Le Caucase (Dumas)/14

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Charlieu (p. 56-63).

CHAPITRE XIV.

La montagne de sable.

Ce fut encore une tristesse lorsque, le lendemain matin, il fallut se séparer de ces excellents hôtes. Je ne saurais trop le répéter : l’hospitalité est exercée, en Russie, avec un charme et un abandon que l’on ne rencontre chez aucun peuple.

Moynet emportait cinq ou six photographies. J’emportais un portrait de Hadji-Mourad vivant. Je savais que je trouverais à Tiflis une copie de sa tête coupée.

De plus, nos deux colonels m’avaient, en souvenir et au nom des dragons de Nidjni-Novogorod, donné un fragment du drapeau qu’ils avaient pris au naïb bien-aimé de Chamyll.

Nous partions, de plus, avec des chevaux de la couronne, la poste ne se trouvant réorganisée qu’à Unter-Kale, c’est-à-dire à une quarantaine de verstes de Tchiriourth.

Nous avions vingt-cinq hommes d’escorte, mais qui en valaient cinquante : c’étaient des Cosaques de la ligne.

Nos chevaux allaient comme le vent. Une heure après nous étions à la forteresse.

Les Tatars qui entraient dans cette forteresse laissaient leurs armes à la porte.

Une certaine inquiétude régnait tant dans la population que chez les soldats. Tout ce qu’il y avait de Cosaques de la ligne à la forteresse était en train de battre la campagne ; des espions arrivés le matin avaient dit qu’une soixantaine de Lesguiens, — ici nous sommes sur la frontière de la Tchetchenie et du Lesguinstan, — étaient partis de Bourtounaï dans le but de faire une expédition.

De quel côté s’étaient dirigés les pillards, c’est ce que personne ne savait ; mais il y avait un fait certain, c’est qu’ils étaient descendus des montagnes.

On nous donna six Cosaques du Don ; avec leurs longues lances comparées aux lestes fusils des Cosaques de la ligne, ces pauvres diables faisaient la plus piteuse mine qu’il se pût voir.

Nous visitâmes de nouveau nos armes ; toutes étaient en bon état. Nous partîmes.

Nos chevaux, qui s’étaient reposés chez Ali-Sultan, et qui s’y étaient gorgés d’avoine, suivaient au galop la longue plaine qui longe le bas des montagnes. Sans doute leur allure était trop rapide pour celle des chevaux de nos Cosaques, car un resta en arrière, puis deux autres imitèrent son exemple, puis enfin les trois autres nous abandonnèrent à leur tour, et du haut d’une éminence nous vîmes les chevaux, qui avaient retrouvé leurs jambes pour rentrer à l’écurie, retourner au galop vers la forteresse.

Nous en étions réduits à nos propres forces ; mais nous savions trouver un relais de chevaux et un poste de Cosaques au village d’Unter-Kale.

Outre ces chevaux et ces Cosaques, nous savions que nous trouverions à droite, sur notre route, un phénomène des plus curieux.

C’est, dans cette plaine où il n’y a pas un grain de sable, une montagne de sable de six ou sept cents mètres.

Nous commencions d’apercevoir son sommet jaune d’or, se détachant sur la teinte grisâtre du paysage.

À mesure que nous approchions elle semblait sortir de terre, tandis que, de son côté, la terre s’abaissait ; elle grandissait à vue d’œil, s’étendant comme une petite chaîne servant de contre-fort aux dernières rampes du Caucase, sur une longueur de deux verstes à peu près.

Elle avait trois ou quatre sommets, dont un plus élevé que les autres ; c’était celui-là qui pouvait avoir six à sept cents mètres.

Il faut, du reste, être tout près de cette montagne pour se rendre compte de sa hauteur. Tant qu’elle ne cache pas elle-même le Caucase, elle semble une taupinière.

Je descendis de voiture pour en aller examiner le sable : c’était du plus fin et du plus beau que l’on pût mettre dans un encrier, sur la table d’un chef de division.

Ce sable est mouvant ; après chaque tourmente, la montagne change de forme ; mais la tourmente, si forte qu’elle soit, n’éparpille pas ce sable dans la plaine, et le sommet de la montagne garde sa hauteur accoutumée.

Les Tatars, qui n’ont pu s’expliquer ce phénomène, et qui ignorent les théories volcaniques d’Élie de Beaumont, ont trouvé plus court d’inventer une légende que d’en rechercher la véritable cause ; chez eux, comme chez nous, le poëte est en avance sur le savant.

Voici ce qu’ils racontent :

Deux frères étaient amoureux de la même princesse ; elle avait son château bâti au milieu d’un lac ; seulement, comme il l’ennuyait de ne pouvoir sortir de chez elle qu’en bateau, et qu’elle aimait les courses à cheval et les chasses au faucon, elle annonça que celui des deux frères qui changerait le lac en terre ferme serait son époux.

Les deux frères eurent chacun une idée différente, mais tendant toutes deux au même but.

