Le Caucase (Dumas)/15

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Charlieu (p. 63-67).

CHAPITRE XV

Les Lesguiens.

Une vigoureuse dose de quinine administrée aussitôt l’accès passé coupa la fièvre comme par miracle. Le soir vint sans fièvre, la nuit se passa sans fièvre, et le matin, à son tour, vint sans fièvre.

Je m’étais informé s’il y avait quelque chose à voir à Temir-Kan-Choura, et l’on m’avait répondu que non.

En effet, Temir-Kan-Choura, ou, comme on dit par abréviation, Choura est une création moderne. C’était la station du régiment de l’Apcheron. Le prince Argoulensky, voyant la position de cette station au milieu des peuplades insoumises et guerrières, en fit le quartier général du Daghestan.

Ce quartier général, au moment de notre passage, était commandé par le baron Vrangel.

Par malheur, le baron Vrangel était à Tiflis.

Choura fut bloquée par Chamyll, mais elle fut secourue par le général Scroloff, et Chamyll fut contraint de lever le siége.

Une nuit, Hadji-Mourad entra dans ses rues ; mais l’alarme fut donnée à temps, et Hadji-Mourad, repoussé, rentra dans ses montagnes.

La tradition prétend que l’emplacement où est aujourd’hui Choura était autrefois un lac.

Le lendemain de notre arrivée rien n’était plus croyable que la tradition. La ville tout entière n’était littéralement qu’une immense flaque d’eau.

Du moment où il n’y avait rien à voir à Choura et où la fièvre de Moynet était passée, il ne nous restait qu’à prendre congé de notre hôte, à remercier le docteur, à serrer la quinine pour une autre occasion et à partir.

Nous fîmes demander des chevaux et une escorte, et vers les huit heures du matin nous partîmes. J’oubliais de dire que, pendant la nuit, Victor Ivanowitch nous avait rejoints avec les bagages.

Vers dix heures du matin le brouillard s’était levé et il faisait un temps magnifique. Cette neige qui avait donné la fièvre à Moynet avait disparu comme la fièvre. Il faisait un splendide soleil, et quoique nous fussions à la fin d’octobre et sur le versant septentrional du Caucase, on se sentait pénétré d’une bienfaisante chaleur.

Vers midi nous arrivâmes à Paraoul, simple station de poste à laquelle il ne manquait qu’une chose, — des chevaux.

Nous ne nous en rapportâmes naturellement pas au smatritel ; nous allâmes voir dans les écuries, elles étaient vides.

Il n’y avait rien à dire. Seulement, c’était dur de ne faire que vingt verstes dans sa journée.

On tira les plumes, le papier et l’encre du nécessaire ; on tira les crayons et le bristol du carton, et l’on se mit à travailler. C’était notre grande ressource dans les contre-temps de cette espèce.

Pendant la nuit des chevaux rentrèrent, mais deux troïckas seulement. Force fut encore à notre pauvre Victor Ivanowitch de rester en arrière.

Nous partîmes à dix heures du matin. Seulement, il y avait eu pendant la nuit une alerte dont nous n’avions rien su. Deux hommes s’étaient présentés à la porte du village en disant qu’ils venaient de s’échapper des mains des Lesguiens ; mais comme les Lesguiens emploient souvent ces sortes de ruses pour pénétrer dans les aouls, on les avait menacés de tirer sur eux, et ils s’étaient éloignés. On nous donna une escorte de dix hommes ; on fit une visite générale des armes, et nous partîmes.

Au bout d’une heure de marche dans les restes d’un brouillard épais qui allait se dissipant de plus en plus, nous fîmes arrêter la voiture à un quart de lieue du village d’Hylly.

C’était le pendant de l’aoul du champkal Tarkosky.

Tout le premier plan, c’est-à-dire celui sur lequel nous nous trouvions, était un charmant bocage, formé d’arbres magnifiques, entre les troncs desquels coulait un véritable ruisseau d’idylle, la Voulsie du pauvre Hégésippe Moreau.

Pendant les chaudes journées d’été, toute cette portion du paysage devait faire une adorable oasis.

Plus loin, sous un rayon de soleil filtrant entre deux masses de vapeur encore mal dissipée, apparaissait le village d’Hylly, magnifique aoul tatar, situé sur une haute colline, entre deux montagnes plus hautes encore, et dont les bases étaient séparées de la sienne par deux charmantes vallées.

