Le Caucase (Dumas)/22

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CHAPITRE XXII.

La ville, les bazars, la mosquée, l’eau et le feu.

Le lendemain de notre excursion chez les Parsis, vers neuf heures du matin, on nous annonça le prince Khaçard-Outzmieff : avec une régularité plus que européenne, il venait nous faire sa visite et se mettre à notre disposition.

Parler d’un prince tatar à des Parisiens, c’est leur parler d’une espèce de sauvage, à moitié enseveli dans une peau de mouton, ou plutôt dans deux peaux de mouton, l’une faisant papack, l’autre faisant bourka ; parlant une langue rude, gutturale, incompréhensible, traînant avec lui tout un attirail de sabres, de poignards, de schaskas et de pistolets, ignorant notre politique, notre littérature, notre civilisation.

Point : un prince tatar, quand il s’appelle le prince Khaçard-Outzmieff. ne ressemble à rien de tout cela.

Comme aspect extérieur, je l’ai déjà dit, c’est un fort bel homme de trente-cinq ans, aux traits réguliers, à l’œil vif et intelligent, au fond duquel brille un rayon presque invisible d’inquiétude et de sauvagerie, aux dents blanches splendidement, à la barbe tirant sur le noir acajou, à cause de la teinture de khina dont les Tatars et les Persans ont l’habitude de se colorer la barbe ; portant un bonnet très-fin et très-élégant d’agneau noir frisé et pointu à la manière géorgienne, une longue tcherkesse noire, avec un simple filet d’or pour tout ornement : à la poitrine, deux cartouchières avec leurs cartouches d’argent, guillochées d’or, une ceinture d’un seul galon d’or, comme on n’en fait qu’en Orient, le pays du monde où l’on travaille le mieux l’or filé, ceinture à laquelle pend un élégant kangiar à la poignée d’ivoire, au fourreau et à la lame damasquinés d’or ; un pantalon noir de drap persan, serré au-dessous du genou par la guêtre montagnarde, de l’extrémité de laquelle sort une botte étroite et fine, renfermant ces pieds de cavalier, que la terre n’a point élargis ne les ayant presque jamais touchés, et que l’on croirait des pieds d’enfant, complètent ce costume ou plutôt cet uniforme.

Le prince Outzmieff, comme tous les hommes d’Orient, est très-grand amateur d’armes ; non-seulement de ces armes aux poignées éclatantes, aux lames noircies qui semblent tirer, en même temps qu’elles, le deuil du fourreau ; mais de nos armes d’Europe, simples, solides, sûres de leur coup. Il examina mes quatre ou cinq fusils, distingua très-bien ceux qui venaient de Devisme de ceux qui s’étaient glissés dans leur compagnie, et finit par me demander s’il me serait possible de lui faire passer à Bakou un revolver de notre armurier artiste.

La veille même de mon départ de Paris, Devisme était venu me voir et m’avait apporté, comme je l’ai déjà dit, une carabine à balles explosibles et un revolver, sortant tous deux naturellement de son magasin. J’avais déjà donné la carabine au prince Bagration, je crus le moment venu le placer le revolver.

Je l’allai donc chercher et l’offris au prince.

Une heure après je reçus un petit mot de lui : ce petit mot était conçu en ces termes, et sans une seule faute de français ni d’orthographe :

« Vous avez, monsieur, de trop belles armes pour que je me permette d’ajouter quelque chose à votre collection ; mais voici une bourse et deux devants d’Arkalouk que la princesse vous prie d’accepter.

 » La bourse est brodée par elle.

 » Prince Khaçard-Outzmieff. »

Je sortais au moment où je reçus ce charmant cadeau : j’allais chez madame Freygang.

Lors des fêtes que le prince Tumaine m’avait données dans son palais des steppes, j’avais fait, à bord du bateau à vapeur de l’amiral Machine, le voyage d’Astrakan à la villa du prince Tumaine avec deux charmantes femmes nommées mesdames Petricenkoff et Davidoff, et une jeune fille nommée mademoiselle Vroubel. La pauvre enfant était triste et en deuil au milieu de cette fête : son père, hetman des Cosaques, était mort depuis huit mois.

Madame Petricenkoff, femme d’un officier de marine, avait, pendant deux ans, habité Asterabad en Perse, et pendant cinq ou six mois Bakou, ville aujourd’hui russe, mais restée tout aussi persane qu’Asterabad.