L’un s’en alla à Koubatchi commander un sabre d’une telle trempe qu’il pût fendre les rochers.

L’autre s’en alla vers la mer avec un sac d’une telle grandeur qu’il pût l’emplir de sable, et en versant ce sable dans le lac, combler le lac.

L’aîné eut le bonheur de trouver un sabre tout fait, et comme il y avait moins loin du château de la princesse à Koubatchi qu’il n’y avait du château de la princesse à la mer, il était revenu de Koubatchi que son frère cadet était seulement à moitié chemin de son retour de la mer Caspienne.

Tout à coup ce dernier, courbé sous son sac, haletant, en nage, mesurant de l’œil la hauteur de la montagne qu’il avait à franchir avant d’arriver au château, entend un grand bruit, comme eût été celui de cent mille chevaux se précipitant au galop vers la mer.

C’était son frère qui avait fendu le rocher ; c’était le bruit des flots du lac qui bondissaient de montagne en montagne.

La douleur du porteur de sable fut telle qu’il s’affaissa sous son sac. Dans sa chute le sac creva, le sable se répandit sur lui, et comme le Titan Encelade il demeura enseveli sous une montagne.

La définition d’un savant sera plus logique : vaudra-t-elle celle-ci ?

Elle vaudra mieux, diront les savants. Elle vaudra moins, diront les poëtes.

Derrière la montagne, et à mesure que nous la dépassions, se dressait et grandissait devant nous Unter-Kale, aoul tatar soumis aux Russes.

Pareil à Constantine, il est bâti au sommet d’un immense rocher coupé en falaise.

Un petit ruisseau presque tari, mais qui devient formidable à la fonte des neiges et qui doit être un affluent du Soulak, roulait au pied de ce gigantesque rempart une eau limpide et bruyante : c’était l’Osen.

Nous nous arrêtâmes sur une île de cailloux. Il était inutile de monter jusqu’à la poste par un chemin qui contourne l’aoul et qui a plus d’une verste de longueur ; les chevaux descendraient, viendraient nous trouver, et nous continuerions notre route pour aller coucher au village d’Helly, à Temir-Kan-Choura même si nous pouvions.

Les chevaux qui nous avaient amenés et qui devaient retourner à Kasafiourte sans escorte, — on se rappelle que nos Cosaques nous avaient quittés, — furent donc déliés par les hiemchicks, qui reçurent leur pourboire et partirent au grand galop.

Il était évident que cette expédition de Lesguiens dont ils avaient entendu parler leur trottait par la tête.

Nous restâmes donc dans le lit du ruisseau, Moynet, notre jeune officier, qui avait nom Victor Ivanowitch, le lieutenant Troïsky, ingénieur à Temir-Kan-Choura, avec lequel nous avions fait connaissance à Kasafiourte, Kalino et moi.

Il s’était amassé autour de nous un certain nombre de Tatars d’assez mauvaise mine, regardant nos bagages avec un œil de convoitise qui n’avait rien de rassurant.

Nous décidâmes que Kalino et l’ingénieur monteraient jusqu’à la poste et feraient descendre les chevaux ; Moynet, Victor Ivanowitch et moi garderions les bagages.

Nous nous amusâmes pendant quelque temps à regarder les femmes et les jeunes filles tatares descendant par un chemin escarpé pour venir puiser de l’eau au ruisseau, et remontant péniblement avec leurs grandes cruches sur le dos ou sur la tête.

Kalino ni Troïsky ne revenaient.

Je commençai, pour me distraire, par faire un dessin de la montagne de sable ; mais comme je ne me suis jamais abusé sur mon talent de paysagiste, je refermai mon album, je le confiai au coussin de la tarantasse et je m’acheminai vers l’aoul.

— Laissez donc votre fusil et votre poignard, me dit Moynet ; vous avez l’air de Marco Spada.

— Mon cher ami, lui répondis-je, je ne suis pas énormément flatté de ressembler au héros de mon confrère Scribe ; mais je me rappelle l’avis de madame Polnobokoff : « Ne sortez jamais sans vos armes ; si elles ne servent pas à vous défendre, elles serviront à vous faire respecter. » Je garde donc mon fusil et mon poignard.

— Et moi, reprit Moynet, je me contenterai de mon album et de mon crayon.

J’étais déjà en avant ; d’ailleurs, j’ai pour principe de laisser à chacun, non-seulement toute sa liberté de pensée, mais même d’action.

Moynet déposa son fusil, déboucla son poignard, tira son album de sa poitrine, son crayon de son album et me suivit.

Il me rejoignit aux premières maisons de l’aoul.

Nous nous engageâmes dans une espèce de défilé qui ressemblait à une rue, et nous débouchâmes dans une cour.

Je vis que je m’étais trompé et je revins sur mes pas.

Nous trouvâmes une autre apparence de chemin qui aboutit dans une seconde cour.

Les chiens de la première nous avaient suivis en grognant.

