Le Caucase (Dumas)/08

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Charlieu (p. 38-42).

CHAPITRE VII.

Les oreilles tatares et les queues de loup.

Revenons à notre pont.

Grâce à notre escorte, nous le franchîmes sans difficultés, et il ne nous arrêta que le temps nécessaire à Moynet pour en faire un dessin.

Pendant ce temps, nos Cosaques nous attendaient sur son point culminant, et faisaient un excellent effet en se détachant en vigueur sur les cimes neigeuses du Caucase qui formaient le fond du tableau.

Ce pont est d’une hardiesse merveilleuse : il s’élève non-seulement au-dessus du fleuve, mais au-dessus de ses deux rives, à une hauteur de plus de dix mètres. C’est une précaution contre la crue des eaux ; en mai, juin et août, tous les fleuves débordent et changent les plaines en lacs immenses.

Pendant ces inondations, les montagnards descendent rarement dans la plaine ; mais cependant quelques-uns, plus hardis que les autres, n’interrompent pas leurs excursions.

Alors ils passent, hommes et chevaux, le fleuve débordé sur des outres. L’outre qui soutient le cheval contient les sabres, les pistolets et les poignards.

Le fusil, que le montagnard ne quitte jamais, est porté par lui, en nageant, au-dessus de sa tête.

C’est l’époque la plus dangereuse pour les prisonniers. Attachés par un licol à la queue du cheval, abandonnés par le montagnard qui est obligé de s’occuper de sa propre sûreté, presque toujours ils se noient en traversant le fleuve, qui alors a une verste de large.

Une fois le pont traversé, nous nous trouvâmes dans une vaste plaine inculte, nul n’osant labourer ce terrain, qui n’est plus aux montagnards, mais qui n’est pas encore aux Russes.

La plaine était couverte de perdrix et de pluviers.

Comme la journée était de trente-cinq à quarante verstes seulement, nous crûmes pouvoir nous donner le plaisir de la chasse. Nous descendîmes de notre tarantasse ; et, Moynet d’un côté du chemin et moi de l’autre, suivis chacun de quatre Cosaques de la ligne, nous nous mîmes à gagner notre dîner à la sueur de notre corps.

Au bout d’une demi-heure, nous avions quatre ou cinq perdrix et cinq ou six pluviers.

À l’autre bout de la plaine, une petite troupe de dix ou douze hommes armés commençait à apparaître. Quoiqu’elle vint à trop petits pas pour être une troupe ennemie, nous n’en remontâmes pas moins en voiture, en substituant les balles à notre plomb. Souvent les montagnards, dont le costume est le même absolument que celui des Tatars de la plaine, ne se donnent point la peine de s’embusquer : ils suivent la route, et restent inoffensifs ou deviennent offensifs selon que l’occasion se présente.

La troupe qui venait à nous se composait d’un prince tatar et de sa suite, Le prince pouvait avoir trente ans ; les deux noukers qui le suivaient portaient chacun un faucon sur le poing.

Un peu plus loin nous distinguâmes une autre troupe, mais suivant le même chemin que nous. Seulement, comme elle se composait de charrettes et de fantassins marchant au pas, nous gagnâmes sur elle et la rejoignîmes bientôt.

Ceux à qui ces fantassins servaient d’escorte étaient des ingénieurs se rendant à Temir-Khan-Choura pour bâtir une forteresse.

On serre de plus en plus la ceinture de Chamyll, qu’on espère finir par étouffer dans quelque étroite vallée.

En arrivant à Casafiourte, nous allions nous trouver à une demi-lieue de ses avant-postes, à cinq lieues de sa capitale.

