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Le Batteur d'estrade (Duplessis)/II/XXXV

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A. Cadot (tome Vp. 43-46).

XXXV

LA SÉPARATION.


Antonia était de retour depuis une semaine au rancho de la Ventana : c’était grâce au dévouement des Peaux-Rouges qu’elle devait la joie de se retrouver dans sa chère demeure. Les Indiens, se relayant à tour de rôle, lui avaient fait franchir commodément, dans une espèce de litière industrieusemeht improvisée, l’énorme distance qui la séparait de la ferme.

Deux anciennes connaissances du lecteur, le Mexicain Panocha et le Canadien Grandjean, se promenaient ensemble en causant dans le jardin frais et embaumé du rancho. Panocha était vêtu de deuil : toutefois une passementerie d’un rouge éclatant promenait des lignes inextricables sur sa veste et sur sa calzonera ; le deuil de l’hidalgo provenait de la certitude qu’il avait de la mort de la comtesse d’Ambron ; quant aux dessins rouges qui tranchaient sur le fond noir de son habillement, ils prouvaient que si le Mexicain avait consenti à être triste, il n’avait pu se résigner à cesser d’être séduisant.

— Pourquoi diable ! lui demanda Grandjean, marches-tu donc si vite chaque fois que nous passons devant cette allée ? On dirait que tu as peur !…

— Moi, peur, seigneurie ! Et pourquoi donc aurais-je peur ? balbutia le Mexicain, dont le visage devint verdâtre.

— Dame ! je l’ignore. Entrons donc dans cette allée, Panocha.

Cette proposition parut causer à l’hidalgo une répulsion profonde ; mais, se voyant observé par son compagnon :

— Eh bien ! entrons ! répondit-il en affectant une indifférence que démentait le tremblement de sa voix.

— Tiens ! qu’est-ce ceci ? demanda le Canadien après avoir fait quelques pas.

— Quoi ! ceci ? répéta Panocha en se reculant avec un effroi visible.

Grandjean lui indiqua du doigt un monticule de terre recouvert d’une herbe jeune et verte, qui s’élevait au milieu d’une plate-bande de fleurs déracinées.

— Ceci, reprit l’hidalgo de plus en plus ému… eh bien ! c’est de la terre !..

— Une drôle de forme ! murmura Grandjean… On dirait…

Le Mexicain ne lui laissa pas achever sa phrase.

— Allons-nous-en, s’écria-t-il avec une incroyable vivacité.

Grandjean n’opposa aucune objection au désir si énergiquement formulé et si peu motivé de son compagnon, et le suivit en silence.

— À propos, Panocha, s’écria-t-il tout à coup, tu n’as plus eu de nouvelles de miss Mary, n’est-ce pas ?

— Non, dit l’hidalgo d’une voix sourde.

— Je suis persuadé, moi, qu’il lui est arrivé un malheur !…

Panocha prit un air vertueux ; et affectant une généreuse indignation :

— Un malheur ! dit-il, ce n’est pas probable ! Est-ce qu’il y aurait sur la terre un homme assez lâche et assez cruel pour faire du mal à une femme ?

— Miss Mary n’était pas une femme, Panocha, elle n’avait pas d’âme !…

— Oh ! caramba, ça, c’est joliment vrai ! Quelle différence entre cette abominable créature et la señora Antonia ! L’une représentait… Bon ! voilà que je me trompe… Je voulais dire : l’une représente tout ce qu’il y a de pis, et l’autre tout ce qu’il y a de meilleur sur la terre !

— Le fait est, Panocha, que doña Antonia a bouleversé toutes mes idées… Je ne sais plus ce que je dois penser des femmes !.. Je suis maintenant tenté de croire qu’il s’en trouve par-ci, par-là, quelques-unes de bonnes !…

— Je n’en ai jamais rencontré de méchantes, dit l’hidalgo en baissant modestement les yeux.

— Toi, c’est possible.., parce que tu mets une foule de drôleries et d’ajustements sur ton corps… mais moi…

Le géant n’acheva pas sa phrase et resta pensif.

— Dame ! seigneurie, on ne saurait tout avoir : la force et la beauté. Moi, par exemple, qui suis d’une complexion faible et délicate, eh bien ! en revanche, je possède un visage et une taille qui ne manquent ni de distinction, ni d’élégance.

Le géant éclata de rire.

