Le Caucase (Dumas)/11

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Charlieu (p. 48-52).

CHAPITRE XI.

Le prince Ali-Sultan.

Le lendemain, à onze heures, comme la chose avait été arrêtée la veille, le lieutenant-colonel Coignard vint nous prendre.

Moynet avait employé la matinée à faire un dessin de Bajeniock, qui pendant la première demi-heure avait posé comme un marbre, mais qui tout à coup s’était mis à trembler la fièvre en déclarant que malgré sa bonne volonté il lui était impossible de se tenir debout.

Il avait attrapé un refroidissement.

Nous lui avions fait boire un verre de vodka ; nous lui avions donné une dernière poignée de main et l’avions envoyé se coucher.

Pendant qu’il posait, nous lui avions fait demander par Kalino des détails sur son affaire de la veille.

En effet, j’avais bien saisi l’ensemble, mais les détails m’avaient échappé.

Voici comment les choses s’étaient passées :

Dès qu’il avait aperçu le Tchetchen, il avait couru, ou plutôt s’était glissé à l’endroit où il avait présumé qu’il passerait la rivière.

Bajeniock avait parfaitement vu qu’il traînait derrière lui une femme attachée par un licol à la queue de son cheval.

Il avait calculé alors que s’il tuait l’homme d’abord, le cheval, livré à lui-même, s’emporterait et, en s’emportant, étranglerait la femme.

Il avait donc pris le parti de tuer le cheval avant l’homme.

Ainsi avait-il fait. Sa première balle avait porté en plein dans le poitrail de l’animal ; c’était alors que nous lui avions vu battre furieusement l’eau de ses pieds de devant.

Au milieu de l’agonie de son cheval, le Tchetchen avait lâché à son tour son coup de fusil et avait enlevé le papack de Bajeniock, mais sans le toucher.

Bajeniock avait alors lâché son second coup de carabine, et avait tué ou blessé à mort le Tchetchen.

Il s’était aussitôt élancé à l’eau. Il s’agissait de sauver la femme avant qu’elle fût étranglée ou noyée.

Il était arrivé au milieu du fleuve, où le cheval se débattait dans les convulsions de l’agonie.

Il avait d’un coup de kangiar coupé le licol et soulevé la femme hors de l’eau. C’était alors seulement qu’il s’était aperçu qu’elle tenait un enfant entre ses bras.

En ce moment il avait éprouvé une vive douleur au mollet : c’était le montagnard à l’agonie qui le mordait à belles dents.

Pour lui faire lâcher prise, il lui avait coupé la tête.

Voilà comment nous l’avions vu revenir son kangiar aux dents, la femme et l’enfant sur une épaule, et la tête du montagnard à la main.

Cela s’était passé bien simplement, comme vous voyez, ou plutôt Bajeniock nous avait raconté cela comme une chose toute simple.

Nous prîmes congé de notre hôtesse, emportant non-seulement le souvenir de son hospitalité, mais encore un portrait d’elle que Moynet avait fait la veille tandis qu’elle dansait la lesguinka avec Bajeniock au son du violon d’Ignacieff.

Pour aller dîner à l’aoul du prince tatar, il nous fallait passer, à moins de faire un long détour, sur les terres de Chamyll. Le lieutenant-colonel Coignard ne nous cacha point que nous avions dix chances d’être attaqués contre une de ne l’être pas. Mais c’était une galanterie qu’il nous faisait : il avait commandé cinquante hommes d’escorte et tout cet état-major de jeunes officiers qui, la veille, nous avaient donné une fête.

En sortant de Casafiourte on entre dans la plaine Koumich, magnifique désert où l’herbe, que personne ne fauche, pousse à la hauteur du poitrail des chevaux. Cette plaine, qui, à notre droite, venait se rattacher au pied des montagnes derrière lesquelles se tient Chamyll, et du haut desquelles ses vedettes nous suivaient de l’œil, s’étendait à gauche à perte de vue et sur une ligne tellement horizontale, que je crus un instant qu’elle était bordée par la mer Caspienne.

Cette plaine, où le vent seul est roi, que nul n’ensemence, que nul ne récolte, foisonne de gibier ; au loin, nous voyions bondir les chevreuils et marcher gravement les grands cerfs, tandis que sous les pieds des chevaux de notre escorte, devant l’attelage de notre tarantasse, se levaient des vols de perdreaux et fuyaient des troupeaux de lièvres.