Depuis Kisslarr, le chemin, comme le paysage, changeait complétement d’aspect ; au lieu d’être uni et tracé en ligne droite comme celui qui nous avait conduits d’Astrakan à Kisslarr, il était plein de détours nécessités par ces mouvements de terrain que l’on rencontre toujours à l’approche des montagnes, et n’était plus que montées et descentes. Seulement, montées et descentes étaient si rapides, si pleines de pierres, qu’un cocher européen eût jugé la route impraticable et fût revenu sur ses pas, tandis que notre hiemchick, sans s’inquiéter des essieux de notre tarantasse et des vertèbres de nos corps, lançait à chaque descente ses chevaux à un tel galop, que du même élan ils se trouvaient remontés de l’autre côté.

Plus la descente était rapide, plus de la parole et du fouet notre hiemchick pressait ses chevaux.

Il faut avoir une voiture de fer et un corps d’acier pour résister à de pareilles secousses.

Vers deux heures de l’après-midi, nous aperçûmes Kasafiourte. Notre hiemchick redoubla de vitesse. Nous passâmes la rivière Garah-Sou [1] à gué, et nous nous trouvâmes dans la ville.

À quatre ou cinq verstes de Kasafiourte, nous avions dépêché un de nos Cosaques pour s’enquérir de notre logement. Nous le trouvâmes en entrant dans la ville. Il nous attendait avec deux officiers du régiment de Kabarda, qui, ayant su que c’était pour moi que l’on cherchait un gîte, n’avaient pas voulu permettre au Cosaque d’aller plus loin, et avaient déclaré que nous n’aurions pas d’autre logement que le leur.

Il n’y avait pas moyen de refuser une offre faite de si bonne grâce. Ils avaient déjà déménagé leurs effets des deux plus belles chambres pour nous les donner.

J’en pris une ; Moynet et Kalino s’établirent dans l’autre.

Ils étaient au désespoir que le prince Mirsky ne fût point à Kasafiourte. Mais en son absence ils ne doutaient point que le colonel ne fit pour nous ce qu’eût fait le prince.

La question était de se procurer des chevaux jusqu’à Tchiriourth. À Tchiriourth, habitait le prince Dondukoff-Korsakoff, dont le nom et la courtoisie m’étaient connus : j’avais eu à Florence un duel avec son frère, mort depuis en Crimée, et c’était, grâce au caractère chevaleresque du prince, une raison de plus d’être sûr de son bon accueil.

Je me brossai la tête tandis que le demchick d’un de nos officiers brossait ma veste et mes bottes ; et, accompagné de mon ami Kalino, je me rendis chez le lieutenant-colonel.

Le lieutenant-colonel était sorti. Je lui laissai mon nom.

J’avais remarqué en face de la maison du lieutenant-colonel un fort beau jardin qui, aux cygnes, aux demoiselles de Numidie, aux hérons, aux cigognes et aux canards qui le peuplaient, me parut être une espèce de jardin des Plantes.

La porte à claire-voie n’était point fermée, mais seulement appuyée contre ses supports ; je la poussai et j’entrai dans le jardin.

À peine y étais-je qu’un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans vint à moi.

— Vous devez être monsieur Dumas ? me demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Je suis le fils du général Grabbé.

— Qui a pris Akhulgo.

— Le même.

— Je vous en fais mon compliment.

— Votre père, autant que je puis me le rappeler, a fait dans le Tyrol ce que le mien a fait dans le Caucase. Cela doit nous dispenser de toute cérémonie.

Je lui tendis la main.

— Je vous cherchais, me dit-il. Je viens d’apprendre votre arrivée. Le prince Mirsky sera au désespoir de ne pas s’être trouvé ici. Mais en son absence vous permettrez que nous vous fassions les honneurs de la ville.

Je lui dis alors ce qui m’arrivait, comment j’étais logé, et que je venais de faire buisson creux en allant chez le lieutenant-colonel.

— Avez-vous vu votre hôtesse ? me demanda-t-il en souriant.

— Ai-je donc une hôtesse ?

— Oui ; vous ne l’avez pas vue ? C’est une fort jolie Circassienne de Wladikawkass.

— Entendez-vous, Kalino ?

