Le Caucase (Dumas)/07

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Charlieu (p. 32-38).

CHAPITRE VII.

Russes et Montagnards.

Le lendemain, à notre retour de Tschervelone, avant de me présenter chez le colonel Chatikoff, j’envoyai chercher nos hiemchicks.

Moynet était dans le vrai : ils dirent que la gelée ayant augmenté, c’était maintenant trente roubles.

Je pris mon papack, je bouclai mon poignard, ce compagnon obligé de toute sortie, et je me présentai chez le colonel Chatikoff.

Il m’attendait depuis le moment où on lui avait remis ma carte. Il s’était couché la veille à près de minuit, comptant toujours que j’allais venir, et s’était levé au jour.

Il parlait à peine français ; mais, prévenue de mon arrivée, sa femme entra, et nous servit d’interprète.

C’est une fois de plus à constater, sous ce rapport, la supériorité de l’éducation des femmes sur celle des hommes en Russie.

Le colonel se doutait bien que j’avais quelque demande à lui faire, et se mit de lui-même à ma disposition. Je lui expliquai le besoin que j’avais de six chevaux pour gagner Kasafourte ; une fois à Kasafiourte, le prince Mirski, auquel j’étais recommandé, se chargerait de mes moyens de locomotion jusqu’à Theriourth, où je retrouverais la poste.

J’avais deviné juste, le colonel m’offrit toute son écurie : seulement il prétendit que les chevaux ne seraient prêts à partir que lorsque j’aurais déjeuné avec lui.

J’acceptai, mais à la condition que l’invitation me serait renouvelée par ce charmant bambin de dix ans qui connaissait M. Dumas, et avait lu Monte-Cristo.

On ouvrit la porte qui conduisait à ses appartements ; il avait l’œil collé à la serrure, on n’eut qu’à le faire entrer.

Ce qu’il y avait d’extraordinaire, c’est qu’il ne parlait pas français, et avait lu Monte-Cristo en russe.

En déjeunant, la conversation tomba sur les armes. Le colonel vit que j’étais grand amateur ; il se leva et alla me chercher un pistolet tchetchen, monté en argent, et qui, outre sa valeur matérielle, avait une valeur historique.

C’était le pistolet du naïb lesguien Meelkoum-Radjah, tué par Prinée-Chamisoff, sur la ligne lesguienne.

Pendant le déjeuner, le colonel avait envoyé les six chevaux prendre notre tarantasse et notre télègue, et commandé une escorte de quinze hommes, dont cinq Cosaques du Don et dix Cosaques de la ligne.

Les voitures et l’escorte vinrent nous recevoir à sa porte.

Je pris congé de lui, de sa femme et de l’enfant, avec une véritable reconnaissance. L’hospitalité russe, au lieu de se démentir, semblait devenir plus large et plus prévenante au fur et à mesure que je m’approchais du Caucase.

Le colonel s’informa si nous étions armés, si nos armes étaient en état, fit de sa bouche un petit discours à notre escorte, et nous nous mîmes en route, nos cinq Cosaques du Don faisant avant-garde, et nos dix Cosaques de la ligne galopant aux deux côtés de nos voitures.

Nos deux hiemchicks nous regardaient partir d’un air consterné ; ils étaient revenus proposer de nous conduire pour dix-huit roubles et même pour seize, mais Kalino leur avait répété en excellent russe ce que je leur avais déjà dit en mauvais, et ils se l’étaient, cette fois, tenu pour dit, et bien dit.

Ils s’étaient alors rabattus sur notre jeune officier de Derbent, avec lequel ils avaient d’abord fait prix à douze roubles, puis qu’ils n’avaient plus voulu conduire que pour dix-huit. Craignant qu’il ne leur échappât comme nous, ils en étaient revenus à la somme primitive.

Il en résulta que notre jeune officier, après avoir fait prendre à sa kibick la place intermédiaire qui lui était destinée entre la tarantasse et la télègue, était monté avec Kalino sur la banquette de devant de notre tarantasse, et que notre escorte s’était augmentée, non-seulement d’un brave officier, mais d’un bon compagnon.

Sans compter le cuisinier arménien qui faisait si bien le schislick.

