Le Caucase (Dumas)/50

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CHAPITRE L.

Les canards l’ont bien passée.

Nous partîmes le lendemain à neuf heures.

Dans la nuit je m’étais levé inquiet du temps ; il me semblait voir tomber de la neige à travers mes vitres.

Je me trompais :

Au reste, je n’ai jamais vu de plus triste aspect que celui de la station de Tchalaky pendant cette nuit.

La terre semblait morte et couverte d’un immense linceul, la lune nageait pâle et comme à l’agonie dans un océan de neige ; on n’entendait d’autre bruit que le murmure plaintif d’un lointain cours d’eau ; de temps en temps aussi le silence était interrompu par le vagissement d’un chacal ou le hurlement d’un loup, puis tout retombait dans un calme de mort.

Je rentrai. J’avais encore plus froid au cœur qu’au corps.

À neuf heures du matin, c’est-à-dire au moment de notre départ, tout avait pris un autre aspect ; le ciel s’était épuré, le soleil brillait et répandait une certaine chaleur, des milliards de diamants brillaient dans la neige, et les hurlements des loups et les vagissements du chacal s’en étaient allés avec les ténèbres.

On eût dit que pour un moment Dieu, regardant sur la terre, laissait voir son visage à travers l’azur du ciel.

Comme il avait été impossible de se procurer deux traîneaux, Timaff était obligé de nous suivre sur sa télègue.

Mais on a vu que cela l’inquiétait fort peu ; quand le digne homme ne pouvait pas nous suivre, il restait en route, et tout était dit.

Au reste, nous avions fait en deux jours quinze ou seize lieues, il ne nous en restait plus que soixante, et nous avions encore huit jours.

L’officier avait promis de nous laisser partout où il passerait des nouvelles du chemin, afin de nous prémunir contre les difficultés.

Vers midi nous arrivâmes à Gory. Notre jeune Arménien, et dans une bonne intention, avait ordonné aux hiemchicks de nous conduire droit chez son beau-frère.

La gelée avait été si intense, que la télègue avait pu nous suivre.

Les bonnes réceptions sont un malheur quand on est pressé. Dès que je m’aperçus que le beau-frère de Grégory s’apprêtait à nous bien recevoir, je compris que nous gagnions un bon déjeuner, mais que nous perdions vingt-cinq verstes.

Un bon déjeuner perdu se rattrape un jour ou l’autre, vingt-cinq verstes perdues ne se rattrapent jamais.

J’avais dit à Grégory de faire demander les chevaux pour partir aussitôt le déjeuner. Dans l’espoir de nous garder une heure de plus, on ne fit demander les chevaux qu’une heure après.

Le maître de poste répondait naturellement qu’il n’y avait pas de chevaux à la poste.

J’expliquai à Grégory que sans doute on avait négligé de montrer notre paderodgni au maître de poste, et que sa réponse avait été faite dans l’ignorance de nos deux cachets.

Il envoya le domestique avec le paderodgni, le maître de poste répondit que l’on aurait des chevaux à quatre heures.

Moynet prit son paderodgni d’une main, un fouet de l’autre, se fit accompagner de Grégory pour lui servir d’interprète, et partit.

Le pauvre Grégory ne comprenait rien à cette manière de procéder ; Arménien de naissance, et, par conséquent, appartenant à une nation sans cesse subjuguée, à un peuple sans cesse traité en esclave, il ne comprenait point que l’on pût commander, et, au besoin, appuyer son commandement d’un coup de fouet.

Je ne le comprenais pas non plus en entrant en Russie, seulement, c’était par une autre raison ; l’expérience me prouva que j’étais dans mon tort.

Cette fois encore ce fut le fouet qui eut raison. Moynet et Grégory revinrent en annonçant qu’il y avait quinze chevaux dans l’écurie, et que six de ces quinze chevaux et deux postillons seraient à notre porte dans un quart d’heure.

J’écris cela, et en l’écrivant je me dis à moi-même que c’est pour la cinquième ou sixième fois que je le répète ; mais je le répète, convaincu que je rends un véritable service aux étrangers qui feront la même route que j’ai faite, — il y en aura peu, je le sais bien, mais n’y en eût-il qu’un, il faut qu’il soit averti.

