, des allusions à ce passé brûlant, des cris arrachés à la damnée par ces flammes perpétuelles, il ne supprime rien non plus.

Est-ce d’un vainqueur, cela ?

Ni d’un vainqueur, ni d’un mari débonnaire.

Valmore était entier, autoritaire, « immobile dans ses aversions », dit Marceline, qui l’eût volontiers appelé son seigneur et maître ou son tyran. Mais ces travers ne sont pas davantage inhérents à la carrière dramatique et il eût porté dans toute autre que celle-là son effroi du chômage, des dettes, de la misère pour les siens. Et Marceline le sent bien, quand elle le conjure de ménager ses forces dont il a tant besoin, « pauvre ouvrier à la journée » !

Mot adorable de cette prolétaire de lettres, à ce prolétaire de théâtre !

Une seule fois, on prend Valmore en flagrant délit de jactance. Il se donne, sinon le pli, le coup de fer professionnel, qui s’effacera vite, mais qui trahit fugitivement l’éternel Don Juan, c’est-à-dire l’acteur, quels que soient son âge, son emploi et son physique.

Étant à Lyon, âgé de 47 ans, il éprouve tout à coup le singulier besoin d’avouer à sa femme qu’il l’a trompée quelquefois ! Elle a 54 ans… ; et sa réponse à cette révélation superflue est comme d’une mère à son grand fils :

Par quel miracle aurais-tu échappé aux entraînements de l’âge et de la profession ? Ils n’ont pas rompu l’inviolabilité de nos liens, c’est l’important. Ne soyons pas plus austère que les bons prêtres qui relèvent et embrassent leurs enfants de retour… Je n’en veux à personne de t’avoir trouvé aimable, mon cher mari. N’avaient-elles pas à me pardonner d’être ta femme et, franchement, de ne pas mériter un tel bonheur.

Quelle plus pure absolution tomba jamais des lèvres de Baucis ?

En fait, elle était un peu responsable de cet accès de suffisance. Elle avait trop gâté, trop excusé, trop adoré le cher mari. Elle l’avait mis tout de suite sur un piédestal, et il y restait, embarrassé parfois de son personnage. Dix ans après leur mariage, elle lui écrit, à propos d’un fashionable qu’elle a rencontré :

Ah ! qu’ils sont loin, tous ces beaux, de ta grâce romaine, non, grecque, toute pure, et mieux, s’il est possible. N’es-tu pas dans ce délicieux tableau des Bergers du Poussin ? Tu ferais faire des élégies au milieu des landes !


Valmore ne s’était pas contenté d’être beau ; il avait voulu (et qui l’en blâmerait ?) conformer sa vie intérieure aux modèles qu’il incarnait dans les pièces classiques. Il s’efforçait d’être romain en tout. Chaque jour, il faisait son examen de conscience et « ne se pardonnait rien ».

« À force d’être rigide avec toi-même, lui disait-elle, tu ne crois pas assez que les autres t’aiment, et t’aiment, et t’aiment ! sois liant, sois sans crainte… » Et encore, avec une indicible mélancolie :


Tu te pardonneras à la fin d’avoir valu mieux qu’un autre, et tu ne te feras plus un crime de quelques erreurs inévitables avec la société comme elle est faite.

Ou bien :


Quand seras-tu délivré des Grecs et des Romains, autre part que dans ta bibliothèque ? Je voudrais que tu vendisses dans deux mois ton dernier manteau.


Mais il demeurait sourd à tous ces bons conseils et quand les difficultés quotidiennes à surmonter lui laissaient quelque répit, il se tourmentait du passé, il fourbissait de vieilles lames ébréchées, à double tranchant, qui le blessaient lui-même ensuite, en même temps que Marceline. Il avait la maladie du doute. Il était sujet au doute comme on est sujet à l’herpès. Lorsque l’éruption se déclarait, il se grattait jusqu’au sang.

Il serait dommage, en vérité, que les deux époux, à plusieurs reprises, n’eussent pas été séparés, car nous y perdrions non seulement des lettres qui sont parmi les plus belles qu’ait écrites Mme Valmore, mais aussi des vues profondes sur leur manière d’être et de souffrir à tous les deux.

Ce qu’il pouvait dire, on ne le sait pas, mais on le devine en lisant les réponses de sa femme. Il la surprenait toujours par ses retours offensifs soudains et sans cause apparente. Un jour, par exemple, il se tracasse après avoir lu quoi ? Violette, un honnête roman de nature, cependant, à n’alarmer en rien sa susceptibilité, souvent mise à plus rude épreuve. Mais sous l’influence de l’éloignement et de circonstances particulières, il suffisait d’une page, et la plus anodine, pour provoquer l’accès de doute. Et les cris du patient, traversant les murs et l’espace, bouleversaient la pauvre femme à soixante ans comme autrefois. Alors, ils gémissaient ensemble, ainsi que deux blessés en des lits jumeaux. Mais c’était elle, soulevée sur son coude et raidie, qui préparait les potions calmantes.


Ta dignité d’homme, dont tu es parfois si jaloux, m’est aussi sacrée qu’à toi. C’est pour qu’elle ne fût jamais compromise que j’ai toujours évité d’exalter ton cœur déjà si sévère contre tes étourderies. Le mien pleurait souvent, mais tu n’en savais rien, car tu aurais été trop irrité sur toi-même ou contre d’autres à qui je pardonne devant Dieu tout ce qui peut t’attrister dans le passé ! N’y pense plus ! (Mot bien féminin de sa part à elle qui ne cessait d’y penser.) Sois indulgent avec toi et alors tu m’aimeras mieux pour ton bonheur. Nous pouvons être infiniment heureux l’un par l’autre ; un ménage uni est le premier bien de ce monde.


Sept ans après (1839) :


Auprès de ce doux éloge, qui m’est si cher, de toi, sur un livre (Violette) qui n’aura pas d’autre succès, tu réveilles un sentiment d’une douleur profonde en me demandant si je ne suis pas fâchée d’être mariée à toi… Tiens, Valmore, tu me fais bondir hors de moi-même en me supposant une si petite, et si vaine et si basse créature ! Me supposer une idée ambitieuse, un regret d’avarice ou d’envie pour les plaisirs du monde, c’est me déchirer le cœur qui n’est rempli que de loi et du désir de te rendre heureux…

Variante de son vers :

Je ne sais qu’inventer pour te faire un bonheur.


Je te suivrais avec joie au fond d’une prison ou d’une nation étrangère, lu le sais, et ces pensers, pour mon malheur, ne t’assaillent jamais qu’après la lecture de mauvais barbouillages dont j’ai honte en les comparant aux belles choses que tu m’as donné le goût de lire. Après quoi je te dirai simplement, vraiment et devant Dieu, qu’il n’existe pas un homme sur terre auquel je voulusse appartenir par le lien qui nous unit. Tous leurs caractères ne m’inspireraient que de l’effroi. Ne te l’ai-je pas assez dit pour t’en convaincre ! Mais, hélas ! c’est donc vrai : « On ne voit pas les cœurs ! »


Le mois suivant, autre écho d’une jalousie lancinante :


Oui, le sort nous a fait bien du mal en nous séparant, mais je me sens aussi pénétrée de l’espoir que ce n’est qu’une grande et sévère épreuve, après quoi je serai réunie à toi, Valmore, pour qui je donnerais vingt fois ma vie. Si ce serment, vrai devant Dieu, ne suffit pas à la tendre exigence de ton affection pour moi, je suis alors bien malheureuse, et si tu vas chercher dans le peu de talent dont j’abhorre l’usage à présent, des recherches pour égarer ta raison, où sera le refuge où j’abriterai mon cœur ? Il est à toi tout entier. La poésie n’est donc qu’un monstre si elle altère ma seule félicité, notre union. Je t’ai dit cent fois, je te répète ici, que j’ai fait beaucoup d’élégies et de romances sur des sujets donnés, dont quelques-unes n’étaient pas destinées à voir le jour. Notre misère en a ordonné autrement. Bien des pleurs et des plaintes de Pauline se sont traduits dans ces vers que tu aimes et dont elle est, en effet, le premier auteur… Toute ton indulgence sur le talent que je dédaignerais complètement sans le prix que ton goût y attache, ne me console pas d’une arrière-pensée pénible qu’il aura fait naître en moi… Tu vois bien que j’ai raison, mon bon ange, en n’éprouvant pas l’ombre de contentement d’avoir employé [mon temps] à barbouiller du papier, au lieu de coudre nos chemises, que j’ai pourtant tâché de tenir bien en ordre, tu le sais, toi, cher camarade d’une vie qui n’a été à charge à personne.


Déjà, elle lui avait fait, au milieu d’une crise analogue, cette autre piqûre de morphine :


Ces poésies qui pèsent sur ton cœur, soulèvent maintenant le mien du regret de les avoir écrites. Je te répète avec candeur qu’elles sont nées de notre organisation : c’est une musique comme en faisait Dalairac, ce sont des impressions observées souvent chez d’autres femmes qui souffraient devant moi. Je disais : « Moi, j’éprouverais telle chose dans cette position » ; et je faisais une musique solitaire. Dieu le sait.


Naïve diversion ! Innocent subterfuge ! Ils ne nous donnent pas le change en dépit des précautions de Marceline pour le faire prendre à Valmore. Car elle ne se contentait pas d’invoquer de vive voix ou dans sa correspondance cet alibi : Pauline ; dans l’album que la Bibliothèque de Douai conserve[47], elle a glissé, parmi des pensées, des motifs d’inspiration tirés de divers auteurs, non seulement des traits d’observation ou de sentiment, mais une lettre tout entière de Pauline, laquelle lettre, en effet, peut passer pour un extrait concentré d’élégies.

— Telle chose lui advint…

Respires-en sur moi l’odorant souvenir !


disait Marceline à Val more.

Celui-ci n’est pas un méchant homme. On n’a nul besoin de connaître ses lettres pour savoir qu’il se propose surtout, en cherchant dans les cendres du passé, quelque braise qui rougeoie encore, non pas d’en brûler sa femme, mais de se brûler lui-même, afin de se faire plaindre. (Le plus geignard des deux, si c’était lui ?)

Et son attente n’est jamais déçue.

Avec quelles mains d’infirmière diligente, avec quel tact elle s’ingénie pour lui faire comprendre, sans l’humilier, que son genre est perdu en province et qu’il devrait tourner les yeux vers une autre carrière ! Vers une autre carrière, non pas vers un autre emploi.