À cinq cents pas des dernières maisons de Schoukovaïa, nous retrouvâmes notre éternel Téreck qui nous barrait la route pour la dernière fois, et qui traçait la limite des États russes entièrement soumis.

De l’autre côté, nous étions en pays ennemi ; non pas en pays conquis, mais en pays qu’on est en train de conquérir.

Une fois le pont que nous avions devant les yeux franchi, tout homme que nous rencontrions sur la route pouvait avoir sans remords, dans son fusil, une balle à notre disposition.

Aussi, au bas du pont, bâti par le comte Woronsow, et qui se dresse par une pente extrêmement-rapide, existe-t-il une barrière près de laquelle s’élève un corps de garde et veille une sentinelle.

Aucun voyageur ne passe plus seul ; si c’est un personnage considérable, il doit avoir une escorte ; s’il appartient au commun des martyrs, il doit attendre l’occasion.

Au delà du pont, la ligne est franchie.

La ligne est tracée par le Kouban et le Téreck, c’est-à-dire par les deux grands fleuves qui descendent du versant septentrional du Caucase, et qui, partis presque de la même base, bifurquent dès leur naissance et vont se jeter, le Téreck dans la mer Caspienne, le Kouban dans la mer Noire.

Figurez-vous une immense accolade s’allongeant à la base d’une chaîne de montagnes, prenant sa source au pied du mont Kouban, et allant aboutir, à l’est, à Kisslarr, à l’ouest, à Taman.

Sur cette double ligne, de quatre lieues en quatre lieues, des forteresses.

Au milieu, c’est-à-dire à la base de la double accolade, formée par les deux fleuves, le passage du Darial.

Puis, au fur et à mesure que la conquête fait des progrès, des fortins se détachant pour ainsi dire des forteresses, et marchant en avant, des postes se détachant des fortins, et marchant en avant encore, enfin, des sentinelles se détachant des postes et marquant cette limite douteuse de la puissance russe, limite qu’à chaque instant quelque excursion montagnarde recouvre comme une sanglante marée. De Schumaka, où les Lesguiens enlèvent trois cents négociants en 1712, jusqu’à Kisslarr, où Kasi-Moullah coupe sept mille têtes en 1831, il n’existe pas une sagène de cette immense ceinture qui n’ait sa tache de sang.

Si ce sont des Tatars qui sont tombés là où vous passez vous-même et où vous risquez de tomber à votre tour, des pierres se dressent, plates, allongées, surmontées d’un turban et surchargées de caractères arabes, qui sont à la fois la louange du mort et l’appel de vengeance fait à sa famille.

Si ce sont des chrétiens, c’est la croix, symbole au contraire de pardon et d’oubli.

Mais croix chrétienne et pierre tatare sont si fréquentes sur la route, que de Kisslarr à Derbent on croirait marcher dans un vaste cimetière.

Les endroits où elles manquent, comme par exemple de Kasafiourte à Theriourte, c’est que le danger est tel, que nul n’a osé aller creuser une fosse aux morts et dresser soit une pierre, soit une croix sur leurs tombes.

Là, les corps ont été abandonnés aux chacals, aux aigles et aux vautours ; là, les os humains blanchissent au milieu des squelettes des chevaux et des chameaux, et comme la tête, ce signe caractéristique de la race animale pensante, a été emportée par le meurtrier, ce n’est qu’après un examen, qu’il est toujours dangereux de prolonger, que l’on reconnaît à quels débris on a affaire.

Non pas que les montagnards ne fassent pas de prisonniers ; au contraire, c’est là leur grande spéculation, leur principal commerce ; les schaskas kabardiennes, les bourkas tcherkesses, les kangiars tchetchens et les draps lesguiens ne sont que des industries tout à fait secondaires.

On garde les prisonniers jusqu’à ce que leurs familles aient payé rançon ; s’ils se lassent, s’ils essayent de se sauver, alors les montagnards ont un moyen à peu près sûr pour empêcher que la tentative se renouvelle.

Ils fendent la plante des pieds du prisonnier avec un rasoir, et dans chaque blessure introduisent du crin haché.

Lorsque la famille des prisonniers refuse de payer rançon, ou n’est point assez riche pour satisfaire aux exigences des montagnards, ces prisonniers sont envoyés au marché de Trébizonde et vendus comme esclaves.

