Le Caucase (Dumas)/21

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Charlieu (p. 85-89).

CHAPITRE XXI.

Bakou.

Au point du jour nous nous réveillâmes et regardâmes autour de nous, cherchant nos Tatars et leurs chameaux : tout avait décampé dans la nuit ; la steppe était aussi déserte que la mer.

Je ne sais rien de plus triste que cette mer sans vaisseaux.

Notre Tatar nous avait fait venir nos chevaux pendant que nous dormions encore ; nous n’avions plus qu’à faire atteler les voitures et partir.

Une vapeur bleuâtre qui flottait sur la terre nous présageait une magnifique journée. À travers cette vapeur passaient, sans avoir l’air de toucher la terre, des bandes de chèvres sauvages si inquiètes, si farouches, si timides, que je ne pus jamais m’approcher d’une d’elles à portée de fusil. Les montagnes étaient roses à leurs cimes, violâtres dans les parties intermédiaires, avec des ombres azurées ; la steppe était jaune d’or ; la mer était d’indigo.

Nous allions la quitter pour ne la revoir qu’à Bakou, cette pauvre Caspienne si déserte, si perdue, si oubliée, si inconnue et probablement si calomniée.

En effet, nous étions arrivés à cet endroit du cap de l’Apcheron où le chemin, qui a suivi les bords de la mer depuis Kisil-Bouroun, tourne brusquement à droite, s’enfonce dans la steppe et laisse le cap s’allonger comme un fer de lance sur la Caspienne.

Les cinq ou six premières verstes que nous parcourûmes d’abord sont plates et appartiennent à la steppe ; puis nous commençâmes à entrer dans ces vagues solides qui constituent les premières ondulations des montagnes : enfin, le mouvement d’ascension et de descente devint plus sensible : nous traversions les dernières croupes du Caucase.

Sur ces plateaux, dans ces vallées dont l’aspect rentre dans celui de nos paysages de Bourgogne, s’élevaient de petits villages dont les cheminées fumaient tranquillement, dont les troupeaux paissaient paisiblement.

Le blé sortait de terre et, de temps en temps, sur la teinte grise de la montagne, jetait un tapis vert irrégulièrement coupé.

Était-ce le caprice qui l’avait coupé ainsi ? était-ce l’exigence d’un voisin qui lui avait donné sa forme ?

En tout cas, c’était la civilisation qui constatait sa présence.

Je poussai un soupir ; depuis si longtemps je n’entendais plus parler d’elle, et je m’en trouvais si bien.

En avions-nous donc fini avec la partie pittoresque et dangereuse du voyage ? Notre Tatar, interrogé, nous rassura sur ce dernier point. Sur l’autre pente du Caucase, entre Schumaka et Noukha, nous serions, sous le double rapport du pittoresque et du danger, servis à souhait.

C’est un étrange compagnon de route que le danger ; on le craint d’abord, on ne demande pas mieux que de l’éviter, puis on se familiarise avec son voisinage, puis on désire sa présence : c’est un excitant qui double la valeur de tout. Il vient, et il est le bienvenu ; puis, peu à peu il s’éloigne, vous quitte et disparaît, et alors on le regrette, on le rappelle, et, dût-on se déranger de son chemin, on est tout prêt à aller là où il est.

Nous fûmes enchantés de ne pas avoir à lui dire adieu, mais seulement au revoir.

Le chemin resta à peu près le même, flottant entre des montées et des descentes, jusqu’à ce que se présenta à nous une montée plus rapide et plus escarpée qu’aucune de celles qui l’avaient précédée ; nous sautâmes à bas de la tarantasse, moins encore pour alléger le tirage des chevaux que pour arriver au sommet de cette dernière colline qui paraissait nous cacher Bakou, et nous escaladâmes sa pente à pied.

Arrivés à son point culminant, nous revîmes la Caspienne, mais entre nous et la mer, que l’on ne voyait, au reste, qu’à une certaine distance de la côte, gisait Bakou, perdu dans un pli de terrain.

Mais bientôt la ville nous apparut comme une surprise : nous avions l’air de descendre du ciel.

Au premier aspect, il y a deux Bakous :

Le Bakou blanc et le Bakou noir.