Seulement, au Caucase, qu’il sache à qui il s’adresse ; son premier regard le lui dira. Si le smatritel s’offre à lui avec le visage ouvert, le nez droit, les yeux, les sourcils et les cheveux noirs, les dents blanches, s’il est coiffé du papack pointu et frisé court, c’est un Géorgien.

Quelque chose que le Géorgien lui dise, il lui dit la vérité.

Si c’est qu’il n’y a pas de chevaux, inutile de s’emporter, inutile de frapper, ce serait même plus qu’inutile, ce serait dangereux.

Mais si le maître de poste est Russe, il ment ; il veut faire payer double ; il a des chevaux ou en trouvera.

C’est triste à dire, mais comme c’est une vérité, il faut la dire.

Je ne suis pas de l’avis de ce philosophe qui disait :

— Si j’avais la main pleine de vérités, je mettrais ma main dans ma poche, et je boutonnerais ma poche par-dessus.

Le philosophe avait tort. Un jour ou l’autre, une vérité, si petite qu’elle soit, se fait jour ; la vérité sait bien se faire ouvrir les mains et déboutonner les poches, elle qui a fait éclater les murs de la Bastille.

Et en effet, vingt minutes après, nous vîmes arriver les chevaux.

Pendant tout ce temps perdu, j’avais risqué une excursion dans les rues de Gory ; par malheur, c’était jour de fête, et le bazar était fermé. Dans les villes du Caucase, où il n’y a pas de monument, sinon quelque église grecque toujours la même, qu’elle soit vieille ou moderne, du dixième ou du dix-neuvième siècle, quand le bazar est fermé, il n’y a plus rien à voir, à part quelques mauvaises baraques en bois que les habitants appellent des maisons, et une maison en pierre ou en briques, à toit vert et recrépie à la chaux, que l’on appelle le palais.

C’est dans cette maison qu’habite le gouverneur.

Mais je serais injuste pour Gory si je disais qu’il n’y a que cela.

Je vis, à travers l’étroite ouverture des rues, les ruines d’un vieux château fort du treizième ou quatorzième siècle, qui me parurent magnifiques.

Elles étaient perchées au haut d’un roc, et d’où je les voyais il semblait impossible de comprendre par où ceux qui avaient bâti ce château avaient monté jusque-là.

Il était plus simple de croire que le bon Dieu l’avait descendu du ciel avec un fil, et l’avait posé d’aplomb sur son rocher en disant :

— Voilà le droit divin.

Au reste, je me promettais de le regarder de tous mes yeux en m’éloignant de Gory.

Les chevaux attelés, nous montâmes dans notre traîneau, le Timaff monta sur sa télègue.

À midi, le soleil avait amené un dégel momentané, et depuis une heure le ciel se couvrait.

Nous étions prêts à nous mettre en route, l’hiemchick avait déjà son fouet levé, quand, après avoir échangé quelques paroles avec un cavalier, le beau-frère de Grégory se retourna vers nous, et d’un air consterné :

— Messieurs, dit-il, vous ne pouvez point partir.

— Et pourquoi cela ?

— Voilà un cavalier qui me dit que l’Iaqué n’est pas guéable ; il vient de la traverser, et son cheval a été presque emporté par le courant.

— N’est-ce que cela ?

— Absolument.

— Eh bien, nous la traverserons à la nage, mon cher monsieur, c’est l’enfance de l’art, et nos nourrices nous ont bercés avec une chanson sur cet air-là : Les canards l’ont bien passée.

Et nous partîmes au milieu de l’étonnement général.

Quelques Géorgiens des plus ingambes se mirent même à courir les uns à côté des autres derrière notre traîneau, pour voir comment nous passerions la rivière.

À une verste de Gory, nous la rencontrâmes nous barrant le chemin : elle roulait furieuse et bruyante, traînant avec elle des glaçons qui semblaient la paver comme des dalles mal jointes ; mais la violence de son cours était telle, qu’elle ne devait jamais prendre ; deux verstes plus loin, elle allait se jeter dans la Koura.

À cette vue, notre enthousiasme fut un peu refroidi ; les hiemchicks levaient les bras au ciel, faisant des signes de croix.

Sur ces entrefaites, un cavalier, venant du côté opposé, examina un instant, lui aussi, la rivière, étudia son courant, choisit sa place et mit son cheval à l’eau.

