Le Caucase (Dumas)/12

La bibliothèque libre.
Charlieu (p. 52-53).

CHAPITRE XII.

Tatars et Mongols.

Nous nous rappelons avoir commis dans le chapitre précédent une grande imprudence.

Nous avons dit, en parlant des Tatars et des Mongols, — nous aurions dû dire des Mongals, on verra pourquoi tout à l’heure, — nous avons dit des Tatars et des Mongols, en signalant la différence qu’il y a entre les types des deux races, que peut-être venaient-elles d’une même source, mais qu’à coup sûr la race tatare s’était modifiée par son contact avec les races caucasiennes, si toutefois les Tatars du Caucase n’étaient pas des Turcomans et non des Mongols.

Puis nous avons ajouté avec une insouciance, nous dirons presque avec un mépris qui sentait son romancier d’une lieue :

— Je laisse la chose à décider aux savants.

Principe général : — il ne faut rien laisser décider aux savants, attendu qu’ils ne décident rien.

Si Œdipe avait laissé l’énigme du sphinx à deviner aux savants de la Béotie, le sphinx dévorerait encore aujourd’hui les voyageurs sur la route de Daulis à Thèbes.

Si Alexandre avait laissé le nœud gordien à dénouer aux sages de la Grèce, le nœud gordien lierait encore aujourd’hui le timon au joug du char du Gordium, et il n’eût point fait la conquête de l’Asie.

Disons donc ce que nous savons sur les Tatars et les Mongols [1].

Ce sont les Chinois qui, au huitième siècle, parlent les premiers des Tatars comme des enfants qui bégayent encore et prononcent mal les noms, ils les appellent des Tata.

Pour eux, ces Tata sont une branche de la grande famille mongole.

Meng-Koung, — vous ne connaissez pas Meng-Koung, n’est-ce pas, cher lecteur ? soyez tranquille, je ne vous en veux pas pour cela ; je ne le connaîtrais pas plus que vous si je n’avais pas été forcé de faire connaissance avec lui, — Meng-Koung est, comme Xénophon et comme César, un général historien. Il est mort en 1246, et commandait un corps chinois envoyé au secours des Mongols contre les Kins.

Selon lui, une partie de la horde tatare, autrefois soumise par les Khitans, peuple qui habitait au nord des provinces chinoises de Tschy-li et de Ching-Ching, provinces fertiles jusqu’au miracle, arrosées qu’elles étaient par le Liaho et ses affluents ; selon lui, une partie de cette horde, disons-nous, quitta la chaîne des montagnes In-chan, laquelle s’étend de la courbure septentrionale du fleuve Jaune jusqu’aux sources des rivières qui se jettent dans la partie occidentale du golfe de Péking, où elle s’était réfugiée pour rejoindre ses compatriotes, les Tatars blancs, les Tatars sauvages et les Tatars noirs.

Ceci n’est pas très-clair, n’est-ce pas ? mais la faute en est à qui ? La faute en est à Meng-Koung, historien et général chinois.

Voyons Jean Duplan de Carpin, frère mineur de Saint-François et archevêque d’Aulevois. Cela tombe bien ; il est envoyé dans le Khampsack, auprès du kan des Tatars, par Innocent IV, pour le prier de cesser ses persécutions contre les chrétiens, l’an 1246, c’est-à-dire l’année même où meurt Meng-Koung.

Voici ce qu’il dit des Mongols, ou plutôt des Mongals.

« Il y a une certaine terre dans cet partie de l’Orient qui est appelée Mongal. Cette terre est habitée par quatre peuples : l’un, Yeka-Mongal, ce qui veut dire les grands Mongals ; le deuxième, Su-Mongal, ce qui veut dire les Mongals aquatiques, qui eux-mêmes s’appellent Tatars, du nom d’un fleuve qui traverse leur territoire. »

Vous voyez, le jour commence à se faire.

« Le troisième, continue-t-il, s’appelle Merkit ; le quatrième Mecrit. Ces peuples, ajoute-t-il encore, présentent un type uniforme et parlent une seule langue, quoiqu’ils soient divisés en différentes provinces et gouvernés par différents princes. »

Maintenant, attendez : Duplan de Carpin arrive dans le Khampsack quatre-vingts ans après la mort de Gengis-Kan. Il va nous dire ce qu’il sait de ce grand remueur de peuples.

« Sur la terre des grands Mongols naquit un certain homme que l’on nomma Chingis [2]. Il commença par être un robuste chasseur devant Dieu. Il apprit aux hommes à emporter et à enlever du butin. Il allait sur les autres terres, et tout ce qu’il pouvait prendre il le prenait, ne vendant jamais ce qu’il avait pris. Ce fut ainsi qu’il s’attacha les hommes de sa nation, qui le suivaient volontiers à toute mauvaise action. Il commença bientôt à combattre contre les Su-Mongols, c’est-à-dire contre les Tatars, et comme plusieurs d’entre eux s’étaient joints à lui, il tua leur chef, et finit par subjuguer et mettre dans sa servitude tous les Tatars. Ceux-ci subjugués, il en fit autant des Merkits et des Mecrits. »

Or, voici ce que décide la science moderne :

C’est que les Yeka-Mongals, — dont elle a fait Mongols, — c’est-à-dire les grands Mongols, parmi lesquels était né ce certain Chingis, qui n’est autre que Gengis-Kan, n’étaient rien autre chose que des Tatars noirs, et que les Su-Mongals étaient les Tatars blancs.