À Bakou, elle avait connu madame Freygang, m’avait beaucoup parlé d’elle ; de sorte que la veille, lorsque j’avais rencontré madame Freygang, laquelle parle admirablement français, chez madame Pigoulewsky, je l’avais abordée comme une ancienne connaissance ; elle, de son côté, avisée par madame Petricenkoff de mon arrivée, avait saisi l’occasion de me voir et était venue chez madame Pigoulewsky avec son mari, commandant du port.

Là, il avait été convenu que le lendemain M. Freygang viendrait me prendre avec la voiture, que nous nous rejoindrions au bazar.

Madame Freygang nous y attendait.

La population de Bakou se compose tout particulièrement de Persans, d’Arméniens et de Tatars.

Qu’on nous permette de tracer en quelques mots trois types qui seront ceux de ces trois peuples, autant toutefois qu’un type peut représenter un peuple, un homme des hommes.

Puisque nous avons nommé le Persan d’abord, commençons par le Persan. Mais, qu’on le comprenne bien, nous ne parlons pas du Persan de la Perse, nous ne connaissons celui-ci que par un des plus brillants échantillons que l’on puisse voir, je veux dire par le consul de Perse à Tiflis, nous parlons des Persans des provinces conquises.

Le Persan est basané, plutôt grand que petit, assez élancé dans sa taille ; il a le visage long naturellement, et encore allongé en haut par son bonnet pointu et frisé, en bas par sa barbe invariablement peinte en noir, de quelque couleur que la nature l’ait faite ; il a la démarche plutôt dégagée que vive ; il marche vite quelquefois et court au besoin, ce que je n’ai jamais vu faire à un Turc.

Depuis plus d’un siècle, le Persan du Caucase, habitué à voir son pays conquis tour à tour par les Turcomans, par les Tatars et par les Russes, a fini, avec les idées de fatalisme qu’il tenait de la religion mahométane, par se regarder comme une victime vouée à l’esclavage et à l’oppression. Les anciens souvenirs, faute de livres historiques, sont effacés chez lui ; les nouveaux souvenirs sont des souvenirs de honte ; résister lui semble imprudent et inutile : toute résistance, dans sa mémoire, a été punie ; il a vu le pillage de ses villes, la destruction de ses biens, le massacre de ses compatriotes, il a donc pour sauver sa vie, pour conserver sa fortune, pour garder ses biens, été obligé d’employer tous les moyens, aucun ne lui a répugné.

Il en résulte que la première chose que l’on vous dit quand vous entrez à Derbent, l’avant-garde des villes persanes que vous rencontrez sur la route d’Astrakan à Bakou, il en résulte que la première chose que l’on vous dit quand vous entrez à Derbent par la porte du nord pour en sortir par celle du midi, c’est : — Ne vous fiez pas au Persan, ne vous fiez pas à sa parole, ne vous fiez pas à son serment ; sa parole, toujours prête à être reprise, suivra les fluctuations de son intérêt ; son serment, toujours prêt à être trahi, aura la solidité du fer s’il le mène à une amélioration quelconque dans sa position politique ou commerciale, la fragilité de la paille, s’il est obligé, pour le tenir, de sauter un fossé ou de franchir une barrière ; humble devant le fort, il sera violent et dur devant le faible.

Avec le Persan, prenez toutes vos précautions en affaires : sa signature seule ne vous donnera pas une certitude, mais une probabilité.

L’Arménien est à peu près de la taille du Persan ; mais il engraisse, ce que le Persan ne fait jamais. Il a, comme le Persan, les traits d’une admirable régularité : des yeux magnifiques, un regard qui n’appartient qu’à lui, et qui renferme à la fois, comme les trois rayons tordus de la foudre, la réflexion, la gravité, la tristesse ou la soumission, peut-être l’une et l’autre. Il a conservé les mœurs des patriarches. Pour lui, Abraham est mort d’hier et Jacob vit toujours ; le père est le maître absolu de la maison ; après lui son premier-né ; ses frères sont ses serviteurs, ses sœurs ses servantes ; mais premier-né, frères et sœurs sont respectueusement courbés toujours sous la volonté indiscutable et inflexible du père. Rarement ils mangent à la table du père ; rarement ils s’asseyent devant lui : pour qu’ils le fassent, il leur faut non-seulement une invitation de celui-ci, mais un ordre. À l’arrivée d’un hôte recommandé ou recommandable, ce qui est la même chose pour l’Arménien, il y a fête dans la maison ; on tue, non plus le veau gras, — les veaux sont devenus rares en Arménie ; est-ce parce que les enfants prodigues y sont communs ? je n’en crois rien, — on tue un mouton, on fait préparer un bain et l’on invite tous les amis au repas ; et, avec un peu d’imagination, rien n’empêche de croire qu’à ce repas Jacob et Rachel vont venir s’asseoir et célébrer leurs fiançailles.