Quelquefois le prince Mirsky prend cent hommes, vient avec eux chasser dans cette plaine et tue deux cents pièces de gibier.

À deux lieues de Casafiourte, au détour d’un chemin, nous vîmes tout à coup une troupe d’une soixantaine d’hommes à cheval qui venaient à nous.

Je crus un instant que nous tenions notre escarmouche.

Je me trompais.

Le lieutenant-colonel Coignard mit tranquillement son lorgnon à son œil, et dit :

— C’est Ali-Sultan.

En effet, le prince tatar, se doutant que nous prendrions le plus court, et pensant de son côté que nous pouvions être attaqués, s’était mis à la tête du ban et de l’arrière-ban de sa maison, et venait à notre rencontre.

Je n’ai rien vu de plus pittoresque que cette troupe armée.

Le prince galopait en tête avec son fils, âgé de douze ou quatorze ans, tous deux magnifiquement vêtus, couverts d’armes splendides.

À ses côtés, un peu en arrière, venait un noble Tatar nommé Kouban. À l’âge de douze ans, se trouvant dans une forteresse attaquée par les Circassiens, il avait pris la place du capitaine, qui avait été tué à la première décharge, et avait repoussé l’ennemi.

L’empereur l’avait su, l’avait fait venir, lui avait donné la croix de Saint-Georges… à douze ans !

Derrière eux venaient quatre fauconniers et six pages.

Puis cinquante à soixante cavaliers tatars dans leurs plus beaux accoutrements de guerre, brandissant leurs fusils, faisant cabrer leurs chevaux, criant hourra !

Les deux troupes se mêlèrent, et nous nous trouvâmes avoir une escorte de cent cinquante hommes.

J’avoue que mon plaisir à cette vue monta jusqu’à l’orgueil. Le travail n’est donc pas un vain labeur, la réputation une folle fumée. Trente ans de lutte pour la cause de l’art peuvent donc avoir leur récompense royale.

Qu’a-t-on fait de plus pour un roi que ce qu’on faisait pour moi ?

Oh ! luttez, ayez courage, frères ! un jour viendra, pour vous aussi, où à quinze cents lieues de la France des hommes d’une autre race, qui vous auront lus dans une langue inconnue, s’arracheront à leurs aouls, bâtis au sommet des rochers comme des nids d’aigle, et viendront, leurs armes à la main, incliner la force matérielle devant la pensée.

J’ai bien souffert dans ma vie ; mais le Dieu bon, mais le Dieu grand m’a parfois, en un instant, fait plus de lumineuse joie que mes ennemis, et même que mes amis ne m’ont fait de mal.

Nous fîmes ainsi deux ou trois lieues au galop. La voiture roulait sur ces grandes herbes comme sur un tapis de mousse, laissant à droite et à gauche des squelettes d’hommes et de chevaux.

Enfin vint une place où la terre sembla manquer sous nos pieds : un immense ravin s’ouvrit devant nous. Au fond roulait la rivière Actache ; au sommet de la montagne, en face de nous s’élevait l’aoul du prince ; au fond, à droite, dans l’atmosphère bleuâtre d’une vallée, on voyait les murailles blanches d’un village ennemi.

Huit jours auparavant, les Tchetchens avaient tenté une attaque sur le village, et avaient été repoussés.

Sur la côte où nous étions, s’élevait la forteresse que le colonel Kouban avait défendue à l’âge de douze ans, et qui n’est autre que cette citadelle de Sainte-Croix élevée par Pierre Ier dans son voyage au Caucase.

Nous commençâmes une rapide descente le long de la falaise. Le village, vu ainsi d’une montagne à l’autre, se présentait sous son point de vue le plus pittoresque.

Nous nous arrêtâmes un instant pour que Moynet pût en faire un croquis.

Pendant ce temps, notre escorte présentait l’aspect le plus pittoresque : des cavaliers descendant deux à deux, d’autres par groupes, d’autres traversant la rivière à gué et laissant leurs chevaux s’y désaltérer ; l’avant-garde montait déjà la côte opposée.

Le dessin fini, nous nous remîmes en route, traversâmes la rivière à notre tour, et gravîmes le rapide chemin qui mène à l’aoul.

À l’entrée du village, le commandant de la forteresse nous attendait.

C’était le premier aoul vraiment tatar dans lequel nous entrions.

Rien de plus beau que ces populations qui avoisinent les montagnes ; Mongols de race, c’est-à-dire primitivement laids, toutes les races qui ont approché du Caucase se sont mêlées avec les populations indigènes, et ont, avec les femmes, reçu pour dot la beauté.