Le village, que nous découvrions parfaitement, par sa situation en amphithéâtre, paraissait être dans une grande agitation. La plate-forme d’un minaret qui dominait l’aoul, le sommet de la montagne qui dominait le minaret, étaient couverts d’une foule de gens qui se faisaient des signaux les uns aux autres, et qui tous semblaient avoir les yeux fixés sur un même point.

Nous nous arrêtâmes dix minutes pour que Moynet pût faire un croquis. Le croquis fini, nous reprîmes au grand trot le chemin d’Hylly. Il était évident qu’il s’y passait quelque chose d’extraordinaire, et nous avions hâte de savoir ce que c’était que ce quelque chose.

En effet, ce qui se passait était grave.

Nous avions enfin des nouvelles de cette fameuse expédition des Lesguiens, dont on nous parlait depuis trois jours comme d’une chose vague, mais menaçante.

À l’heure qu’il était, les miliciens d’Hylly devaient en être aux mains avec eux. Voici ce que l’on savait déjà, le reste était ignoré.

Au point du jour, deux pâtres étaient venus à Hylly les mains liées, et avaient raconté ceci aux habitants :

Un parti de cinquante Lesguiens, sous la conduite du fameux abreck de Gaubden, nommé Taymas-Goumisch-Bouroun, ayant pris la veille au matin, dans un coutan [1], les moutons qu’il contenait et les deux pâtres qui les gardaient, s’était égaré dans le brouillard, et pendant la nuit avait été en quelque sorte se heurter à Paraoul, où nous étions couchés. Ils s’en étaient écartés vivement, mais étaient tombés sur un autre village nommé Guilley. Alors les montagnards, comprenant le danger de leur position, avaient abandonné bêtes et gens et avaient pris la direction des montagnes couvertes de bois qui relient Hylly à Karabadakent.

C’étaient évidemment nos deux hommes de Paraoul.

Mais à Hylly, comme il faisait jour, comme on se trouvait dans un grand aoul de deux à trois mille âmes, on fit plus d’attention à leur récit.

À l’instant même, l’essaoul [2] Mahomet-Imam Paasaleff avait rassemblé toute la milice tatare d’Hylly, deux cents hommes à peu près, et avait demandé cent hommes de bonne volonté pour l’accompagner. Cent hommes s’étaient présentés.

Il y avait déjà trois heures qu’il était parti. Il était près de midi, et l’on venait de voir une grande fumée s’élever du côté du ravin de Zilly-Kaka, situé à deux lieues à peu près de la ville, à droite de la route de Karabadakent.

C’était notre chemin : c’était justement à Karabadakent que nous allions.

Nous relayâmes avec la plus grande rapidité possible. Quant à notre escorte, douze hommes étaient prêts avant que nous les eussions demandés. Nous en eussions eu cinquante si nous eussions voulu ; nous eussions eu tout le village, femmes et enfants.

Les femmes surtout étaient d’une incroyable animation. C’étaient des gestes d’un sauvage, des cris d’une férocité dont on n’a pas idée.

Des enfants, à qui, chez nous, on ne laisse pas un couteau entre les mains, de peur qu’ils se blessent, tenaient des kangiars nus et semblaient prêts à faire le coup de poignard.

Nous partîmes au grand galop au milieu des hurlements de ce troupeau d’hyènes.

En sortant d’Hylly, nous découvrîmes parfaitement toute la plaine et toute la chaîne de montagnes dans laquelle s’accomplissait l’événement. Il nous semblait voir, dans la direction indiquée, s’agiter avec une grande rapidité des êtres quelconques ; mais, à la distance où nous étions d’eux, il était impossible de distinguer si c’étaient des hommes ou des animaux, une bande de cavaliers ou un troupeau de moutons ou de bœufs.

On ne voyait que des points noirs.

Il y avait à peu près une lieue de plaine, parfaitement unie, du chemin que nous suivions au pied de la montagne ; avec l’autorisation de mes deux compagnons, je donnai l’ordre aux hiemchicks de diriger les voitures à travers cette plaine droit sur le ravin de Zilly-Kaka.

Notre escorte applaudit à cette décision par de grands cris : les hommes qui la composaient avaient leurs frères et leurs amis engagés avec les Lesguiens, et ils avaient hâte de savoir ce qu’ils étaient devenus.

La tarantasse et la télègue abandonnèrent donc le chemin et se lancèrent à travers la plaine.

Mais par un effet de perspective tout simple, à mesure que nous avancions, la première montagne grandissait, tandis que l’autre, la seconde, au contraire, semblait s’abaisser derrière elle.

Arrivés au pied de la première montagne, nous avions donc complétement perdu de vue ce qui se passait au sommet de la seconde.

