Aller au contenu

Laure d’Estell (1864)/41

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 166-174).
◄  XL
XLII  ►


XLI


De Varannes, ce…

Admire mon courage, Juliette !… J’ai pu le quitter sans me trahir ! sans lui laisser soupçonner ce que cette séparation coûtait à mon cœur ! Heureusement pour moi, il n’a rien dit qui dût augmenter mes regrets ; car je ne sais point si la plus légère marque de tendresse de sa part ne m’eût pas fait renoncer à toutes mes résolutions.

Le lendemain de son arrivée il est venu voir ma fille, comme je te l’avais annoncé, et il a paru sensible à ses caresses ; elle l’a remercié de toutes les jolies choses qu’il lui apportait de Paris, et lui a demandé s’il y avait dans tout cela un présent pour sa maman :

— Certainement, répondit-il, mais ce n’est pas moi qui ai le bonheur de lui offrir.

Alors il se leva, fit appeler John, et lui ordonna de monter dans ma chambre la caisse que tu m’as envoyée, et une autre remplie de musique nouvelle que Frédéric avait choisie pour moi, et que par un billet fort aimable il me priait d’accepter. Après l’avoir lu, je déposai ce billet sur ma table, affectant de le laisser ouvert, et je ne m’occupai que du soin de ranger tous les objets que ta prévenante amitié a rassemblés pour charmer mes moments de solitude. Dans cet instant Lise me demanda s’il fallait ouvrir une de mes malles qu’elle venait de fermer pour y mettre ces différents paquets. À cette question sir James se retourna vivement et me dit d’un ton ému :

— Ferait-on déjà les préparatifs de votre départ, madame ?

— Oui, milord, ai-je répondu, je n’attendais que votre retour pour rejoindre ma belle-mère ; je sais qu’elle a la bonté de désirer ma présence, et j’aurais déjà cédé à ses instances réitérées, si l’envie de vous témoigner ma gratitude et de savoir un moment plutôt l’état dans lequel vous vous trouviez ne m’avait retenue.

— Je ne mérite pas cet excès de complaisance de votre part, a-t-il repris ; mais par grâce ne me parlez point de reconnaissance ; ne suis-je pas trop heureux d’avoir pu vous être utile, et trop récompensé par le plaisir que j’en éprouve.

Cette phrase plus polie que sentimentale, m’a convaincue qu’il ne me parlait plus qu’avec son esprit. J’allais y répondre lorsque Lucie et M. Bomard sont entrés ; ce dernier a été à sir James, lui a serré la main, et tous deux ont exprimé franchement la satisfaction qu’ils avaient de se revoir ; enfin, me disais-je en les considérant, tout le monde aura reçu de lui un accueil agréable ; Laure est la seule qu’il ait traitée avec froideur !… Cette idée augmenta ma tristesse, et Lucie me reprocha de n’être pas plus gaie au retour de son frère. C’est à lui qu’il fallait adresser ce reproche ! C’est lui qu’il fallait accuser de ma peine ! Un de ses regards en eût sitôt adouci l’amertume !… Mais ils fuyaient les miens, et quand parfois ils se rencontraient, c’était pour me laisser lire dans ses yeux toute son indifférence.

M. Bomard a passé cette journée avec nous ; et le soir, après que les enfants ont été couchés, il m’a dit :

— Il faut, aimable Laure, que vous me fassiez goûter un plaisir que je n’ai pas encore osé vous demander. Tout vieux que je suis, j’aime la musique à la folie, et je vous conjure de me faire entendre celle que l’on vous a envoyée de Paris !

Tu sais, Juliette que je n’aime pas à me faire prier, je dis au bon curé qu’après souper il viendrait dans mon appartement, et que je lui jouerais sur le piano ou sur la harpe tout ce qui pourrait l’amuser.

— Pourquoi ne procurer ce plaisir qu’à M. Bomard, dit Lucie, je réclame contre cette injustice, et je vais, sans vous consulter, faire descendre la musique et la harpe, pour vous apprendre à vouloir nous jouer un mauvais tour.

En disant ces mots, elle sonna, et un moment après on apporta ce qu’elle avait demandé. Je ne saurais te peindre à quel point je tremblais ; un cercle de cent personnes ne m’aurait pas inspiré plus de timidité ; cependant je n’hésitai pas à exécuter différents morceaux italiens qui plurent infiniment à Lucie et à son frère ; mais le bon curé m’avoua franchement qu’une scène de Gluk ou de Sacchini lui serait encore plus agréable ; alors ma main étant tombée sur la partition d’Armide, je choisis assez maladroitement le dernier récitatif qui commence par ces paroles : « Non jamais de l’amour tu n’as senti le charme. » Le rapport qu’elles avaient avec ma situation, la beauté de cette harmonie imitative, et l’enthousiasme que j’éprouve chaque fois que je lis ces chefs-d’œuvre de déclamation, m’entraînèrent si loin, qu’oubliant tout ce qui m’avait d’abord inspiré quelque frayeur, je chantai ce morceau avec toute l’expression d’une âme déchirée par la douleur de se voir faiblement aimée, et par le désespoir d’être abandonnée de celui qu’elle adore. Sir James paraissait ému en m’écoutant, il me dit quand j’eus fini :

— On est digne d’inspirer une violente passion, quand on sait aussi bien la peindre que vous, madame.