À côté de l’ennui de vivre sans toi, que me font les ennuis d’une profession ou d’une autre ? Tu voudrais jouer la comédie… Miséricorde ! Oublies-tu donc ce que tu ressentais d’aversion, je dirais même d’obstacle, pour la chère voix rebelle et tes peurs terrifiantes à faire, sans être désespéré, ce que tant de manœuvres font, en se mettant des couronnes sur la tête.

Elle écrit cela en 1846, terrassée par la fatigue et l’adversité, au chevet de sa fille qui s’éteint… Et c’est encore lui qu’elle doit plaindre d’être seul à Bruxelles, où elle le conjure pourtant de rester, sans lui dire que c’est afin de lui épargner le spectacle d’une agonie.

Elle trouve alors les accents les plus tendres, les plus douloureux, les plus beaux :


À peine j’ai cessé de l’écrire que je voudrais l’écrire, c’est un moyen de déplacer mon cœur… Il pleut et il fait froid. Point de soleil, point d’oiseau, point de rayons lumineux et dorés. Il faut chercher tout cela en soi-même, et toi au milieu ! Voilà le secret d’une âme aimante et d’une vie qui se soutient malgré tant de douleurs et d’adversités…

Hier, Inès a eu de bonnes heures. Elle s’est tenue droite quelques minutes. J’ai vu qu’elle est encore grandie étonnamment, ma tête disparait tout à fait derrière là sienne. Que d’efforts et que de travail dans cette nature aussi tourmentée au moral qu’au physique…

Je te vois si malheureux que je te demanderais à genoux de revenir si j’étais sûre que tu y consentes… je sais ce que j’ai souffert moi-même de Bruxelles qui m’écrasait, avant que tu vinsses tout embellir et changer tout pour moi, dans cette ville de spleen, quand on n’y vit pas par le cœur.

… Tu sais que je n’ai aucune erreur consolante sur la science des médecins. Je crois en Dieu.

Mes pauvres ailes tendues vers toi sont à tout moment repliées. Je ne respire que quand cette charmante petite fille me laisse respirer… Je marche, les yeux fermés, sous une volonté plus forte que la mienne.

À présent, le malheureux sait tout. Ondine a été lui dire à Bruxelles que sa sœur est mourante. Et il doit demeurer à la chaîne…, et il divague, et il brame, et au lieu d’essayer de réconforter sa femme, il double la dose d’amertume dans la coupe qu’elle boit.

Elle crie vers lui :


Il y a un article de tes deux chères dernières lettres qui m’a donné l’envie de sauter jusqu’au ciel. Comment ! tu le crois inutile et presque onéreux parce que tu respires maintenant et que tu ne tombes plus de lassitude. Véritablement, cher ami, il se passe d’étranges choses dans ton jugement sur toi-même, qui en as un si sain sur les autres… Tu dois avoir des remords de ne pas fendre le bois et pétrir le pain des acteurs. On n’est pas de ta force. D’après ton appréciation, je ne sais pourquoi nous osons nous plaindre des horreurs qui nous ont été faites : nous devons être bien reconnaissants de ce qu’on nous a laissé la vie et un peu d’eau… Ah ! Valmore, pourquoi es-tu ainsi, mon bon ange ? Et que parles-tu de Chartreuse ? Là aussi il y a des hommes. Va, crois-moi, ils se ressemblent tous. Ah ! si tu m’aimais comme je t’aime, tu ne parlerais pas de Chartreuse !


Il a fallu, encore une fois qu’elle quittât le chevet d’Inès pour celui de son mari, qu’elle allât de l’un à l’autre porter ses tisanes et ses baumes.

Ah ! que l’on détesterait Valmore, si la tendresse qu’a pour lui Marceline n’était pas réciproque ! Mais elle l’est. Ces deux vieux époux s’aiment. Ils pensent bien réellement avoir fait un acte d’héroïsme en se quittant. Loin d’elle, il la regarde sur la mer…, et elle, de son côté, quand elle est seule, regarde tous les soirs Jupiter et Saturne, qu’ils ont contemplés ensemble ! Toutes les sentimentalités de leur temps et de leur répertoire sont sur leurs lèvres et dans leur mémoire, mais leur union indissoluble est au fond de leur cœur pur et de leur caractère droit.

« C’est notre sort, disait-elle, qui habille notre caractère de toutes sortes de nuances bizarres. »


Inès mourait le 4 décembre 1846.

Pour ceux des lecteurs de Mme Valmore qui ne la connaissent que superficiellement, cette épreuve est redoutable. Ils ont beau l’aimer comme il faut l’aimer, avec ses faiblesses et ses qualités, les crues de son cœur qui, dans ce moment-là, submerge tout, ne laissent pas de causer quelque inquiétude sur les manifestations d’une douleur extraordinaire. Cette inquiétude est d’autant plus vive que, dans les lettres adressées à Ondine, malade à Londres, en 1842, la sollicitude maternelle se traduit par ces effusions qui semblent trop élevées d’un demi-ton :

Ah ! je t’aime, toi, je te presse sur mon cœur qui n’est complet qu’avec le tien… Il me semble qu’à l’exception de mon amour pour toi, rien ne nous arrive qui mérite d’être raconté… Je refuse l’âme à qui resterait froid devant ton affection. Mais tu es si jeune, si riche de cœur, si facilement heureuse, que tu ne dois, à vrai dire, demander du bonheur qu’à toi-même, car tu le possèdes jusque dans tes larmes. Songe donc ! des larmes pures ! Celles-là ne tombent pas, chère aimée : elles remontent. J’ai passé deux heures à lire les vers, l’autre nuit. Mon cher trésor, qu’ils sont bien et purs ! Je les ai lus à la Vierge avec mes larmes… Mes bras s’allongent pour te serrer, chère fille… Dorlotte ta santé et la mienne… Dis-moi si tu engraisses, chère mignonne… As-tu bien chaud ? Prends garde à moi, ma fille, et couvre-moi bien…

Ce dernier trait surtout indispose. On y entend trop l’écho du : « J’ai mal à votre poitrine » de Mme de Sévigné.

Mais Marceline, qui n’a pas lu, sans doute, Mme de Sévigné, écrit comme celle-ci à bride abattue, moins bien, parce qu’elle est moins lettrée, mais avec les mêmes trouvailles d’expression dans l’abandon. (Le résultat ne fut guère différent, d’ailleurs, au point de vue éducatif ; Ondine est une précieuse dans le genre de Mme de Grignan.) Il n’est pas moins vrai que la va-comme-je-te-pousse, c’est réellement Marceline, qui ne reçoit jamais d’impulsions que de son cœur. Il faut d’autant moins le regretter que, plus savante ou plus artiste, elle serait moins poète.

Mme Valmore perdant sa fille ne se comporta point, en tout cas, comme le parnassien qui disait aux obsèques de son fils : « Il faut pourtant que je fasse quelques vers pour cet enfant ! »

Sa grande douleur à elle fut muette sur le coup.

« Je desserre mon cœur en t’écrivant », dit-elle à son mari. Et c’est vrai. Elle le desserre seulement. Elle n’en ouvre pas toutes grandes les écluses, comme on eût juré qu’elle ferait. Et si l’on cherche aux Élégies, que trouve-t-on ? Huit vers d’un sentiment contenu, d’une tristesse indicible :

Je ne dis rien de toi, toi la plus en fermée,
Toi la plus douloureuse et non la moins aimée,
Toi rentrée en mon sein ! Je ne dis rien de toi
Qui souffres, qui te plains, et qui meurs avec moi !
Le sais-tu maintenant, ô jalouse adorée.
Ce que je te vouais de tendresse ignorée ?
Connais-tu maintenant, me l’ayant emporté,
Mon cœur qui bat si triste et pleure à ton côté ?

Au printemps (1847), Valmore revenait à Paris, comme un détenu encore une fois libéré et sans ouvrage. Il avait 54 ans. Que faire ? La famille traversait une nouvelle crise de misère, qui dura quatre ans et ne fit qu’aggraver sensiblement un état permanent.

Cet état, Marceline l’avait toujours le plus possible caché à son mari.

« Tout ce que j’ai de génie de femme, d’inventions, de paroles, de silence utile, écrivait-elle, en 1842, à son ami Lepeytre, je l’emploie à dérober cette grande et humble lutte à mon cher mari, qui ne la subirait pas huit jours. Je sauve ses fiertés au prix de mes humiliations, et ce n’est qu’après ce monde qu’il saura par quelles innocentes ruses, par quelles larmes restées entre Dieu et moi, je lui ai jusqu’ici sauvé le triste secret du pain qui n’a pas encore manqué sur sa table et celle de nos enfants. Le froid ne les a pas non plus attristés. »

Elle allait jusqu’à lui faire croire que les deux cents francs par mois qu’il leur envoyait, c’était trop.

Un jour, la liquidation d’une des faillites préjudiciables au comédien de province, fait tomber 400 francs dans le ménage. Il faut entendre Marceline parler de cette « inondation d’argent qui les a rendus comme ivres pendant quelques heures ! »

Mais ce n’est qu’une éclaircie dont elle profite, d’ailleurs, « pour payer et mettre de l’ordre de tous côtés ». Les mauvais jours reviennent tout de suite, et à son mari, qui devine la vérité et s’en affole, elle doit prodiguer les paroles rassurantes. Elle le voit, avec peine, s’inquiéter de leurs dettes accrues par la mort d’Inès. Sans doute on a dû vendre son piano… ; mais « M. Pleyel s’est conduit honorablement et le prix qu’il a donné de l’instrument couvre les dépenses fatales et nécessaires. Le cordonnier est payé… ; on ne doit rien nulle part et l’on a tellement économisé sur le chauffage, qu’on n’a pas eu encore à renouveler la provision de bois. » Ce n’est pas assez ; elle ajoute :

Si tu veux faire passer un sourire sur ma figure, tu me laisseras t’envoyer 50 francs. Tu sais que je vais recevoir mon trimestre.