— Toi, Panocha, distingué et élégant ? s’écria-t-il. Allons donc ! Après tout, qui sait ? C’est possible. Je me connais si peu à toutes ces choses-là ! Cependant, je parierais mon rifle contre une gaule, que madame d’Ambron est jolie. Oh ! ce n’est pas que je me vante d’avoir fait cette découverte tout de suite ; j’ai été, au contraire, très-longtemps sans me douter le moins du monde de sa beauté ; c’est seulement depuis qu’elle est revenue au rancho que j’ai fait cette remarque.

— En effet, doña Antonia n’a jamais été aussi admirablement belle qu’à présent. Il est incroyable qu’elle se soit si promptement et si entièrement remise de la terrible secousse qu’elle a éprouvée. Un empoisonnement par le leche de palo est une chose si grave ! Mais, tiens, la voici justement, qui se dirige vers nous, en la compagnie de mon ami le seigneur comte.

— Par où vient-elle, Panocha ? demanda le Canadien.

— Là, à droite.

Le géant s’empressa de s’éloigner par la gauche.

Antonia, appuyée au bras de son mari, s’avançait lentement dans le jardin. Il serait impossible de donner une idée du gracieux et charmant tableau que présentait le jeune couple ; c’était le bonheur dans toute sa pureté et dans tout son éclat. Cependant, si un observateur profond et incrédule avait étudié avec soin le délicieux visage d’Antonia, il y aurait remarqué l’expression d’une tristesse voilée et d’un abattement contenu.

— Luis, dit-elle en indiquant à M. d’Ambron un banc enseveli sous une voûte naturelle de fleurs, veux-tu que nous nous asseyions un moment ?… Je me sens un peu fatiguée.

— Tu es fatiguée, mon Antonia adorée, s’écria le jeune homme avec une tendre inquiétude ; mais nous venons de sortir à l’instant du rancho !… Te sentirais-tu aujourd’hui faible et souffrante ?

Antonia hésita ; puis, d’une voix mal assurée et qui trahissait une agitation extrême :

— Oui, Luis, balbutia-t-elle, je ne suis pas bien.

Cette réponse, qui ne motivait certes nullement l’émotion de la jeune femme, fit tressaillir M. d’Ambron : il la prit par la main, la conduisit au banc et s’assit à côté d’elle. Un long et embarrassant silence s’établit entre les deux jeunes mariés : ce fut Antonia qui renoua la conversation.

— Quel délicieux endroit ! dit-elle avec une mélancolie qui approchait du découragement. Ne penses-tu pas, Luis, que l’on dormirait ici, heureux et tranquille, de l’éternel sommeil ?.. Luis, si je meurs, promets-moi que l’on placera ici ma tombe !…

M. d’Ambron pâlit ; mais affectant aussitôt une douce et moqueuse gaieté, hélas ! très-loin de son cœur :

— Décidément, chère Antonia, dit-il, tu n’es pas aujourd’hui dans ton état habituel. Ce n’est pas que ta santé m’inquiète ; non, mais je crains pour ta raison. Tu es ni plus ni moins qu’une folle, chère enfant.

La jeune femme essaya de sourire, ce fut en vain ; le désespoir qui était en elle l’accablait ; ce fut à peine si elle put parvenir, grâce à un sublime effort d’abnégation, à le contenir dans les bornes de la tristesse.

— Luis, répondit-elle d’une voix dont la pénétrante mélodie dévoilait des trésors de tendresse, je t’en conjure, prête-moi toute ton attention, et ne me raille pas de mes craintes chimériques. Oui, je suis bien portante. Jamais je n’ai eu une meilleure santé… Mais, comme tu viens de me le dire toi-même, mon esprit est malade… Aie donc pitié de la faiblesse de mon cerveau. Je t’en supplie, Luis, écoute et réponds-moi sérieusement.

— Parle, chère enfant.

La jeune, femme fit une nouvelle pause, regarda fixement son mari, et, prenant une de ses mains dans les siennes :

— Si je mourais, que ferais-tu, Luis ? dit-elle.

— Ce que je ferais ? répéta le jeune homme avec un sourire qui servit à cacher une horrible angoisse.

— Oui, Luis, que ferais-tu ?

Le comte prolongea son sourire et garda le silence : il souffrait atrocement.

— Veux-tu que je réponde pour toi, mon Luiz bien-aimé ? reprit Antonia avec une animation qui exprimait une enthousiaste reconnaissance ; si je mourais, eh bien ! tu te tuerais !

— Oui, c’est vrai ! dit simplement M. d’Ambron.

— Oh ! je le savais, Luis, et cette conviction m’a rendue bien malheureuse !

