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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXXVI

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A. Cadot (tome Vp. 46-48).

XXXVI

LE FLÉAU DE SON VILLAGE.


Le bourg de Villequier présente l’un des sites les plus charmants que l’on puisse s’imaginer.

Coquettement bâti à mi-côte d’une vaste colline, et dominant par sa position géographique une immense étendue de pays, il offre un panorama admirable.

En bas de la colline, on aperçoit une trentaine de chaumières irrégulièrement groupées sur le bord de la Seine. Ces chaumières composent un hameau qui s’appelle le Bas-Villequier, et est à peu près exclusivement habité par des pêcheurs et des pilotes.

Vers la fin du mois d’août de l’année dernière, 1855, j’étais assis au Bas-Villequier, devant la porte d’un misérable bouchon, le seul café de l’endroit, et je vidais un pichet de cidre, tout en écoutant avec un vif intérêt les propos colorés et techniques qu’échangeaient entre eux une dizaine de pêcheurs que la chaleur accablante de l’atmosphère avait fait se réfugier dans cette espèce de cabaret.

Tout à coup des exclamations, qui ressemblaient presque à des huées, partirent des bancs des buveurs. Je me retournai, et j’aperçus un grand gaillard de vingt-cinq à vingt-sept ans qui, la tête enflée outre mesure et entortillée dans un large mouchoir à carreaux, marchait d’un air dolent et humilié.

— Eh ! Le Dru ! ne passe donc pas si fier devant les amis ! lui cria un pilote. Comme t’as l’air brave aujourd’hui, mon gars ! est-ce que tu reviens de la noce ?

— Oui, parlons-en de la noce, elle est belle, répondit Le Dru, en poussant un gros soupir.

— Allons, je vois ce que c’est, t’auras rencontré l’Ours-Gris ; n’est-ce pas, mon gars, que tu l’as rencontré ?

— Pardi, ce n’est pas bien malin à deviner ! ça se voit, du reste…

— Et il t’a rossé comme d’habitude ?…

— Si c’avait été comme d’habitude, je ne me plaindrais pas… J’y suis fait.

— Alors ça été plus que d’habitude ?…

— Je crois bien, il a failli me périr. Ah ! mais cette fois-ci, c’en est trop aussi, c’est fini !… Je vais le dénoncer à la justice ; il ira aux galères !

— Avec ça qu’il s’en moque pas mal de la justice, l’Ours-Gris ! s’écria un pilote. On le condamne tous les jours par contumace, et ça ne l’empêche pas de recommencer le lendemain !… M’est avis que nous ferions mieux de nous entendre entre nous sur le moyen de nous débarrasser de ce fléau. Si on se mettait tous contre lui, hein ?

Un silence significatif accueillit la proposition du pilote. Il était évident que cette espèce de croisade ne semblait plaire que médiocrement à ceux à qui on la proposait.

— Après tout, dit un pêcheur, il n’est pas trop méchant tout de même, quand on le laisse tranquille. Faut pas le contrarier dans ses manies, voilà tout !

En ce moment une assez faible détonation d’arme à feu retentit à quelques centaines de pas du cabaret.

— Entendez-vous, dit Le Dru, le voilà qui tire des lièvres dans les joncs, et la chasse n’est pas encore ouverte. S’il ne finit pas sa vie aux galères, il aura de la chance.

— C’est tout de même un fameux tireur, dit un pilote. On n’en rencontrerait pas un pareil dans tout le département. Il ne charge jamais son arme qu’avec une balle. Il prétend que la grenaille n’est bonne qu’à nettoyer les bouteilles.

— Oui, un fameux tireur, répéta le reste des assistants, avec ce respect instinctif que la force ou l’adresse éveille toujours chez les gens des campagnes.

— Eh ! dites donc, père Duvat, s’écria Le Dru en s’élançant vers un homme qui passait devant le cabaret, où donque vous allez comme ça ?…

L’homme interpellé par Le Dru portait une plaque de cuivre luisant sur la poitrine : c’était le garde champêtre de la commune.