Ce qui m’étonnait, c’est que nous n’avions entendu aucun coup de feu, aperçu aucune fumée.

Nos Tatars nous expliquèrent cela : montagnards et miliciens font feu l’un sur l’autre quand ils se rencontrent, feu de leurs fusils, feu de leurs pistolets, puis ils tirent kangiars et schaskas, et tout se décide à l’arme blanche.

On avait entendu le feu, on avait vu la fumée ; maintenant c’était le tour des kangiars et des schaskas.

L’arme blanche faisait sa besogne.

Les deux voitures étaient arrêtées au pied de la montagne ; elles ne pouvaient pas aller plus loin.

Nous proposâmes à nos Tatars de nous donner trois de leurs chevaux ; les neuf cavaliers restants graviraient la montagne avec nous, les trois démontés garderaient la voiture.

Dans le cas où la lutte se prolongerait, un renfort de neuf hommes, — nous avions la modestie de ne pas nous compter, — pouvait être utile aux miliciens.

La proposition fut acceptée. Trois hommes descendirent et nous donnèrent leurs chevaux. Je nommai de ma propre autorité et comme général, je nommai, dis-je, commandant celui qui me parut le plus intelligent de tous, et nous partîmes le fusil sur le genou.

En arrivant sur le premier plateau, nous vîmes poindre au dessus de nous l’extrémité des papacks d’une troupe à cheval qui semblait venir à notre rencontre.

Nos hommes n’eurent besoin que d’un coup d’œil pour reconnaître les leurs, et avec de grands cris ils mirent leurs chevaux au galop.

Les nôtres les suivirent. Nous ne savions pas trop où nous allions, et si les gens que nous avions devant nous étaient des amis ou des ennemis.

Mais les hommes aux papacks, eux aussi, nous avaient reconnus, ou plutôt avaient reconnu leurs amis. Ils poussèrent de leur côté un hourra ! et quelques-uns levèrent les bras en montrant des objets que nous crûmes reconnaître.

Les cris de golovii ! golovii ! retentirent.

— Des têtes ! des têtes !

Il n’y avait plus à chercher ce que les hommes aux papacks tenaient à la main et montraient à leurs compagnons.

D’ailleurs, eux, de leur côté, approchaient avec une rapidité qui, même sans explication, ne nous eût pas laissé de doute.

Nos deux troupes se joignirent ; une troisième venait lentement et derrière.

Celle-là, ce n’était pas la troupe victorieuse, c’était la troupe funèbre : elle portait les morts et les blessés.

Au premier moment il fut impossible de rien comprendre aux paroles qui s’échangeaient autour de nous. D’abord, elles s’échangeaient en tatar, et Kalino, notre interprète russe, n’y comprenait absolument rien.

Mais ce qu’il y avait de clair, c’étaient quatre ou cinq têtes coupées et saignantes, et ce qui n’était pas moins pittoresque, des oreilles passées à des manches de fouet.

Sur ces entrefaites, l’arrière-garde arriva ; elle apportait trois morts et cinq blessés. Trois autres blessés pouvaient se soutenir sur leurs chevaux et marchaient au pas.

Il y avait eu quinze Lesguiens tués. Les cadavres étaient à une demi-lieue de là, dans le ravin de Zilly-Kaka.

— Demandez au chef de la centaine de nous donner un homme qui puisse nous conduire jusqu’au champ de bataille, et priez-le de nous donner des détails sur le combat, dis-je à Kalino.

Il s’offrit de nous y mener lui-même. Il était décoré de Saint-Georges, et pour son compte avait tué deux Lesguiens dans une lutte corps à corps. Dans l’ardeur du combat il leur avait coupé à chacun la tête et rapportait la paire.

Il ruisselait de sang.

Chaque homme qui avait tué un montagnard, outre la tête et les oreilles, avait toute la dépouille de l’ennemi mort. L’un d’eux avait un magnifique fusil. Je n’osai pas lui demander s’il voulait le vendre, quelque envie que j’eusse de le posséder [3].

La troupe continua son chemin vers l’aoul. J’autorisai le commandant de la centaine à disposer de nos deux voitures s’il en avait besoin pour ses blessés ou même pour ses morts. Il transmit l’autorisation à ses hommes.

Puis nous nous tournâmes le dos ; les combattants retournaient au village ; nous continuâmes notre route jusqu’au champ de bataille.

Voici ce que Mahomet-Iman-Gazalieff nous raconta :

Après avoir réuni ses cent hommes, il avait pris avec eux le chemin de Guilley, guidé par les pâtres. Près de Guilley il avait trouvé les troupeaux que les montagnards avaient abandonnés pour aller plus vite.