Les yeux surtout sont merveilleux ; chez les femmes, où, pour la plupart du temps, on ne voit que les yeux, ces yeux sont deux lumières, deux étoiles, deux diamants noirs. Peut-être, si l’on voyait le reste du visage, les yeux y perdraient-ils ; mais vus avec le bas du front et le sommet du nez seulement, ils sont merveilleux.

Les enfants aussi sont magnifiques sous leurs immenses papacks, et avec leurs grands couteaux qu’on leur attache au côté dès qu’ils peuvent marcher seuls. Souvent nous nous sommes arrêtés devant des groupes de bonshommes de l’âge de sept ans à l’âge de douze ans, jouant aux osselets ou à quelque autre jeu, et nous demeurâmes vraiment en admiration.

Quelle différence avec les Tatars des steppes !

Il est vrai que les Tatars des steppes pourraient bien être des Mongols, et les Tatars du pied du Caucase des Turcomans.

Je laisse la chose à décider aux savants. Par malheur, les savants discutent toujours de leurs cabinets, et viennent rarement examiner la question sur le lieu véritable où elle est posée.

Nous entrâmes dans l’aoul du prince Ali-Sultan ; là, comme toujours, la beauté de la race nous frappa.

Ce qui nous frappa aussi ce fut l’acharnement des chiens contre nous. On eût dit que ces damnés quadrupèdes nous reconnaissaient pour des chrétiens.

Une autre chose nous frappa encore, ce sont les têtes de chevaux réduites à l’état de squelettes et posées sur les haies pour effrayer les chevaux.

Nous arrivâmes au palais du prince : c’est une maison fortifiée.

Il avait pris les devants et nous attendait au seuil.

Là il nous détacha lui-même nos armes, ce qui voulait dire :

— Du moment où vous êtes chez moi, c’est moi qui réponds de vous.

La salle de réception était une pièce beaucoup plus longue que large. À gauche, dans les niches pratiquées à cette intention, étaient roulés à la suite les uns des autres six lits complets, matelas, lits de plumes et couvertures ; toutes choses que nous n’avions pas vues depuis si longtemps qu’elles nous étaient presque devenues inconnues. À la muraille étaient suspendues des armes ; enfin, au compartiment en retour faisant face à la porte opposée étaient deux grandes glaces surmontées d’étagères chargées de porcelaine.

L’intervalle entre les deux miroirs était tendu de drap d’or.

L’aoul porte le nom européen d’Andrew. C’est celui dont nous avons parlé à propos de Tschervelone.

Le prince, en attendant que l’on nous servît le dîner, nous offrit de nous faire visiter l’aoul.

Nous acceptâmes.

Nous sortîmes donc, conduits par le prince et son fils.

À part la maison du prince, toutes les maisons n’avaient qu’un rez-de-chaussée surmonté d’une terrasse ; cette terrasse est, en général, aussi peuplée que la rue ; c’est la propriété, c’est le domaine, c’est surtout la promenade des femmes. Elles se tiennent là avec leurs grands voiles à carreaux et regardent les passants par l’ouverture que, pareille à une meurtrière, elles ménagent à leurs yeux.

Puis la terrasse sert encore à d’autres usages.

C’est sur la terrasse souvent que l’on amasse la provision de foin pour le bétail ; c’est toujours sur la terrasse que l’on vanne le maïs.

Ce maïs est suspendu en guirlandes devant les maisons, à des perches verticales et à des cordes horizontales, et fait un charmant effet avec ses épis dorés.

L’aoul d’Andrew est surtout renommé par ses armuriers : ils font des kangiars ; les lames forgées par eux, et qui portent un chiffre particulier, ont une réputation par tout le Caucase. Lorsqu’on en appuie le tranchant sur un kopeck, elles lui font, par la simple pression, une incision assez profonde pour qu’en levant la lame, elle enlève avec elle la pièce de monnaie.

Seulement, jamais les ouvriers du Caucase n’ont rien en magasin, excepté la chose qu’ils fabriquent spécialement.

Ainsi, les armuriers ont des lames, mais n’ont pas de poignées ; les monteurs ont des poignées, mais n’ont pas de lames.

Il faut acheter la lame chez un premier ouvrier, la faire monter chez un second et la porter chez un troisième pour qu’il lui confectionne un fourreau.

Le rêve de nos ouvriers en 1848 est réalisé.

Là, pas d’intermédiaires.

