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La Vie littéraire/5/Catherine Théot

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 177-184).

CATHERINE THÉOT[1]

« Les doctes connoissent l’histoire de Psaphon, Libyen. Voulant passer pour dieu, il apprit à un essaim d’oiseaux à répéter ces paroles : Psaphon est un grand dieu. Une fois instruits, il les lâcha dans le pays où ils firent retentir leur leçon. Les habitants de Libye, frappés de surprise, décernèrent à Psaphon les honneurs divins.

« Robespierre, au lieu d’oiseaux, avoit une nuée de femmes ; une vieille baronne, espèce de coriphée, continuellement chez lui, donnoit le ton aux adorations ; sans cesse elles avoient à la bouche : « Ce Robespierre, c’est un dieu, il est sans pareil, c’est l’homme divin, c’est le fils de l’Être suprême. »

Ces lignes furent écrites après le 9 thermidor, par Vilate, prêtre défroqué, puis juré au tribunal révolutionnaire, qui, emprisonné comme terroriste, croyait sauver sa vie en jetant l’insulte aux hommes qu’il avait servis. On suspecte justement un tel témoin. Pourtant Vilate, qui avait approché le dictateur, faisait un tableau véritable quand il montrait le Christ de la Terreur entouré de saintes femmes. Il avait vu, dans le corridor noir du petit hôtel où se tenait le Comité de salut public, des fillettes prendre des paquets et des lettres pour madame de Chalabre, femme de l’entrepreneur des jeux, et grande dévote du sauveur futur. Il avait vu cette vieille dame joindre les mains et soupirer avec ferveur : « Oui, Robespierre, tu es Dieu ! »

Lorsque à la Convention Robespierre prononça un discours en réponse aux accusations de Louvet, les tribunes étaient remplies d’une foule de femmes extasiées. À l’issue de la séance, Rabaut Saint-Étienne, assis dans le café Debelle, dit assez haut :

— Quel homme, que ce Robespierre, avec toutes ses femmes ! C’est un prêtre qui veut devenir un dieu.

On n’est pas Dieu sur la terre sans attirer à soi une foule d’adorantes. Vilate avait raison : Robespierre eut ses saintes. Une vieille prophétesse, Catherine Théot, l’annonça comme un nouveau messie et comme le vrai sauveur du monde. Par cette prophétie, rendue dans des circonstances qui demeurent encore confuses, elle ne contribua pas peu à la perte, il faudrait dire à la passion de celui qui était pour elle le second Christ. C’est cet épisode que je voudrais rappeler en peu de mots avant d’aborder l’étude du livre si intéressant, si nourri, si plein d’enseignements utiles que M. F.-A. Aulard vient de consacrer au culte de la Raison et à la fête de l’Être suprême. Je ne m’exagère pas l’importance d’un épisode que M. Aulard a pu passer sous silence sans nuire à l’économie de son excellent livre. Mais j’écris aujourd’hui pour ceux qui aiment les curiosités et que l’anecdote amuse, et, certes, on peut dire que cette affaire de la Mère de Dieu est anecdotique au vrai sens du mot, si l’on entend par là qu’elle est non pas inconnue, mais pleine d’obscurités.