— Si vous la voyez, continua M. Grabbé, tâchez de lui faire danser la lesguienne : elle danse d’une façon charmante.

— Vous aurez probablement sous ce rapport plus de puissance que moi, lui dis-je ; est-ce indiscret de vous prier de mettre cette puissance à ma disposition ?

— Je ferai de mon mieux. Où allez-vous de ce pas ?

— Je rentre.

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— À merveille.

Nous rentrâmes.

Cinq minutes après on nous annonça le lieutenant-colonel Coignard.

Le nom me parut de bonne augure : c’était celui de deux de mes amis.

Le présage ne m’avait pas trompé. Si quelqu’un pouvait me consoler de l’absence du prince Mirsky dont on m’avait tant parlé et d’une si gracieuse façon, c’était celui qui le remplaçait.

Il nous invita à ne nous inquiéter en rien de notre départ du lendemain ; tout le regardait, chevaux et escorte.

Le régiment de Kabarda, commandé en premier par le prince Mirsky, en second par le colonel Coignard, est le poste le plus avancé qu’aient les Russes sur le territoire ennemi.

Souvent les montagnards, même insoumis, demandent la permission de venir vendre leurs bœufs et leurs moutons à Kasafiourte.

Cette permission leur est toujours accordée. Mais celle d’acheter, au contraire, leur est obstinément refusée.

Le jour même de notre arrivée deux étaient venus, munis d’un sauf-conduit du lieutenant-colonel, et avaient vendu trente bœufs.

Outre le bétail, ils apportent à la ville du miel, du beurre et des fruits.

On les paye tout naturellement argent comptant.

C’est du thé surtout qu’ils voudraient bien acheter. Mais il y a défense absolue de leur en vendre.

Aussi, dans toutes les rançons stipulent-ils, outre le prix de rachat, qu’il leur sera donné une prime de dix, quinze et même vingt livres de thé.

Au reste, ils font des incursions jusque dans la ville : peu de nuits se passent sans qu’ils enlèvent quelqu’un.

Vers la fin de l’été, des soldats et des enfants se baignaient dans le Garah-Sou, il était trois heures de l’après-midi ; le colonel se promenait sur le rempart.

Une quinzaine d’individus descendent dans la rivière et font boire leurs chevaux au milieu des baigneurs.

Tout à coup quatre d’entre eux allongent la main, attrapent deux petits garçons et deux petites filles, les jettent sur l’arçon de leur selle et parlent au galop.

Aux cris des enfants, le colonel s’aperçoit de ce qui se passe et ordonne aux tirailleurs de poursuivre les Tatars.

Les tirailleurs sautent ou se laissent glisser en bas des remparts, et se mettent à la poursuite des Tatars. Mais ceux-ci avaient déjà trop d’avance sur eux.

Seulement, un des petits gamins prisonniers mordit si cruellement la main de l’homme qui l’enlevait, que le Tatar le lâcha.

L’enfant se laissa glisser à terre.

Une fois à terre il ramasse des pierres et se défend.

Le Tatar lance son cheval sur lui, mais il glisse comme un serpent entre ses jambes.

Le Tatar lui tire un coup de pistolet et le manque.

L’enfant, plus adroit, l’atteint d’une pierre au milieu du visage.

Les tirailleurs approchaient. Le Tatar vit qu’il pouvait lui arriver malheur s’il s’obstinait ; il tourna bride, abandonnant l’enfant, qui fut recueilli par les tirailleurs.

Les trois autres sont encore prisonniers. Les montagnards ont d’abord demandé mille roubles pour eux trois. C’étaient des enfants de soldats, il n’y avait pas moyen de trouver mille roubles.

Il est défendu de racheter les prisonniers avec l’argent de l’État.

Mais les dames de Kasafiourte quêtèrent ; la quête produisit cent cinquante roubles ; on offrit les cent cinquante roubles aux montagnards, qui, de mille qu’ils avaient demandés d’abord, sont déjà descendus à trois cents.