Il en résulte que presque jamais l’étranger qui passe ne peut rien acheter. Il faut qu’il commande et attende que la commande soit exécutée.

Il y a plus, s’il commande des objets qui nécessitent une avance de fonds, cette avance de fonds, il doit la faire. L’ouvrier tatar est censé ne pas posséder un kopeck.

Nous visitâmes quatre ou cinq armuriers ; un seul avait un poignard monté en argent émaillé de bleu et d’or. Je lui en demanda le prix, quoique, trouvant la monture d’assez mauvais goût, je n’eusse pas grande envie de l’acheter.

Il me répondit qu’il était vendu.

Nous continuâmes notre tournée jusqu’au moment où l’on vint nous dire que le dîner nous attendait.

Nous revînmes à la maison.

Quatre couverts seulement étaient mis.

Celui du lieutenant-colonel Coignard et les nôtres.

Le prince, son fils et les nobles de sa cour se tenaient debout autour de la table, tandis que les pages nous servaient.

Il serait difficile de dire ce que nous mangeâmes : les objets primitifs destinés à la nourriture de l’homme subissent de telles transformations dans la cuisine tatare, que le plus prudent est, quand on a faim, de manger sans s’inquiéter de ce que l’on mange.

Cependant je crois, — je n’affirme pas, — je crois que nous mangeâmes une soupe composée d’une poule et de ses œufs.

Puis vinrent des côtelettes au miel.

Puis des gelinottes aux confitures.

Des pommes, des poires, du raisin, du lait caillé, du fromage ; un plat, qu’à une arête avec laquelle je faillis m’étrangler, je reconnus pour un plat de poisson, complétèrent le dîner.

Le dîner terminé, il était deux heures. Nous nous levâmes et voulûmes prendre congé du prince : mais lui nous dit fort gracieusement qu’il ne se croyait pas quitte de ce qu’il nous devait pour être venu au-devant de nous et nous avoir reçus chez lui.

Il lui restait à nous reconduire.

En effet, les chevaux étaient restés sellés. Le prince, son fils, le colonel Kouban, les pages, les fauconniers, reprirent leur rang autour de la voiture, et toute la caravane repartit comme elle était venue, c’est-à-dire au galop.

À cinq ou six verstes de l’aoul on fit halte.

Le moment était venu de nous séparer. Nous trouvâmes une nouvelle escorte de cinquante hommes partis probablement la veille au soir de Kasafiourte, et qui nous attendait.

Ces séparations sont les seules tristesses d’un voyage. Il y avait eu tant de joie dans la réception, tant de franchise dans les moments écoulés ensemble, qu’on se demande comment l’on va faire pour se séparer les uns des autres, après s’être si bien trouvés ensemble.

Avant de me quitter, le jeune prince s’approcha de moi, et me présentant le poignard que j’avais marchandé chez l’armurier, me l’offrit au nom de son père.

C’était au prince qu’il était vendu, et c’était pour moi qu’il était acheté.

Nous nous embrassâmes de grand cœur : le lieutenant-colonel et moi nous nous serrâmes les mains, nous nous fîmes mille promesses de nous revoir, soit à Paris, soit à Pétersbourg, avec le reste de l’état-major, puis nous nous séparâmes pour ne nous revoir probablement jamais.

Nous continuâmes notre route vers Tchiriourth, tandis que le prince rentrait dans son aoul, et le lieutenant-colonel Coignard dans sa forteresse.

Ce fut vers le soir seulement que nous aperçûmes Tchiriourth.

En même temps que nous apercevions Tchiriourth, nous voyions distinctement au haut d’une montagne, à une demi-verste ou à trois quarts de verste de nous, une sentinelle des Tchetchens.

Elle était placée là comme un vautour est placé sur un arbre, pour tomber sur la proie, si la proie est attaquable.

Mais avec nos cinquante hommes d’escorte nous étions difficiles à digérer.

Notre Tchetchen, qui remplissait à la fois près de ses compatriotes les fonctions de sentinelle et de télégraphe, se mit à marcher à quatre pattes, ce qui voulait probablement dire que nous avions de la cavalerie, et leva cinq fois les deux bras en l’air, ce qui pouvait se traduire ainsi : — cette cavalerie, se compose de cinquante hommes.

Nous lui laissâmes faire ses signes et pressâmes notre hiemchick, qui, à son tour, pressa ses chevaux.

Il était sept heures du soir quand nous entrâmes à Tchiriourth.