Voilà, avec une économie rigide, une esprit d’ordre admirable et une immense intelligence commerciale, le côté extérieur et visible des Arméniens.

Maintenant l’autre côté, celui qui reste dans l’ombre, cette seconde face, qui n’est visible qu’à la suite d’une longue fréquentation, d’une profonde étude, rapproche la nation arménienne de la nation juive, avec laquelle elle se lie par les traditions à des souvenirs historiques qui remontent à l’origine du monde. C’est en Arménie qu’était situé le paradis terrestre. C’est en Arménie que prenaient leurs sources les quatre fleuves primitifs qui arrosaient la terre. C’est sur la plus haute montagne de l’Arménie que s’est arrêtée l’arche. C’est en Arménie que s’est repeuplé le monde détruit. C’est en Arménie, enfin, que Noé, le patron des buveurs de tous les pays, a planté la vigne et essayé la puissance du vin.

Comme les Juifs, les Arméniens ont été dispersés, non pas dans le monde entier, mais dans toute l’Asie. Là, ils ont passé sous des dominations de toute espèce ; mais toujours despotiques, mais toujours de religions différentes, mais toujours barbares ; n’ayant que leurs caprices pour règles, que leurs volontés pour lois. Il en résulte que, voyant que leurs richesses étaient un sujet de persécution, ils ont dissimulé leurs richesses ; reconnaissant qu’une parole franche était une parole imprudente, et qu’à cette parole imprudente leur ruine était suspendue, ils sont devenus taciturnes et faux. Ils risquaient leur tête à être reconnaissants envers un protecteur d’hier tombé en disgrâce aujourd’hui, ils ont été ingrats ; enfin, ne pouvant être ambitieux, puisque toute carrière leur était fermée, excepté celle du commerce, ils se sont faits commerçants, avec toutes les ruses et toutes les petitesses de l’état. Cependant, la parole de l’Arménien est à peu près sûre ; sa signature commerciale est à peu près sacrée.

Quant au Tatar, nous en avons déjà parlé comme type, son mélange avec les races caucasiennes a embelli le galbe primitif. Il a été conquérant, il est resté guerrier ; il a été nomade, il est resté voyageur ; il est volontiers conducteur de haras, berger, éleveur de bestiaux. Il aime la montagne, la grande route, les steppes, la liberté enfin ; pendant qu’au printemps le Tatar quitte son village pour n’y rentrer qu’à l’automne, sa femme file la laine des troupeaux qu’il fait paître, tisse les tapis de Kouba, de Schumaka, de Noukha, qui rivalisent pour la naïveté des ornements, le charme de la couleur, la solidité de la trame, avec les tapis persans, et qui ont sur eux l’avantage de se vendre à moitié du prix de ces derniers. Ce sont encore eux qui font les poignards aux fines trempes, les fourreaux aux riches ornements, et ces fusils incrustés d’ivoire et d’argent pour lesquels un chef montagnard donne quatre chevaux et deux femmes.

Avec le Tatar on n’a pas besoin de signature, la parole suffit.

C’était au milieu de cette triple population, qui commence à Derbent, que nous allions désormais vivre. Il n’y avait donc pas de mal à la bien étudier pour la bien connaître.

Je n’ai point parlé de la population géorgienne, que l’on ne trouve guère hors de la Géorgie, et à laquelle, d’ailleurs, il faut consacrer, — tant elle est belle, noble, loyale, aventureuse, prodigue et guerrière, — une étude toute spéciale.

Le commerce de Bakou est celui de la soie, celui des tapis, celui du sucre, celui du safran, celui des étoffes de Perse, celui du naphte.

Nous avons parlé de ce dernier commerce.

Celui de la soie est considérable, quoique ne pouvant se comparer à celui de Noukha. On récolte à Bakou cinq ou six cent mille livres de soie, qui se vend, selon sa qualité, de dix à vingt francs la livre.

La livre russe n’est que de douze onces.

