La Vie littéraire/5/La Fête de l’Être suprême

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La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 185-194).

LA FÊTE DE L’ÊTRE SUPRÊME

C’est au Musée Carnavalet, dans un silence charmé, que je suis allé vivre la journée du 20 prairial an {II. On y voit, dans une des salles consacrées aux souvenirs de la Révolution, un agréable tableau attribué à Demachy, qui représente la fête de l’Être suprême célébrée avec pompe au Champ-de-Mars, devenu le Champ de la Réunion.

Près de l’École militaire s’élève le temple de la Concorde, construit en rotonde, comme celui de Vesta à Rome, et surmonté d’une pyramide. À droite, l’Hercule gaulois brandit sa massue sur une haute colonne. Du côté du fleuve, une montagne artificielle, qui porte à son faîte un peuplier coiflFé du bonnet de la Uberté, a reçu sur ses sommets et ses pentes couverts de fleurs, de feuillage, de drapeaux et de trophées d’armes, les membres de la Convention, ayant sur la tête des panaches tricolores, les mères de famille vêtues de blanc, les vieillards ornés de pampres, les adolescente le sabre au poing.

Un orchestre immense se tient à mi-côte. Le cortège, venu des Tuileries, a passé tout entier, peuple et magistrats, sous ce joug symbolique de la loi, qu’on voit à gauche, formé d’une guirlande soutenue par deux termes et tenant suspendu sur les têtes le niveau de l’égalité. Le char de l’agriculture, drapé de rouge et traîné par des bœufs, occupe le milieu du tableau. Le premier plan est formé par une haie de curieux, parmi lesquels se trouvent des citoyennes en robes claires, avec des ceintures aux couleurs de la Nation. Elles sont charmantes. Et comme c’est là une fête populaire, un marchand de coco, portant sur son dos sa fontaine à dôme de cuivre, parcourt les rangs en agitant sa sonnette. Un beau soleil brille sur cette fête, à laquelle il semble sourire avec majesté. On remarqua que, le 20 prairial, le temps était magnifique et les artistes chargés de fixer le souvenir de cette journée prirent soin d’étendre, comme un décor sur la scène, les rayons d’un ciel éblouissant. On voit le soleil sur les médailles de plomb frappées en commémoration du 20 prairial et sur ces grossières images coloriées que Chéreau vendait rue Saint-Jacques, alors rue Jacques. On n’en peut douter après avoir regardé la toile attribuée à Demachy et consulté les estampes conservées à l’hôtel Carnavalet : la fête de l’Être suprême fut très belle, et les Parisiens en revinrent charmés.

On y sent le génie de David qui en avait dessiné les décors et réglé les cortèges. Inspiré par l’enthousiasme révolutionnaire, David savait imprimer à ces solennités une grandeur austère. Il faut dire aussi que les costumes, encore lumineux et brillants, ne formaient point, comme les nôtres, ces masses noires qui ôtent aujourd’hui tout agrément aux cortèges publics et aux foules populaires. Le défilé, tel qu’il est décrit dans les journaux du temps, est plein d’imaginations heureuses, de symboles qui parlent aux yeux. La Convention nationale s’avançait entre deux rubans tricolores tenus par des enfants ornés de violettes, par des adolescents ornés de myrtes, par des hommes dans la force de l’âge ornés de chêne, par des vieillards ornés de pampres et d’olivier. Les mères portaient des bouquets de roses, leurs filles les accompagnaient avec des corbeilles remplies de fleurs.

Assurément, ce fut encore une belle idée d’associer les enfants aveugles à cette fête religieuse. Ils défilaient en jouant un hymne devant le corps de cavaliers qui fermait la marche.