Le cheval eut bientôt de l’eau jusqu’au ventre, mais au milieu de la rivière, il parut avoir trouvé un tertre caché sous l’eau, et pendant cinq ou six pas il marcha presque à sec ; puis il se remit à l’eau, s’enfonça de nouveau jusqu’au ventre et regagna l’autre bord sans accident.

— Il faut prendre le chemin que vient de nous tracer ce cavalier, dis-je à Grégory.

Il transmit l’ordre aux hiemchicks, dont le premier mouvement fut de refuser.

Moynet tira doucement son fouet de sa ceinture et le leur montra.

Toutes les fois que l’on montre ce symbole à un hiemchick, il comprend que le fouet n’est pas pour le cheval, mais pour lui, et se décide à faire ce qu’il ne voulait pas faire.

Les nôtres longèrent les bords de l’Iaqué jusqu’à l’endroit où les pas du cheval étaient marqués sur la neige.

— C’est ici, dis-je à Grégory ; il ne faut pas laisser aux chevaux le temps de réfléchir.

Nous avions trois chevaux à notre traîneau, deux attelés aux brancards, un en arbalète.

L’hiemchick était monté sur le cheval en arbalète.

Il frappa son cheval. Grégory, debout sur le devant du traîneau, frappait les deux chevaux des brancards.

Tout le monde poussait des cris d’encouragement, même les spectateurs.

Les chevaux ne se mirent pas à l’eau, ils s’y élancèrent.

Le traîneau descendit à la rivière sans trop de secousses ; bientôt nous disparûmes ou à peu près au milieu des gerbes d’eau que le traîneau faisait voler autour de lui. Le premier cheval gagna le tertre, puis les deux autres.

Mais la montée n’était point en pente douce comme la descente ; le devant du traîneau heurta une pierre, et le choc fut si violent, que les traits du cheval en arbalète se rompirent, et que cheval et hiemchick allèrent rouler au milieu de l’Iaqué, tandis que Grégory piquait une tête sur la presqu’île.

Je dis presqu’île, non point parce qu’elle tenait au rivage par un point quelconque, mais parce qu’il ne s’en fallait que de six pouces qu’elle fût hors de l’eau.

Heureusement ces six pouces d’eau amortirent le coup, sans quoi le pauvre enfant se fendait la tête sur les cailloux.

Cramponnés à nos banquettes, nous restâmes inébranlables comme le justum et tenacem d’Horace.

Mais je dois dire que pour rester ainsi, il fallait être encore plus tenace que juste.

Ces sortes d’événements ont cela de bon, que ceux qui en sont victimes se fâchent, s’entêtent, ne veulent pas avoir le dernier, et, déployant tout ce qu’il y a en eux d’énergie, finissent par dompter l’obstacle.

L’hiemchick rattacha les traits de son cheval et se remit en selle ; Grégory remonta sur le traîneau, les coups et les cris redoublèrent, le traîneau arracha le rocher, comme un dentiste fait d’une dent, et se trouva à son tour sur le tertre, tandis que le premier cheval se trouvait avoir de l’eau jusqu’au ventre, et les autres, moins avancés que lui, jusqu’aux genoux.

Il ne fallait pas les laisser refroidir ; les cris : Pachol ! scarré ! pachol ! retentirent, les coups tombèrent comme grêle, les chevaux, enragés, passèrent le second bras avec la rapidité de l’éclair, et allèrent nous verser tous les trois sur l’autre rive.

Les canards avaient passé la rivière, ou plutôt nous avions passé la rivière comme des canards.

Nous nous dépêtrâmes de nos armes, de nos fusils et de nos caisses ; personne n’avait rien, nous avions fait seulement, comme disent les enfants, nos portraits dans la neige, et nous les laissions en souvenir de nous à l’Iaqué.

Restait Timaff et la télègue ; ma foi, j’avoue que je n’osai point regarder de son côté. Je le recommandai à Dieu ; je repris ma place dans le traîneau, Moynet et Grégory la leur, et nous criâmes de toutes nos forces : Scarré ! scarré ! afin de profiter du bénéfice de cette loi atmosphérique qui dit que la vitesse sèche.

Nous partîmes au galop au milieu des cris d’enthousiasme de nos nombreux spectateurs.