Deux mois s’écoulent, et les alarmes de Valmore, à la veille d’un nouveau naufrage, se trahissent maladroitement, excessivement, dans une lettre qui accable sa femme. Il a dû parler de « disparaître », n’étant plus pour les siens qu’un surcroît d’embarras. Le coup la renverse, mais tournée encore, suppliante, vers lui :

Je te demande de m’aimer…, toi qui es à la fois mon ami, mon amant, mon mari, mon frère, mon père et mon enfant !…

Je te demande la parole de t’appartenir comme je t’appartiens, de vivre pour nous deux et les chers êtres qui t’aiment, de penser à leur laisser un avenir serein au lieu d’un avenir épouvantable. Ne m’abandonne pas ! Pardonne-moi si j’ai omis quelque tendresse, si je ne t’ai pas assez dit que partout je serai contente d’aller, mais avec toi. Tu n’as donc pas pensé que je le suivrais partout ? Ah ! c’est la première fois que tu me déchires le cœur ! Je suis ta femme, ta pauvre femme, et tu me dois mon mari que je te demande à genoux. Ma chère vie ! toi qui te prives de tout pour moi, tu t’inquiètes de ne pas m’envoyer assez ! Calme-toi. J’ai tout ce qu’il nous faut. Nous n’avons pas une dette pressante. Ton cordonnier et le mien sont payés. Tout le reste, c’est de l’amitié pure et de ceux qui n’ont nul besoin… Écris-moi sans affranchir les lettres puisque j’ai de quoi les payer.


On peut trouver la menace de Valmore déplaisante : elle l’est. Mais le malheureux est seul, à Bruxelles, sur sa galère dramatique. Rien à l’horizon. Aucun secours à attendre. Il écrit dans une minute d’égarement, emploie les mots et fait les gestes qu’il a appris, mais que dirait et que ferait, dans les mêmes circonstances, un homme démoralisé, qui ne serait pas comédien. L’infortune est assez grande pour qu’on ne la chicane pas sur ses moyens d’expression ; sinon, il faut être équitable et rapporter également au pli professionnel l’horreur de Valmore pour les dettes, sa dignité ombrageuse et le vertige qu’éprouvent ses cinquante-trois ans au bord d’un abîme.

C’est à son retour à Paris surtout que l’existence de Marceline paraphrase un de ses vers douloureux comme la préoccupation qu’il révèle :

Si je pouvais trouver un éternel sourire !

Sourire d’antichambre pour les valets, sourire d’audience pour le maître, sourire pour solliciter, sourire pour dissimuler, en rentrant, l’échec d’une tentative, l’affront d’un refus, l’anxiété d’un ajournement.

La correspondance publiée par M. Rivière n’est pas complète, loin de là. Il a fallu, pour éviter les répétitions, la monotonie, l’alléger des confidences lamentables : échéances menaçantes, démarches pour le renouvellement des billets à ordre, obsession des dettes criardes et qui crient ! Et, d’autre part, combien de lettres relatives à des emprunts ont été délicatement distraites des liasses communiquées !

Scrupule que je regrette, d’ailleurs, car la détresse des pauvres ne fait que la honte des riches implorés en vain.

C’est bien monotone sans doute ce cri de chaque page : « La pauvreté nous tue… J’étouffe de petits embarras d’argent qui mangent ma vie comme des mites la laine… » ; mais qu’y faire ? On ne peut pourtant pas s’intéresser uniquement et sans fin à l’objet de ses premières amours ! Il ne faut envisager cela que comme un aspect de son malheur.

1848 fut le point culminant de la crise.

C’est alors que Mme Valmore ne sait plus comment s’y prendre pour inventer leur existence. Sa pension, suspendue, a été réduite ; Hippolyte gagne quarante francs par mois comme surnuméraire à l’Instruction publique ; et quant aux journaux auxquels la conteuse propose sa copie, autant, la jeter aux moineaux !

Elle se reporte aux jours de terreur et de disette, à Douai, et songe à ce qu’a dû souffrir sa mère, « pour nourrir son pauvre petit troupeau insouciant ».

Mais pour se faire une idée de cette extrémité, ce qu’on devra lire, ce sont les lettres qu’elle adresse à son frère, « administré de l’hospice de Douai », dont cette suscription ménage l’amour-propre.

Il ne sait pas, il s’imagine, lui aussi, que la célébrité de sa sœur permet à celle-ci de lui envoyer régulièrement le denier promis. Et il est fort étonné (incrédule peut-être) d’apprendre qu’elle ne lui a pas écrit plus tôt, faute de pouvoir affranchir sa lettre !

« À quel point faut-il que je sois pauvre pour te laisser si pauvre ! » lui écrit-elle en s’excusant de différer un envoi d’argent.

C’est à lui qu’elle raconte ses chagrins : la mort foudroyante de Mlle Mars et la mort de Martin du Nord, qui l’ont, tous les deux, souvent secourue ; l’attente où se morfond Valmore d’un emploi dans l’administration… de la Comédie-Française, toujours ! Et puis, les mauvaises nouvelles qu’elle reçoit de Rouen où ses beaux-frères se débattent, eux aussi, contre l’adversité, ont dix bouches à nourrir et ne gagnent même pas « l’eau du ciel ! » ; l’impossibilité pour un écrivain de trouver vingt francs d’un volume, « dans l’effroyable misère et l’effroyable luxe qui absorbent tout » ; la nécessité où ils sont, enfin, « d’emprunter à l’avenir l’humble vie qui les soutient ».

Février ne perce qu’un moment les nuages. Mais quel rayon de soleil ! Tout un peuple debout, ivre d’harmonie, de République et de confiance ! Une fraternité universelle qui faisait dire à Marceline, quand on lui demandait si elle avait vu passer les vainqueurs, populace aux bras nus, noire et belle comme l’enfant qui s’est barbouillé en jouant :

— Oui, je les ai vus, ces chérubins !

C’était comme le retour d’un printemps d’insurrection, celui de Lyon en 1831. Et Marceline refleurissait d’espérance avec lui !

Elle écrit à son frère :

L’orage était trop sublime pour qu’on eût peur ; nous ne pensions plus à nous, haletants devant ce peuple qui se faisait tuer pour nous. Non, tu n’as rien vu de plus beau, de plus simple et de plus grand !

Mais je suis trop écrasée d’admiration et de larmes pour te rien décrire. Ce peuple adorable m’aurait tuée en se trompant, que je lui aurais dit : Je vous bénis !… À sa grandeur naturelle, que tu sais, le peuple pur joint aujourd’hui un sentiment de modération et une fière sobriété qui le rend pour se battre, et après, le premier peuple du monde, le peuple de Dieu ! Quel respect pour un tel vainqueur ! Quelle religieuse joie de devoir la liberté à une si noble création !… Le fils de Cécile s’est battu pour nous sauver.


Mais Février, c’est une belle journée au lendemain tragique : Juin. Le soleil s’abat comme un glaive armant un bras invisible. Où donc Marceline a-t-elle respiré, dans l’air brûlant, cette odeur de poudre, de sang et de défaite ? À Lyon encore. Elle reconnaît l’étal, les bouchers, la viande ; elle évalue les pertes : « Il y en a bien pour cinquante ans de larmes ! »

Et elle ajoutera :

J’ai vu ceux de Lyon, je vois ceux de Paris et je pleure sur ceux du monde entier !

Elle se sent atteinte dans sa souche originelle :

Nous sommes du peuple, par le malheur et la bonne foi, mon cher frère, souffrons comme lui. Il vient encore d’être trompé, c’est un éblouissement généreux, un souvenir de gloire, une croyance mal placée. Mais la Providence sera un jour touchée de l’excès de nos misères et de la grandeur de notre soumission.

C’est une résignée, autrement dit l’éternelle vaincue.

En attendant, elle n’a pas le moindre argent et s’en console en pensant qu’ils ont traversé l’hiver sans manquer de feu… Il y a deux ans, l’ancien soldat que l’on connaît assez maintenant pour suspecter la sincérité de sa conversion, a échangé quelques prières et quelques messes contre des douceurs dont il ne peut endurer la privation. Et comme il en gémit, sa sœur de lui dire :

À quoi te servirait de rentrer avec conviction et foi dans notre religion, si ce n’est pas pour supporter le présent en homme de bonne volonté ?


En 1849, il s’efforce encore de l’édifier par un zèle pieux ; il réussit facilement à la faire pleurer, mais le prix de ses larmes est doublé par ces paroles de vérité :

Nous avons été bien malheureux… Cela rachète-t-il quelques fautes assez amères déjà par elles-mêmes ? Demande-le, cher soldat blessé, à ton confesseur, en me mettant aussi à ses genoux. Moi, je ne me confesse qu’à Dieu et je n’entre aux églises que quand elles sont désertes.


Conseils qui ne la dispensent pas, d’ailleurs, de lui envoyer, dès qu’elle peut le faire, de quoi, par exemple, fêter le retour de Gayant, afin qu’il n’entende jamais les cloches natales, ce jour-là, « d’un cœur triste et déserté par l’amitié ».

Hélas ! cela ne lui arrive pas souvent. À l’entrée de l’hiver 1849-1850, elle reprend son antienne :

Pense que, du matin au soir, je travaille ou je cours pour les besoins de notre pauvre maison qui ne tient plus que par quelques fils de la Vierge !

Fin décembre :

Je croule sous le travail. Travailler tant pour rien est bien amer. Je viens de donner mon livre uniquement comme justification de la pension dont on m’a laissé les deux tiers…

Ce livre, qu’elle lui envoyait au mois de janvier[48], c’était Les Anges de la famille, un volume de Contes auquel l’Académie Française décerna, mais en 1854 seulement, un prix de 2 000 francs. Elle ignora toujours le poète. À la veille de sa mort, elle gratifia encore Mme Desbordes-Valmore de 3 000 francs provenant de la fondation Lambert.

Et Villemain, dans son rapport, eut soin de noter que le prix était attribué à Mme Desbordes-Valmore « en raison de la moralité de ses écrits » et pour « honorer d’un secourable hommage les derniers jours d’une femme dont l’infortune avait achevé le talent commencé par la passion. »

Secourable est de trop…, à moins que Villemain n’ait voulu marquer que les Académies peuvent donner quelquefois des bons de pain, mais qu’elles ne sont pas faites pour donner des bons de gloire.

Les dernières lettres de Marceline à son frère sont parmi les plus affligeantes. Quand elle lui dépeint « les embarras fiévreux où elle tourne silencieusement pendant deux mois sur trois », on devine que la vieille éponge d’hospice, geignante ou narquoise, n’en croit pas un mot. On le devine d’après celle réponse de l’indigence sollicitée :

Je trouve ta lettre à mon retour d’un voyage à Rouen, l’un des plus tristes de ma vie. J’y ai été appelée pour tâcher d’adoucir et d’arranger de grands désastres… (la malheureuse avait à donner de la tête et de la bourse de ce côté-là aussi !) J’ai été regarder avec terreur au fond de leurs peines… et je reviens brisée de corps et d’âme, reprendre le cours de mes travaux et de mes devoirs. Ce voyage a nécessité quelque argent. Ma richesse, comme tu l’appelles, est évanouie, à part même cet incident, comme le sable au vent. J’ai reçu deux mille francs d’un bienfait providentiel ; j’en devais six, j’en dois quatre encore… Nos pauvretés sont étouffantes, depuis quatre années de ruine absolue… Je t’écris ces vérités sérieuses pour t’éclairer d’un doute où tu flottes toujours, mon bon frère.