Le lieutenant-colonel a la certitude qu’ils finiront par accepter.

Dans ces sortes de négociations, c’est d’habitude un Tatar de la ville qui sert d’intermédiaire. Celui du colonel Coignard s’appelle Zalavat.

Chacun a ses espions. Seulement, de part et d’autre, les espions pris et reconnus sont fusillés.

Dernièrement, un des espions du colonel fut pris ; on le conduisit sur un petit monticule en vue du camp russe, et là on lui cassa la tête d’un coup de pistolet.

On retrouva le corps deux jours après à moitié dévoré par les chacals.

C’est de Kasafiourte qu’a été envoyé à Chamyll le chirurgien-major Piotrowski ; c’est à une demi-lieue de Kasafiourte qu’a eu lieu l’échange des princesses.

Pendant que le lieutenant-colonel Coignard nous donnait ces détails, on vint lui dire quelques mots à l’oreille.

Il se mit à rire.

— Permettez-vous, me demanda-t-il, que je reçoive ici la personne qui a affaire à moi ? Vous serez témoin d’un détail de mœurs qui ne sera pas sans intérêt pour vous.

— Comment donc ! répondis-je, faites entrer.

Une femme tatare, enveloppée de manière qu’on ne lui vit que les yeux, descendit de cheval à la porte de la rue et bientôt parut à celle de l’appartement.

Reconnaissant le colonel à son uniforme, elle alla droit à lui.

Le colonel était assis derrière une table.

La femme tatare s’arrêta de l’autre côté de la table, ouvrit un petit sac qu’elle portait à là ceinture et en tira deux oreilles.

Avec le bout de sa canne, le colonel s’assura que les deux oreilles étaient bien deux oreilles droites. Il prit une plume, du papier et de l’encre, et donna un bon de vingt roubles.

Puis, en langue tatare :

— Chez le trésorier, dit-il, en repoussant les deux oreilles du bout de sa canne.

L’amazone remit les oreilles et le billet dans son sac, remonta à cheval et partit au galop pour aller toucher les vingt roubles chez le trésorier.

Il y avait une prime de dix roubles par tête de montagnard coupée. Le prince Mirsky, à qui répugnaient sans doute ces sanglants trophées, décida qu’il suffirait d’apporter désormais l’oreille droite.

Mais il ne put obtenir de ses chasseurs de se conformer à cette innovation ; depuis qu’ils ont affaire aux Tatars, ils ont eu l’habitude de couper les têtes, et ils continuent, prétextant qu’ils ne connaissent pas leur droite de leur gauche.

Cette prime de dix roubles donnée par chaque oreille droite de montagnard me rappela une histoire que l’on m’avait racontée à Moscou.

La quantité de loups qui désolaient certains districts de Russie avait fait accorder une prime de cinq roubles par chaque loup tué.

La prime se payait sur la présentation de la queue.

Au recensement de l’année 1857, on s’aperçut que l’on avait payé plus de cent vingt-cinq mille roubles en prime.

Cela faisait cinq cent mille francs.

On trouva que c’était beaucoup de loups.

On fit une enquête, et l’on reconnut qu’il y avait à Moscou une fabrique de fausses queues de loups, imitant si bien les véritables, que les gens chargés du payement s’y étaient trompés.

Aujourd’hui la prime est abaissée à trois roubles, et l’on exige la tête tout entière.

Peut-être un jour s’apercevra-t-on qu’il y a, soit à Kisslarr, soit à Derbent, soit à Tiflis, une fabrique de fausses oreilles de Tchetchens.

Le lieutenant-colonel Coignard nous invita à dîner chez lui à cinq heures, et le capitaine Grabbé à monter en passant dans sa chambre.

Il nous montrerait des dessins de lui qui, à coup sûr, disait-il, nous intéresseraient.

  1. L’eau noire.