Aussi, de part et d’autre, des actions d’un héroïsme merveilleux ressortent- elles de cette guerre à mort.

Dans toutes les stations de poste, on trouve une gravure représentant un fait d’armes devenu aussi populaire en Russie que notre défense de Mazagran l’est en France.

Cette gravure représente un colonel se défendant, avec une centaine d’hommes, derrière un rempart de chevaux tués contre quinze cents montagnards [1].

Le général Soussloff, alors lieutenant-colonel, se trouvait au village de Tschervelone.

Le 24 mai 1846, il fut averti qu’un corps de quinze cents Tchetchens était descendu des montagnes et s’était emparé du village d’Acboulakiourth, mot à mot le village aux lames de fer.

Le général commandant le flanc gauche, le général Freytay, était à Grosnaïa, construction du général Yermoloff.

D’habitude, lorsque les montagnards opèrent en nombre trop considérable pour que les petits postes cosaques s’opposent aux opérations, on avise le général et on attend ses ordres.

L’ordre arriva de Grosnaïa au lieutenant-colonel Sousloff de se porter à la rencontre des Tchetchens, avec promesse d’être soutenu par deux bataillons d’infanterie et deux pièces de canon.

Lorsque cet ordre arriva, déjà soixante-dix chevaux étaient réunis et les Cosaques prêts.

Le lieutenant-colonel partit avec ses soixante-dix Cosaques. Mais après trente et une verstes de course enragée, en arrivant au bac d’Amir-Adjourk, les trente mieux montés restaient seuls, les autres étaient restés en route.

Là on trouva sept Cosaques du Don et quarante de la ligne. Ces quarante-sept hommes joignirent les trente arrivant et passèrent le bac.

L’ennemi avait déjà quitté le village d’Acboulakiourth, emmenant ses prisonniers ; il avait passé à une verste du bac, et cinq pièces de gros calibre avaient fait feu sur lui par-dessus le Téreck.

Le lieutenant-colonel passa le bac avec quatre-vingt-quatorze hommes, dont sept officiers, parmi lesquels son aide de camp Fidiouskine et le major Kampkoff, son frère d’armes. Ce qui avait surtout déterminé le colonel à opérer son passage, c’est qu’il avait entendu des coups de canon tirés de Kourinsky, et qu’il avait pensé que ces coups de canon étaient tirés par les deux bataillons d’infanterie et les deux pièces d’artillerie annoncés.

Le lieutenant-colonel Soussloff, quoique la canonnade eût cessé, s’était donc mis à la poursuite de quinze cents Tchetchens avec quatre-vingt-quatorze Cosaques.

Voyant cependant qu’on n’entendait plus le canon, qu’on ne distinguait plus la fumée, il envoya vingt-cinq hommes sur un mamelon dominant la plaine, pour tâcher de découvrir ce qui se passait à l’horizon.

Les Tchetchens, en voyant les vingt-cinq éclaireurs couronner la petite éminence, envoient quatre-vingts hommes qui les culbutent et les ramènent, avec l’officier qui les commandait, au corps principal.

Ce fut alors que les Tchetchens qui poursuivaient les vingt-cinq Cosaques virent à quel petit nombre d’ennemis ils avaient affaire, et rapportèrent cette nouvelle à leurs compagnons.

On résolut d’avaler cette bouchée d’hommes, et le commandant des Tchetchens ordonna de faire volte-face et de débarrasser la plaine de ces imprudents ou de ces curieux.

Le lieutenant-colonel Soussloff vit venir à lui tout ce gros détachement.

Il assembla à l’instant même son petit conseil de guerre ; pas un instant il ne fut question de fuir, mais quatre-vingt-quatorze hommes, attendant l’attaque de quinze cents, pouvaient bien se demander de quelle façon ils devaient mourir.

Le résultat du conseil, tenu par l’aide de camp et le major, fut qu’on ferait faire aux chevaux un grand cercle, que les hommes se placeraient derrière les animaux et appuieraient, pour assurer la direction de leur feu, les fusils sur la selle.

La manœuvre fut exécutées puis, à haute voix, le général cria à ses hommes :

— Ne tirez qu’à cinquante pas !