Une première cérémonie avait eu lieu, dans la matinée, aux Tuileries. L’aspect en est conservé par quelques gravures et, notamment, par une très bonne estampe des tableaux de la Révolution. On avait élevé sur le bassin des Tuileries une statue en plâtre représentant la Sagesse assise, un bras levé au ciel. Elle était recouverte par une figure de baudruche qui figurait l’Athéisme sous les traits d’un monstre hideux. Robespierre, qui, comme président de la Convention, dirigeait la fête qu’il avait inspirée, saisit une torche et mit le feu à l’Athéisme qui, en se consumant, laissa à découvert la Sagesse. Elle était un peu noircie. On n’osa pas le dire, mais plus d’un spectateur en sourit intérieurement. Les décors de la fête avaient été fournis par le citoyen Aubert, tapissier, rue Nicaise. On garde au Musée Carnavalet, dans la collection Ruggieri, les mémoires de cet entrepreneur.

La façon des chars montait à une somme de 32,639 livres, qui fut réduite à 31,719 livres et probablement ne fut jamais payée. Le malheureux Aubert réclamait encore, après le 9 thermidor, le prix de ses travaux pour la fête « de Thète suprême ». Ils lui avaient été commandés, disait-il, « dans un temps de despotisme » et lui avaient occasionné de grandes dépenses. Il est bien probable qu’il réclama vainement et que le nouveau culte fit faillite à son tapissier comme au reste du monde.

Robespierre prononça deux discours à cette fête, l’un sur une estrade de style grec adossée au palais des Tuileries, l’autre sur la montagne du Champ de la Réunion. Il fut, dit-on, entendu au loin. On sait d’ailleurs que, si sa voix n’était pas très forte, la parfaite netteté de sa diction lui assurait un avantage marqué sur les autres orateurs.

En ce jour où sa puissance était si grande et sa chute si proche, il tint la tête du cortège, seul, à une grande distance de ses collègues encore asservis, déjà menaçants. Il était vêtu de l’habit bleu barbeau et de la culotte de nankin qui sont restés légendaires, comme la redingote grise de Napoléon. Il tenait à la main, ainsi que tous les conventionnels, un bouquet de blé, de fleurs et de fruits. C’est sous cet aspect qu’il est fixé pour toujours dans la mémoire. C’est ainsi qu’on verra éternellement cet homme idyllique et cruel, au visage de chat mystique. Cette fête, ces pompes, ce culte étaient son œuvre. Il était vraiment le fondateur du nouveau culte.

Le Contrat social lui en avait apporté la révélation écrite. En instituant un déisme d’État, il n’avait fait que s’inspirer des doctrines de Jean-Jacques. Dans un endroit du Contrat social cité par M. F.-A. Aulard, le philosophe de Genève s’exprime de la sorte :

« Il y a une profession de foi dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle. »

Et Jean-Jacques enferme expressément dans cette profession de foi civique l’existence d’une divinité bienfaisante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois. Ce sont ces théories que Robespierre était jaloux d’appliquer quand il présenta et soutint devant la Convention le décret du 18 floréal an II :

Article 1er. Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême et l’immortalité de l’âme.


Art. 2. Il reconnaît que le culte digne de l’Être suprême est la pratique des devoirs de l’homme.
 

Art. 4. Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être.