— Où je vas ? répondit-il avec un certain embarras, mais chez nous !…

— Tiens ! est-ce que vous avez donné votre démission…

— Non pas donc !… Pourquoi cette question ?…

— C’est qu’il me semblait drôle que vous n’alliez pas arrêter le braconnier qui chasse sous votre nez dans les joncs…

— On chasse dans les joncs ? répéta le garde champêtre en simulant un grand étonnement !… Farceur, va ! vous voulez vous moquer de moi !

Le malheureux et très-embarrassé garde n’avait pas achevé sa phrase, qu’un nouveau coup de feu se fit entendre à une faible distance.

— Eh bien ? dit Le Dru.

— Eh bien ! je m’en vas chez nous, répondit le garde en prenant bravement son parti.

J’étais, je ne le cacherai pas, assez intrigué de savoir quel pouvait être ce personnage, désigné sous le sobriquet de l’Ours-Gris, qui comptait si peu de partisans à Villequier, et tirait à balle les lièvres ; je résolus de satisfaire ma curiosité.

Je n’avais pas fait deux cents pas, que je me trouvai face à face avec une espèce de géant armé d’une carabine.

L’Ours-Gris, car ce ne pouvait être que lui, me regarda de travers et s’arrêta comme s’il s’attendait à ce que je lui adressasse la parole. L’occasion était trop belle pour la laisser échapper. Je la saisis avec empressement.

— Avez-vous fait une bonne chasse, monsieur ? lui demandai-je.

— Est-ce qu’il y a du gibier ici ? me répondit-il.

— Dame ! pourtant ces trois lièvres que vous portez en sautoir ?…

Le géant haussa les épaules d’un air de pitié.

— Vous appelez ça du gibier, vous ? dit-il en m’interrompant.

Il allait s’éloigner, je l’arrêtai par une nouvelle question.

— La chasse est donc ouverte ?

— Faut le croire, puisque les lièvres courent en liberté.

— Je vois que vous ne redoutez guère les procès-verbaux !

— Tiens, tiens ! est-ce que vous seriez de ces gens qui s’amusent, pour ennuyer le monde, à noircir du papier ? me demanda l’Ours-Gris, d’un air peu aimable. Si c’est un procès-verbal que vous avez à me déclarer, il ne faut pas vous gêner… je ne me fâcherai pas. Qu’est-ce que cela me fait à moi, un procès-verbal de plus ou de moins ?

Les paroles du géant étaient soumises, mais le ton dont il les prononça annonçait une sourde irritation prête à éclater.

— Vous vous trompez du tout au tout sur ma profession et sur mes intentions, lui répondis-je. Je ne suis revêtu d’aucun caractère officiel.

— Eh bien ! tant mieux pour vous ! s’écria-t-il.

— Pourquoi cela, tant mieux ?

— Parce que j’ai juré de scalper le premier homme de justice qui viendra me chercher querelle avec sa plume !… Dame ! que voulez-vous ? je ne suis pas méchant, mais la patience humaine a des bornes, il faut que tout cela finisse !…

Ce mot de scalper, dans la bouche d’un paysan normand, me surprit étrangement.

— Avez-vous au moins votre tomahawk ? lui dis-je en souriant.

Ma question parut produire un étonnement non moins grand à l’Ours-Gris que celui que m’avait causé sa réponse.

— Ne venez-vous point de dire tomahawk ?

— Oui, j’ai dit tomahawk ; ensuite ?

— Vous savez donc ce que c’est qu’un tomahawk ?

— C’est probable ; autrement, je n’aurais pas employé ce mot.

L’Ours-Gris me regarda avec plus d’attention qu’il ne m’en avait accordé jusqu’alors.

— Est-ce que vous seriez, par hasard, de là-bas ? me dit-il.

— D’où cela, de là-bas ?

— Eh bien ! de l’autre côté de la mer ! des Amériques ?

— Oui.

— Mais vous ne connaissez pas sans doute la Sonora ?

— Je vous demande, au contraire, pardon ; je connais parfaitement la Sonora.

— Bah !

Une complète métamorphose s’opéra aussitôt dans la personne du géant : la dureté de ses traits se fondit en une expression de bienveillance ; la roideur de son maintien fit place à un joyeux laisser-aller.

— By God, s’écria-t-il en me tendant sa large main, je suis bien content de cette rencontre !… Ah ! vous avez été là-bas ?… M’est-il permis de vous demander où vous allez maintenant ?