Le safran vient après ; on en récolte seize à dix-huit mille livres par an. Il se vend de huit à douze, et même à quatorze francs la livre.

On le pétrit avec de l’huile de sésame, et l’on en fait des galettes plates faciles à transporter.

On vend à Bakou deux sortes de sucre : l’un très-beau et qui vient d’Europe ; l’autre, qui se fabrique dans le Mazanderan, se vend par petits pains et a la valeur de notre grosse cassonade.

On comprend que de toutes ces marchandises, les seules que j’eusse la curiosité de voir étaient les tapis, les étoffes de Perse et les armes.

Mais madame Freygang, en véritable fille d’Ève qu’elle était, commença par me conduire chez son orfévre. C’était un émailleur persan, très-habile, nommé Youssouff.

Quel bonheur que je n’aie pas commencé mon voyage par Poti et Tiflis, au lieu de le commencer par Stellin et Saint Pétersbourg : je n’eusse certainement pas été plus loin que Derbent.

Et comment serais-je revenu ?

Quelle merveille pour une imagination d’artiste, que ces bijoux, que ces étoffes, que ces tapis, que ces armes d’Orient !

J’eus le courage de résister et n’achetai qu’un chapelet en corail, un rosaire en serdolite et un collier en pièces de monnaie tatare.

Et je me sauvai de chez l’enchanteur à la baguette d’or, sans m’inquiéter si madame Freygang me suivait.

Et ce qu’il y a de curieux, c’est que ces manieurs de perles et de diamants, c’est que ces Benvenuto Cellini à bonnets pointus, demeurent dans des masures, qu’il faut arriver à eux par des escaliers délabrés, et que le vent de la rue attise leurs fourneaux à travers leurs vitres brisées.

Madame Freygang me rejoignit : elle me croyait mordu par quelque phalange.

— Au bazar, au bazar, lui dis-je : nous ne serons jamais assez loin de votre émailleur.

En effet, il nous avait montré des coupes comme on n’en voit que dans les Mille et une Nuits, des coiffures de sultanes, des ceintures de péris.

Tout cela fait avec une simplicité d’instruments merveilleuse, au marteau, au poinçon, au ciseau.

Certes, ce n’est pas fini comme ce qui sort des magasins de Janisset ou de Lemonnier ; mais quel caractère !

Et puis, au milieu de cette saleté, de ces taracanes qui courent, de ces souris qui grignotent, de ces enfants qui grouillent, une fumée s’élève d’un brûle-parfums en cuivre, et vous vous croyez transporté chez Chardin.

Or, parfums, pierreries, armes, boue et poussière, voilà l’Orient.

Nous nous dirigeâmes vers le bazar.

Là, c’est une tentation d’un autre genre. Les soieries de Perse, les velours de Turquie, les tapis du Karaback, les coussins de l’Inkhoran, les broderies de Géorgie, les manteaux arméniens, les galons de Tiflis, que sais-je, moi, tout vous attire, tout vous sollicite, tout vous arrête.

Ah ! mes pauvres amis de Paris, vous à qui le bon Dieu a mis tant de lumière dans les yeux que la vue d’une étoffe d’Orient suffit à vous consoler d’avoir vendu un tableau à moitié prix, si j’avais été riche, que de trésors j’eusse suspendus aux murs de vos ateliers, que de merveilles j’eusse déroulées sous vos pieds !

Je ne rentrai chez madame Pigoulewsky qu’à l’heure juste du dîner.

Il avait fait grand vent et la mer avait été fort agitée pendant toute la matinée ; mais le vent était tombé, mais la mer était calme, de sorte que M. Freygang avait l’espoir de nous faire voir un spectacle unique et merveilleux qu’on ne voit qu’à Bakou.

Celui des feux de mer.

Nous devions aller en même temps à la mosquée de Fathma.

À cinq heures, on vint nous dire que la barque nous attendait.

Nous nous hâtâmes, car nous avions à la fois des choses qu’il fallait voir au jour et à la nuit.

Il fallait voir au jour les débris du caravansérail, recouvert aujourd’hui par la mer, et dont les tours dépassent d’un pied, dans les temps calmes, la surface de l’eau.

Ces tours sont reliées par un mur resté debout comme elles.

Ces ruines qui plongent à douze, à quinze pieds dans la mer, présentent un étrange problème à résoudre.