Je t’envoie ce que je peux, comme une caresse de sœur.

À Pauline Duchambge, elle disait, d’autre part :

La pauvreté pesante est comme le soleil d’Italie. J’ai le travail en aversion. Il est si inutile, d’ailleurs, si impossible parmi les soins d’un ménage qui se défait de plus en plus…

Et ce cri d’une ouvrière à domicile :

Ne pouvoir vivre du travail de ses jours et de ses nuits, n’est-ce pas étrange ?

Comme si ce ne fût pas encore assez, la mort frappait coup sur coup à son cœur en lui enlevant successivement sa sœur Eugénie (septembre 1850) ; sa vieille amie Caroline Branchu, le mois suivant ; enfin, au mois de mai 1851, ce frère chéri à qui elle pardonnait son parasitisme, comme elle pardonnait, chrétiennement, à ceux qui l’avaient exploitée, offensée ou meurtrie.

Que dis-je ! Elle s’adressait des reproches !

Être devenue assez pauvre pour ne pas l’avoir, garanti jusqu’à la fin des dangers de son imagination ! Me savoir si ruinée l’aura tué silencieusement et je ne pouvais plus le tromper, quand il nous fallait si peu pour lui faire accroire que nous ne manquions de rien !


L’arche avait été si secouée que Marceline était à peine attentive au départ définitif de la colombe, annonçant la fin du déluge.

En janvier 1851, Ondine avait épousé un avocat, Jacques Langlais, député de la Sarthe.

Six ans auparavant, après un dernier séjour à Londres dans la famille du docteur Curie, Ondine était entrée comme sous-maîtresse chez Mme Bascans, qui tenait un pensionnat à Chaillot, en face de Sainte-Périne. Elle gagnait 500 francs par an. M. Bascans, ancien rédacteur au National, et sa femme, donnaient des réunions de famille (on dirait aujourd’hui des Thés), auxquelles Sainte-Beuve venait souvent.

Il écrivait plus tard à Marceline :

C’étaient mes bonnes journées que celles où je m’acheminais vers Chaillot, à trois heures, et où je la trouvais souriante, studieuse, prudente et gracieusement confiante. Nous prenions quelque livre latin qu’elle devinait encore mieux qu’elle ne le comprenait, et elle arrivait comme l’abeille à saisir aussitôt le miel dans le buisson. Elle me rendait cela par quelque poésie anglaise, par quelque pièce légèrement puritaine de William Cowper, qu’elle me traduisait, ou mieux, par quelque pièce d’elle-même et de son pieux album qu’elle me permettait de lire.


N’était-ce pas plutôt Sainte-Beuve, alors, qui « saisissait le miel dans le buisson » ? Sa provision faite, il partit et alla butiner ailleurs.

À la pension de Chaillot, on rencontrait aussi un ami de M. Bascans, Armand Marrast, qui, devenu maire de Paris en 1848, fit nommer Ondine dame inspectrice des institutions de demoiselles du département de la Seine.

Elle, du moins, était ôtée d’embarras. Son mariage confirma ses parents dans cette assurance.

De son côté, Hippolyte avait définitivement abandonné la peinture pour un emploi à l’Instruction publique. Seul, Valmore n’était toujours pas placé. Grâce à un ami de son fils, il fut enfin attaché à la rédaction du Catalogue de la Bibliothèque nationale, le 1er septembre 1852.

Ah ! le cri d’allégresse que jette Marceline dans tous les cœurs amis ! Son cher Valmore est casé ! Ce n’est pas un rêve ! La Providence l’a voulu !

La place est très humble, mais suivant tous ses goûts, et honorable.


Humble, je crois bien ! Les attachés, en ce temps-là, ne gagnaient pas plus de 3 francs par jour, et Valmore, élevé au rang d’employé le 11 décembre 1854, débuta à 1 300 francs ! Quand il démissionna, le 1er novembre 1868, il touchait 2 000 francs[49].

Il est bon de dire cela. Il est bon que la joie de Marceline, à la nouvelle que son mari obtient un salaire d’homme de peine, il est bon, nécessaire, que cette joie vérifie la sincérité des souhaits de Mme Valmore : « Un pot de fleurs sur ma fenêtre… et toi dans la plus humble maison, voilà ce qui suffira à ma joie intérieure. »

Les appointements de Valmore, joints à ce qu’elle pouvait gagner et à sa petite pension, ne laissaient irréalisé qu’un rêve : loger moins haut… À la fin de 1853, elle fit son dernier déménagement, le quatorzième en vingt ans, et quitta la rue Feydeau pour aller demeurer 73, rue de Rivoli, au cinquième. Balcon, bien entendu.

C’est alors qu’elle écrivait à Louise Babeuf :

J’ai dû consacrer mes forces à chercher un appartement ou quelque chose qui y ressemble, dans ce moment où l’on se dispute l’espace pour respirer. Que je vous plains si vous passez par les fatigues et les difficultés que je viens de souffrir pour acquérir enfin le droit d’habiter les honnêtes gouttières où il nous faudra monter pour rester au nombre des habitants de Paris. Le prix n’est pas croyable de ce coin à quatre-vingt-quinze marches au-dessus du sol, par un escalier en échelle appelé de service. Mille francs pour ce champ d’asile. Tout le reste allait à rien de moins que quinze, seize et dix-huit cents francs pour nous loger sous les combles, à quatre que nous sommes.


Peut-être la pauvre femme, si vaillante encore à plus de soixante-cinq ans, eut-elle supporté victorieusement l’épreuve de l’ascension ; mais, épuisée par des années de luttes quotidiennes, elle était sans forces contre le coup de grâce d’un implacable destin.

Au mois de février 1853, Ondine, devenue Mme Langlais, mourait après deux ans de mariage, tuée par le même mal auquel avait succombé sa sœur. Tous les jours, la mère portait son cœur tremblant et prêt à déborder, de la rue Feydeau à Passy, au chevet d’Ondine. Là encore, il fallait feindre la tranquillité, trouver l’éternel sourire. La moins hypocrite des femmes était condamnée à la dissimulation perpétuelle.

« Nous traversons la vie, a-t-elle dit, pour lutter et souffrir, et l’on nous regarde d’en haut marcher sous toutes nos flèches ! »

Vieille, pauvre et lasse, ah ! si lasse ! de quel secours peut-elle être pour cette fille aimée qui s’en va sans avoir compris, sans avoir encouragé sa mère ? Celle-ci ne peut donner que ce qu’elle a, ses pas, ses larmes, son silence contraint. Car il y eut toujours entre elle et sa « charmante lettrée » discordance de caractère, et Marceline le sait. À tout instant, son expansion est arrêtée par la froide raison de cette Ondine qui professe :

Je ne peux ni ne veux dire : Ceci est excellent, c’est mieux que tout. Je ne me résous même pas à déclarer : c’est passable, avant de le savoir par moi-même.

Tout le contraire enfin de Marceline. Jamais la jeune institutrice n’a pu s’acclimater dans l’oasis de tristesse et de crédulité où l’eau rafraîchissante a toujours comme un goût de sel. Et Mme Valmore ne respire pas davantage dans une atmosphère boréale. La fille étouffe où la mère est transie.

Ces jours-là en revenant chez elle, si loin ! en remontant chez elle, si haut ! « par les champs, par la pluie, le vent et la peur souvent », c’est alors vraiment que la malheureuse peut dire qu’elle ne sait où jeter son âme ! Une mère qui voit mourir son enfant, est morte avant lui. C’est ce tronc creux, envahi par les fourmis, qui demeure debout et tord, en signe de deuil, ses bras nus et ruisselants. Ils ruisselèrent encore plus d’une fois, dans l’hiver de sa vie où Marceline entrait.

En 1854, elle perdit sa sœur aînée, Cécile, celle qui lui avait appris à lire. Elle n’avait plus qu’une confidente, Pauline Duchambge, sa chère pareille en tout, sa plus fidèle, l’alibi de son cœur ; et elle lui écrivait :

Écoute. Je suis allée à l’église où j’ai fait allumer huit cierges humbles comme moi. C’était huit âmes de mon âme : père, mère, frère, sœurs, enfants ! Je les ai regardé brûler, et j’ai cru mourir. Ne dis cela qu’à toi. C’était une visite à Dieu.

Son cœur se replie sur cette amitiée profonde. N’est-ce pas à Pauline qu’elle a dit, un jour, cette parole admirable :

Nous pleurerons toujours ; nous pardonnerons et nous tremblerons toujours : nous sommes nées peupliers !

Pauline s’étant plainte, une autre fois, que son nom lui paraissait froid quand Marceline ne l’accompagnait pas d’une épithète caressante, la vieille amie s’écriait :

Ah ! Pauline, tu ne sais pas ce que c’est que ton nom pour moi ! C’est toute l’amitié de ton cœur qui y passe : c’est le vin de ma pauvre âme ! Je croyais que tu le savais !

Je croyais que tu le savais !… Reproche adorable d’une femme de soixante-dix ans…, parole d’amante qui ne dépare pas sa couronne de cris !

Elle était bien malheureuse aussi, presque misérable, Pauline… Les deux cigales, la bise étant venue, essayaient encore de se réchauffer au souvenir de leurs chansons d’été, « pour deux voix »… Elles se comprenaient à mi-mot. Il y en avait toujours une qui mettait de la musique sous les plaintes de l’autre.

En vérité, l’affection inaltérable et réciproque de ces deux peupliers qui regardent en bruissant couler la vie à leurs pieds, est une chose peu commune et bien belle.

En 1855, Mme Valmore publia encore un volume de Contes pour les enfants Jeunes Têtes et Jeunes Cœurs ; et puis, elle ne fit plus rien paraître, les ombres du crépuscule descendirent sur elle[50].

Le travail m’échappe… Je ne sais plus où me mettre pour écrire posément et autrement que sur mes genoux. Je suis commissionnaire… et triste ! Mon cœur est sous mes pieds.