Il avait laissé les pâtres réunir leurs moutons, et avait cherché les traces des montagnards.

Et n’avait point tardé à les trouver.

On fit trois verstes guidé par deux hommes experts dans l’art de suivre les pistes.

On arriva ainsi au ravin de Zilly-Kaka, couvert en ce moment d’un épais brouillard.

Tout à coup, au fond du ravin, on crut voir se mouvoir des hommes, et en même temps une grêle de balles siffla au milieu des miliciens ; de cette première décharge, un homme et deux chevaux tombèrent.

Iman-Gazalieff cria alors :

— Pas de fusil, à la schaska et au kangiar !

Et avant que les montagnards, qui se reposaient dans le ravin, eussent eu le temps de monter sur leurs chevaux, ils tombèrent sur eux, et un combat corps à corps s’engagea.

À partir de ce moment, Iman-Gazalieff, qui travaillait pour son compte, n’avait pas vu ce qui se passait autour de lui.

Il avait, l’un après l’autre, attaqué deux hommes corps à corps et les avait tués tous les deux.

Mais la lutte avait dû être terrible, car lorsqu’il regarda autour de lui, il compta treize morts et ses deux qui faisaient quinze. Les autres étaient en fuite.

Tout s’était passé, comme il l’avait ordonné, à l’arme blanche. Les miliciens n’avaient pas tiré un seul coup de fusil.

Il nous faisait ce récit en russe, Kalino me le traduisait au fur et à mesure en français.

Pendant le récit, nous avions fait du chemin. Une large flaque de sang nous indiqua que nous étions arrivés sur le champ de bataille.

À notre droite, dans un pli de terrain, étaient les cadavres, nus ou à peu près. Cinq étaient décapités ; à tous ceux à qui restait la tête, manquait l’oreille droite.

Il était terrible de voir les blessures faites par les kangiars.

Une balle fait son trou et tue. Une plaie à fourrer le petit doigt, un cercle bleu autour, et tout est dit.

Mais les blessures de kangiar sont de véritables éventrements. Il y avait des crânes complétement ouverts, des bras presque détachés du corps, des poitrines creusées à y voir le cœur.

Comment se fait-il que l’horrible ait un si étrange attrait, qu’une fois que l’on a commencé de regarder on veuille tout voir ?

Iman-Gazalieff nous montra ses deux cadavres, qu’il reconnaissait aux blessures qu’il leur avait faites.

Je lui demandai à voir l’instrument qui avait si bien travaillé. C’était un kangiar des plus simples, à poignée d’os et de corne. Seulement il avait acheté la lame à un bon faiseur et l’avait fait solidement monter. Le tout lui revenait à huit roubles.

Je lui demandai s’il consentirait à se défaire de cette arme et combien il la vendrait.

— Ce qu’elle m’a coûté, me dit-il simplement. J’ai maintenant trois kangiars, puisque j’ai ceux des deux Lesguiens que j’ai tués ; je n’ai donc plus besoin de celui-ci.

Je lui donnai un billet de dix roubles, et il me donna son kangiar.

Il fait partie de la collection d’armes que j’ai rapportée du Caucase, et qui presque toutes sont historiques.

Nous attendîmes que Moynet eût fait un dessin du ravin où étaient couchés les cadavres, et abandonnant la place à cinq ou six aigles qui paraissaient attendre notre départ avec impatience, nous descendîmes vers la plaine.

Au bas de la montagne, nous retrouvâmes nos voitures ; on avait jugé inutile de s’en servir.

Nous prîmes congé d’Iman-Gazalieff, et voyant que nos Tatars avaient grande envie de retourner avec lui à Hylly pour fraterniser avec eux, nous leur donnâmes congé.

Il n’était pas probable qu’après la leçon qu’ils venaient de recevoir, les montagnards se remontrassent de quelque temps dans les environs de l’aoul d’Hilly.

En effet, nous arrivâmes sans accidents à Karbadakent.

Là on nous dit que le prince Bagration venait de passer, nous avait demandés et courait après nous.

Nous n’avions qu’une chose à faire, c’était de courir après le prince Bagration.

En arrivant à Bouinaky, nous vîmes sur le perron un homme de trente à trente-cinq ans, portant avec une admirable élégance le costume tcherkesse.

C’était le prince Bagration.

  1. Parc de brebis.
  2. Enseigne qui commande une sotnia de Cosaques ou de miliciens.
  3. J’ai ce fusil en ma possession. Je dirai plus tard comment il me fut donné.