Le Bakou blanc est un faubourg qui s’est, hors de la ville, presque entièrement bâti depuis que Bakou appartient aux Russes.

Le Bakou noir est le vieux Bakou, la ville persane, la cité des khans, entourée de murailles moins belles, moins pittoresques que celles de Derbent, mais cependant pleines de caractère.

Bien entendu que toutes ces murailles sont faites contre les armes blanches et non contre l’artillerie.

Au milieu de la ville enfermée par les murailles, à leur teinte encore plus foncée que les autres maisons, on distinguait le palais des Khans, le minaret en ruines, la vieille mosquée, et la tour de la Demoiselle, qui baigne ses pieds dans la mer.

Une légende se rattache à cette tour, et lui a donné le nom singulier pour une construction de cette taille et de cette ampleur, de la tour de la Demoiselle.

Un des khans de Bakou avait une fille très-belle ; tout au contraire de la Mirrha antique, qui était amoureuse de son père, ici, c’était le père qui était amoureux de la fille. Celle-ci, pressée par l’auteur de ses jours, et ne sachant comment repousser sa passion incestueuse, fit ses conditions au khan : elle céderait si, comme preuve de son amour pour elle, il voulait lui faire bâtir la plus haute et la plus forte tour de la ville pour qu’elle en fît sa demeure.

Le khan appela à l’instant même des ouvriers et les mit à l’ouvrage.

La tour commença de s’élever rapidement ; le khan ne ménageait ni les pierres ni les hommes.

Mais, au gré de la Demoiselle, la tour n’était jamais assez haute.

— Encore un étage, disait-elle chaque fois que son père croyait la besogne terminée.

Et les assises s’élevaient les unes sur les autres, et la tour, quoiqu’au bord de la mer, c’est-à-dire dans la partie basse de la ville, s’élevait à la hauteur du minaret qui était dans la partie haute.

Et arriva un moment où il fallut bien avouer que la tour était finie.

Alors il fallut la meubler.

On la meubla des plus riches étoffes de Perse.

Le dernier tapis posé, la fille du khan, suivie de ses dames d’honneur, monta au sommet de la tour, où elle n’était jamais montée, sous prétexte d’y jouir de la vue.

Arrivée sur la plate-forme, elle fit sa prière, recommanda son âme à Allah, et, par-dessus les créneaux, s’élança dans la mer.

Avant d’arriver à ce monument de la pudeur virginale, on en rencontre un autre qui rappelle une trahison.

C’est le monument funéraire du général russe Titianoff.

Le général Titianoff, gouverneur de la Géorgie, assiégeait Bakou.

Le khan, sous prétexte de présenter des conditions pour la remise de la ville aux Russes, demanda une entrevue au général Titianoff.

Des Arméniens, amis des Russes, prévinrent le général que le khan devait le faire assassiner pendant l’entrevue.

Il répondit, comme César : Ils n’oseraient, vint à l’entrevue, et fut assassiné.

Les habitants de Bakou, effrayés des représailles qui allaient désoler leur ville à la suite d’une pareille trahison, se révoltèrent et voulurent livrer l’assassin à la Russie.

Mais celui-ci leur échappa et se sauva en Perse. La ville seule fut livrée aux Russes.

Bakou, dont les principaux monuments ont été bâtis par Abbas II, fut, de tout temps, un lieu saint pour les Guèbres, Khanat indépendant d’abord, il devint vassal de la Perse, qui le céda en 1723 à la Russie, se le fit rendre en 1735, et le perdit définitivement à la trahison de son dernier khan.

Le sarcophage du général Titianoff s’élève sur la pente d’une colline, au milieu de l’espace vide qui s’étend entre la ville et le faubourg. Il a été bâti à la place même où le général a été assassiné.

Le corps est à Tiflis.

L’entrée de Bakou est celle des citadelles les plus fortes du Moyen âge. On ne traverse trois enceintes de murailles successives que par des portes tellement étroites que l’on est obligé de dételer les chevaux de droite et de gauche des troïckas, et de les atteler en arbalète pour faire passer les voitures. La porte du nord franchie, on se trouve sur une place où l’architecture des maisons accuse à l’instant même la présence des Européens.

L’église chrétienne s’élève à droite de la place.