Les Tchetchens arrivaient comme une trombe. Lorsqu’ils furent à cinquante pas à peu près, le lieutenant-colonel cria : Feu !

L’ordre fut exécuté ; la petite troupe se trouva enveloppée d’un nuage de fumée qui s’enleva lentement.

On ne pourrait juger de l’effet que lorsqu’on y verrait clair.

Lorsqu’on put percer le mur de vapeur, on se vit complétement entouré, excepté par un côté : c’est l’habitude des Tchetchens de laisser toujours une issue à la fuite de l’ennemi, pour ne pas le désespérer.

D’ailleurs, avec leurs excellents chevaux, ils sont toujours sûrs de rejoindre les fuyards et, les prenant à la débandade, d’en avoir bon marché.

Personne ne bougea : cette issue ouverte était un piége connu.

On avait affaire à des hommes qui, trouvassent-ils leur salut dans la fuite, ne voulaient pas fuir.

La fusillade alors s’engagea également vive des deux côtés, mais de la part des Tchetchens elle était peu meurtrière, les chevaux des assiégés formant rempart.

Au bout d’une heure et demie, vingt chevaux seulement restaient debout.

Le cercle s’était resserré, et les hommes, enfermés dans le cercle, continuaient de tirer.

Les Tchetchens alors se glissèrent en rampant jusqu’à vingt ou vingt-cinq pas des Cosaques, et visèrent aux jambes des hommes entre les jambes des chevaux.

Ce fut alors que l’aide de camp Fidiouskine reçut une balle qui lui cassa la cuisse.

Soussloff vit, au mouvement que lui arracha la douleur, qu’il était touché.

— Tu es blessé ? lui dit-il.

— Oui, j’ai la cuisse cassée, répondit celui-ci.

— N’importe, lui répondit le colonel ; accroche-toi à moi, accroche-toi à ton cheval, accroche-toi à quoi ou à qui tu pourras, mais ne tombe pas ; on te sait un des plus braves de nous tous ; en te voyant tomber on te croirait tué, et cela démoraliserait nos hommes.

— Soyez tranquille, répondit le blessé, je ne tomberai pas.

Et en effet, il resta debout ; seulement, ce fut en lui-même qu’il trouva son point d’appui, le courage [2].

Dès le commencement du combat, le colonel Soussloff avait reçu une balle dans son fusil : l’arme, brisée entre ses mains, lui était devenue inutile.

Au bout de deux heures de combat, il ne restait plus en moyenne que deux cartouches à chaque homme et quarante que le général avait forcément économisées.

On prit les cartouches des morts et des blessés hors de combat, et l’on fit une nouvelle distribution.

Par un miracle, le colonel Soussloff et le major Kampkoff n’avaient ni l’un ni l’autre aucune blessure.

Les Tchetchens en étaient arrivés à la rage de ne pouvoir entamer, fusiller, exterminer, cette poignée d’hommes.

Ils s’avançaient jusque sur ce rempart de chair, et saisissant les chevaux par la bride, essayaient de briser un anneau de la chaîne vivante et invincible qu’ils formaient. Un ouradnik nommé Vioulkoff coupa le bras d’un Tchetchen avec sa schaska.

Le général Sousloff, réduit à la sienne pour toute arme, défendait, non pas lui, lui s’était complétement oublié, mais son cheval, qu’il aimait beaucoup. L’animal avait reçu sept balles. Le général lui soutenait sa tête dans sa main gauche et frappait de sa main droite avec sa terrible schaska tout ce qui approchait de lui.

Il est vrai que c’était une lame merveilleuse, une de ces lames apportées au seizième siècle [3] par les Vénitiens au Caucase.

Le colonel, sur ses quatre-vingt-quatorze Cosaques, avait cinq hommes tués et soixante-quatre blessés, qui se pansaient eux-mêmes avec leurs chemises déchirées, et qui, tant qu’ils pouvaient continuer le feu, restaient debout.

Après deux heures huit minutes de cette lutte sans exemple, que suivait le colonel la montre à la main, pour savoir pour combien de temps et de balles il avait encore des hommes et des chevaux, on entendit le canon dans la direction de Kourinsky.

En même temps les Cosaques fatigués, restés en arrière au bac d’Amir-Adjourk, arrivèrent au galop.