Les chiens tatars ont un prodigieux instinct pour éventer les chrétiens ; ceux de la seconde cour se joignirent à eux, seulement ceux-ci, au lieu de se contenter de grogner, aboyaient.

Aux abois des chiens, le maître sortit de sa maison.

Nous étions dans notre tort, c’est vrai, mais nous y étions par erreur. Je me rappelai comment on disait en russe la station de poste, et je lui demandai :

— Postavaja, stanzia ?

Mon Tatar ne savait pas, ou tenait à ne pas savoir le russe.

Il répondit en grondant comme les chiens ; s’il eût su aboyer, il eût aboyé ; s’il avait pu mordre, il aurait mordu.

Je ne compris pas plus sa réponse qu’il n’avait compris ma demande, mais je devinai à son geste qu’il nous indiquait le chemin à suivre pour sortir de chez lui.

Je profitai de l’indication, mais en me voyant leur tourner les talons, les chiens crurent que je fuyais et s’élancèrent à ma poursuite.

Je me retournai, j’armai mon fusil et je mis les chiens en joue.

Les chiens reculèrent, mais l’homme fit un pas en avant

Ce fut lui alors, au lieu des chiens, que je fus obligé de mettre en joue.

Il rentra chez lui.

Nous recommençâmes d’opérer notre retraite par l’endroit qu’il avait indiqué. Effectivement, le passage donnait sur la rue ; mais les rues d’un aoul tatar forment un labyrinthe pire que celui de Crète, il faudrait le fil d’Ariane pour s’en tirer.

Nous n’avions pas le fil, je n’étais pas Thésée, et au lieu d’avoir le Minotaure à combattre, nous avions toute une meute de chiens.

J’avoue que le sort déplorable de Jésabel me revint à la mémoire.

Moynet était resté quatre pas en arrière.

— Eh sacrebleu ! me dit-il, tirez donc, mon cher, tirez donc ; je suis mordu.

Je fis un pas en avant, les chiens reculèrent, mais en montrant les dents.

— Écoutez ceci, dis-je : je viens de fouiller à ma poche, je n’ai que deux cartouches ; deux qui sont dans mon fusil, cela fait quatre. Il s’agit de tuer quatre hommes ou quatre chiens. Je crois qu’il est plus avantageux de tuer quatre hommes. Voilà mon poignard, éventrez le premier animal qui vous touchera ; je vous réponds de tuer le premier Tatar qui voudra vous éventrer à son tour.

Moynet prit le poignard et fit face aux chiens.

Il eût bien voulu, lui aussi, ressembler à Marco Spada.

Notre mauvaise étoile, dans le mouvement stratégique que nous opérions, nous conduisit près d’un boucher en plein vent.

Les bouchers tatars étalent leur marchandise aux branches d’un arbre factice, autour duquel les chiens forment cercle en regardant la viande avec un regard de convoitise.

Le cercle du boucher se composait d’une douzaine de chiens qui se joignirent aux dix ou douze qui déjà nous faisaient escorte. La chose devenait inquiétante. Le boucher, qui naturellement prenait parti pour les chiens, s’était levé, et les poings sur les hanches, nous regardait d’un air goguenard.

L’air du boucher m’exaspéra encore plus que les aboiements des chiens.

Je compris que si nous continuïons de battre en retraite nous étions perdus.

— Asseyons-nous, dis-je à Moynet.

— Je crois que vous avez raison, me répondit-il.

Nous nous assîmes à une porte et sur un banc.

Nous venions, comme Thémistocle, nous asseoir au foyer de nos ennemis.

Le Tatar auquel appartenait la maison sortit.

Je lui tendis la main.

— Kounack, lui dis-je.

Je savais que ce mot voulait dire ami.

Il hésita un instant, puis à son tour nous tendit la main en répétant.

— Kounack.

Dès lors, il n’y avait plus rien à craindre ; nous étions sous sa sauvegarde.

— Postovaja stanzia ? lui demandai-je.

— Caracho, répliqua-t-il.

Et chassant les chiens, il marcha devant nous.

Dès lors ni chiens ni Tatars ne grondèrent plus.

Nous arrivâmes à la poste. Kalino, le lieutenant, y étaient venus, mais étaient partis avec le smatritel.

La poste était sur ce large chemin que nous n’avions pas voulu faire monter à nos chevaux, mais que nous étions enchantés de descendre.

Quoique la route fût retrouvés, je fis signe à notre Tatar de nous suivre.

Il nous suivit.

Au tournant du chemin, nous aperçûmes au fond du ravin nos compagnons au grand complet, plus le maître de poste.

Nous les joignîmes.

Je voulais faire un cadeau quelconque à mon kounack en échange du service qu’il nous avait rendu. Je chargeai Kalino de lui demander quelle chose lui ferait plaisir.

Comme l’enfant grec, il nous répondit sans hésiter :

— De la poudre et des balles.

Je vidai une grande poire à poudre dans le fond de son papack, pendant que Moynet, fouillant dans le sac aux munitions, en tirait une poignée de balles.