Nous nous fîmes conduire chez le commandant du district, M. Pigoulewsky, qui accourut nous recevoir à sa porte et nous inviter pour le jour même à un second dîner.

Il ne pouvait nous faire assister au premier, qui s’accomplissait au moment même où nous arrivions, parce qu’il avait à sa table deux princesses tatares, la mère et la fille, qui, selon la coutume religieuse et sociale des femmes mahométanes, ne pouvaient lever leurs voiles devant des étrangers.

Lui-même, M. Pigoulewsky, n’était point admis au repas qu’il donnait, et auquel assistaient seulement sa femme et sa fille. Il se réserverait pour nous.

On nous donna un essaoul, qui prit la tête de colonne, marcha devant notre tarantasse et nous conduisit au logement qui nous était préparé.

Ce logement, situé près de l’église catholique, se composait tout simplement des salons du club, c’est-à-dire formait le plus bel appartement de la ville, dont les membres du club se privaient pour le mettre à ma disposition.

Je ne remercie plus ; je constate seulement : pendant toute la route, l’hospitalité eut cette magnificence à notre égard.

Nous étions enchantés du répit qui nous était donné par M. Pigoulewski pour nous passer à l’eau ; mais à peine barbotions-nous dans nos cuvettes que M. Pigoulewsky arriva.

Les deux princesses tatares dérogeaient pour moi aux coutumes nationales et religieuses. Elles voulaient absolument me voir. Le cuisinier s’était immédiatement remis à la besogne ; le second dîner se confectionnait et allait être prêt dans un quart d’heure.

Les deux voitures de M. Pigoulewsky nous attendaient à la porte, et lui-même attendait que nous fussions prêts pour nous emmener.

Une mention toute particulière pour M. Pigoulewsky : il la mérite bien.

M. Pigoulewsky, gouverneur du district, chef de police, bailli probablement, est un homme de quarante ans, de cinq pieds huit pouces, taillé en largeur à la mesure de sa hauteur, vêtu de l’uniforme russe et coiffé du papack tatar.

Il est impossible de voir, à travers les poils frisés du bonnet tatar, briller des yeux plus spirituels, plus intelligents et meilleurs.

Le reste de la figure, joues rebondies, dents blanches, lèvres sensuelles, va admirablement avec les yeux.

M. Pigoulewsky ne disait pas un mot de français ; mais il dit chaque mot russe avec une telle expression de franchise, avec une telle accentuation de voix, que l’on entend tout ce qu’il veut dire. Il a trouvé, par sa joyeuse et franche physionomie, les premiers éléments de l’alphabet de la langue universelle que nos savants cherchent depuis la destruction de Babel.

Nous montâmes en voiture et nous retournâmes chez lui.

Je n’eus qu’à entrer pour comprendre les causes de l’expression de bonheur répandue sur son heureuse physionomie : une fille de seize ans, une mère de trente-deux ou de trente-quatre au plus qui semble la sœur de sa fille, toutes deux belles à ravir, deux ou trois autres enfants à peine montés sur les degrés ascendants de la vie, telle était la famille qui venait au-devant de nous et nous tendait les deux mains.

Les deux princesses tatares et le mari de la plus jeune des deux princesses complétaient le cercle où nous étions admis avec cordialité, et je dirai presque, à la façon dont nous y fûmes reçus, attendus avec impatience.

Les deux princesses tatares étaient, l’une la femme, l’autre la fille de Makthikouli-Khan, dernier khan de Karabach. La mère pouvait avoir quarante ans, la fille vingt. Toutes deux portaient le costume national.

La fille était charmante sous ce costume, cependant plus riche que gracieux.

Une petite fille de trois ou quatre ans, vêtue du même costume que sa mère, nous regardait avec ses grands yeux noirs étonnés, tandis qu’entre les genoux de la grand’mère s’était réfugié un petit garçon de cinq ou six ans, qui, à tout hasard et par instinct, avait la main sur le manche de son kangiar.

Un vrai kangiar, ma foi, pointu comme une aiguille, et coupant des deux côtés comme un rasoir, qu’une mère française ne laisserait jamais entre les mains de son enfant, et qui est le premier joujou qu’une mère tatare met entre les mains du sien.