Une quarantaine d’hommes environ, entendant cette fusillade et devinant cette résistance, venaient se joindre aux combattants et se jetèrent dans le cercle de fer, ou plutôt dans la fournaise de flammes.

Ce canon que l’on entendait, c’était celui du détachement du général Mudell, qui, jusque-là, s’était trompé de direction.

— Courage, enfants ! voilà du secours qui nous arrive de deux côtés, s’écria Soussloff.

En effet, le secours arrivait : il était temps, sur quatre-vingt-quatorze hommes, soixante-neuf étaient hors de combat.

Les Tchetchens, voyant poindre la colonne du général Mudell, et entendant les coups de canon d’encouragement qui allaient se rapprochant, firent une dernière décharge et s’envolèrent vers leurs montagnes comme une bande de vautours.

Le général Mudell trouva les braves Cosaques du général Soussloff à bout de poudre et de balles, presque à bout de sang.

Alors seulement ils respirèrent, alors seulement l’aide de camp Fidiouskine, qui était resté debout trois quarts d’heure avec sa cuisse cassée, finit, non point par tomber, mais par se coucher.

Avec les lances des Cosaques on fit des brancards pour les hommes qui, à cause de la gravité de leurs blessures, ne pouvaient supporter le pas du cheval, et l’on se mit en marche pour Tschervelone.

Le cheval du général, son pauvre cheval blanc qu’il aimait tant, et qui avait reçu treize balles, fut ramené à petites journées.

Cinq blessés moururent le lendemain.

Le cheval mourut seulement trois semaines après.

Le colonel Soussloff reçut, pour cette magnifique affaire, la croix de Saint-Georges.

Mais ce n’était point assez, quoiqu’en Russie la croix de Saint-Georges soit beaucoup. Le comte Woronzoff, gouverneur du Caucase, lui écrivit cette lettre :

« Mon cher Alexandre Alexiowitch,

» Permettez-moi de vous féliciter de la réception de la croix de Saint-Georges, et de vous prier d’accepter la mienne, jusqu’à ce que vous receviez la vôtre de Pétersbourg.

» Au rapport du général Freytay sur votre héroïque affaire avec les Cosaques de Grebenskoï qui sont sous votre commandement, la joie et l’admiration ont éclaté dans Tiflis ; — si bien que les chevaliers de Saint-Georges ont demandé à l’unanimité que vous receviez cet ordre si estimé dans les armées russes. Je tâcherai de faire récompenser tous ceux qui sont avec vous, en ayant surtout en vue le respectable major Kampkoff.

 » Adieu, mon cher Alexandre Alexiowitch. Ma femme vient d’entrer dans ma chambre, et, apprenant que je vous écris, me prie de vous saluer de sa part avec l’estime la plus profonde. »

J’avais pris et écrit ces détails sur les lieux mêmes ; j’avais gravi le petit monticule, le seul qui, à trente verstes à la ronde, domine la plaine ; mes Cosaques, enfin, qui gardaient un religieux souvenir de cette brillante affaire, m’avaient montré l’emplacement de cet autre Mazagran, et après avoir visité toute la ligne gauche, j’étais arrivé à Tiflis, après avoir coupé le cap de l’Apcheron, visité Bakou, Schumaka et Tcherské-Kalotzy, lorsqu’au détour d’une rue, le baron Finot, consul de France, auquel je donnais le bras, après avoir salué un officier qui nous croisait, me dit :

— Vous savez qui je viens de saluer ?

— Non. Je suis ici depuis avant-hier, comment voulez-vous que je connaisse quelqu’un ?

— Oh ! vous connaissez celui-là, j’en suis sûr, de nom au moins : c’est le fameux général Soussloff.

— Comment ! le héros de Tschoukovaïa ?

— Vous voyez bien que vous le connaissez.

— Je crois bien, que je le connais ; j’ai écrit toute son histoire avec les Tchetchens. Dites-moi…

— Quoi ?

— Pouvons-nous lui faire une visite ? puis-je lui lire ce que j’ai écrit sur lui, et lui demander de rectifier mon récit, si je me suis écarté de la vérité ?

— Parfaitement ; je vais, en rentrant, lui faire demander son heure et son jour.