Mon kounack fut enchanté : il mit la main sur son cœur, et plus riche de deux amis qu’il ne reverra jamais, d’une demi-livre de poudre et de deux ou trois livres de plomb, il regagna sa maison, non sans se retourner deux ou trois fois pour nous faire ses adieux.

Nous n’étions pas au bout de nos peines.

Le smatritel venait nous dire qu’il n’avait qu’une troïcka dans son écurie, et il nous fallait neuf chevaux.

L’annonce d’une excursion de Lesguiens s’était répandue dans l’aoul. Les miliciens étaient partis pour battre la campagne et avaient pris ses chevaux. Il ne savait pas quand ils reviendraient.

Je proposai de déployer la tente, de faire un grand feu et d’attendre le retour des chevaux.

Mais la proposition fut repoussée à l’unanimité par Moynet, pressé d’aller en avant, par M. Troïsky, pressé d’arriver à Temir-Kan-Choura, et par Kalino, toujours pressé d’arriver à une ville quelconque pour des raisons que je croirais immoral d’exposer à mes lecteurs.

Victor Ivanowitch garda seul le silence, disant qu’il ferait ce que la majorité déciderait de faire.

La majorité décida de mettre la troïcka du smatritel à ma tarantasse. Nous partirions dans la tarantasse, Moynet, Troïsky, Kalino et moi ; quant à Victor Ivanowitch et son domestique arménien, celui qui faisait si bien le schislick, ils resteraient à garder nos bagages et leur propre voiture jusqu’à ce que les chevaux revinssent.

Ils nous rejoindraient à Temir-Kan-Choura, où nous les attendrions un jour.

Une garde de quatre Cosaques resterait avec eux.

Il fallut céder. On attela les chevaux : nous montâmes dans la tarantasse, et nous partîmes.

Nous arrivâmes à la nuit tombante à un poste de Cosaques. Ceux qui nous avaient accompagnés depuis ce malheureux Unter-Kale, repartirent comme d’habitude au grand galop, et Kalino entra dans la cour de la petite forteresse exposer notre demande à l’officier cosaque.

Celui-ci sortit avec Kalino pour parler lui-même au général français.

Il était désespéré, mais il ne pouvait nous donner que quatre hommes d’escorte. Tous ses Cosaques étaient aux champs ; six seulement étaient restés près de lui : il en garderait deux pour veiller avec lui sur le poste. Ce n’était pas trop dans un moment où les Lesguiens tenaient la campagne.

Nous acceptâmes ses quatre hommes, qui montèrent à cheval en rechignant, et nous partîmes.

Nous avions pour une demi-heure de jour à peine ; une pluie fine commença à tomber ; à un quart de verste du poste cosaque, nous trouvâmes à notre droite un petit bosquet sous lequel nous comptâmes vingt-cinq croix.

Nous étions habitués à voir des pierres tatares, mais non des croix chrétiennes. Ces croix, rendues plus sombres d’aspect encore par le crépuscule et par la pluie, semblaient nous barrer le chemin.

— Demandez l’histoire de ces croix, dis-je à Kalino.

Kalino appela le Cosaque et lui transmit la question.

Oh ! mon Dieu, l’histoire de ces croix, elle était bien simple.

Vingt-cinq soldats russes venaient d’escorter une occasion. Il était midi, il faisait chaud ; le soleil du Caucase, qui donne du côté septentrional ses trente et du côté méridional ses cinquante degrés de chaleur, frappait d’aplomb sur la tête des soldats et du sergent qui les conduisait. Ils trouvèrent ce charmant petit bosquet ; l’avis fut ouvert et accepté de faire un somme. On plaça une sentinelle, et les vingt-trois soldats et le sergent se couchèrent à l’ombre et s’endormirent.

Comment la chose se passa-t-elle ? car quoiqu’elle se passât en plein jour et à une demi-verste du poste, personne n’en sut rien.

On retrouva, vers quatre heures, vingt-cinq cadavres sans tête.

Ils avaient été surpris par les Tchetchens ; et les vingt-cinq croix que nous voyions recouvraient, en attendant qu’on leur fit un monument, les vingt-cinq cadavres décapités.

Nous fîmes encore cent pas à peu près dans la direction de Temir-Kan-Choura, mais sans doute la lugubre histoire trottait dans la tête du Cosaque qui nous avait donné ces détails et de l’hiemchick qui nous conduisait, car sans nous rien dire, l’hiemchick arrêta la tarantasse et entra en conférence avec le Cosaque.

Le résultat de la conférence fut que la route était bien mauvaise la nuit pour la voiture, et bien dangereuse dans l’obscurité pour les voyageurs, n’ayant que quatre Cosaques d’escorte.

Certainement nos quatre Cosaques se feraient tuer, certainement, armés comme nous étions, nous pourrions faire une longue défense, mais la chose n’en serait que plus dangereuse pour nous, puisqu’alors nous aurions affaire à des hommes exaspérés.