Le père, prince Khaçard-Outznieff, né à ce village d’Andrew où nous avions fait une visite en si bonne et si belle compagnie, était un homme de trente-cinq ans, beau, grave, parlant français comme un Parisien, vêtu d’un beau costume noir et or, portant sur la tête le bonnet pointu des Géorgiens, et à son côté le kangiar à manche d’ivoire et à fourreau doré.

J’avoue que je tressaillis en entendant cette accentuation si pure et si intelligente de la langue française.

Il avait connu à Pétersbourg, je crois, mon bien bon ami Marmier, et tout de suite il se mit à me dire de lui le bien que j’en pense, en me priant, aussitôt mon retour à Paris, de le rappeler au souvenir du savant voyageur.

Comme je ne sais pas si Marmier est à Tanger ou à Tombucktu, à Mexico ou à Damas, comme naturellement il n’est pas à la bibliothèque du ministère de l’instruction publique, je commence par m’acquitter ici de ma commission, non que je sois pressé de m’en débarrasser, mais parce que j’ai hâte de me rappeler au souvenir d’un ami.

Les dames, qui avaient fait leur dîner, assistaient au nôtre. La fille de M. Pigoulewsky, une belle houri bleue, comme l’aurait appelée Mahomet, un bel ange d’azur, comme l’appellera un jour le bon Dieu, fut notre interprète pendant tout le repas.

Le repas fini, nous retrouvâmes les voitures tout attelées.

Il s’agissait d’aller voir les fameux feux de Bakou.

Les feux de Bakou sont connus du monde entier ; mais un peu moins, naturellement, des Français, le peuple le moins voyageur qu’il y ait au monde, que des autres peuples.

C’est à vingt-six verstes de Bakou que se trouve le fameux sanctuaire du feu Artech-Gah, où brûle le feu éternel.

Ce feu éternel est alimenté par le naphte.

Le naphte est de l’huile de pierre, du pétrole, inflammable toujours, léger et transparent quand on l’épure, mais qui, même épuré, répand une fumée épaisse, d’un goût désagréable, ce qui n’empêche pas qu’on ne s’en serve de l’Inkhoran à Derbent. On en enduit les outres qui servent à transporter le vin, ce qui donne au vin un goût tout particulier, très-apprécié des amateurs, mais auquel je n’ai jamais pu m’habituer. On en graisse les roues des chariots, ce qui dispense les charretiers de toucher à la chair de porc, de laquelle ils ont horreur, étant, pour la plupart, musulmans. Enfin, on en fabrique un ciment qui, aïeul du ciment romain, servit à la construction, à ce que l’on assure du moins, de Babylone et de Ninive.

Le naphte est la décomposition du bitume solide, opérée par les feux souterrains. Plusieurs points du globe produisent le naphte ; mais le point où il se produit avec le plus d’abondance est Bakou et ses environs. Tout autour de la ville, sur bout le rivage de la mer Caspienne, on a creusé des puits dont la profondeur varie depuis trois mètres jusqu’à vingt ; à travers une marne argileuse imbibée de naphte, cent secrètent du naphte noir, quinze du naphte blanc.

On en extrait à peu près cent mille quintaux de naphte par an. Ce naphte est expédié en Perse, à Tiflis et à Astrakan.

En jetant un coup d’œil sur la carte de la mer Caspienne, et si l’on tire une ligne droite le long de la parallèle de Bakou à la rive opposée, on trouvera, tout près de la côte habitée par les peuplades turcomanes nomades, une île du nom de Tchéléken, ou île de naphte.

Du côté opposé, la presqu’île de l’Apcheron s’avance dans la mer, produisant sur la même ligne une grande quantité de sources de naphte et de kir. À l’extrémité de l’Apcheron, formant détroit, se trouve l’île Suatoï, île sainte, appelée ainsi par les Guèbres et les Perses, parce qu’elle-même a des puits de gaz et de naphte.

Il y a donc tout lieu de croire qu’un banc immense de naphte passe sous la mer Caspienne, et s’étend jusque dans le pays des Turcomans.

Une grande société s’établit en ce moment pour faire des bougies avec du naphte. Les bougies les plus pures, comparables à notre bougie de l’Étoile, reviendraient à soixante-quinze centimes la livre, au lieu de deux francs qu’on la vend à Tiflis, et de un franc soixante centimes qu’on la vend à Moscou.