L’Indien se couche au fond de son canot, quand il tourbillonne sur l’abîme. Moi, je ne peux pas même me coucher. Il faut chercher souvent pour le jour même, afin que moi seule je sache ce que c’est que l’abîme.


Ces chuchotements à l’oreille de Pauline indiquent suffisamment que le père et le fils, en réunissant leurs appointements, apportaient au ménage juste de quoi végéter et que Mme Valmore n’équilibrait son budget qu’à force d’économie et de petits moyens.

Le dédain de l’Académie française pour le poète s’était communiqué aux éditeurs qui déclinaient l’honneur de publier ses dernières poésies, présentées partout par Brizeux et partout repoussées. Elles avaient pourtant les charmes d’un beau soir. On dirait que Mme Valmore s’y résume, qu’elle fait ce que le conteur Bouilly, surnommé Frère pleurnichard, appelait ses Récapitulations (écrites, d’ailleurs, sans pleurnicher, et fort intéressantes.) Amour, religion, famille, mêlent une dernière fois avec candeur le sacré au profane. Une pièce gracieuse et tendre.

Allez en paix, mon cher tourment,
Vous m’avez assez alarmée,
Assez émue, assez charmée…
Allez en paix, mon cher tourment.
Hélas ! mon invisible aimant !


Cette pièce est datée : 6 juin 1857. Mme Valmore a soixante et onze ans ! Et elle y pense encore, — toujours ! Et elle s’écrie :

Mais si de la mémoire on ne doit point guérir,
À quoi sert, ô mon âme, à quoi sert de mourir !

N’en avait-elle pas, un jour, averti doucement son mari, sous le couvert d’un portrait d’Albertine, l’amie d’enfance à jamais regrettée :

On n’oublie pas. On reste jeune en dedans. Je suis prise quelquefois de transports que je n’ose pas te montrer. Va, l’âme est impérissable, et tout ce qui est gravé dessus l’accompagne à l’éternité.

Ainsi, jusqu’à la fin, se manifestait la survivance du premier amour, et sa fraîcheur dans un cœur de cristal.

L’élan vers Dieu, la foi naïve sont aussi restés ceux d’une première communiante. Mais la mort de ses filles, Inès, Ondine, fait s’épanouir des fleurs en bouton jusque-là, des fleurs « rentrées en elle-mêmes », comme elle disait.

Mme Valmore, qui a écrit pour les Amants et pour les Enfants, écrit pour les Mères, pleure sur les mères, souffre avec elles. C’est comme la dernière épreuve nécessaire à son développement poétique, le sceau de son génie. Il manquait à ses larmes de retomber dans un cœur « enivré de maternité » comme le sien et comme celui du Lys dans la Vallée. Il manquait à Marceline, pour rester belle dans la vieillesse, sous son humble parure de larmes, d’être « une mère découronnée ».

« Nous sortons de ce monde par lambeaux… » Elle est tellement habituée à la douleur, quand on lui arrache les derniers, qu’elle ne fait plus entendre, à la mort de ses filles, qu’une plainte étouffée, mais soutenue, au lieu des sanglots qu’elle a dispersés, en deuil de son petit garçon,

Son enfant ! ce portrait, cette âme, cette voix,
Qui passe devant nous comme on fut une fois !


Elle a toujours trouvé une sorte de volupté dans l’adversité, l’indigence et les pleurs. C’est une âme fascinée par la douleur. A-t-elle assez dit, répété :

— Je tremble d’être heureuse et je verse des larmes !
— Ce qui me fait plaisir, jamais je ne l’oublie.
  Tout ce qui pleure est beau…
— Mais sous le front joyeux vous avez mis les larmes,
Et de vos dons, Seigneur, ce don seul m’est resté…
— Et je n’ai plus à moi que le sel de mes pleurs !


Elle a tenté ce Dieu en qui elle croit. Elle l’a imploré et il lui a envoyé tout ce qu’elle réclamait, en veux-tu en voilà… ; il lui a envoyé « des siècles de pleurs » !

Tout de même, elle n’en demandait pas tant. Si le Rédempteur s’était contenté de mourir sur la croix pour racheter, non pas tout le genre humain, mais seulement les enfants qui précèdent leurs parents dans la tombe, ah ! comme le nom de Sauveur lui conviendrait et quels sourires il moissonnerait sur la face désolée du monde !

C’est le regret qui s’exhale de ces vers frémissants adressés à la Vierge mère :

Parlez ! Vous qui voyez tout ce que j’ai dans l’âme.
Vous en avez pitié, puisque vous êtes femme.
Cet amour des amours qui m’isole en ce lieu,
Ce fut le vôtre ; eh bien, parlez-en donc à Dieu,
Sans reproche, sans bruit, douce reine des mères.
Cachez, dans vos pardons mes révoltes amères,
Couvrez-moi de silence et relevez mon front
Baissé sous le chagrin comme sous un affront !


Mais Mme Valmore n’avait nul besoin d’être une Mater dolorosa pour renouveler, pour nuancer son talent. Elle l’a prouvé et elle l’eût prouvé davantage si elle avait pu suivre les conseils qu’elle donne au ramier sauvage :

Ouvre ton aile au vent…
Laisse âmes doigts brisés ton anneau d’esclavage,
Tu n’as que trop pleuré ton élément, l’amour…
Va retrouver dans l’air la volupté de vivre !


Avec une sensibilité et une sincérité comme les siennes, nulle n’était mieux faite que Marceline pour goûter cette volupté et pour la traduire. Les saisons agissaient sur elle fortement et, vieille, elle tressaillait encore à leurs appels. Écoutons-la se confier à Pauline, avec son ingénuité habituelle :

Quoi qu’on en dise, Paris est un terrible climat et ses printemps ressemblent à des luttes d’amour. Il faut être de bronze ou de plumes pour ne pas être pur terre, au milieu d’un duel si violent… Sois sûre qu’il y a un duel entre l’hiver et l’été : nous sommes sous leurs épées. Moi, je ne vis plus qu’à genoux.

Du soleil, qui lui donnait la fièvre, elle disait encore :

La chaleur, c’est Dieu !… L’Amérique et l’Italie n’ont pas brûlé mon sang comme cet été… J’entends des palpitations dans l’air…

Ou bien :

Nous avons tous été malades sous l’influence des Équinoxes. Je te répète cela de l’entendre dire, car tu sais que je ne suis guère plus savante que les arbres qui se penchent et se relèvent sans savoir pourquoi.

Enfin, est-ce que le poète qui a signé ces vers :

Les pigeons sans lien sous leur robe de soie.
Mollement envolés de maison en maison…
Les arbres, hors des murs penchant leurs têtes vertes,
Jusqu’au fond des jardins les demeures ouvertes,
Le rire de l’été sonnant de toutes parts…
— Les rumeurs du jardin disent qu’il va pleuvoir.
Tout tressaille averti de la prochaine ondée…
— Là-bas, les ramiers blancs flottaient à longues voiles…
— Laissez pleuvoir, ô cœurs solitaires et doux !
— Au colombier fermé nul pigeon ne roucoule
Sous le cygne endormi, l’eau du lac bleu s’écoule…
— Le papillon tardif que la fraîcheur attire,
Baise dans vos cheveux les lilas effeuillés…
— Ce ruisseau paraît calme et pourtant il soupire,
On ne sait trop s’il fuit, s’il cherche, s’il attend,
Mais il est malheureux, puisque mon cœur l’entend !

Est-ce que le poète qui a signé ces vers n’en annonce pas un autre, Mme Mathieu de Noaiiles, la seule femme, depuis Marceline, qui ait eu ses dons souverains, sa spontanéité, « sa puissance d’orage » ?

Et voici les derniers jours. Ce n’est plus que dans son cœur que cette sœur laïque des pauvres va souffrir. Mais elle qui n’a rien fait à demi, souffrira sans relâche pendant deux ans, lentement dévorée par une bête de proie : le cancer.

Son fils nous l’a dit, ce fut pour cette plaintive le moment de ne plus se plaindre, de refouler ses cris, de laisser l’affreux carnassier la déchirer et la rendre au néant par lambeaux. Elle fut héroïque pour les siens, que ses gémissements eussent empêchés de dormir. Elle songeait qu’ils travaillaient, qu’ils avaient besoin de repos, besoin d’elle aussi, et elle s’arrachait de son lit pour vaquer au ménage.

Je me suis levée aujourd’hui pour ne pas affliger Hippolyte et son père en me voyant au lit. Quand je ne les sers pas à table, ils sont désorientés.


Elle leur donnait le change. Elle avait trouvé — enfin ! — un éternel sourire pour rassurer Valmore qui pleurait, allait, d’une chambre à l’autre, comme une âme en peine. Et quand ils n’étaient plus là, ni le père ni le fils, elle se levait pour être utile encore à qui venait, en solliciteur, frapper à sa porte. Elle ne s’était pas contentée d’écrire :

Le surperflu, c’est pour l’être sensible
Tout ce que les autres n’ont pas.


Elle avait mis ce précepte en action. Elle ne tenait à rien qu’à ce qu’on trouve entre les feuillets de ses livres et de ses albums : une fleur, une feuille, une plume d’oiseau, tout ce qu’elle pouvait conserver sans appauvrir quelqu’un.

Son fils nous dit encore, et nous le croyons, qu’elle détestait les grands cris, les grands gestes…, qu’elle avait des heures du plus charmant enjouement et que sa gaieté était alors celle des enfants. Mais un sort implacable lui avait donné le sourire, comme la nature donne le perce-neige à l’hiver.

Jamais elle n’avait consenti à dire ses vers en public, même aux matinées artistiques et musicales que son vieil et grand ami, le docteur Alibert, donnait, le dimanche, à l’hôpital Saint-Louis. Elle avait fait partager à son mari et à son fils une horreur profonde des salons. On ne les rencontrait nulle part, ni ensemble, ni séparément. Ils avaient la religion du nid.

Elle déclinait en ces termes une invitation :

Vous l’avez oublié, chère et tendre. C’est toujours, toujours le même empêchement, toujours le même père, et toujours le même fils. Dîner en ville ! Grands dieux ! Où prendre une voix pour les entraîner à ce bonheur ? Je n’ai pas encore vu quelqu’un y réussir. Il y a bien longtemps qu’à cet égard j’ai replié mes ailes buissonnières[51].


Ils vivaient coude à coude, sous une lampe ; quand Marceline eut disparu, le père et le fils ne changèrent rien à leur existence, rapprochèrent la lampe de leurs fronts penchés et, chaque soir, firent revenir l’absente entre eux en relisant sa correspondance, en feuilletant ses albums, en respirant son âme immortelle.

