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Laure d’Estell (1864)/42

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 175-179).
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XLII


Caroline m’inquiète vivement, chère Juliette, je crains qu’elle ne tombe tout-à-coup en langueur ; personne ici n’a l’air de remarquer son changement, et cependant il est visible. J’en ai parlé à madame de Gercourt : tu ne devinerais jamais de quelle manière elle ma répondu quand je lui ai demandé si tout ce que paraissait éprouver Caroline ne serait pas l’effet d’une passion malheureuse ?

— Vous plaisantez, m’a-t-elle dit ? Auriez-vous la bonhomie de croire à ces grandes passions, dont tant d’auteurs romanesques se sont plu à nous faire des peintures exagérées, et que plusieurs prétendus philosophes ont traitées avec toute l’importance dûe à la réalité ? Vous ne savez donc pas, ma chère, que l’amour n’existe que dans l’imagination ! Avez-vous jamais entendu dire que des sauvages ou des paysans fussent morts victimes de ce que nous appelons une grande passion ? C’est à la cour, c’est dans les villes capitales, que l’amour joue un aussi grand rôle !

— Mais, lui ai-je répondu, j’ai été témoin de plusieurs traits qui démentent ce que vous avancez.

Alors je lui citai l’histoire de cette pauvre Louise, qui, après avoir aimé trois ans l’amant que ses parents ne voulaient pas lui donner pour époux, fut se jeter dans la Loire, en apprenant qu’il allait en épouser une autre. J’ajoutai à ce trait beaucoup d’autres que tu connais aussi, et dont les journaux sont remplis, mais je ne parvins pas à la faire changer d’opinion ; elle s’obstina à croire qu’on se faisait passionné par ton, comme on suit une mode de la cour. J’avoue que cette manière de penser ne m’a pas fait excuser ses faiblesses. Est-il possible qu’une femme ose dire avec si peu de pudeur, que son cœur n’est entré pour rien dans toutes les inconséquences que l’amour lui a fait commettre ? Comment peut-on nier l’existence d’une passion qui s’étend sur toute la nature ! la seule qui, nous forçant à vivre dans une autre, détruit cet affreux sentiment d’égoïsme qui avilit l’humanité, et qui, élevant l’âme au-dessus d’elle-même, la rend capable des plus grandes pensées comme des plus grandes actions ; celle enfin qui fit de Périclès un grand politique, et de Pétrarque un poëte ! Mais que peuvent ces exemples sur un cœur aussi froid que celui de madame de Gercourt ? Elle aime mieux supposer que le monde entier s’abuse depuis des milliers d’années sur l’existence d’un sentiment, que de convenir qu’elle en soit incapable. Cette réflexion m’a empoché de discuter plus temps avec elle ; d’ailleurs elle m’avait déjà dit plusieurs choses à ce sujet qui ressemblaient à des personnalités, et je craignis de trahir l’intérêt que j’y portais en prolongeant l’entretien. Perdant l’espoir de lui faire partager les inquiétudes que me cause l’état de Caroline, je me suis décidée à les confier à ma belle-mère. Je lui ai demandé si elle voulait que j’allasse déjeuner demain dans son appartement ; elle m’a répondu qu’elle aurait d’autant plus de plaisir à passer la matinée seule avec moi, qu’elle avait une chose importante à me communiquer. J’ignore ce que cela peut être, et je ne sais pourquoi j’en suis tourmentée. Ah ? ma Juliette, qu’il est douloureux de renfermer un secret qu’on rougirait d’avouer ! L’on souffre des efforts qu’on fait pour le cacher ! Tout inspire la crainte de l’avoir laissé deviner, et je ne sais lequel de ces deux supplices est le plus cruel.

« Vouloir oublier quelqu’un c’est y penser, dit Labruyère. » Qu’est-ce donc que d’être assez faible pour ne pouvoir même pas former cette résolution. Je le sens, Juliette, il me serait impossible d’écarter son souvenir de ma pensée. Hier encore, toute occupée de lui, je tentai de m’en distraire ; j’eus recours au seul moyen que j’imaginai devoir y parvenir : il faisait le plus beau temps du monde ; j’ai pris Emma par la main, et je l’ai conduite sur le tombeau de son père ; après m’être assise sur un banc et avoir mis ma fille sur mes genoux, je lui ai dit :

— Te rappelles-tu, mon Emma, comme il te caressait ? Hélas ! tu aurais fait le bonheur de sa vie !…

— Ah ! je m’en souviens, a-t-elle répondu, et j’ai bien du chagrin qu’il ait mal au bras.

Ces mots ont fait battre mon cœur : je n’ai pas eu la force de la détromper ; et après l’avoir doucement éloignée de moi pour lui cacher mes larmes ; malheureureux Henri ! me suis-je écriée, ta mémoire est-elle donc effacée dans l’âme de tout ce que tu as chéri ? Le même qui t’enlève le cœur de ton épouse, t’arrache aussi au souvenir de ton enfant ! ses caresses lui ont fait oublier les tiennes ! mais son enfance est son excuse ; à son âge, le présent est tout : on aime par reconnaissance, comme on oublie sans ingratitude, et moi seule je suis coupable !… Moi, qui n’ai plus à t’offrir que les regrets de l’amitié et les remords d’un cœur brûlant d’amour pour un autre !… C’est ainsi, mon amie que je mêlais son image à celle de mon époux ; et que, pénétrée des reproches que je m’adressais, je trouvais encore du charme à parler de ma faiblesse.

Depuis que je suis à Varannes je n’ai vu Lucie qu’une fois ; à peine m’a-t-elle dit un mot de son frère ; j’ai pris la résolution de ne pas aller la voir de longtemps, car je veux éviter toutes les occasions de le rencontrer. Mais pour n’y plus penser, pour ne plus t’en rien dire, cela m’est aussi impossible que de cesser de t’aimer.

Adieu.