En temps ordinaire, un simple Cosaque et un humble hiemchick ne se permettraient point de faire de pareilles observations à Mon Excellence ; mais Mon Excellence n’était point sans savoir qu’on avait avis que les Lesguiens étaient en campagne.

Je n’eusse point fait l’observation ; mais j’avoue que, venant de notre propre escorte, je l’accueillis sans colère.

— Tu ne quitteras pas le poste pendant la nuit, et nous partirons demain à la pointe du jour ? demandai-je à l’hiemchick.

— Boudté Pokoine, répondit-il.

Ce qui signifiait : — Soyez parfaitement tranquille.

Sur cette assurance, je donnai l’ordre de tourner bride, et nous reprîmes le chemin du poste cosaque.

Dix minutes après, nous entrions dans l’enceinte fortifiée, à la porte de laquelle veillait une sentinelle.

Nous étions en sûreté ; mais nous nous trouvions dans un simple poste cosaque, et il faut savoir ce que c’est, pour des gens civilisés, qu’un poste cosaque au Caucase.

C’est une maison bâtie en boue et blanchie à la chaux, dans les gerçures de laquelle on trouve l’été, pour peu qu’on se livre à une consciencieuse recherche, de ces animaux sur lesquels nous aurons occasion de revenir, la phalange, la tarente et le scorpion.

L’hiver, ces intelligents animaux, qui se trouvent trop mal logés pour une saison si rude, se retirent dans des retraites connues d’eux seuls, et où ils passent douillettement les mauvais jours pour ne reparaître qu’au printemps.

L’hiver, les puces et les punaises restent seules ; pendant quatre mois, les pauvres bêtes n’ont plus à sucer que la rude écorce des Cosaques de la ligne, ou de temps en temps la peau un peu moins coriace des Cosaques du Don.

Les jours, ou plutôt les nuits où elles tombent sur un Cosaque du Don, sont leurs nuits de gala.

Si elles tombent par hasard sur un Européen, c’est la noce, c’est mardi gras, c’est fête générale.

Nous leur préparions une de ces fêtes-là.

On nous introduisit dans la plus belle chambre du poste.

Elle avait une cheminée et un poêle.

Son ameublement se composait d’une table, de deux tabourets et d’une planche scellée dans la muraille, et faisant lit de camp.

Il s’agissait de se nourrir.

Comptant coucher à Helly ou à Temir-Kan-Choura, nous n’avions pris aucune provision.

Nous pouvions envoyer un Cosaque jusqu’à l’aoul ; mais le moyen d’exposer un homme à avoir la tête coupée pour vous donner à votre souper la douceur d’une douzaine d’œufs et de quatre côtelettes.

Kalino en avait déjà pris son parti : en sa qualité de Russe, pourvu qu’il eût ses deux verres de thé, — en Russie, il n’y a que les femmes qui se passent le luxe de prendre du thé dans des tasses ; les hommes le prennent dans des verres, — pourvu, dis-je, qu’il eût ses deux verres de thé, cette boisson qui chez les estomacs français creuse un trou même à travers une indigestion, suffisait à endormir ou plutôt à noyer sa faim.

Il en était de même du lieutenant Troïsky. Or, nous avions notre nécessaire de voyage avec thé somavar et sucre.

Nous avions aussi notre cuisine, se composant d’une poêle, d’un gril, d’une marmite à faire le bouillon, de quatre assiettes de fer étamé et d’autant de fourchettes et de cuillers.

Mais une cuisine est bonne quand il y a quelque chose à faire bouillir ou rôtir, et nous n’avions absolument rien à mettre sur le gril ou dans la marmite.

Kalino, qui avait tout à la fois l’avantage et le désagrément de parler la langue, fut envoyé à la recherche d’un comestible quelconque. Il avait un crédit ouvert depuis un rouble jusqu’à dix roubles.

Tout fut infructueux : ni pour or, ni pour argent, on n’eût pu trouver une douzaine d’œufs ni un litre de pommes de terre.

Il rapportait un peu de pain noir et une bouteille de mauvais vin.

Nous nous regardâmes, Moynet et moi ; nous nous comprîmes.

Au milieu du crépuscule, à travers la nuit, il nous avait semblé voir un coq se brancher sur une échelle conduisant à un grenier à foin.

Moynet sortit.

Dix minutes après il rentra.

— On ne veut vendre le coq ni pour or, ni pour argent, dit-il, c’est l’horloge du poste.

— L’horloge du poste, c’est bien ; mais j’ai dans l’estomac une autre horloge qui sonne la faim au lieu de sonner l’heure. Richard III offrait sa couronne pour un cheval ; Kalino, offrez ma montre pour le coq.

Et je m’apprêtais à tirer ma montre de ma poche.

— Inutile, dit Moynet, le voilà.

— Quoi ?

— Le coq donc.

Et il tira de dessous son paletot un magnifique coq. Il avait la tête sous son aile et ne faisait pas un mouvement.

— Je l’ai endormi afin qu’il ne criât pas, dit Moynet ; maintenant que nous sommes chez nous, nous allons lui tordre le cou.