— Nulle part ! Je voyage, ou, si vous le préférez, je me promène au gré de mon caprice.

— Caramba, c’est juste ! Ceux qui ont vécu là-bas ne savent plus obéir ailleurs. Voulez-vous, monsieur, que nous passions la journée ensemble ? nous causerons de l’Amérique, cela me ferait bien plaisir.

Le cachet de personnalité si prononcé de l’Ours-Gris m’avait tout de suite séduit ; ce fut donc sans hésiter que j’acceptai sa proposition.

— Je vous mènerais bien chez moi, me dit-il avec un embarras visible et tout en plaçant sa carabine en bandoulière ; mais, c’est qu’à vous parler franchement, je n’ai pas précisément de chez moi.

— Comment cela ? vous n’avez pas de chez vous ? Est-ce que vous menez à Villequier la vie nomade ?

Le visage du géant, hâlé par le soleil, se couvrit d’une teinte couleur de brique.

— Hélas ! non, me dit-il, je possède, au contraire, un wigwam… mais je suis marié. Allons plutôt au café !…

— Au café ? répétai-je en réfléchissant ; non pas, votre présence pourrait donner lieu à une bagarre… il s’y trouve justement en ce moment-ci un nommé Le Dru, qui…

— Oui… oui… je sais ce que vous voulez dire, s’écria le géant en m’interrompant : un drôle qui, lorsque j’étais en Amérique, m’écrivait-un tas de mensonges pour me voler mon argent !… Je lui ai envoyé deux cents piastres pour son mariage… dix onces pour la naissance de son premier enfant… je ne sais plus combien pour fournir des cloches à l’église !… Or, il est encore célibataire… et les cloches actuelles de l’église datent de cent ans !… Ne prenez point souci de sa présence… dès qu’il me verra arriver, il s’en ira sans demander son reste… Je l’ai encore étrillé légèrement ce matin !… Ah ! monsieur, vous ne sauriez vous imaginer quelles abominables gens sont ces Normands ?… Je voudrais voir brûler Villequier… Mais, patience !…

— Comment cela, patience ? Est-ce que vous songeriez à devenir l’Attila de votre village ; à le mettre à feu et à sang ?

— Je ne connais pas l’Attila dont vous parlez, me répondit le géant. C’était peut-être un tireur du Kansas. J’ai très-peu fréquenté le Kansas. Quant à moi, hélas ! non, je ne compte pas détruire Villequier ; seulement, je dis patience, parce que…

Le géant s’arrêta au milieu de sa phrase ; puis, me regardant avec un air méfiant et soupçonneux qui, du reste, n’avait rien de personnellement déplaisant pour moi, car il semblait lui être naturel :

— Allons au café ! reprit-il.

— Soit !…

Je n’étais pas fâché de savoir quelle réception l’on ferait à l’Ours-Gris dans le cabaret où je venais de l’entendre maltraiter en paroles : cette réception fut, comme je m’y attendais, empressée et respectueuse : quant à Le Dru, je ne l’aperçus pas : il nous avait vus venir de loin.

Le géant s’étant assis sur un banc devant une table boiteuse :

— Holà ! la fille ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, de l’eau-de-vie !

Ce fut avec un extrême empressement que l’on servit le redoutable consommateur.

— Débarrassez-nous de ces joujous inutiles, dit-il en désignant d’un geste empreint d’un souverain mépris les petits verres qu’apportait la servante… Donnez-moi une tasse, quelque grande qu’elle soit, cela m’est égal, et laissez la bouteille.

— Oui, monsieur Grandjean, dit la fille avec une craintive obséquiosité.

Cette réponse, qui m’apprenait le nom de ma nouvelle connaissance, me rendait le dialogue plus facile. J’allais commencer la conversation, quand je vis le géant se troubler d’une façon étrange. On eût dit que devant lui venait de surgir un danger inattendu et terrible. Je levai les yeux et j’aperçus une femme dont la taille atteignait au moins cinq pieds quatre pouces, et qui, le visage enluminé par la colère, les poings serrés, la contenance menaçante, s’avançait vers Grandjean.

— Te voilà donc encore au cabaret ? s’écria-t-elle. Allons, lève-toi vite et suis-moi au logis.