— À quoi bon, méchante enfant, assombrir ainsi la joie de notre présent par une supposition invraisemblable ? interrompit le jeune homme d’un ton de tendre reproche.

— Les suppositions ne font pas naître les événements ; laisse-moi donc poursuivre : la pensée que ma mort entraînerait la tienne m’a déjà fait passer bien de cruelles heures, Luiz ! veux-tu rendre la tranquillité à mon esprit, la joie à mon cœur ? Eh bien ! jure-moi que si je m’en vais ayant toi, tu n’essayeras pas de me suivre !… Oh ! ce n’est pas tout encore !… Écoute-moi bien, Luis… Depuis que je t’ai vu pour la première fois, toutes les paroles que tu m’as adressées sont restées gravées dans ma mémoire… Je ne crois pas que tu aies prononcé un seul mot que j’aie oublié !… Luis, tu m’as jadis raconté ton amour pour la gloire ! tu m’as fait part des espérances qui t’ont conduit dans ces lointains pays !… Eh bien ! si Dieu me rappelle à lui, jure-moi que, loin de songer à un crime, car le suicide est un crime, Luis, tu reprendras tes anciens projets !

— Mais réellement, chère Antonia…

La jeune femme interrompit vivement son mari.

— Luis, s’écria-t-elle d’un ton suppliant, et qui prouvait quelle importance extraordinaire elle attachait à ce que sa prière fût accueillie, Luis, je t’en supplie à mains jointes, ne me refuse pas ! tu me rendrais si malheureuse ! Je sais bien que mon insistance peut te sembler puérile et te donner une triste opinion de mon caractère. Soit ; j’ai tort, j’en conviens ; mais ce serait peu généreux aussi de ta part de ne pas prendre en considération, ma faiblesse. Allons, Luis, montre-toi ce que tu es, le plus noble, le plus généreux des hommes ; jure-moi que, si je meurs, non-seulement tu n’attenteras pas à tes jours, mais que tu t’occuperas sans trêve et sans relâche de réaliser tes beaux rêves de gloire ! Luis, c’est à genoux que je sollicite de toi ce serment !

Antonia se laissa glisser du banc où elle était assise jusqu’aux genoux de son mari ; M. d’Ambron l’arrêta au milieu de ce mouvement, et la pressant contre sa poitrine :

— Cruelle enfant, murmura-t-il d’une voix que l’émotion rendait presque inintelligible, veux-tu donc me rendre fou de douleur ?

— J’attends ton serment, Luis, reprit la jeune femme avec une obstination singulière.

M. d’Ambron se leva, et étendant la main :

— Sur ce que j’ai de plus cher et de plus sacré au monde, sur mon amour pour toi, Antonia, dit-il d’une voix lente et grave, je jure que si tu quittes avant moi la terre, je viderai jusqu’à la lie, et sans essayer de l’éloigner de mes lèvres, le calice d’amertume que Dieu imposera à ma résignation. Je jure que, quoique détaché alors de toutes les passions terrestres, je n’en poursuivrai pas moins, par obéissance à mon serment et par respect à ta mémoire, les folles chimères qui ont séduit un instant la fougue de ma jeunesse !… Es-tu contente, Antonia ? N’as-tu pas un nouveau sacrifice à exiger de ma tendresse ?

— Oh ! merci, merci, mon noble, mon bon, mon adoré Luis, s’écria la jeune femme avec un élan d’indicible reconnaissance !… Non, je n’ai plus rien à te demander… je suis heureuse… bien heureuse !… Maintenant que tu as juré, Luis, je puis tout te dire, tout t’avouer… car je ne saurais avoir longtemps un secret pour toi !.. C’est un vilain, sentiment, ô mon Luis, qui m’a poussée à exiger de toi le serment solennel que tu viens de me faire ; c’est la jalousie ! Moi morte, Luis, tu aurais pu aimer une autre femme… Oh ! je sais bien que cette supposition est ridicule, sacrilège ; mais, que veux-tu ? ce n’est pas ma faute si cette crainte me torturait sans cesse ! Je disais donc, Luis, que tu aurais pu aimer une autre femme ! Eh bien ! la gloire est une rivale que je ne crains pas ! Tu ne l’aimeras jamais autant que moi !…

Antonia s’arrêta ; ses joues, naguère encore brillantes de toute la fraîcheur de la jeunesse, s’étaient subitement décolorées. Le jeune homme poussa un cri d’effroi et la soutenant par la taille :

— Qu’as-tu, Antonia ?… lui demanda-t-il avec angoisse.