— Sacristi ! vilaine opération : je ne m’en charge pas, dis-je ; avec mon fusil, je tuerai tout ce que vous voudrez ; mais avec un couteau ou avec les mains… non.

— C’est exactement comme moi, dit Moynet. Voilà la bête, qu’on en fasse ce que l’on voudra. On m’a demandé un coq, voilà le coq demandé.

Et il jeta l’animal à terre.

L’animal ne fit aucun mouvement.

— Ah çà, lui dis-je, il est magnétisé votre coq ?

Kalino le poussa du pied ; il étendit les ailes, allongea le cou ; mais ce double mouvement était dû à l’impulsion donnée.

— Oh ! oh ! c’est plus que du magnétisme, c’est de la catalepsie ; profitons de sa léthargie pour le plumer, il se réveillera cuit ; et alors s’il réclame, il sera trop tard.

Je le pris par les pattes ; il n’était ni endormi, ni magnétisé, ni en catalepsie, il était mort.

Moynet, en lui tournant le cou pour le lui mettre sous l’aile, avait probablement donné un tour de trop, et, au lieu de le lui tourner, il le lui avait tordu.

Le procès était jugé : le coq avait tort.

En un tour de main, il fut plumé, vidé, flambé.

Il n’y avait pas moyen de le mettre à la poêle : nous n’avions ni beurre, ni huile ; pas moyen de le mettre sur le gril : nous avions du feu, mais pas de braise. Nous enfonçâmes un clou dans la cheminée, nous lui attachâmes une ficelle aux deux pattes, nous le suspendîmes au clou, et, après avoir eu le soin de mettre au-dessous de lui une de nos assiettes de fer pour recueillir son jus dans le cas où il aurait du jus, nous lui imprimâmes un mouvement de rotation qui le força de présenter successivement au feu toutes les parties de son corps.

Au bout de trois quarts d’heure il était cuit.

Nous avions retrouvé, au fond d’une bouteille de notre nécessaire à thé, un reste d’huile d’olive achetée à Astrakan, et nous l’en avions arrosé à défaut de beurre.

Le malheureux animal était excellent. Privé de poule, il avait engraissé, et il me rappela le fameux coq vierge dont parle Brillat Savarin.

Ce que c’est que la gloire ! ce que c’est que le génie ! Nous venions de prononcer le nom du digne magistrat à quatorze cents lieues de la France, au pied du Caucase, et tout le monde connaissait ce nom, même Kalino.

La Russie n’a pas de vrais gastronomes ; mais comme les Russes sont très-instruits, ils connaissent les gastronomes étrangers.

Dieu leur donne l’idée de le devenir, gastronomes ! et il ne manquera plus rien à leur hospitalité.

Le coq, dévoré du croupion à la tête, on commença de débattre une question non moins grave que celle du souper…

C’était celle du coucher.

Trois de nous pouvaient coucher sur le poêle, à la condition que ce seraient les trois plus minces.

Le quatrième héritait naturellement du lit de camp.

Il va sans dire que le lit de camp me fut dévolu à l’unanimité : j’eusse tenu à moi seul la moitié du poêle.

Les deux premiers montèrent en s’entr’aidant l’un l’autre et hissèrent le troisième. Ce n’était pas chose facile : il y avait dix-huit pouces à peine entre le haut du poêle et le plafond.

Je glissai une botte de paille sous la tête des trois camarades de lit : ce fut le traversin général.

Puis je m’enveloppai dans ma pelisse et me jetai à mon tour sur le banc.

Au bout d’une heure, mes trois compagnons de chambre ronflaient à qui mieux-mieux. Ils étaient probablement à une hauteur où ne parvenaient pas les puces, si bonnes sauteuses qu’elles fussent, et dans une température qui donnait des congestions cérébrales aux punaises.

Mais moi qui étais resté dans les régions tempérées, je n’avais pu fermer l’œil ; je sentais littéralement remuer le poil de ma pelisse sous l’invasion des insectes de toute espèce dont était peuplé notre domicile.

Je me jetai à bas de mon lit de camp ; je rallumai la bougie et je me mis à écrire d’une main, tandis que je me grattais de l’autre.

La nuit passa sans que je pusse savoir l’heure. Ma montre était arrêtée et le coq était mort ; mais si longue qu’elle soit et qu’elle paraisse, il faut toujours qu’une nuit finisse.

Le jour parut. J’appelai mes compagnons.

Le premier qui se réveilla se cogna la tête au plafond et servit de modérateur aux deux autres.

Tous trois se retournèrent, se laissèrent glisser adroitement sur le ventre et descendirent jusqu’à terre sans accident ; seulement, ils avaient l’air de trois pierrots revenant de la Courtille le matin du mercredi des cendres.

On se procura toutes les brosses que l’on put trouver dans les nécessaires ; chacun brossa son voisin, et la couleur primitive des vêtements reparut.