— J’ai soif ! répondit le géant avec une tranquillité et un calme qui prouvaient plutôt une tendance à la soumission qu’une intention de révolte.

— Pardieu ! tu as toujours soif. Bois de l’eau. Allons, marche, et vivement.

Grandjean ne perdit rien de son sang-froid : seulement il ne bougea pas.

— Ne m’as-tu pas entendue ? reprit la femme avec un redoublement de mauvaise humeur.

— Oui, Micheline..

— Eh bien alors ! décampe.

— Non, pas à présent ; plus tard.

Cette demi-concession changea la colère de madame Grandjean en une véritable fureur.

— Misérable fainéant ! s’écria-t-elle, est-ce que tu t’aviserais de vouloir me tenir tête ? Ça, ce serait drôle ! Nous ririons. Tu n’es qu’un vagabond, qu’un gredin, qu’un ivrogne !

À mesure que les invectives tombaient drues comme la grêle sur sa tête, le visage renfrogné du géant s’éclaircissait peu à peu et prenait enfin une expression de contentement des plus marquées.

Madame Grandjean, que cette résistance à la fois opiniâtre et railleuse exaspérait, ne mit bientôt plus de bornes à sa rage. D’un violent coup qu’un boxeur anglais n’eût point désavoué, elle fit voler au loin la bouteille d’eau-de-vie déposée sur la table ; puis, plaçant ce formidable poing sous le nez de son mari :

— Tu n’es qu’un lâche ! s’écria-t-elle.

— Bon ! murmura le géant d’un air ravi, me voici donc enfin en colère.

Alors, par un geste rapide comme la pensée, il saisit de la main gauche les deux bras de sa femme, et de sa droite lui appliqua les deux plus effroyables soufflets qui aient jamais meurtri et rougi une joue ; puis, s’animant à l’action, il imprima un brusque mouvement de va-et-vient à madame Grandjean, et, ouvrant la main, l’envoya rouler à dix pas plus loin.

— Ouf ! dit-il avec un soupir de satisfaction, et comme un homme qui vient de se débarrasser d’un fardeau qui l’oppressait, il y avait si longtemps que j’en avais envie !

Madame Grandjean, surprise et subjuguée par cet acte d’autorité auquel elle ne s’était pas attendue, et humiliée par les rires moqueurs qu’avait provoqués sa chute, s’était éloignée en toute hâte. Le géant resta maître du champ de bataille.

Quant à moi ; c’était à peine si j’avais pris garde à cette scène de violence. La lecture d’un journal que j’avais pris au commencement de cette querelle conjugale, pour me donner une contenance, et sur lequel j’avais machinalement jeté les yeux, absorbait alors toute mon attention !

— Est-ce que vous lisez les journaux ? me demanda Grandjean. Ça m’étonne ! Quel intérêt un homme qui a été là-bas peut-il porter à tous ces mensonges ?

— Un intérêt que vous partageriez sans doute, si je vous faisais part de ce que contient ce numéro de journal !…

— Moi ! Vous vous trompez, monsieur : Ça m’est si égal ce qui se passe en France…

— Mais l’article que je lis n’a pas de rapport à la France… il n’y est question que du Mexique. On y raconte la fin tragique d’un galant homme avec lequel je me suis souvent rencontré à Paris, et qui avait toutes mes sympathies… M. le comte d’Ambron.

Le géant bondit de dessus son banc, et en proie à une émotion extraordinaire :

— M. le comte d’Ambron est mort ! me demanda-t-il en me serrant la main à me la broyer.

— Oui, il a été fusillé !

— Fusillé !… Par qui ?… pourquoi ?…

— Par les Mexicains, et pour avoir voulu conquérir leur territoire. Le dix-neuvième siècle n’est pas une époque pour les Fernand Cortez.

Grandjean ne m’écoutait plus. Après avoir repris sa place sur son banc, il avait apposé ses coudes sur la table, et, la tête appuyée sur ses gros poings, il semblait absorbé dans de graves réflexions.

Bientôt il se leva, et d’une voix qui avait perdu sa rudesse habituelle :

— Infortuné comte d’Ambron ! dit-il comme se parlant à lui-même, c’était un cœur noble et vaillant.