Le jour même le baron avait sa réponse ; le général Soussloff nous recevrait le lendemain, à midi.

Le général est un homme de quarante-cinq ans, petit de taille, mais trapu, mais vigoureux, très-simple de manières, et qui s’étonna beaucoup de mon admiration pour une chose aussi simple que celle qu’il avait faite.

Tout était exact, et le général n’ajouta aux détails que je possédais déjà que la lettre du comte Woronzoff.

Au moment de le quitter je m’approchai, selon ma mauvaise habitude, d’un trophée d’armes qui attirait mes yeux ; ce trophée était particulièrement composé de cinq schaskas.

Le général les détacha pour me les montrer.

— Laquelle aviez-vous à Tschoukovaïa, général ? lui demandai-je.

Le général me présenta la plus simple de toutes ; je la tirai du fourreau, la lame me frappa par son caractère d’antiquité. Elle portait gravée cette double devise, à peu près effacée par le temps et par l’émoulage de la lame : — Fide, sed cui vide ; — et de l’autre côté : — pro fide et patria. — Ma qualité d’archéologue me permit de déchiffrer ces huit mots latins, j’en donnai l’explication au général.

— Eh bien, me dit-il, puisque vous avez déchiffré ce que je n’avais jamais pu lire, la schaska est à vous.

Je voulus refuser ; j’insistai, en disant que je n’étais en aucune façon digne d’un pareil cadeau.

— Vous la croiserez avec le sabre de votre père, me dit le général, c’est tout ce que je vous demande.

Force me fut d’accepter.

De leur côté les montagnards ont aussi leurs éphémérides, non moins glorieuses que celles des Russes.

L’une d’elles est cette même prise d’Akhulgo, où Chamyll fut séparé de son fils Djemmal-Eddin, que nous verrons revenir au Caucase en échange des princesses Tchawichavadzé et Orbéliani.

Chamyll avait compris, avec sa vive et profonde intelligence, la supériorité des fortifications européennes cachées au ras de terre sur les fortifications asiatiques, qui ne semblent élevées que pour servir de but au canon ; il avait choisi pour sa résidence l’aoul d’Akhulgo, situé sur un pic isolé, entouré d’abîmes à donner le vertige, et dominé seulement par des rochers dont on regardait l’ascension comme impossible.

Sur ce pic isolé, des ingénieurs polonais, qui étaient allés poursuivre au Caucase la guerre de Varsovie, avaient établi un système de fortifications que Vauban ou Haxo n’eussent point désavoué.

Akhulgo contenait en outre une grande quantité de vivres et de munitions.

Le général Grabbé résolut, en 1839, d’aller attaquer Chamyll jusque dans cette aire d’aigle.

On regardait la chose comme impossible ; il fit alors ce que font les médecins aventureux dans les cas désespérés.

Il prit la responsabilité.

Il jura par son nom, et Grabbé veut dire tombeau, qu’il prendrait Chamyll mort ou vif.

Puis il partit.

Chamyll fut instruit par ses espions de la marche de l’armée russe, il ordonna aux Tchetchens de la harceler tout le long du chemin, au commandant d’Arguani de la retenir le plus longtemps possible devant ses murailles, et aux chefs des Avares, sur lesquels il croyait pouvoir compter plus sûrement, de disputer pied à pied le passage du Koassou.

Lui attendrait dans sa forteresse d’Akhulgo l’ennemi, qui ne viendrait probablement point jusque-là.

Chamyll se trompait : les Tchetchens retardèrent à peine l’armée d’une marche ; Arguani lui fit perdre deux jours seulement, et le passage du Koassou, que l’on croyait inexpugnable, fut forcé à la première attaque.

Du haut de son rocher, Chamyll vit donc venir les Russes. Le général Grabbé fit le blocus de la place, il espérait affamer Chamyll et le forcer de se rendre.

Le blocus dura deux mois, et le général Grabbé apprit que Chamyll avait des vivres pour six mois encore.

Il fallait risquer l’assaut.

Pendant le blocus, le général Grabbé n’avait pas perdu son temps, il avait fait creuser des chemins dans le granit, élevé des bastions sur des saillies de rocher que l’on croyait inaccessibles, jeter des ponts sur des précipices.