Un marchand m’a dit que le fils pieux retenait d’avance tous les autographes qu’on pouvait retrouver de sa mère et qu’il emportait comme un trésor ses acquisitions. Il refaisait le nid, plume à plume ; mais l’oiseau était à jamais envolé ! Certains soirs, cependant, quelques vers murmurés donnaient aux deux veufs l’illusion d’un battement d’ailes[52]

Pauline Duchambge, octogénaire, s’en alla peu de temps avant son amie, à qui l’on cacha sa mort ; puis ce fut la Bigottini, une autre amie souvent obligeante, qui partit à son tour.

Et pendant une année encore, clouée au lit par le vautour qui faisait durer son repas, Marceline, seule toute la journée, trompa la souffrance et l’attente en causant avec « ses chers pleurés ». Ils revenaient du fond de son enfance, de la maison natale voisine du cimetière, de l’église Notre-Dame et des remparts de Douai… Puis un vent de tempête rabattait sur eux de grandes flammes qui s’élevaient comme d’un tas de débris auxquels on met le feu et qui répandent en rideau une fumée épaisse. Des villes s’évanouissaient aussitôt qu’entrevues à cette clarté d’incendie : Pointe-à-Pitre, Dunkerque, Bordeaux, Lyon, Rouen, Lille, Bruxelles…, vingt autres ! Des théâtres s’abîmaient dans la fournaise, des coulisses, des plateaux, des loges, à travers lesquels couraient des gens éperdus qu’elle reconnaissait au passage, mais dont elle avait oublié les noms, tous les comparses du drame de sa vie.

Et, le vent tombé, la fumée dissipée, de tant de choses mortes, il ne montait plus qu’une langue de feu, inextinguible celle-là, qui veillait auprès de son cœur, comme auprès d’un malade, la nuit, le Souvenir d’amour !

Ensuite, tout se confondait un peu. C’était un escalier interminable et dur, en échelle, coupé de paliers où elle s’arrêtait un moment pour écouter son mari, ses enfants, Pauline, Caroline, des voix…

Ce qui lui faisait dire :


Je monte et je finis comme je peux mon existence…

Ou bien :

On dirait que je vis en attendant de vivre !

Elle ne pensait jamais à ce qu’elle avait écrit, au nom qu’elle laisserait. Elle mourait comme elle avait vécu, dans la sainte ignorance de la vanité littéraire. Elle n’avait été qu’une femme…, pas de lettres, Seigneur ! une femme bien humble, pauvre parmi les pauvres, douce aux affligés, serviable aux malheureux, un cœur altéré d’indulgence et de fidélité, une hirondelle sous sa tuile, une amante trahie, une épouse sans reproche, une mère martyrisée…, une créature humaine enfin, pareille à tant d’autres qui emportent le secret d’une vie intérieure merveilleuse, et qui meurent quand elles n’en peuvent plus d’aimer !

Non, elle ne s’était jamais aveuglée sur son talent… Derrière la colline qu’elle descendait, à peine entendait-elle les prophètes, Lamartine, Hugo, Michelet, Vigny, Sainte-Beuve, Dumas, annoncer aux hommes futurs une consolatrice et sa résurrection d’entre les morts. Elle ne croyait pas que l’écho pût répercuter ces grandes voix amies. Rien ne l’avertissait que, dans la vallée, après sa mort, aux messes dites par Baudelaire Barbey d’Aurevilly, Verlaine, Sully-Prudhomme, Anatole France, un chœur toujours nombreux de fidèles chanterait ces litanies :

Cœurs ruisselants comme les premières feuilles sous une pluie d’avril ;
Cœurs gros, cœurs des petits enfants, aimez-la ;
Cœurs épris, constants et désolés, aimez-la !
Cœurs en cage, asservis à chanter entre la baignoire et l’échaudée, aimez-la !

Cœurs bondissants vers la douleur et vers la pauvreté, aimez-la !
Cœurs maternels qui versez goutte à goutte votre sang étendu de larmes, aimez-la !
Cœurs miséricordieux pour toutes les faiblesses ;
Cœurs où résonne toute souffrance humaine ;
Cœurs chevillés au corps et vibrant avec lui ;
Cœur de pur froment, aimez-la !
Cœurs aimants, aimez-la !



Au mois de juillet 1869, le Théâtre-Français reprit ce Philinte, de Fabre d’Églantine, dans lequel Marceline Desbordes avait débuté à Douai, en 1802.

Et le 23 juillet, à une heure du matin, Mme Valmore cessa d’aimer.

Son fils Hippolyte et le docteur Veyne, qui avait soigné les filles et la mère, allèrent faire la déclaration de décès à la mairie du quatrième arrondissement.

Les obsèques, civiles, furent célébrées le lendemain dimanche ; l’inhumation eut lieu au cimetière Montmartre.

Le 4 août suivant, la municipalité douaisienne prit l’initiative d’un service funèbre en l’église Notre-Dame, à la mémoire de Marceline Desbordes-Valmore.

Le Corps de musique de la Ville et la Société chorale de Sainte-Cécile prêtèrent leur concours à la cérémonie ; mais les petits flamands n’y portèrent pas cette couronne d’épines que les enfants des écoles déposèrent, une autre fois, avec moins de raison, sur le cercueil d’un archevêque de Posen, primat de Pologne.



APPENDICE

BIBLIOGRAPHIE
SOURCES. POLÉMIQUES. DOCUMENTS.



I

œuvres de madame desbordes-valmore
(Éditions originales et réimpressions)


Élégies, Marie, et Romances, par Mme Marceline Desbordes. Paris, François Louis, 1819, 1 vol. in-16, avec 4 fig.


Poésies, de Mme Desbordes Valmore. Paris, François Louis, 1820, 1 vol. in-8 avec 4 fig. (La nouvelle en prose Marie a disparu de cette seconde édition. Les Veillées des Antilles l’ont recueillie.)


Les Veillées des Antilles. Paris, François Louis, 1821, 2 vol. in-12 avec fig.


Poésies, 3e édit. revue, corrigée et augmentée. Paris, Grandin, 1822, 1 vol. in-16 avec 4 vignettes.


Élégies et Poésies nouvelles. Paris, Ladvocat, 1825, 1 vol. in-16.


Poésies. Paris, Boulland, 1830, 2 vol. in-8, avec frontispice, par Henry Monnier et vign. de Pujol, Devéria et T. Johannot, gravées par Durand, Frilley et Cousin.


Poésies. Paris, Boulland, 1830, 3 vol. in-16, avec les vignettes et culs-de-lampe de l’édition in-8.


Album du jeune âge. Paris, Boulland, 1830, 1 vol. in-18, avec 2 vign. et culs-de-lampe. (La couverture porte : À mes jeunes amis.)


Contes d’Enfants. Lyon, Boitel, 1830, 2 vol. in-12, avec un dessin d’Abel de Pujol.


Les Pleurs. Paris, Charpentier, 1833, 1 vol. in-8. Poésies nouvelles, avec front, de T. Johannot et préface d’A. Dumas.


Le même. Paris, Mme Goullet, Palais-Royal : 1831, 2e édit., 1 vol. in-8.


Une Raillerie de l’Amour. Paris, Charpentier, 1833, 1 vol. in-8.


L’Atelier d’un peintre. Scènes de la vie privée. Paris, Charpentier-Dumont, 1833, 2 vol. in-8[53].


Veillées d’hiver (Le Conteur), t. III. Charpentier et Dumont, 1834, in-12. Sous le titre : le Nain de Beauvoisine, trois chapitres : une rue de Rouen, le parvis d’une église, un spectacle[54].


Le Livre des Petits Enfants, contes du premier âge. Paris, Charpentier-Dumont, 1834, 2 vol. in-16, avec 4 lith., de Thomas et Gentilhomme.


Le Salon de lady Betty, mœurs anglaises. Paris, Charpentier, 1836, 2 vol. in-8.


Pauvres Fleurs, Paris, Dumont, 1839, 1 vol. in-8.
Une édition belge en 3 vol. in-12, chez Mme Laurent, Bruxelles.
Poèmes et Poésies.
Les Pleurs, 1837.
Pauvres Fleurs, 1839.


Violette, Paris, Dumont, 1839, 2 vol. in-8[55].


L’Inondation de Lyon en 1840 (vers). Paris, Imp. Bajot, 1840, in-8 de 8 pages.


Contes en prose pour les enfants. Lyon, Boitel ; Paris, M. Maison, 1840, 1 vol. in-12.


Le Livre des mères et des enfants, contes en vers et en prose. Lyon, Boitel, 1840, 2 vol. in-12.


Poésies. Paris, Charpentier, 1842, 1 vol. in-12, précédées d’une notice de Sainte-Beuve.
(Nouvelle édition augmentée, en 1860).


Bouquets et Prières. Paris, Dumont, 1843, 1 vol. in-8.


Huit Femmes, Paris, Chlendowski, 1845, 2 vol. in-8.


Les Anges de la famille, Paris, Desesserts, 1849, 1 vol. in-12, orné de 8 lithographies hors texte.


Le même, Paris, Bonneville, 1851, 1 vol. in-18, avec 3 vignettes et la mention : Couronné par l’Académie française.


Jeunes Têtes et Jeunes Cœurs, contes pour les enfants. Paris, Bonneville, 1855, 1 vol. in-18 avec 2 vign.


Scènes intimes, par Mmes Desbordes-Valmore, Caroline Olivier et l’auteur de deux nouvelles. Berne, Mathey ; Paris, librairie Grassart ; Leipzig, Mathey et Georg. 1 vol. in-18, 1855.
(La nouvelle de Mme Valmore a pour titre : Domenica).


Poésies inédites, publiées par Gustave Revilliod. Genève, 1860, 1 vol. grand in-8. Imp. Jules Fick.


Le même, édition in-16, 1873, avec préface de Sainte-Beuve et portraits littéraires d’E. Montégut et Caroline Olivier.


Contes et Scènes de la vie de famille. Paris, Garnier, s. d. 2 vol. in-18, avec avant-propos et notes d’Hippolyte Valmore.
(Réimprimés par les soins de ce dernier en 1866.)
— Nouvelle édition en 1874.


Les Poésies de l’Enfance. Paris, Garnier, 1869, 1 vol. in-18. (L’avis liminaire est signé P. et H. Valmore — Prosper et Hippolyte — et porte la date du 1er juillet 1868.)
— Nouvelle édition, revue et augmentée, en 1872.