— Vous avez connu le comte d’Ambron ?

— Si je l’ai connu, répéta Grandjean, oh ! certes !… J’ai même combattu à ses côtés dans le désert !… Tenez, monsieur, éloignons-nous… Je ne saurais vous exprimer toute l’envie que j’ai de causer avec vous… et je craindrais, en restant ici, que nous ne soyons dérangés une seconde fois par ma femme !… Je ne l’ai qu’étourdie… elle reviendra !…

Il était huit heures du soir, la nuit était noire et nous nous promenions encore, Grandjean et moi, sur les bords de la Seine ; il m’avait commencé le récit des événements que je viens de rapporter dans cette histoire.

Tout à coup il s’arrêta, et prêtant l’oreille à un bruit lointain que je n’entendais pas encore :

— Écoutez ! me dit-il.

Quelques secondes après, les sons aigus et pénétrants d’une cloche brusquement agitée arrivaient jusqu’à nous ; enfin nous apercevions deux points lumineux glissant rapidement sur la Seine.

— C’est le bateau à vapeur qui se rend au Havre, me dit Grandjean. Adieu, monsieur, je pars.

— Et moi, je vous accompagne ! m’écriai-je.

Grandjean détacha un canot retenu par une chaîne à la rive ; et, m’offrant la main pour embarquer :

— Venez, me dit-il.

Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées que nous accostions le vapeur, arrêté pour prendre un pilote. Grandjean, lorsqu’il me vit sur le pont, saisit la tirevieille, et repoussant du pied le canot qui nous avait transportés :

— Va porter mes adieux à ma femme, dit-il.

Trois heures plus tard nous étions au Havre. Le reste de la nuit se passa pour moi avec une rapidité inconcevable : Grandjean m’achevait son récit. Le jour commençait à poindre, lorsque nous sortîmes de l’hôtel où nous étions descendus.

— Où allons-nous ? demandai-je à ma nouvelle connaissance.

— Je vais retenir ma place à bord du paquebot qui part aujourd’hui pour New-York, puis ensuite j’irai chercher un peu d’argent que j’ai placé dans une maison de commerce… Oh ! il y a longtemps déjà que j’ai combiné ma fuite…Toutes mes mesures sont prises…

— Quoi ! vous allez retourner aux États-Unis, Grandjean ?

— Certes ! Est-ce que vous vous imaginez, monsieur, que je resterai à Villequier, pour aller purger en prison, comme disent les gens de loi, les condamnations prononcées contre moi ? Allons donc ! je préférerais me faire sauter la cervelle !

— Comment se fait-il que, détestant autant votre village, vous ayez pu y séjourner près de deux ans ?

Il me sembla que ma question gênait le Canadien. Enfin il se décida à y répondre.

— Ce qui m’a retenu jusqu’à présent, me dit-il, c’était l’amour que je portais à ma femme.

Il me fut impossible de retenir un sourire.

— Mais hier, Grandjean ?

— Eh bien ! quoi, hier ?

— Vous avez, si je ne m’abuse, assez malmené madame Grandjean ? Comment concilier vos façons énergiques vis-à-vis d’elle avec la passion qu’elle vous inspirait ?

— Je battais de temps en temps ma femme parce qu’elle était désagréable et que je la haïssais ; je l’aimais, parce qu’elle m’avait jeté un sort.

Le géant fit une légère pause ; puis baissant la voix et d’un air embarrassé :

— Êtes-vous marié, monsieur ? me demanda-t-il.

— Non.

— Alors votre étonnement est naturel ! Vous ne pouvez pas vous douter de ce que c’est qu’une femme… Ah ! si vous saviez !

Le géant rougit, baissa la tête et laissa tomber la conversation.

Vers midi, j’étais avec Grandjean sur la jetée ; il allait s’embarquer.

— Ainsi, lui dis-je quand il mit le pied sur le pont volant qui conduisait du quai au paquebot, vous êtes bien décidé ?

— Plus que jamais, me répondit-il ; puis, après m’avoir serré la main, il ajouta avec une sensibilité réelle, sentie, et à laquelle je ne m’attendais pas de sa part : Il y a là-bas deux tombes séparées que je dois réunir d’abord et entretenir ensuite de fleurs.


FIN.