Catherine Théot était une paysanne normande qui avait prophétisé dès l’enfance. Elle s’annonçait comme la mère d’un nouveau messie. Enfermée d’abord au couvent des Miramiones, à Paris, elle n’en sortit que pour se répandre publiquement en toutes sortes d’extravagances qui eurent pour effet de la faire mettre à la Bastille. Transférée ensuite à la Salpêtrière, elle y était encore quand la Révolution ouvrit les portes des prisons d’État et des hôpitaux. Elle put jouir enfin et de la liberté et d’un crédit inattendu. Les époques agitées sont très favorables à l’esprit prophétique. Elle fut très bien accueillie par la duchesse de Bourbon et même elle forma bientôt, dans un grenier de la rue Contrescarpe, sous le Panthéon, une petite église de trente ou quarante fidèles, hommes, femmes et enfants. Ce petit peuple comptait quelques dévotes, des mesmériens, des illuminés, un vieux soldat ; sans doute aussi, des contre-révolutionnaires se glissèrent dans cette obscure et louche société. Les deux adeptes les plus en vue étaient Quévremont de La Motte, médecin en titre du duc d’Orléans, disciple de Mesmer, grand magnétiseur, et dom Gerle, un ancien chartreux qui avait porté à la Constituante, dans les rangs du tiers, sa robe de bure, et qui gardait jusque dans les clubs, une âme pleine des diableries du cloître. Catherine Théot avait soixante-neuf ans en 1794. C’était une grande femme, d’une maigreur ascétique, que les contemporains, nourris de l’antiquité, comparaient à la sibylle de Cumes.

Elle professait le dogme de l’immortalité des âmes et des corps.

Ne devant jamais finir elle-même, sa destinée était de vieillir jusqu’à soixante-dix ans, puis de redevenir éclatante de fraîcheur et de beaufé pour l’opération miraculeuse de l’enfantement du Verbe, réservé de tout temps au salut du monde.

Il était écrit : À la naissance du Verbe la terre tremblera trois fois, les idoles et les temples seront renversés, les trônes des rois mis en poudre.

Ces signes, qu’on pouvait tenir pour manifestes en 1794, devaient être suivis de merveilles plus particulières.

Le grand œuvre devait s’opérer au local des ci-devant Écoles de droit, près le Panthéon. Pendant cette nuit bienheureuse, disait-elle, Dieu mettra un mur d’airain entre l’homme et la femme : les enfants tressailleront dans le sein de leur mère, une étoile resplendissante s’arrêtera sur ce lieu, dès lors sacré pour tous les peuples. Au lever de l’aurore, la terre paraîtra riante de fleurs, de fruits et de moissons, comme le Paradis terrestre de nos premiers pères.

La Mère de Dieu prophétisait que l’Être suprême régirait seul l’univers, confondant l’orgueil des hommes vains et ignorants, conduisant les armées à la victoire, aplanissant les montagnes, desséchant les mers, fortifiant les justes et les simples.

En résumé, ces niaiseries apocalyptiques se rattachaient çà et là aux événements politiques. C’en était assez pour amuser la crédulité des esprits faibles. On était admis dans la petite église après une sorte d’initiation et selon des rites d’une solennité naïve.

Les catéchumènes devaient être en état de grâce et avoir renoncé aux plaisirs charnels. Ils se prosternaient aux genoux de la Mère pour recevoir, les mains jointes et les yeux baissés, l’imposition sacramentelle des sept dons de Dieu, l’un au front, deux aux yeux, deux aux joues, le sixième sur la bouche et le septième sur l’oreille gauche.

Il faut tout dire. Les fidèles qui faisaient leurs dévotions dans le grenier de la rue Contrescarpe y trouvaient la Mère de Dieu, assistée d’une acolyte qu’on appelait l’Éclaireuse et qui était jeune et jolie. On a conservé son nom : c’était la veuve Godefroy. Un témoin nous la montre vêtue de blanc, le visage et le cou brillant sous un voile diaphane et psalmodiant l’épître de la messe sur le ton d’une visitandine de Gresset. On disait avec malignité que la belle Éclaireuse était destinée à remplacer, par un miracle concerté, la Mère de Dieu au moment où la vieille prophétesse rajeunirait pleine de grâce.