Œuvres poétiques, Paris, Lemerre, 1886-1887, 3 vol. petit in-12, format des Elzévirs. (Au tome I, une notice de Lacaussade, et au tome II, une physionomie de sa mère, par Hipp. Valmore.)


Correspondance intime, publiée par M. Benjamin Rivière. Paris, Lemerre, 1896, 2 vol. grand in-8 avec notes et notices de M. B. Rivière.


Poésies en patois, Douai, 1896, 1 br. in-8 de 24 p., publiées par M. Rivière.


Œuvres choisies, Paris, Ch. Delagrave, 1909, 1 vol. in-18, avec étude et notices par F. Loliée.


Chefs-d’œuvre lyriques, choisis par Aug. Dorchain. Paris, Lausanne, 1909, 1 vol.


Quelques autographes. 1 br., Douai, 1910 (publiés par M. E. Fabre).


Fragment d’album inédit (Milan, 1888), 1 br. de 24 p., Paris, 1910 (Extrait de la publication par M. Rivière, dans le Mercure de France, no du 16 juin 1910).

II

SOURCES. POLÉMIQUES



Sainte-Beuve : Revue de Paris, 12 juin 1842. Introduction à l’édition de 1842, des Poésies.
Nouveaux lundis (t. XII).
Portraits contemporains.
Correspondance inédite de Sainte-Beuve avec Juste Olivier. (Mercure de France, 1 vol., 1904.)


Spoeldergh de Lovenjoul : Sainte-Beuve inconnu.
Bibliographie et Littérature (Trouvailles d’un bibliophile), 1 vol., Paris, Daragon, 1903.


Léon Séché : Sainte-Beuve (ses mœurs). T. II, Merc. de Fr., 1904.
— Supplément du Figaro, 24 juillet 1909.


Notices de : Hippolyte Valmore, Frédéric Loliée, A. Dorchain, B. Rivière, Lacaussade, etc., mentionnées à la Bibliographie.


A. Pougin : La Jeunesse de Marceline Desbordes-Valmore, 1 vol., Calmann-Lévy.
Gaulois, 1er mai 1898.


Pierre Hédouin : Mosaïque, 1 vol. Valenciennes, 1856.
Ménestrel, 14 août 1859.


Ed. Géraud : Un Homme de lettres sous l’Empire et la Restauration, 1 vol. Marpon et Flammarion.


H. Corne : La Vie et les Œuvres de Mme Desbordes-Valmore. Conférences faites à Douai : 1 br., Hachette, 1876.


E. Montégut : Revue des Deux-Mondes, 15 décembre 1860. (Étude recueillie dans les Esquisses littéraires, Hachette, 1893.)


Fétis : Supplément de l’Indépendance belge, 20 et 27 août, 3 septembre 1893.


A. Bleton : Mémoires de l’Académie des Sciences, Lettres et Beaux-Arts de Lyon, 1898.
Lyon républicain, 14 novembre 1897.


A. Barbien : Souvenirs personnels et Silhouettes contemporaines, 1 vol., Dentu, 1883.


Baudelaire : L’Art romantique.


Barbey d’Aurevilly : Les Œuvres et les Hommes, 3e} partie. Les Poètes, 1 vol. Amyot, 1882.


P. Verlaine : Les Poètes maudits.


J. Lemaître : Les Contemporains, VIIe série.


E. Faguet : Idées modernes, 9 décembre 1909.


H. Potez : La Vie intérieure de Mme Desbordes-Valmore. Revue de Paris, 1er octobre 1897.


J. Boulenger : Marceline Desbordes-Valmore, 1 vol., Fayard, 1909.
Ondine Valmore, Dorbon aîné, 1909.


G. d’Heylli : Revue anecdotique, 15 janv. 1889. (Article reproduit en appendice au volume, la Fille de George Sand, Paris, 1900.)


Cte de Montesquiou : Les Autels privilégiés, Félicité. Lemerre, 1894.


Mme A. Daudet : Souvenirs autour d’un groupe littéraire, 1 vol., 1910.
Le Monument de Mme Desbordes-Valmore. (Souvenir de la fête d’inauguration du 13 juillet 1899), 1 vol. gr. in-8, Douai, 1896.


A. Van Veber : Méditation sentimentale sur Desbordes-Valmore, 1 br. in-8, Paris, 1896.


Louis Vérité : Un épisode peu connu de la vie de Marceline Desbordes-Valmore, d’après une lettre inédite. 1 br., Douai, 1896.


G. Vrancken : Revue de Belgique. Juin 1910.
L’Amateur d’autographes. Janvier 1910.
L’Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, 10, 20, 30 juillet ; 20 septembre, 10 et 20 octobre 1909.
Revue Encyclopédique, 18 juin 1898.


Correspondance inédite, communiquée par Mmes Versigny, née Babeuf, A. Daudet ; MM. Louis Guimbaud, Eugène Descaves, etc.

III

DOCUMENTS



Domiciles de la famille Valmore, à Paris.


« Elle eut sans cesse à défaire son nid et à le refaire. Elle changea quatorze fois de logements en vingt ans. »
Sainte-Beuve (Mme Desbordes-Valmore).


1833. 12, rue de Lancry et 19, boulevard Saint-Denis.
1837. 1, rue de l’Est.
1838. (Janvier-juillet), 34, rue Montpensier (Maison du Café de Foy).
1838. (Au retour de l’Italie), 8, rue La Bruyère.
1840. 345, rue Saint-Honoré.
1841. 6, rue d’Assas.
1842. 8, rue de Tournon.
1845. 10, boulevard Bonne-Nouvelle.
1847. 89, rue Richelieu.
1848. 74, même rue.
1849. 76. même rue.

1850. 10, place Vendôme.
1852. 26, rue Feydeau.
De la fin de 1853 jusqu’à sa mort, 73, rue de Rivoli.


(Nous devons à l’obligeance de Mme Alphonse Daudet d’avoir pu copier le billet de décès adressé à sa mère, Mme Léonide Allard, et que celle-ci avait conservé.)

Monsieur Valmore et son fils ont l’honneur de vous faire part de la mort de Madame Marceline Desbordes-Valmore, décédée le 23 juillet 1859, rue de Rivoli, no 73.

Ils vous prient de vouloir bien assister au convoi. On se réunira à la maison mortuaire, à 11 heures, le dimanche 24 juillet.

TABLE DES MATIÈRES



Pages.



  1. Allusion au titre : Vallée aux loups, d’un volume publié en 1833 par H. de Latouche, qui habitait, à Aulnay, l’ancienne maison d’André Chénier.
  2. Le patard valait cinq liards. Quatre liards équivalaient à un sou de la monnaie d’aujourd’hui.
  3. C’est une chance que n’eut pas le Pauvre Pierre, autre peinture destinée à l’hôpital Saint-Louis et probablement offerte par les Valmore, en 1839, à Victor Cousin, pour s’acquitter envers lui. Qu’est-elle devenue ?
  4. Albums de Douai. Notes manuscrites de Mme Valmore.
  5. Rue des Colonnes, n° 10. (Annuaire dramatique ou Étrennes théâtrales, 1805).
  6. Ménestrel, 14 août 1859. P. Hédouin ajoute que c’est dans le salon de Mme Dorval et aux matinées que donnait le docteur Alibert, le dimanche, à l’hôpital Saint-Louis, qu’il rencontra le plus souvent Mme Valmore. (Il avait lui-même, dans sa jeunesse, écrit des romances, paroles et musique). Dorval ! La destinée des deux femmes offrait quelques analogies curieuses. Dorval, enfant, avait fait partie de troupes ambulantes, avec son père et sa mère. Elle avait débuté à Lille et tenu, dans l’opéra-comique, l’emploi des dugazon, avant d’aborder le drame et d’y jouer les ingénuités ou les jeunes premières, notamment dans la Pie voleuse… Longtemps, elle n’avait possédé qu’une robe blanche, qu’elle lavait, repassait et garnissait elle-même de volants variés, pour donner l’illusion de changer de toilette. Que de souvenirs pouvaient être communs à Mme Dorval et à Mme Valmore !
  7. Un Belge, amateur de théâtre, avait gardé, de son passage à Bruxelles à cette époque, ce souvenir :
    « La gaieté n’était pas moins dans son élément que la tristesse et la mélancolie. Légère et sémillante, elle animait la scène par sa vivacité malicieuse. » (Œuvres choisies de J. B. D. Valier, Bruxelles, 1847).
  8. Caroline Branchu (1780-1850), née à Saint-Domingue. Son père. Chevalier de Lavit, homme de couleur, était officier de cavalerie. Élève de Garat, elle débuta en 1801 à l’Opéra, dans Œdipe à Colonne, de Sacchini, rôle d’Antigone. Elle épousa en 1804 le danseur Branchu qui mourut fou. Elle resta à l’Opéra jusqu’en 1826 « sans qu’on s’occupât de sa vie privée ».
    « C’était une grande femme assez grasse, dont les traits un peu masculins ne manquaient pourtant pas d’expression et de noblesse. Douée d’une voix puissante et très étendue, elle pratiqua d’abord la tragédie hurlée comme on l’entendait alors. Mais dans la Veslale, elle modifia sa manière sur les conseils de Spontini. » (Histoire de l’Opéra, par A. Roger, 1875.)
  9. Dans l’opéra de Marmontel et Piccini.
  10. Théophile Bra (1797-1863), sculpteur déplorable dont les plâtras encombrent le Musée de Douai.
  11. Hilaire Ledru (1769-1840), peintre également inutile, mais moins rassemblé. Conviant les déracinés à donner l’exemple de l’aide mutuelle, Marceline, secondée par Talma et la tragédienne Duchesnois, fonda plus tard (vers 1825), pour les enfants du Nord, la première association de provinciaux qui se soit occupée de bienfaisance.
  12. Le talent, s’il lui vint, ne la détourna pas de la galanterie. En 1826, elle était au Vaudeville et soupait à bouche que veux-tu.
    « Elle s’est prise de passion pour les befteacks, les rosbeafs et les milords, avec lesquels elle banquette et passe joyeusement une partie de sa vie » (Petite Biographie dramatique faite avec adresse par un moucheur de chandelles, Paris, 1826.)
  13. Plus tard médecin de Louis XVIII et de Charles X et médecin en chef de l’hôpital Saint-Louis de 1802 à 1836.
  14. Sainte-Beuve.
  15. Charles Guérin.
  16. Rome, où ses jeunes pas ont erré, Belle Rome !