Une question plus complexe et plus difficile, mais aussi plus intéressante est celle de savoir si, dans la pensée de Robespierre, le culte de l’Être suprême n’était pas un moyen de rallier les catholiques qui causaient quelque embarras à la Convention, à en juger par les incertitudes de la politique que cette grande assemblée suivait à leur égard. Les guerres religieuses ont divers inconvénients, dont le plus fâcheux est qu’elles sont interminables. En 1794, la bourgeoisie était entièrement affranchie de toute foi religieuse. Il n’en était pas de même du peuple des faubourgs et des campagnes qui demeurait attaché au vieux culte. Dans beaucoup de villes et de villages, il y avait d’excellents patriotes qui croyaient en Dieu et surtout au diable, et qui, pourvu qu’on les laissât honorer en paix les saints du calendrier, ne faisaient point difficulté d’ajouter à la litanie les saints de la Révolution, Marat, Chalier et Le Peletier. On a, de ce temps-là, des assiettes en faïence de Nevers représentant de saintes femmes avec cette légende : sainte Catherine, sainte Madeleine, bonnes citoyennes. Était-il à propos de contrarier une piété si accommodante ? Chaumette et les hommes de la Commune avaient contristé les bonnes gens sans profit pour la République. Robespierre avait toujours vu avec un extrême déplaisir cette guerre à la religion. Le sentiment religieux était très fort en lui. M. Aulard a dit excellemment qu’il était catholique comme Jean-Jacques était calviniste. Il ne pratiquait pas ; mais il s’exaltait dans des méditations religieuses. Les athées lui faisaient horreur. Il tenait leurs idées pour immorales, et, comme il croyait simplement que les idées formaient les mœurs, il accusait d’immoralité tous ceux qui ne croyaient point en Dieu. Avec cette mauvaise foi ingénue et terrible des sectaires, il dénonçait ses ennemis comme athées, ce qui, dans sa dure et étroite tête, voulait dire contre-révolutionnaires et méritait la guillotine. « L’athéisme est aristocratique », disait-il un jour, et, si l’on ne savait que ce mot est d’un sectaire, on pourrait croire qu’il est d’un homme d’esprit.

Enfin, sans avoir dans l’âme la souplesse d’un politique et les ressources d’un diplomate, il était très frappé du mauvais effet que l’irréligion révolutionnaire des Français produisait, au dehors, dans toute l’Europe attachée aux diverses formes de la religion chrétienne. Pour toutes ces raisons, il était favorable aux catholiques et il laissait voir son sentiment autant que l’état des partis le lui permettait. Le discours qu’il prononça aux Jacobins, le 1er frimaire an II (21 novembre 1793), témoigne avec une clarté suffisante de ces sentiments. Voici, en effet, ce qu’on y trouve :

On a supposé qu’en accueillant les offrandes civiques la Convention avait proscrit le culte catholique.

Non, la Convention n’a point fait cette démarche téméraire. La Convention ne la fera jamais. Son intention est de maintenir la liberté des cultes, qu’elle a proclamée, et de réprimer en même temps tous ceux qui en abuseraient pour troubler l’ordre public ; elle ne permettra pas qu’on persécute les ministres paisibles du culte et elle les punira avec sévérité toutes les fois qu’ils oseront se prévaloir de leurs fonctions pour tromper les citoyens et pour armer les préjugés et le royalisme contre la République. On a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe : ils la diront plus longtemps si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique que celui qui dit la messe.

On conçoit que les catholiques aient formé de grandes espérances sur l’homme puissant qui parlait de la sorte. M. F.-A. Aulard voit dans l’institution du culte de l’Être suprême un nouvel et décisif effort du dictateur pour rassurer les catholiques, que la Révolution avait irrités et désespérés. Je crois savoir que le docteur Robinet, qui prépare en ce moment un grand travail sur les idées religieuses de la Révolution, est du même sentiment.

En ce sens, par la fête de l’Être suprême le chef de la Convention préludait, dans des conditions difficiles, à la politique que suivit Bonaparte, à l’heure favorable, quand il rouvrit les églises et signa le Concordat. Le nouveau culte il est vrai, tel que Robespierre le définissait, présentait un caractère purement philosophique. C’était, comme on disait alors, la religion naturelle. « Le véritable prêtre de l’Être suprême est la nature ; son temple, l’univers ; son culte, la vertu ; ses fêtes, la joie d’un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les doux nœuds de la fraternité universelle et pour lui présenter l’hommage des cœurs sensibles et purs. » Mais ces idées n’avaient rien en elles-mêmes qui pût choquer les catholiques ; elles étaient communes aux chrétiens et aux déistes.

Quoi qu’il en soit, Robespierre ne put les soutenir. Au contraire, elles précipitèrent sa chute. Cet homme était dès lors un insensé en proie au délire des grandeurs et à la manie de la persécution. On l’a jugé diversement. En réalité, c’était un fou lucide, un tranquille furieux qui délirait avec une étonnante rigueur d’esprit et de volonté. À quoi bon rechercher ce que valait le culte ? Le grand prêtre était déjà emporté dans un torrent de sang.