On ajoutait même qu’on tenait toute prête, pour succéder à madame Godefroy, dans l’office d’éclaireuse, une jeune fille de dix-huit ans, nommée Rose, et que les contemporains du poète Vigée comparaient à la reine des fleurs dont elle portait le nom. Dom Gerle habitait tout proche, dans la ci-devant rue Saint-Jacques, dite alors rue Jacques, la maison d’un menuisier, comme Robespierre. Ce chartreux était devenu un doux jacobin. Tout porte à croire qu’il avait gardé l’ingénuité rêveuse de son premier état et qu’il ne songeait point à mal quand l’Éclaireuse et la belle Rose, pour le prier à déjeuner, lui envoyaient des billets empreints d’un mysticisme un peu badin, comme celui-ci qui nous a été conservé par Vilate :

Ô Gerle, cher fils Gerle, chéri de Dieu, digne amour du Seigneur, c’est sur ta tête, sur ce front paisible que doit être posé le diadème digne de ta candeur ; vis à jamais, cher frère, dans le cœur de tes deux petites sœurs. Elles t’engagent à venir déjeuner avec elles demain, jour de décadi, sur les neuf heures et demie, ni plus tôt ni plus tard. Mille choses agréables au cher fils de la part de ses deux colombes.

Mais il faut prendre ces douces paroles dans un sens spirituel. Dom Gerle avait des mœurs pures, puisque Robespierre lui délivra, sur sa demande, précisément au moment où nous sommes, un certificat de civisme. Qu’on parlât dès lors dans le galetas de la rue Contrescarpe avec de mystérieuses espérances de l’homme providentiel qui méditait d’instituer le culte de l’Être suprême, c’est ce dont il est difficile de douter. Mais Robespierre n’avait aucune attache avec Catherine Théot, dont il ignorait probablement l’existence.

Or il se trouva que « dans ses instincts de police, insatiablement curieux de faits contre ses ennemis, contre le Comité de sûreté, qu’il voulait briser » (je cite Michelet), furetant dans les cartons du Comité, il mit la main sur le dossier de la duchesse de Bourbon et l’emporta. Barère, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, qui le craignaient et le haïssaient, furent curieux de connaître les papiers qu’il avait ainsi soustraits et ils en firent faire des doubles.

Ils virent alors que l’affaire qui intéressait leur terrible collègue était une affaire d’illuminisme. Car le dossier de la duchesse de Bourbon se rapportait précisément aux relations de cette aristocrate avec Catherine Théot. Avec un instinct particulier aux hommes d’intrigue, ils entrevirent là le moyen de perdre dans l’opinion l’homme qu’ils redoutaient. Ils firent surveiller la Mère de Dieu et quelques-uns de leurs agents poussèrent même la curiosité jusqu’à se faire initier aux mystères et à donner à la prophétesse les cinq baisers de paix.

Poussèrent-ils plus loin l’artifice et engagèrent-ils la Mère de Dieu à correspondre avec le protecteur de l’Être suprême ? On l’a cru. Quoi qu’il en soit, quand le Comité donna l’ordre d’arrêter la Mère avec toute son église et dom Gerle, on trouva dans la paillasse de Catherine Théot le brouillon d’une lettre où Robespierre était appelé :

« Le fils de l’Être suprême, le verbe de l’Éternel, le rédempteur du genre humain, le messie désigné par les prophètes. »

L’intrigue avait été bien menée. L’Incorruptible était compromis dans l’affaire d’une mystique contre-révolutionnaire. Le procès était à la veille d’être jugé.

Vilate en parla à Robespierre :

— Le tribunal révolutionnaire, lui dit-il, s’égayera demain à l’affaire de la Mère de Dieu.

Surpris, il répondit :

— Comment ? Êtes-vous sûr ?

Et il ajouta avec colère :

— Des conspirations chimériques pour en cacher de réelles.

Le tribunal était dans sa main. Il put arrêter l’affaire et Catherine Théot mourut en prison. Mais il en transpira quelque chose, et ce fut un ridicule qui contribua à la perte du dictateur.

Ce récit, dont nous n’avons pas dissimulé les incertitudes, peut servir de prologue à l’instructive histoire du culte de l’Être suprême que nous résumerons la prochaine fois d’après le livre substantiel de M. F.-A. Aulard.

29 mai 1892.
  1. À propos d’un livre de F.-A. Aulard : Le Culte de la Raison et le Culte de l’Être suprême, 1892.