Mais je ne regardai pas la télègue ; je m’en dédommageai en regardant Gory. Rien de plus puissant et de plus terrible d’aspect que ce vieux château qui le domine.

Figurez-vous un rocher de quinze cents pieds de haut avec un gigantesque escalier de murailles et de tours gravissant de la base jusqu’à la cime, et formant sept enceintes successives, chaque enceinte ayant une tour à chacun de ses angles.

Puis, enfin, une huitième enceinte, formant la tour du maître, la tour supérieure, la tour du château, et au milieu de cette tour, les ruines de la forteresse.

Moynet avait trop froid pour en faire un dessin sur place ; mais il fit pour Gory ce qu’il avait fait pour le champkal Tarkowsky, il en prit la photographie dans sa tête, et le soir la reporta sur le papier.

Enfin, mes regards, presque malgré moi, s’abaissèrent des hautes cimes à la rivière, et je portai mes mains sur mes yeux pour ne pas voir le douloureux spectacle qu’elle m’offrait.

Tout avait versé dans l’Iaqué : télègue, malles, coffres, cuisine, sacs de nuit, Timaff en tête.

Je ne voulus pas même faire partager ma douleur à Moynet ; je tirai, comme le Kassbeck de Lermantoff, mon bachelik sur mes yeux, et criai d’une voix sourde : Scarré ! scarré ! scarré !

L’hiemchick nous obéit.

Nous traversâmes une seconde rivière qui, près de la première, n’était qu’une plaisanterie, — aussi n’en parlerai-je ici que pour mémoire, — puis nous glissâmes pendant une quinzaine de verstes sur un assez bon terrain. Tout à coup nous vîmes se dresser devant nous une côte.

Je n’appellerai pas cela une montagne, seulement c’était une pente d’une centaine de pieds comme un toit.

En supposant que notre télègue se tirât de la rivière, elle ne se tirerait certainement pas de cette pente rapide comme une montagne russe.

Je proposai donc de l’attendre pour aviser au moyen de lui faire gravir cette côte. La proposition fut acceptée.

Nous descendîmes, et tandis que l’hiemchick faisait gravir le traîneau chargé seulement des bagages, nous nous mîmes, Moynet, Grégory et moi, à faire avec nos kangiars un abatis de branches auxquelles nous mîmes le feu pour nous réchauffer.

Nous fumions comme du bois vert, mais tout en fumant nous nous séchions, c’était l’important.

Tout en fumant, tout en séchant, nous prêtions l’oreille.

Enfin nous entendîmes les sonnettes de la poste, et nous vîmes paraître la télègue avec Timaff juché sur le point culminant des bagages.

Timaff était splendide. L’eau dont il était trempé s’était presque immédiatement convertie en glaçons ; c’était une colonne couverte de stalactites ; moins le réchaud où il se réchauffe les doigts, il ressemblait à la statue de l’Hiver du grand bassin des Tuileries.

Nous ne lui demandâmes même pas comment il avait passé : son habit de glaçons racontait éloquemment la chose ; seulement, comme il était couvert d’une touloupe et de deux ou trois capotes, l’eau n’avait point pénétré jusqu’à ce corps perdu sous ses cinq ou six enveloppes.

S’il eût fait chaud, il eût fini par se mouiller ; mais la gelée avait arrêté l’eau en route.

Quant à nos malles et à nos coffres, le tout était couvert d’une couche de glace.

Nous dételâmes les chevaux du traîneau, qui, débarrassé de notre poids, avait atteint heureusement le haut de la côte, et nous les attelâmes à la télègue ; mais nos six chevaux s’épuisèrent inutilement : la télègue arriva au tiers de la montagne, et là, s’enfonçant dans la neige jusqu’au moyeu, s’obstina à y rester.

Nous vîmes qu’il était inutile de nous entêter à une chose impossible, nous dîmes à Timaff de nous attendre, nous allions gagner le prochain village, nommé Ruys, et de là nous lui enverrions des chevaux ou des bœufs.

Ruys, à ce que nous assura notre hiemchick, n’était qu’à dix verstes, c’était l’affaire de deux heures tout au plus.

Timaff resta au haut de sa télègue, où il avait l’air du roi Décembre régnant sur son empire de frimas.

Nous remontâmes sur notre traîneau, que nous pressâmes autant que nous pûmes.

Nous avions à peine une heure de jour, et le temps était mauvais.