Il n’y a donc rien d’étonnant que les Parsis des Madjous et les Guèbres aient choisi Bakou pour leur lieu sacré.

Voulez-vous que nous disions un mot de ces braves gens, les plus inoffensifs et les plus persécutés de tous les sectateurs d’une religion quelconque ?

Guèbres vient de giaour, qui, en turc, veut dire infidèle.

Madjou vient de mage, nom des ministres de la religion de Zoroastre.

Parsis vient de fars ou farsistan, l’ancienne Perside.

Vous voyez que nous avons sur beaucoup d’étymologistes l’avantage d’être court et clair.

Zoroastre, en pehlvi Zaradoh, en zend Zeretochtro, en persan Zerdust, est le fondateur ou plutôt le réformateur de leur religion.

Il naquit en Médie, ou dans l’Adirbaidjan, ou dans l’Atropatène, selon toute probabilité, sous le règne d’Hystaspe, père de Darius Ier.

Voyant la religion des Mèdes chargée de superstitions, il résolu de la réformer : voyagea vingt ans pour conférer avec les plus illustres savants de son époque. De retour de ses voyages et après ses conférences, il s’enferma dans une grotte, fut enlevé au ciel comme Moïse, vit Dieu face à face et reçut de lui l’ordre d’aller prêcher à l’Iran, c’est-à-dire à la Perse, une religion naturelle.

Son premier miracle fut de convertir à sa foi le roi Gouchtasp et son fils Isfendiar, et avec eux tout l’Iran occidental.

Cette conversion émut fort l’Iran oriental, qui envoya contre Zoroastre une véritable armée de brahmes, quatre-vingt mille, assure-t-on.

Zoroastre les confondit, et à la vue de leur confusion tout le Sind adopta sa doctrine.

Zoroastre mourut sur le mont Adordji, si toutefois il mourut, dans un âge très-avancé et laissant vingt et un livres de doctrine, appelés les Nosks, des débris desquels on fit le Zend-Avesta, c’est-à-dire la parole vivante.

Le culte du feu régna en Perse jusqu’à la conquête d’Alexandre. Mais sous les règnes de ses successeurs, les Séleucides et les Parthes Arsacides, il fut proscrit. Deux cent vingt-cinq ans après Jésus-Christ il y fut rétabli par Ardochyr-Babukkan, fondateur de la dynastie des Sassanides en Perse. Mais en 635, lors de l’invasion arabe et de la substitution de l’islamisme au magisme, le culte du feu fut proscrit et ses sectateurs dispersés ; proscrits, persécutés, les uns passèrent alors dans le Gudzarat et sur les bords du Sind, les autres s’établirent sur les bords de la mer Caspienne.

Aujourd’hui les deux principales patries des malheureux Parsis sont Bombay, où ils vivent sous la protection anglaise, et Bakou, où ils vivent sous la protection russe.

Ils prétendent avoir conservé la vraie tradition du culte de Mithra, sanctionné et perfectionné par Zoroastre, posséder le véritable Zend-Avesta, écrit de la main de leur fondateur, et se chauffer au même feu que celui auquel se chauffait Zoroastre.

Vous voyez qu’il y a peu de religion aussi innocente que celle-là.

Aussi y a-t-il peu d’hommes plus doux et plus humbles que les Parsis.

C’était à ces pauvres gens que nous allions faire visite dans leur lieu sacré, dans leur sanctuaire du feu à Artech-Gah.

Après deux heures de marche à peu près, la première heure écoulée en longeant la mer Caspienne, nous arrivâmes au sommet d’un petit monticule d’où nous embrassâmes tout l’ensemble des feux.

Figurez-vous une plaine d’une lieue carrée à peu près, d’où, par cent ouvertures irrégulières, s’échappent des gerbes de flamme que le vent déploie, fait flotter, courbe, redresse, couche jusqu’à terre, élève jusqu’au ciel sans jamais les éteindre.

Puis, au milieu de tous ces foyers, éclairé par eux, paraissant mobile comme la lumière qu’il reflète sur ses murailles, un grand bâtiment carré d’un blanc de chaux, entouré de créneaux, dont chacun brûle comme un énorme bec de gaz, et derrière lesquels s’élève une coupole aux quatre coins de laquelle brûle une flamme ardente, mais moins haute que celles qui s’élèvent de la porte principale tournée vers l’orient.