Cependant, aucun des points sur lesquels on était parvenu ne dominait encore la citadelle.

Le général avisa une espèce de saillie sur laquelle on ne pouvait arriver qu’en escaladant la montagne du côté opposé, et en y descendant, à l’aide de cordes, canons, caissons et artilleurs.

Un matin, la plate-forme était occupée par les Russes, qui y signalèrent leur présence en foudroyant la citadelle.

Alors l’assaut fut ordonné, et le 17 août, les sapeurs russes franchirent les remparts de l’ancienne Akhulgo.

Les Russes avaient laissé quatre mille hommes au pied de ces remparts qu’ils venaient enfin d’emporter.

Mais restait la nouvelle Akhulgo, c’est-à-dire la forteresse.

Le général Grabbé ordonna l’assaut.

Chamyll, avec son costume blanc, était sur les remparts.

Chacun payait de sa personne, le général d’un côté, l’Iman de l’autre.

Ce jour-là fut un jour de carnage, comme jamais les aigles et les vautours qui planaient sur les cimes du Caucase n’en avaient vu.

On nageait dans le sang ; les échelons à l’aide desquels on escaladait la brèche étaient formés chacun d’un cadavre.

Plus de musique guerrière pour encourager les combattants, elle était éteinte.

Le râle des mourants lui avait succédé.

Un bataillon tout entier gravissait un sentier escarpé, un énorme rocher, roulé à force de bras au sommet du sentier, sembla tout à coup se détacher de sa base de granit, comme si la montagne, de son côté, se mettait à combattre pour montagnards, descendit la pente, mugissant et terrible comme le tonnerre, et emporta un tiers du bataillon.

Ceux qui restaient, accrochés aux saillies du roc, aux racines des arbres, levèrent alors la tête, et virent le sommet de la montagne d’où venait de se précipiter l’avalanche de granit, couronné de femmes échevelées et à demi nues, brandissant des sabres et des pistolets.

L’une d’elles, ne trouvant plus de pierres à faire rouler sur eux, et voyant qu’ils continuaient de monter, leur jeta son enfant après lui avoir brisé la tête contre le rocher.

Puis, avec une dernière imprécation, se précipita elle-même et tomba respirant encore au milieu d’eux.

Les Russes montaient toujours, ils atteignirent le haut du rempart, et la nouvelle Akhulgo fut prise comme l’ancienne.

Sur trois bataillons du régiment du général Paskewitch, que l’on appelait le régiment des petits comtes, il resta de quoi en reformer un, encore lui manqua-t-il une centaine d’hommes.

Le drapeau russe flottait sur Akhulgo, mais Chamyll n’était pas pris.

On chercha parmi les cadavres, Chamyll n’était pas mort.

Des espions assurèrent qu’il s’était réfugié dans une caverne qu’ils indiquèrent, on fouilla la caverne, Chamyll n’y était pas.

Par où avait-il fui ? comment avait-il disparu ? quel aigle l’avait enlevé dans les nuages ? quel gnome lui avait ouvert un chemin à travers les entrailles de la terre ? nul ne le sut jamais. Mais, comme par miracle, il se retrouva à la tête des Avares, à la tête de ses plus fidèles naïbs, et plus que jamais les Russes entendirent répéter autour d’eux :

« Allah n’a que deux prophètes, le premier se nomme Mahomet, le second Chamyll. »

Inutile de dire que les peuplades du Caucase poussent, à peu près toutes sans exception, la bravoure jusqu’à la témérité ; aussi, dans cette vie de luttes éternelles, la seule dépense du montagnard est-elle pour ses armes.

Tel Tcherkesso, Lesguien ou Tchetchen qui a ses vêtements en lambeaux, a un fusil, une schaska, un kingiar et un pistolet qui valent deux ou trois mille roubles.

Aussi, canons de fusil, lames de poignard et de schaska portent-ils soigneusement le nom ou le chiffre de leur fabricant.

On m’a donné des poignards dont la lame de fer valait vingt roubles, et dont la monture en argent n’en valait que quatre ou cinq.

J’ai une schaska, échange que j’ai fait pour des revolvers avec Mahammed-Khan, dont la lame, dans le pays même, était estimée quatre-vingts roubles, c’est-à-dire plus de trois cents francs.