Les savants prétendent que la mer Caspienne se retire chaque année, que donnant un tirage de dix-huit à vingt pieds en 1824, elle n’en donne plus, aujourd’hui, un que de douze à quinze.

Que donnait-elle quand ce caravansérail, dont les tours viennent à fleur d’eau, était à sec ?

Certes, il n’a pas été construit au fond de la mer ; s’étendant à plus d’une verste, il atteste clairement que la mer qui baigne aujourd’hui les murailles de Bakou en était à une verste autrefois.

Ne serait-ce pas plutôt que les sables apportés par le vent, que les rochers que roulent le Téreck, l’Oural et la Koura font peu à peu hausser le niveau de la mer ?

Mais alors elle n’a donc plus cette soupape souterraine qui la met en communication avec la mer Noire et le golfe Persique ?

Cela m’est fort indifférent, à moi ; mais les pauvres savants ! ils doivent en donner leur langue aux chiens.

Nous allumâmes une espèce de fusée à la congrève, préparée avec du naphte et des étoupes, et alourdie par une balle de plomb.

Nous la jetâmes dans une de ces tours dont elle alla illuminer le fond, à la grande terreur d’une douzaine de poissons qui y avaient établi leur domicile, et qu’on voyait se cogner désespérément le nez contre la muraille, ne retrouvant pas la porte par laquelle ils étaient entrés.

Ce feu grégeois est préparé par les Tatars. Et me rappela ce que Joinville rapporte de celui que leur jetaient les Turcs, et qui effraya si fort les croisés en brûlant au milieu des eaux du Nil.

Cette expérience faite, nous continuâmes notre chemin.

Constatons, en passant, chose que nous avions oublié de faire, que nos matelots, avec leurs gaffes et leurs crocs de fer, essayèrent vainement d’arracher une parcelle des tours ou de la muraille.

En nous avançant vers la pleine mer, nous laissâmes à tribord la goëlette du capitaine Freygang. Elle avait été construite à Abo, et si l’on veut avoir une idée de la différence de prix qui existe entre les constructions finlandaises et nos constructions à nous, nous dirons que, doublée et chevillée en cuivre, avec un double jeu de voiles, elle coûtait, lancée à la mer, trois mille roubles, — douze mille francs.

Dix minutes après, nous doublions le cap Baïkof, et nous abordions près du cap Chikoff.

En passant, le capitaine nous avait fait remarquer l’ébullition de l’eau. C’était un frémissement sur cette mer calme comme un miroir, pareil à celui que lui eût communiqué une fournaise souterraine.

Au moment où nous mîmes pied à terre, nous étions à cent pas de la mosquée. Nous la reconnaissions dans la nuit à son minaret plein d’élégance, et du haut duquel le muezzin appelle les fidèles à la prière.

Quoiqu’il fût six heures du soir et nuit fermée, on nous ouvrit. Quelques abbases nous firent allumer des lampes de naphte qui ont conservé la forme antique : deux derviches nous précédèrent. À la porte, nous voulûmes ôter nos bottes, mais, comme à Derbent, on ne le permit pas, et nos ciceroni se contentèrent de relever les tapis sacrés, afin qu’ils ne fussent pas souillés du contact des pieds infidèles.

On nous conduisit au tombeau de Fathma, qui a donné son nom aux Fathmites ou Fathimites, et qui, lors des persécutions de Yésid, s’est exilée et est venue mourir près de Bakou.

Cet événement donne lieu tous les ans à une fête des plus curieuses, qui va trouver incessamment sa place dans notre récit.

Cette mosquée est un lieu de pèlerinage pour les femmes stériles. Elles y viennent à pied, y font ce que nous appelons nous autres une neuvaine, et dans l’année obtiennent un enfant.

La princesse Khaçard-Outzmieff, avec laquelle nous avions dîné la veille, était dans ce cas. Elle fit un pèlerinage à la mosquée sainte, et dans la même année eut un garçon.

Le prince, en reconnaissance de ce don du ciel, a fait faire à ses frais un chemin de Bakou à la mosquée.

Malgré cette immense réputation et ce précieux privilége, la mosquée de Fathma ne nous a point semblé très-riche. Il paraît que les femmes tatares de Bakou et des environs ont rarement besoin d’avoir recours à l’influence qu’exerce près d’Allah la petite-fille du Prophète.

Nous remontâmes dans la barque, où nos rameurs nous attendaient, et nous reprîmes le chemin du cap Baïkoff.