Ce compliment semblait dicté par le dépit, et j’avoue qu’il me plut. Je m’étais éloignée du piano, Lucie vint m’apporter ma harpe ; j’eus beau leur dire que tant de musique finirait par les ennuyer, il fallut chanter au bon curé une romance, je me plaçai en face de lui et de Lucie ; sir James vint s’asseoir derrière moi, et je commençai cette complainte :

I

    Sous le beau ciel de l’antique Italie,
    Vivait jadis un prince valeureux ;
    Pour ses sujets il eût donné sa vie,
    Pour son bonheur il faisait des heureux.
    

II

    Chaque beauté s’empressant de lui plaire,
    Avec ardeur prévenait ses désirs ;
    Mais vœu d’amour facile à satisfaire,
    Est-il celui qui promet des plaisirs ?
    

III

    Loin de sa cour, fatigué d’inconstance,
    Médicis veut se livrer au repos.
    Mais il voit Blanche… et son indifférence
    Fait bientôt place à des chagrins nouveaux.

    

IV

    Blanche était belle autant que vertueuse.
    Pour la séduire il fit de vains efforts :
    Elle disait d’une voix amoureuse :
    « Mon devoir seul s’oppose à tes transports. »

V

    Brûlant d’amour, enivré d’espérance,
    « Je suis aimé, (repondit son amant,)
    « Viens partager mon trône et ma puissance,
    « Viens sur l’autel recevoir mon serment. »

VI

    Le temple s’ouvre, et Blanche est couronnée,
    Bientôt après se rangent sous ses lois
    Les habitants de l’île fortunée,
    Qu’une déesse embellit autrefois.

VII

    De tous leurs biens la perte est réparée,
    Chypre devient le plus heureux séjour,
    Cette île fut à Vénus consacrée
    Blanche devait y régner à son tour.

VIII

    Blanche sortait d’une illustre famille,
    Mais les parents de son auguste époux,
    D’un roi fameux lui destinant la fille,
    N’avaient pu voir son hymen sans courroux.

    

IX

    Au même instant où le chaste hyménée
    Allait donner tous ses droits à l’amour ;
    Par un revers, l’affreuse destinée
    Vint obscurcir le soir d’un si beau jour.
 

X

    Médicis tient son épouse adorée.
    Il voit combler son unique désir,
    Veut la serrer… Blanche décolorée,
    Répond, hélas ! par son dernier soupir.

XI

    L’affreux poison circule dans ses veines,
    Il a glacé cet ange de douceur.
    Lors, Médicis, succombant à ses peines.
    Regarde Blanche et se meurt de douleur.


Au moment où j’allais terminer le dernier couplet je levai les yeux sur la glace qui était devant moi, et j’aperçus James le coude appuyé sur le dos de ma chaise, et cherchant à cacher avec sa main les larmes qui coulaient sur ses joues. Ce spectacle à la fois doux et pénible me troubla tellement, que ma voix s’éteignit ; je balbutiai la fin de l’air qu’on entendit à peine. Lucie et le curé me dirent mille choses obligeantes sur la manière dont je l’avais chanté ; mais sir James, plongé dans sa rêverie, garda le plus profond silence. On parla des arts, et pour la première fois je ne me mêlai point à une conservation toujours intéressante pour moi ; mais je ne pensais qu’à l’émotion de James. Je me reprochais d’avoir choisi un morceau qui devait réveiller ses souvenirs douloureux, et ce qui m’occupait encore plus, c’était de le voir trop vivement pénétré d’une ancienne douleur, pour jamais espérer de l’en consoler par un autre sentiment.

M. Bomard coucha le soir à Savinie. Je lui dis en secret que j’avais formé le projet de retourner aujourd’hui à Varannes, et que je le priais d’accepter une place dans ma voiture.

— Je veux partir, lui ai-je dit, avant le réveil de Lucie, mes adieux l’affligeraient, et je dois lui sauver un moment pénible pour tous deux.

Il approuva mon dessein, et nous l’avons exécuté sans obstacles. J’ai laissé à Jenny un billet pour sa mère, dans lequel je lui répète tout ce que mon amitié lui a exprimé tant de fois ; je lui dis aussi que j’espère venir passer quelques jours avec elle l’été prochain ; mais je t’avoue que je suis bien décidée à n’en rien faire. J’essaierais vainement de te donner l’idée de ce que j’éprouve maintenant, je ne le définis pas moi-même. J’ai quitté Savinie sans répandre une larme. En arrivant ici, tout ma paru changé, et cependant rien ne l’est que mon cœur. Me belle-mère m’a comblée d’amitié, j’en ai été faiblement touchée. Madame de Gercourt et l’abbé m’ont fait des épigrammes qu’à peine ai-je entendues ; Caroline est la seule dont je me sois un instant occupée ; je l’ai trouvée si pâle, si triste, que j’ai craint qu’elle ne fût malade ou malheureuse. Je lui ai parlé de sa santé avec un sincère intérêt ; mais elle m’a répondu si laconiquement, que je n’ai pas osé lui faire d’autres questions. Je suis sortie du salon de bonne heure, et quand je me suis vue seule, j’ai voulu t’écrire. J’ai passé dans mon cabinet ; la première chose qui se soit offerte à ma vue a été le portrait de Henri, son image a retracé tous mes souvenirs ; et pendant deux heures, les yeux attachés sur ce tableau, je n’ai pensé qu’aux moyens d’éteindre mon amour. Je me suis reproché de verser d’autres pleurs que ceux dûs à la mémoire de mon époux ; j’ai promis de ne plus l’offenser par des vœux coupables, et j’espère être fidèle à ce serment.

Adieu, mon amie, voilà la dernière longue lettre que tu recevras, car si je m’impose la loi de ne plus te parler de lui, qu’aurai-je à te dire ?