Le prince Tarkanoff m’a fait cadeau d’un fusil dont le canon seul, sans la monture, vaut cent roubles, deux fois plus qu’un canon à deux coups de Bernard.

Quelques montagnards ont des lames d’épée droites qui viennent des croisés ; ceux-là portent encore la cotte de mailles, la targe et le casque du treizième siècle ; ceux-là ont encore sur la poitrine la croix rouge avec laquelle, chose qu’ils ignorent complétement, leurs ancêtres ont pris Jérusalem et Constantinople.

Ces lames font feu comme un briquet, coupent la barbe comme un rasoir.

Mais l’objet pour lequel le montagnard ne néglige rien, c’est son cheval, En effet, le cheval du montagnard est son arme offensive et défensive la plus importante.

Si déchiquetée qu’elle soit, la toilette du montagnard est toujours, sinon élégante, du moins pittoresque. Elle se compose du papack noir ou blanc, de la tcherkesse, avec la double cartouchière sur la poitrine, du pantalon large, serré à partir du genou dans des guêtres étroites et de deux couleurs, de bottes rouges ou jaunes avec des babouches de la même nuance, et d’une bourka, espèce de manteau non-seulement à l’épreuve de la pluie, mais de la balle, jetée sur le tout.

Quelques-uns poussent la recherche jusqu’à faire venir de Linchoran des bourkas en plumes de pélican qui leur reviennent à soixante, à quatre-vingts et même à cent roubles.

J’ai une de ces bourkas, merveille de travail, et qui m’a été donnée par le prince Bagration.

Lorsque le montagnard passe vêtu ainsi, monté sur son infatigable petit cheval, que l’on croirait natif du Nedj ou du Sahara, il est vraiment magnifique à voir.

Plus d’une fois il a été prouvé que des bandes tcherkesses ont fait dans une même nuit cent vingt, cent trente et même cent cinquante verstes, Ces chevaux gravissent ou descendent au galop toujours des pentes qui semblent impraticables, même à un homme à pied. Aussi le montagnard poursuivi ne regarde jamais devant lui. Si quelque ravin traverse son chemin, si profond qu’il craigne que la vue de cet abîme effraye son cheval, il détache sa bourka, lui enveloppe la tête, et criant Allah y Allah, il s’élance presque toujours impunément dans des précipices de quinze à vingt mètres de profondeur.

Hadji-Mourad, dont nous raconterons plus tard l’histoire, fit un de ces sauts de cent vingt pieds.

Il est vrai qu’il se brisa les deux jambes.

Le montagnard, comme l’Arabe, défend jusqu’à la dernière extrémité le corps de son compagnon tué ; mais c’est à tort qu’on dit qu’il ne l’abandonne jamais.

Nous avons laissé, un peu avant de l’aoul d’Helly, le corps d’un chef tchetchen et les cadavres de quatorze des siens dans un fossé.

Je possède le fusil de ce chef, il m’a été donné par le régiment de montagnards indigènes du prince Bagration.

  1. C’est le lieutenant-colonel, aujourd’hui le général Soussloff.
  2. L’officier russe est, sous ce rapport, un modèle non-seulement de courage, mais de volonté. Nous lisions cette nuit, dans l’excellent ouvrage de Busancourt sur la campagne de Crimée, le fait suivant :

    « Le ravage que causa le premier feu de ces batteries fut immense ; la

    distance était si rapprochée que l’on distinguait parfaitement ce qui se

    passait dans cette colonne et le désordre qu’y jetait notre artillerie. Un officier russe, se tenant au plus fort du danger, courait de rang en rang, appelant les soldats que cette attaque imprévue avait désunis, les saisissant par les mains et reformant les pelotons avec un acharnement de courage indicible.

    » — Le brave officier ! s’écria le général Bousquet, emporté par cette admiration que cause toujours au soldat le vrai courage. Si j’étais près de lui je l’embrasserais. »

  3. Le général Soussloff m’a donné cette schaska historique ; je dirai où, comment, à quelle occasion, sans connaître l’immense valeur qu’elle avait pour moi, un amateur d’armes, en la voyant entre mes mains, l’estimait deux cents roubles,