Au reste, ce qu’il y a de curieux, c’est que les Yeka-Mongals en anéantissant les Tatars blancs, commencèrent eux-mêmes à prendre le nom des vaincus, et à s’appeler Tatars, ou plutôt à être appelés Tatars, quoiqu’ils aient toujours repoussé cette dénomination comme celle d’un peuple vaincu.

Les Tatars sont inconnus aux auteurs arabes du dixième siècle.

Massoudi, qui écrivait en 950, sous le nom de la Prairie dorée et les Mines de pierre précieuse, son histoire générale des royaumes les plus connus des trois parties du monde, ne parle ni des Mongols, ni des Tatars.

Ebn-Haoucal, son contemporain, auteur d’une géographie intitulée Kitaab Messaalek, n’en parle pas davantage.

D’Ohson, dans son Histoire des Mongols, cite un abrégé d’histoire universelle persane où les Tatars sont appelés un peuple célèbre dans tout l’univers.

Qu’avaient maintenant de commun les Tatars et les Mongols ?

C’est ce que le même Duplan de Carpin nous dit en une phrase, et de la façon la plus simple du monde, en commençant son histoire des Mongols par ces mots :

Incipit historia Mongalorum quos nos Tartaros appellamus.

C’est-à-dire :

— Là commence l’histoire des Mongals que nous appelons Tatars.

Il résulte de cette phrase qu’au milieu du treizième siècle, c’est-à-dire à l’époque où écrivait Jean de Carpin, les Mongols étaient déjà appelés Tatars, soit que Mongols et Tatars n’aient jamais fait qu’une seule nation, ou plutôt les deux branches d’une seule nation, comme le prétend Duplan de Carpin ;

Soit que, faisant deux nations différentes, la nation conquérante ait pris le nom de la nation conquise.

Il en résulta une chose, probablement due à l’auteur que nous venons de citer, c’est que le nom de Mongols prévalut en Asie, et que le nom de Tatars prévalut en Europe, quoiqu’à partir de la défaite des Su-Mongals ou des Tatars blancs par les Yeka-Mongals, les deux peuples n’en eussent plus fait qu’un.

Maintenant, dans sa marche de l’Orient en Occident, de la Chine en Perse, Gengis-Kan entraîna tout naturellement avec lui les peuples du Turquistan qu’il rencontra sur les bords orientaux de la mer Caspienne. Ces peuples, comme une inondation, allèrent se briser à la base de ce gigantesque rocher qu’on appelle le Caucase, tandis que leur reflux couvrait Astrakan et Kasan d’un côté, Bakou et l’Inchoran de l’autre, s’écoulant par deux grands courants, l’un vers la Crimée, l’autre vers l’Arménie.

Naturellement les Turcomans, venant de moins loin, furent les premiers à s’arrêter.

Mais les peuples envahis ne firent pas, eux, de différence entre les envahisseurs. Tout fut pour eux Mongol ou Tatar ; et comme la dénomination Tatar l’avait, pour l’Europe, emporté sur la dénomination Mongol, tout fut Tatar.

Ce furent ces Tatars qui fondèrent, entre le Dniester et l’Emba, le royaume de Kaptschak, qui s’appela la Horde d’or, du mot orda, qui veut dire tente, et dont nous avons fait par corruption la Horde d’or.

Ce fut ainsi que la langue turque resta prédominante dans tout le Kaptschak, chez les Baskirs et les Tchouvaches ; que la langue mongole disparut, et que les descendants des conquérants ne savent plus parler et ne peuvent plus lire la langue de leurs pères.

En 1463, au moment où la Russie, sous le règne d’Ivan III, commença de réagir contre l’invasion tatare qui pesait sur elle depuis plus de deux siècles, le royaume de Kaptschak ou la Horde d’or était divisé en cinq khanats particuliers :

Le khanat des Tatars-Nogaïs, établi entre le Don et le Dniester. Ne pas confondre avec le Dniéper ;

Le khanat d’Astrakan, entre le Volga, le Don et le Caucase ;

Le khanat de Kaptschak, entre l’Oural et le Volga ;

Le khanat de Kasan, entre Samara et Viatka ;

Enfin, le khanat de Crimée.

Le khanat de Crimée devint tributaire des Russes sous Ivan III, en 1474.

Le khanat de Kaptschak fut détruit par le même czar, en 1481.

Le khanat de Kasan fut conquis par Ivan IV, en 1552.

Le Khanat d’Astrakan se soumit au même, en 1554.

Enfin, le khanat des Tatars-Nogaïs fut soumis au dix-huitième siècle par Catherine II.

Au reste, que ceux de nos lecteurs qui ne seront pas satisfaits des explications que nous donnons ici consultent :

L’Asia polyglotta, de Klaproth ;

Histoire de la Russie, de Lévêque ;

Histoire des Cosaques, de Lesur ;

Histoire des Mongols, de d’Ohson ;

Et par-dessus tout, comme nous l’avons dit, les Steppes, de notre compatriote Hommaire, de Hall.

Nous demandons pardon à nos lecteurs de faire ce chapitre si court ; mais notre avis est qu’étant peu amusant, nous l’avouons nous-même, moins long il est, meilleur il est.

Revenons donc à Tchiriourth, où nous allions entrer quand cette malheureuse idée nous a pris de donner à notre tour notre avis sur les Mongols et les Tatars.

  1. Voir pour plus amples renseignements l’excellent ouvrage sur les steppes de notre compatriote Hommaire, de Hall.
  2. Né en 1164.