C’est encore au Musée Carnavalet que j’ai trouvé un mauvais chiffon de papier qui en dit plus en quelques lignes que bien des gros livres imprimés.

Il fait partie de ces dossiers Ruggieri qui m’ont été gracieusement communiqués. On sait que le Musée Carnavalet a pour conservateur le modèle et le parangon des bibhothécaires, M. Cousin.

On sait aussi que M. Cousin y est assisté, dans ses devoirs délicats et qu’il aime, par M. Faucou, le directeur de l’Intermédiaire des chercheurs et curieux, érudit très versé dans les choses de la Révolution.

Si j’ai mis tout de suite la main aux bons endroits c’est grâce assurément à ces messieurs dont l’obligeance égale le savoir. Le chiffon de papier que je veux dire est une pièce de comptabilité, sans timbre ni signature et libellée de la sorte :

Le 26 germinal la trésorerie a payé au cien Prudhomme la somme de 52 livres pour avoir fourni de l’eau et du sable pour laver et couvrir le sang des victimes péries place de la Révolution la veille de la fête en l’honneur de l’Être suprême.

Cela doit être noté dans les préparatifs de la fête. Le 9 prairial, au soir, un citoyen, entrepreneur de voirie, se rendit, avec son équipe d’ouvriers et ses voitures, pour nettoyer, à grand’peine, le sol sous l’échafaud. Il trouva du sang tout frais. C’était celui de douze administrateurs du département des Ardennes condamnés le jour même par le tribunal révolutionnaire ; c’était le sang d’un nommé Thézut, ex-noble ; c’était le sang d’un enfant de dix-huit ans, volontaire dans le 9e régiment d’artillerie légère ; c’était le sang, enfin, d’un certain Lecoq, domestique de Roland, coupable d’avoir apporté un cahier de musique à madame Roland dans sa prison. L’agent voyer et ses ouvriers trouvèrent sous la flaque, encore fraîche, une rouille plus tenace, faite du sang des milliers de victimes, royalistes, fédéralistes, dantonistes, hébertistes, immolées pendant une année sur cette place. La Terreur, prolongée et redoublée, devenait intolérable. La machine, démontée pour la fête, fut rétablie, il est vrai, dès le 21 prairial, sur la place de la Bastille, et fonctionna plus activement encore. Mais le peuple était las et la peur grandissait autour de Robespierre. Sa perte était résolue. Le citoyen Prudhomme, qui, moyennant 52 livres, lava le sang des victimes sur la place de la Révolution, avait eu beau verser l’eau et le sable. Le nouveau culte, fondé sur une boue de sang, devait bientôt s’abîmer avec son pontife sanglant.

On trouvera dans le livre de M. Aulard un exposé solide et clair de toute cette affaire, qui n’avait pas encore été étudiée de près. J’aurais voulu suivre plus exactement un livre qui commande et retient l’attention par la belle ordonnance des matières et par l’étendue des vues. M. F.-A. Aulard est un historien philosophe. J’entends par là que les faits ont pour lui une signification et qu’il suit le lien qui les rattache les uns aux autres. On lui fera peut-être, en certain lieu, un grief de sa sévérité pour Robespierre. Mais c’est un reproche auquel je ne pourrai pas m’associer.

Cependant on peut trouver que les théocrates qui rêvent le gouvernement des prêtres sont bien ingrats envers cet homme. Il est des leurs. Marie-Joseph Chénier n’avait pas tort quand il disait à l’abbé Delille, revenu d’Angleterre :

Mais, puisque vous protégez Dieu,
N’outragez plus feu Robespierre.
Ce grand pontife aux indévots
Rendit quelques mauvais offices.
Il eût été de vos héros,
S’il eût donné des bénéfices.

5 juin 1892.