— Je me meurs, Luis, répondit-elle doucement et en attachant sur lui un regard empreint d’un céleste amour. Oh ! ne te désole pas ainsi !… Luis !… La mort, quand on croit à la bonté de Dieu, n’a rien de terrible !… C’est une séparation insignifiante en comparaison de l’éternité !… L’éternité nous reste, ô mon Luis bien-aimé !… Oui… je comprends ton étonnement !… Tu ne t’expliques pas comment un changement aussi extraordinaire a pu se produire si soudainement dans l’état de ma santé ! Je vais te le dire, Luis… c’est que jusqu’à présent j’ai voulu être belle pour te plaire, et que je suis restée souriante pour ne pas t’attrister inutilement à l’avance. Maintenant, Luiz, je suis à bout de mes forces… Ne t’afflige pas ainsi. Mon mal était sans remède ; si j’avais dû être sauvée, ta tendresse m’aurait rendue à la vie. Dès l’heure fatale où mes lèvres touchèrent le poison, je fus sans espoir, je sentais que la mort était en moi. Luis, rentrons au rancho.

Antonia jeta un long, un dernier regard plein de regret sur le jardin embaumé où s’étaient passées les plus belles années de sa jeunesse ; puis, faisant un effort sur elle-même, elle s’arracha à cette vue et s’éloigna lentement en s’appuyant sur le bras de son mari.

Quelques heures plus tard, l’état de l’infortunée jeune femme avait empiré d’une façon effrayante, et qui ne laissait entrevoir aucune chance de guérison.

Un sommeil invincible abaissait ses paupières : c’était à peine si, de temps à autre, elle parvenait à ouvrir les yeux ; alors son regard cherchait celui du comte, et son sourire, empreint d’une joie céleste, donnait une expression de beauté surhumaine à son visage idéalisé par les approches de la mort !…

Quant à M. d’Ambron, son désespoir était trop grand pour se traduire par des cris et des sanglots ; il éprouvait une de ces muettes et incommensurables douleurs qui tiennent le milieu entre la léthargie et la démence.

Vers le milieu de la nuit, Antonia sortit de sa lourde torpeur.

— Luis, murmura-t-elle d’une voix faible, Joaquin Dick ne vient-il pas d’arriver au rancho ? Oh ! je voudrais bien le voir.

M. d’Ambron entendit cette question sans la comprendre. Toutefois un mot avait fixé vaguement son attention : le nom du Batteur d’Estrade.

— Joaquin Dick ! répéta-t-il avec un instinctif sentiment de jalousie… Mais ne suis-je pas là, Antonia ?

Le jeune homme n’avait pas achevé de prononcer cette phrase, que la porte s’ouvrait violemment et donnait passage au Batteur d’Estrade. Il s’arrêta sur le seuil, comme s’il venait d’être atteint par la foudre, et contempla pendant quelques instants en silence la jeune femme dont le teint semblait déjà se défleurir sous les baisers de la mort ; puis tout à coup, poussant un cri déchirant, il s’élança d’un seul bond jusqu’auprès du chevet du lit, et tomba à genoux.

— Antonia !

Cette action et ce cri rendirent à M. d’Ambron le sentiment de la réalité. Une vive rougeur empourpra son noble et mâle visage.

— Sortez, señor ! dit-il avec un ton d’autorité qui avait quelque chose de farouche. Mais sortez donc ! répéta-t-il presque aussitôt en voyant que le Batteur d’Estrade restait immobile !… À personne autre qu’à moi n’appartient le droit de rester ici ! La comtesse d’Ambron est ma femme…

— Antonia est ma fille ! s’écria Joaquin Dick en éclatant en sanglots.

Cet aveu, que la douleur arrachait à l’infortuné père, produisit un effet aussi inattendu que saisissant ; Antonia, comme si elle venait de s’arracher à l’étreinte suprême de la mort, se leva à moitié sur sa couche de douleur, et laissant tomber ses bras autour du cou de Joaquin Dick :

— Toi, mon père ? dit-elle. Oh ! c’est donc pour cela que je t’aimais tant ! Mon père, embrasse-moi et bénis-moi… je vais rejoindre ta Carmen !