Comme nous venions de l’occident, nous dûmes faire le tour du monastère, dont la seule entrée donne sur l’orient.

Le spectacle était splendide et inaccoutumé ; les jours de fête seulement l’illumination générale du monastère a lieu. M. Pigoulewsky avait annoncé notre arrivée, et c’était jour de fête, ou plutôt nuit de fête pour les pauvres gens qui, persécutés depuis deux mille ans, s’empressent d’obéir aux autorités près desquelles ils trouvent un appui.

Hélas ! ceux qui voudront voir après moi les Guèbres, les Parsis et les Madjous doivent se presser ; le monastère n’est plus habité que par trois sectateurs du feu, un vieillard et deux hommes de trente à trente-cinq ans.

Et encore, un des deux derniers venait-il d’arriver de l’Inde depuis cinq ou six mois seulement. Avant cette adjonction d’un troisième adorateur du soleil, ils étaient réduits à deux.

Nous descendîmes à la porte tout empanachée de flamme et nous pénétrâmes dans l’intérieur. L’intérieur se compose d’une vaste cour carrée, au milieu de laquelle s’élève un autel surmonté d’une coupole.

Au centre de l’autel brûle le feu éternel. Aux quatre coins de la coupole, comme quatre gigantesques trépieds, flambent quatre foyers alimentés par la flamme souterraine.

On monte à l’autel par cinq ou six marches. Une vingtaine de cellules sont adossées au mur extérieur, mais s’ouvrent intérieurement. Elles sont destinées aux disciples de Zoroastre.

Dans une de ces cellules était une niche creusée dans la muraille avec un rebord, sur lequel étaient posées deux petites idoles indiennes.

Un des Parsis revêtit son costume de prêtre ; l’autre, qui était tout nu, passa une espèce de chemise ; une messe hindoue commença.

Cette messe consistait en une modulation d’une douceur infinie, en un chant qui n’occupait pas plus de quatre ou cinq notes de la gamme chromatique, à peu près du sol au mi, et dans lequel le nom de Brahma revenait de minute en minute.

De temps en temps, l’officiant se prosternait la face contre terre, et pendant ce temps, le desservant frappait l’une contre l’autre deux cymbales qui rendaient un son aigu et vibrant.

La messe terminée, l’officiant nous donna à chacun un petit morceau de sucre candi, en échange duquel nous lui donnâmes chacun un rouble.

Après la messe dite, nous allâmes visiter les puits extérieurs. Le plus profond a une soixantaine de pieds ; on y puisait autrefois de l’eau. Cette eau était saumâtre, il est vrai : un jour elle disparut. On y jeta une étoupe allumée, pour essayer de voir ce que l’eau était devenue ; le puits s’enflamma aussitôt et ne s’éteignit jamais depuis.

Seul, il serait dangereux de trop s’incliner sur ce puits pour regarder au fond ; la vapeur pourrait faire perdre la tête, la tête perdue, les pieds pourraient perdre la terre, et l’on irait promptement porter du combustible au feu central.

Aussi ce puits est-il entouré d’un parapet.

Les autres puits sont à fleur de terre. À leur orifice, on pose des grilles, et sur les grilles des pierres qui sont réduites en plâtre en moins de douze heures.

Pendant que nous regardions s’opérer cette transformation, l’officier qui commande le village de Surakani, situé à une verste du monastère, vint nous inviter à prendre le thé chez lui.

Nous acceptâmes, et le suivîmes.

Le thé n’était qu’un prétexte. Il nous donna dans une chambre charmante, toute préparée pour nous servir de chambre à coucher, un excellent souper tatar, composé d’un pilaw, d’un schislick, de poires, de raisins et de melon d’eau.

Nous y restâmes jusqu’à onze heures. J’avais grande envie d’y rester jusqu’au lendemain matin, mais il n’y avait pas moyen de laisser retourner M. Pigoulewsky seul à Bakou.

Nous l’y ramenâmes en repassant par cette solfaterra, qui a sur celle de Naples l’immense avantage de n’être pas éteinte.