On réveilla les Cosaques, on réveilla le hiemchick, on attela et l’on partit sans que personne parut s’apercevoir que le coq avait fait une mauvaise rencontre, et que l’horloge n’avait pas sonné de la nuit.

Le temps était toujours brumeux. Il tombait une pluie fine qui menaçait de se convertir en neige. Je m’enveloppai la tête de mon bachelick en recommandant bien que l’on ne me réveillât qu’à la prochaine poste ou si nous étions attaqués par les Tchetchens.

Je dormais depuis deux heures à peu près, quand on me réveilla. Comme la tarantasse était arrêtée, je crus que nous étions arrivés à la station.

— Eh bien ! dis-je, il faut acheter un coq et quatre poules, et les donner à ces braves gens-là en échange du coq que nous leur avons mangé.

— Ah ! oui, dit Moynet, il s’agit bien de coq, il s’agit bien de poules.

— Ah ! ah ! fis-je, les Lesguiens ?

— Si ce n’était que cela.

— Qu’y a-t-il donc ?

— Vous le voyez bien, ce qu’il y a : nous sommes embourbés.

En effet, notre tarantasse était entrée dans la glaise jusqu’au moyeu.

Il faisait, en outre, une pluie battante.

Moynet, qui n’avait pas peur des Tchetchens, avait une peur effroyable de la pluie. Il avait été, à la suite de refroidissement, pris deux fois de la fièvre : une fois à Pétersbourg et une fois à Moscou, et quoique nous emportassions toutes sortes de préservatifs ou plutôt de curatifs contre la fièvre, il avait toujours peur de se renfiévrer de nouveau.

Je jetai les yeux autour de moi : il me sembla que nous étions dans un paysage magnifique ; mais ce n’était pas l’heure de parler paysage à Moynet.

Nous formions le centre de huit ou dix caravanes embourbées comme nous.

Vingt-cinq voitures au moins, la plupart attelées de buffles, stationnaient dans une situation exactement identique à la nôtre.

Il fallait que je dormisse d’un terrible sommeil pour que je n’aie pas été réveillé par les cris féroces qui retentissaient autour de moi.

Ceux qui poussaient ces cris étaient des Tatars. Je regrettai de ne pas connaître la langue de Gengis-Kan. Il me semble que j’eusse enrichi le vocabulaire des jurons français d’un certain nombre de locutions remarquables par leur énergie.

Ce qu’il y avait de pis, c’est que nous étions au pied d’une montagne, que cette montagne paraissait détrempée de sa base au sommet, et qu’à pied, avec mes grandes bottes, j’avais toutes les peines du monde à me tirer d’affaire.

Kalino prenait la situation avec sa philosophie ordinaire. Il en avait vu bien d’autres, disait-il, dans les dégels de Moscou.

— Mais alors, disait Moynet, comment s’en tire-t-on dans les dégels de Moscou ?

— On ne s’en tire pas, répondait tranquillement Kalino.

Pendant ce temps, la pluie se convertissait tout doucement en neige.

La neige tomba bientôt à croire qu’il y en aurait six pieds le lendemain matin.

— Il n’y a qu’une chose à faire, dis-je à Kalino, c’est d’offrir un rouble ou deux à ces braves gens-là, s’ils veulent atteler quatre buffles à la tarantasse ; s’il n’y a pas assez de quatre buffles, on en mettra six ; s’il n’y en a pas assez de six, on en mettra huit.

La proposition fut faite et acceptée. On attela quatre buffles, six buffles, huit buffles, tout fut inutile : les malheureux animaux glissaient avec leurs pieds fourchus sur ce terrain, et en poussant des gémissements lamentables tombaient sur leurs genoux.

Au bout d’une demi-heure d’essais infructueux, il fallut y renoncer.

L’ouragan redoublait et devenait un véritable chasse-neige.

Malgré l’effroyable temps qu’il faisait, je ne pouvais détacher mes yeux d’un aoul qui s’élevait de l’autre côté de la vallée.

À travers le rideau de neige que j’avais devant les yeux, il me semblait entrevoir quelque chose d’admirable.

Je voulus faire partager mon admiration à Moynet, mais ce n’était pas le moment : il grelottait, le froid le prenait, disait-il, tout autrement que les froids ordinaires qui pénètrent de l’extérieur à l’intérieur.

Lui, le froid le prenait par la moelle même des os et semblait venir de l’intérieur à l’extérieur.

Que faire ! on avait dételé les buffles ; tous leurs efforts n’avaient pas fait avancer la tarantasse d’un pas.

Il me vint une idée.

— Kalino, demandez à combien nous sommes de Temir-Kan-Choura.

Ma question fut transmise au hiemchick.

— À deux verstes, répondit-il.

— Eh ! vite un Cosaque au galop à la poste de Tem-Kan-Choura, avec notre paderodgné, et qu’il ramène cinq chevaux.

L’idée était si simple que chacun s’étonna de ne pas y avoir pensé.

L’œuf de Cristophe Colomb toujours.