Le reste de la nuit se passa dans un lugubre silence, que la respiration lente et cadencée d’Antonia ne troublait même plus, tant elle était faible. Joaquin Dick et M. d’Ambron, ayant chacun une de ses mains dans les leurs, se tenaient à genoux de chaque côté du lit, et s’efforçaient, de retenir les sanglots qui leur brisaient la poitrine. Un peu avant l’apparition de l’aube, la mourante sortit de nouveau de son sommeil. Cette fois, une adorable rougeur encadrait son visage comme d’une auréole. C’était le dernier éclat de la lampe prête à s’éteindre, les dernières lueurs de la vie.

— Luis ! mon Luis adoré ! dit-elle, n’oublie point ton serment !… Joaquin, mon père bien-aimé… ne pleure pas… ma mère m’appelle ! je vais la rejoindre… Je suis bien heureuse !… Luis !… Joaquin !… au revoir !…

Un souffle à peine sensible agita doucement les lèvres d’Antonia.

Le ciel comptait un ange de plus.

La minute qui suivit cet irréparable malheur ne fut qu’un seul sanglot. Tout à coup Joaquin se leva, et s’adressant à Antonia, comme si elle pouvait encore l’entendre :

— Ô mon enfant bien-aimée, dit-il avec une expression impossible à rendre, je te vois auprès de ma sainte et fidèle Carmen ; elle te sourit, elle t’embrasse, elle le conduit vers Dieu ! Antonia, si la honte que j’éprouvais de mon passé ne m’avait pas empêché de t’avouer que tu étais ma fille, je t’aurais sauvée, car tu ne te serais pas refusée à suivre ton père. Tu serais aujourd’hui resplendissante de santé et de bonheur. À présent, me débarrasser de la vie au prix d’une souffrance à peine sensible et qui n’aurait que la durée de l’éclair, ce serait une lâcheté et un crime. Je ne veux pas que Dieu me chasse comme un maudit, quand je viendrai lui redemander ma femme et mon enfant !…

Joaquin Dick fit une légère pause, puis étendant la main sur le cadavre de la jeune femme :

— Je jure sur toi, mon Antonia, ajouta-t-il d’une voix solennelle, de consacrer les jours qui me restent, hélas ! encore à vivre, à racheter mon passé, à me rendre digne de l’honneur d’avoir été ton père ! À partir de ce moment-ci, je cesse d’appartenir aux passions… j’appartiens aux malheureux ! Je suis l’humble serviteur de la souffrance !… l’esclave dévoué de l’infortune !… Le voyageur égaré ou mourant de faim, le malade qui lutte contre la mort, me trouveront toujours prêt à leur venir en aide !… Je veux, après avoir épouvanté le désert par mes violences, y donner le spectacle de mon repentir !

Pendant le premier mois qui suivit la mort d’Antonia, Joaquin Dick et M. d’Ambron n’échangèrent plus entre eux une seule parole. Chaque matin et chaque soir ils se rencontraient dans le berceau fleuri où la jeune femme s’était assise lors de sa dernière promenade, et où s’élevait alors son modeste tombeau.

Quant à Panocha, c’est une justice à lui rendre, il était réellement fort affligé ; il avait ôté la belle passementerie rouge qui ornait son dolman de deuil, et l’avait remplacée par un simple liséré violet.

Un soir, M. d’Ambron remarqua que Joaquin arrangeait sa valise de voyage.

— Vous allez partir, señor ? lui demanda-t-il.

— Oui, je compte me mettre demain eh route.

Le lendemain, au point du jour, le Batteur d’Estrade vint frapper à la porte de la chambre de son gendre.

— Luis, lui dit-il, Antonia vous a légué une lourde tâche à remplir ; vous devez avoir besoin d’argent…

— Oui, répondit le jeune homme avec une simplicité égale à celle qu’avait mise Joaquin à lui adresser cette question.

Le Batteur d’Estrade lui remit un petit papier plié en quatre que M. d’Ambron plaça dans sa poche sans même le regarder. Ce papier était une traite d’un million.

Les deux hommes descendirent ensemble dans la cour, montèrent à cheval, et s’éloignèrent en retournant plusieurs fois la tête vers le rancho. Après avoir franchi la distance d’une lieue, le Batteur d’Estrade s’arrêta :

— Où allez-vous, Luis ? demanda-t-il.

M. d’Ambron leva les yeux vers le ciel.

— Je vais chercher l’oubli dans la gloire, répondit-il lentement. Et vous, Joaquin ?

— Moi, le repos dans le repentir.

Les deux hommes s’embrassèrent, puis chacun d’eux s’éloigna dans une direction opposée.

M. d’Ambron avait lancé son cheval vers Guaymas, Gabilan galopait vers le désert.