La nuit était toujours calme et très-noire. Malgré ce calme, la mer était soulevée par une légère houle venant du large, et qui annonçait que le vent était en route pour venir nous trouver. Cette houle devait ajouter au pittoresque du spectacle, mais nous devions nous hâter, attendu que le vent, en arrivant plus tôt qu’on ne l’attendait, pouvait faire manquer la représentation.

Il nous fallut chercher un instant l’endroit où nous avions remarqué l’ébullition de l’eau. L’endroit, au reste, est facile à trouver ; on est guidé par l’odeur du naphte.

Bientôt un des matelots dit à M. Freygang :

— Nous y sommes, capitaine.

— Eh bien, répondit celui-ci, pour nous laisser le plaisir de la surprise, fais ce qu’il y a à faire.

Le matelot prit deux poignées d’étoupe, en alluma une de chaque main à une lanterne que lui présentait son compagnon, et jeta les deux poignées d’étoupe à bâbord et à tribord.

À l’instant même, sur l’étendue d’un quart de verste, tout autour de nous la mer s’enflamma.

Ce dut être une grande terreur, je l’avoue, pour le premier qui, passant à cet endroit, y alluma son cigare avec du papier, et, jetant son papier à la mer, vit la mer prendre feu comme un vaste bol de punch.

Notre barque avait l’air de celle de Caron traversant le fleuve des enfers ; la mer était devenue un véritable Phlégéton.

Nous naviguions littéralement au milieu des flammes.

Par bonheur, ces flammes d’une belle couleur d’or étaient subtiles comme celles de l’esprit-de-vin, et à peine en sentions-nous la douce chaleur.

Débarrassés de toute inquiétude, nous pûmes examiner avec plus d’attention encore ce merveilleux spectacle.

La mer brûlait par îles plus ou moins étendues ; il y en avait de larges comme une table ronde de douze couverts ; d’autres de la dimension du bassin des Tuileries ; nous naviguions dans les détroits, et de temps en temps nos rameurs, sur l’ordre du capitaine, nous faisaient traverser une de ces îles de flammes.

C’était évidemment le plus curieux et le plus magique spectacle qui se pût voir, et qui ne se rencontre, je crois, que dans ce coin du monde.

Nous y eussions passé la nuit sans aucun doute, si nous n’avions vu la houle augmenter peu à peu, puis senti arriver un premier souffle de vent.

Les petites îles s’éteignirent les premières, puis les moyennes, puis les grandes.

Une seule persista.

— Allons, nous dit notre capitaine, il est temps de regagner Bakou, ou nous pourrions bien aller chercher au fond de l’eau les causes du mystère que nous venons de voir se développer à sa surface.

Nous nous éloignâmes. Le vent, en effet, soufflait du nord, et nous poussait à la mosquée de Fathma.

Mais les bras de nos huit rameurs le domptèrent, comme lui avait dompté la flamme.

« Bondis, hennis, prends le mors aux dents, mon coursier sauvage, dit Marlinsky, tu portes sur tes reins un animal plus féroce que toi et qui te domptera. »

Ainsi est du vent.

Il dompta et éteignit jusqu’à la dernière île de flamme. Nous la vîmes longtemps lutter contre lui, disparaître dans les vallées liquides, puis remonter au sommet des vagues, puis disparaître de nouveau, puis reparaître encore, puis enfin, comme une âme qui monte au ciel, quitter la surface de la mer et s’évanouir dans l’air.

Mais nous, à notre tour, nous domptâmes le vent.

Décidément, comme le dit Marlinsky, l’homme est le plus féroce de tous les animaux, et je dirai même plus, le plus féroce de tous les éléments.

En approchant du port, un de nos marins alluma une lance à feu.

À ce signal, la goëlette du capitaine Freygang s’illumina.

Ce fut comme un signal donné à tous les bâtiments de l’État à l’ancre dans le port de Bakou. Ils s’illuminèrent à l’instant de la même façon, et nous passâmes à travers une véritable forêt de lances à feu.

Madame Pigoulewsky nous attendait avec une collation de confitures persanes.

Il est évident que le plus riche empereur de la terre, excepté l’empereur Alexandre II, quittant Pétersbourg pour Bakou, ne pourrait pas se donner dans son royaume la soirée qu’on venait de nous donner, à nous, simples artistes.

C’est que l’art est tout simplement le roi des empereurs et l’empereur des rois.