Notre Cosaque partit au galop. Bon gré mal gré il fallait l’attendre.

Pendant une éclaircie, je suppliai Moynet de regarder au moins l’aoul merveilleux.

— Ne voulez-vous pas que j’en fasse un dessin, de votre aoul, me dit-il ; je ne sens pas mes doigts : vous ferez plutôt ramasser une aiguille à un homard que de me faire tenir un crayon.

Il n’y avait rien à dire à cela : la comparaison, qui ne laissait rien à désirer sous le rapport du pittoresque, ne laissait rien à espérer non plus sous le rapport de l’exécution.

Cependant il regardait tout en disant :

— Je sais bien que c’est dommage, sacredieu ! que cela doit être beau quand c’est bien éclairé ; c’est un crâne pays que le Caucase, si la neige n’était pas si froide et les chemins si mauvais. Brrrou !

En effet, au milieu d’une mer de maisons, dont chaque maison faisait une vague, s’élevait un rocher immense, gigantesque, inabordable, et au sommet de ce rocher était bâtie une maison-forteresse dont le propriétaire nous regardait, tranquille, nous débattre dans la crotte, debout sur le seuil de sa porte.

— Demandez donc, dis-je à Kalino, qui est le gaillard qui a eu l’idée de se loger là-haut.

Kalino transmit ma question à l’hiemchick.

— C’est le champkal Tarkoski, me répondit-il.

— Eh ! Moynet, un descendant des califes persans de Shah-Abbas, entendez-vous ?

— Je me moque pas mal de Shah-Abhas et de ses califes ; il faut que vous ayez le diable au corps pour vous occuper de pareilles choses par un pareil temps.

— Moynet, voilà les chevaux qui arrivent.

Il se retourna. Nos cinq chevaux arrivaient effectivement au grand galop.

— Ah c’est bien heureux, dit-il.

— Holà ! les chevaux, holà ! dépêchez-vous, criai-je.

Les chevaux arrivèrent. On détela les anciens, on attela les nouveaux venus ; ils enlevèrent la tarantasse comme une plume.

Nous montâmes dedans. Un quart d’heure après nous étions à Temir-Kan-Choura, et notre escorte emportait un coq et quatre poules vivants en échange du pauvre animal que nous avions mangé.

Nous trouvâmes un grand feu allumé et nous attendant. Le lieutenant Troïsky demeurait avec un camarade à Temir-Kan-Choura. Il avait prévenu, par le Cosaque qui était venu chercher les chevaux, le camarade de notre arrivée, et le camarade avait mis poêle et cheminée en révolution.

Moynet se réchauffa. À mesure qu’il se réchauffait, l’artiste reprenait le dessus.

— C’était fièrement beau, dites donc, votre aoul.

— N’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que c’était donc que ce monsieur qui nous regardait du seuil de sa porte ?

— C’est le champkal Tarkosky, vous avez demandé, mais j’ai mal entendu.

— Il est bien logé. Kalino, passez-moi donc mon carton.

Kalino lui passa le carton.

— Il faut que je me dépêche de faire un dessin de son pigeonnier avant que la fièvre me prenne.

Et il se mit à dessiner.

Et tout en dessinant il disait :

— Je la sens, la maudite fièvre, la voilà qui vient ; pourvu qu’elle me laisse le temps de finir mon dessin.

Et le dessin, comme par magie, apparaissait sur le papier, plus vrai, plus grand, plus majestueux que s’il eût été fait d’après nature.

De temps en temps le dessinateur se tâtait le pouls.

— C’est égal, disait-il, je crois que j’aurai fini, mais il sera temps, je vous en réponds. Est-ce qu’il y a un médecin dans votre ville ?

— On est allé le chercher.

— Pourvu que la quinine ne soit pas restée dans la télègue.

— Soyez tranquille ; la quinine était dans la tarantasse.

— Ma foi, le voilà fini tout de même, et ce ne sera pas le plus mauvais, encore. Allons, il vaut la peine qu’on le signe.

Et il signa : — Moynet.

— Maintenant, dit-il, lieutenant, si vous avez un lit ; mes dents claquent.

On aida Moynet à se déshabiller et à se coucher. À peine était-il au lit que le médecin entra.

— Où est le malade ? demanda-t-il.

— Montrez-lui donc le dessin d’abord, dit Moynet, nous verrons s’il le reconnaîtra.

— Reconnaissez-vous cette vue, monsieur ? demandai-je au docteur.

Il jeta les yeux dessus.

— Je crois bien, dit-il, c’est l’aoul du champkal Tarkosky.

— Eh bien, je suis content, dit Moynet. Maintenant, tâtez-moi le pouls, docteur.

— Diable ! un joli pouls, dit-il ; il bat cent vingt fois à la minute.

Malgré ces cent vingt pulsations, et peut-être à cause de ces cent vingt pulsations, Moynet venait de faire le plus beau dessin qu’il eût encore fait pendant tout son voyage.

Décidément, c’est une belle chose que l’art.