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Rome, dis seulement où le mortel que j’aime

    Arrête de ses yeux les regards enchanteurs,
    Que l’écho tressaillit de ses accents flatteurs,
    Quelle belle lui plût, moins belle que lui-même !

    (Album à Pauline, Bibliothèque de Douai).
  17. C’est, dans l’œuf, le vers de Lamartine :
    Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
  18. Pierre Hédouin (Mosaïque, 1 v. 1856) ne se trompe-t-il pas quand il fait remonter à son second voyage à Paris, en 1811, la rencontre de Mlle Desbordes chez Grétry ? C’est plutôt en 1808 qu’il l’y aurait vue, lorsqu’elle cherchait un engagement, à son retour de Bruxelles. La distance à laquelle il écrivit son article — 1829 — rend possible la confusion de dates.
  19. Comédie en 3 actes, représentée pour la première fois sur le théâtre de Montausier, le 27 messidor an V (15 juillet 1797). Le rôle de Claudine, la petite Savoyarde séduite et abandonnée avec un enfant par un jeune et riche Anglais, était un rôle travesti aux deux premiers actes.
  20. Audibert (Hilarion), né à Marseille en 1786 et par conséquent du même âge que Mme Valmore, est l’auteur de vers insignifiants, de Souvenirs de théâtre et d’une petite nouvelle à laquelle un billet de Marceline semble se rapporter.
    M. J. Boulenger, présentant impartialement les raisons que l’on peut avoir de s’attacher à cette piste, a omis un rapprochement susceptible pourtant de le confirmer dans son opinion.
    L’Almanach des Muses pour 1809 contient trois pièces d’Audibert : un madrigal, un impromptu et une cantate, Psyché, non mentionnée par M. Boulenger.
    C’est là que Psyché, réduite, pour ressaisir l’amant qui lui échappe, à importuner son sommeil, s’exprime ainsi :

    Oublions, s’il se peut, un ingrat qui m’évite ;
    Je le veux. Mais, hélas ! je verse encor des pleurs !
    Suivons de mes deux sœurs le conseil salutaire ;
    Profitons de l’instant qu’il accorde au repos…

  21. Sur l’album dédié à Pauline (Bibliothèque de Douai) on lit :

    Le séducteur
    Palpitant autour de sa proie
    Couronné d’encens et de joie,
    Ivre d’espérance et d’orgueil
    Détournant les yeux d’un cercueil,
    Il passe...

    C’est à la page précédente qu’elle a écrit :

    Rome où ses jeunes pas ont erré, belle Rome !

  22. Lettre inédite communiquée par M. Guimbaud.
  23. Charles-Louis-Philippe-Emmanuel, duc de Penthièvre.
  24. Pierre Révoil, né à Lyon en 1776, mort à Paris en 1842. Peintre de genre. Élève de David. Professeur à l’École des Beaux-Arts de Lyon de 1817 à 1823 et de 1823 à 1830. Prit sa retraite en 1831 et séjourna successivement en province et à Paris.
  25. Carl Elshoecht, né à Dunkerque en 1797, mort en 1856, fit également, en 1839, les médaillons — introuvables ceux-là — d’Ondine et d’Inès.
  26. Félix Desbordes était mort, cette même année 1817, inspecteur des prisons à Douai.
  27. Postérieurement à son mariage, elle signa encore pourtant Mme ou Marceline Desbordes quelques romances, une entre autres, paroles et musique, l’Alouette, au Souvenir des Ménestrels, année 1821. C’est, croyons-nous, la seule romance dont Mme Valmore ait écrit la musique.
  28. Romagnési, qui fut à la mode vers 1816, mais qui débuta en 1807, n’aurait-il pas, le premier, rehaussé de broderies musicales les productions de Mlle Desbordes ?
  29. Antoinette-Pauline de Montet, née à la Martinique, épousa le baron du Chambge d’Elbhecq et divorça d’avec lui. Elle mourut en 1858, âgée de 80 ans.
  30. La fausse Agnès, ou le Poète campagnard, comédie en trois actes, en prose.
  31. Un Homme de lettres sous l’Empire et la Restauration, 1 vol. de fragments publiés par Maurice Albert.
  32. Elle ne s’occupait pas seulement de Marceline. À la requête de Latouche encore sans doute, elle obtint pour l’oncle Constant la commande de trois portraits du duc de Montmorency. Aussi le vieux peintre jugeait-il alors Latouche « simple, candide, affectueux, » opinion confirmée par le cri de Marceline vers Sainte-Beuve : « Il l’a été ! Il l’a été ! » Plus tard, il est vrai, Constant Desbordes dut changer d’avis, car, en 1840, nous apprendrons par une lettre de Mme Valmore à son mari, que l’oncle s’affligeait de savoir « dans les mains d’un méchant » le portrait qu’il avait fait de Marceline et qui, rendu au ménage par Latouche, figure à présent au Musée de Douai. Il est reproduit en tête de ce volume.
  33. Chansonnier des Grâces, 1822. Chez F. Louis, le premier éditeur de Mme Valmore.
  34. Enfin se trouvent justifiés, à nos yeux, ses griefs contre « cette ville hérissée de souvenirs durs comme des pointes de fer ». Pour l’entendre préciser d’autres reproches, il faut lire dans les Veillées d’hiver (t. III, Paris, Charpentier-Dumont, 1834), les trois tableaux de Rouen qu’elle a esquissés sous ce titre : Le Nain de Beauvoisine, et qui n’ont pas été recueillis. Dans l’un, elle retrace justement l’exécution de son mari ; dans l’autre, une scène de la rue, et dans le troisième, les obsèques d’une actrice, son amie, la Duversin, dont l’humble convoi populaire, après s’être heurté contre la résistance du clergé, finit par se faire ouvrir les portes de la cathédrale.
  35. En voyant refuser l’accès de Notre-Dame de Rouen au cercueil de la Duversin, elle se borne à dire, par antiphrase : « Il n’y avait plus là sans doute que des êtres bons, charitables au prochain… »
  36. Mercure de France, 16 juin 1910.
  37. Le critique ne se doutait pas qu’il faisait écho à Caroline Branchu, qui écrivait, un jour, à son amie : « Ma chère émue comme moi… »
  38. Carnet.
  39. Carnet.
  40. Doit-on lire : Amour ? Le mot, sur la lettre, a été effacé.
  41. Lettre inédite de Valmore au baron Taylor, 24 décembre 1838.
  42. Puisque l’on a mêlé l’ironie au débat, pourquoi ne pas ajouter que Latouche devait bien cette pension à la femme de laquelle il avait eu deux enfants ? On ne s’est pas contenté, en effet, du fils né en 1810 ; on a insinué galamment que Latouche pourrait bien être aussi le père d’Ondine, vu qu’elle s’appelait réellement Hyacinthe comme lui ! Si bien qu’il aurait été amoureux de sa fille !

    Mais du personnage quoi d’étonnant à cela ? Il n’avait jamais plaint la dépense. On présume qu’il connut Marceline à son retour de Bruxelles en 1808. Or, il avait épousé le 7 novembre 1807 Mlle de Comberousse. Il ne vécut que peu de temps avec elle, dit-on. Il ne lui donna pas moins, la première année de leur mariage, un fils nommé Léonce, qui mourut, âgé d’une dizaine d’années, en 1817. Et c’est dans le même temps exactement qu’il aurait rendu mère Marceline, après avoir courtisé Délie. Ne cherchons plus le nom du séducteur : c’est Don Juan.

  43. Autre contestation : Il paraît que la municipalité douaisienne s’est trompée en apposant une plaque commémorative sur la maison de la rue de Valenciennes portant le no 32. C’est au 36 que Marceline serait née. (Un épisode peu connu, par Louis Vérité.)

    Mais aucune preuve n’appuyant cette assertion, le doute reste permis et ma remarque subsiste : pourquoi, nulle part, Mme Valmorene fait-elle allusion à cette chère demeure que, pourtant, elle avait revue et qui, sans lui rendre absolument « le doux chaume enlierré qu’elle appelait maison », en devait avoir conservé les lignes primitives ?

  44. Au mois de décembre 1842, en envoyant à son amie ses vœux pour l’année suivante, Caroline Branchu ajoute : « Ce n’est pas parce que votre situation semble s’améliorer, que tu me priveras de t’offrir de temps en temps une paire de gants. » (Lettre inédite communiquée par Mme A. Daudet.)
  45. Mme Louise Babeuf.
  46. Il est en notre possession.
  47. Voir p. 125.
  48. Je possède l’exemplaire orné de cette dédicace :

    « À mon bon frère Félix, comme un souvenir de notre enfance et du foyer béni par Notre-Dame. Envoyé par sa sœur. »

  49. Il mourut, à Clamart, âgé de 88 ans, le 25 octobre 1881.
  50. En 1857, Mlle George, ayant écrit ses Mémoires, chargea Mme Valmore de les rafistoler. Mais Marceline, déjà malade, abandonna bientôt ce travail. M. Félix Bouvier, souvent mieux renseigné, eût pu se dispenser de déposer cette note au bas d’une page de sa biographie de La Bigottini : « Si Bigottini lui a confié (à Mme Valmore) la rédaction de ses Mémoires, on peut croire qu’elle leur a fait subir avec la même inconscience stupide, le tripatouillage qu’elle infligea aux Souvenirs de Mlle George. » Une danseuse de l’Opéra. La Bigottini. Chavaray, 1909.
  51. Lettre inédite à Mme Louise Babœuf.
  52. Hippolyte Valmore, resté célibataire, est mort, rue d’Alésia no 88, le 9 janvier 1892, à 72 ans.
  53. Le Livre des Cent et un a publié deux fragments de ce roman, t. III, 1831 : Un Élève de David et t. X, févr. 1833 : l’Ancien Couvent des Capucines à Paris.
  54. Les catalogues Charpentier et Dumont, 1833 et 1834, annoncent de Mme Desbordes-Valmore, à paraître :
    Scènes de la vie anglaise, trad. de l’anglais, par Mme Desbordes-Valmore et M. Pellet. 1re série, 2 vol. in-8.
    Isolier ou le Droit d’aînesse, 2 vol. in-8.
    Trois jeunes filles, Veillées des Antilles, 1 vol. in-8.
    Deux sœurs, 2 vol. in-8.
  55. Un fragment en avait paru dans le Livre de jeunesse et de beauté, Janet, 1833, prose et vers recueillis par Mme Tastu.