Le Caucase (Dumas)/51

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CHAPITRE LI.

Où Timaff trouve à faire un nouvel emploi de ses allumettes chimiques.

Pendant une verste à peu près nous allâmes assez rapidement, nous nous trouvions sur un plateau ; mais au fur et à mesure que nous approchions du Sourham, les côtes se succédaient et devenaient de plus en plus rapides.

Nous arrivâmes au bas d’une montée ; il faisait presque nuit.

Il est impossible de se faire une idée, sans l’avoir vu, d’un paysage entièrement couvert de neige, le chemin était à peine tracé par les pieds des chevaux, on n’y découvrait aucune trace de roues de voitures, ni de patins de traîneaux ; au fond s’étendait comme un immense rideau blanc, dont les dentelures se perdaient dans un ciel gris, la chaîne du Sourham, qui réunit la branche du Caucase qui se prolonge vers la mer Noire et s’arrête à Anapa à la branche qui s’enfonce dans la Perse, en séparant le Lévistan de l’Arménie ; à notre gauche, au bas d’une immense nappe de neige insensiblement inclinée, grondait la Koura ; à notre droite, une série de monticules bornaient l’horizon en s’élevant les uns au-dessus des autres en vagues immobiles.

Aucun être humain, aucune créature animée ne sillonnait ce désert, image la plus complète de la mort que j’aie jamais vue.

Le ciel, la terre, l’horizon, tout était blanc, tout était froid, tout était glacé.

Nous descendîmes du traîneau, prîmes nos fusils sur nos épaules et commençâmes de gravir cette pente à pied.

Déjà un mois auparavant, M. Murrey, ambassadeur d’Angleterre en Perse, avait fait le chemin que nous faisions, et il avait écrit qu’il n’avait pu traverser le Sourham qu’en faisant traîner ses trois voitures par soixante bœufs.

Or, depuis un mois il avait constamment neigé ; en admettant la progression, il nous en faudrait deux cents.

Nous enfoncions à chaque pas jusqu’aux genoux, Grégory se hasarda hors de la route indiquée par les pas des chevaux et enfonça jusqu’à la ceinture.

Nous avions autour de nous une moyenne de quatre à cinq pieds de neige ; nous comprenions très-bien que pris par un tourbillon dans la situation où nous nous trouvions, nous y resterions tous, hommes et chevaux.

Il faisait très-froid, et cependant la route était tellement fatigante que nous étions couverts de sueur ; nous arrêter un instant, c’était laisser se glacer cette sueur sur notre visage, c’était risquer une pleurésie ou une fluxion de poitrine ; il fallait donc continuer de marcher ; d’ailleurs, le traîneau, que nous apercevions comme un point noir à une verste derrière nous, et qui, débarrassé de notre poids, ne nous suivait qu’avec une difficulté inouïe, ne ferait plus un pas du moment que nous serions dedans.

Nous mîmes trois quarts d’heure à peu près à atteindre le sommet de la montagne.

Nous nous trouvions sur un plateau.

Nous continuâmes notre chemin en ralentissant le pas pour nous refroidir peu à peu, mais nous fîmes à peu près trois verstes avant que le traîneau nous rejoignît.

Par bonheur il y avait de la lune ; quoiqu’il fût impossible de l’apercevoir à cause de la masse de neige suspendue dans l’atmosphère, sa clarté arrivait jusqu’à nous pâle, maladive, mourante, mais suffisante cependant pour nous permettre de nous diriger.

Nous boutonnâmes nos touloupes et remontâmes dans le traîneau ; au bout d’une demi-heure à peu près nous entendîmes des abois de chiens, mais à quatre ou cinq verstes au moins de nous.

Ces abois venaient du village de Ruys.

Il n’y avait plus que patience à avoir, nous approchions.

Nous mîmes trois quarts d’heure à faire ces quatre verstes, le traîneau n’allait qu’au pas ; notre hiemchick craignait de perdre le chemin, dont on ne voyait plus aucune trace.

À chaque instant il s’arrêtait pour s’orienter.

Par bonheur, les abois des chiens le guidaient ; à mesure que nous avancions ces abois redoublaient ; avec le flair prodigieux d’animaux à demi sauvages ils nous avaient éventés à une lieue.

Enfin nous vîmes se dessiner des lignes noires, c’étaient les haies du village. Nous pressâmes notre hiemchick, qui ne pouvait plus craindre de se perdre, mais seulement de nous verser dans quelque trou.

Il n’en fit rien ; notre traîneau s’arrêta en face d’une espèce d’auberge placée en sentinelle avancée sur la route, l’hiemchick appela, l’hôte sortit avec un tison allumé à la main.

Nous étions glacés malgré nos touloupes, nous nous hâtâmes de gagner la maison.

Je me hâte de m’excuser d’avoir appelé cela une maison.

C’était un hangar, un appentis, un bouge, effroyable à l’extérieur, mais pis que cela, repoussant à l’intérieur.

Cet intérieur était éclairé par un grand feu brûlant dans une cheminée de briques, la lueur de ce feu se jouait sur des objets qu’il était impossible de reconnaître au premier coup d’œil, impossible d’énumérer une fois reconnus.

C’étaient des peaux de buffles entassées dans un coin, des poissons séchés et des morceaux de viande boucanée pendus pêle-mêle au plafond avec des paquets de chandelles ; des outres à moitié vides, des graisses fondues débordant des vases sur le plancher, des nattes pourries servant de lit aux hiemchicks, des verres qui n’avaient jamais été rincés, quelque chose d’inouï, sans aspect, surtout sans nom.

Il fallait entrer là dedans, marcher sur ce plancher boueux sur lequel la gelée n’avait pas de prise, respirer cette atmosphère infecte, sans odeur déterminée, mélangée de vingt odeurs nauséabondes ; il fallait s’asseoir sur cette paille, ou plutôt sur ce fumier ; il fallait surmonter tous les dégoûts, vaincre toutes les répugnances ; il fallait se boucher le nez, il fallait fermer les yeux, il fallait affronter enfin quelque chose de bien pis que le danger.

Notre premier soin fut de nous informer d’un moyen de nous procurer des chevaux ou des bœufs.

Le maître du logis, espèce de boucher aux vêtements couverts de taches sanguinolentes, passa de l’autre côté d’un comptoir et donna quelques coups de pied à un objet sans forme et gisant à terre.

L’objet sans forme s’anima, se plaignit, mais presque aussitôt rentra dans l’immobilité, retomba dans le silence.

Les coups de pied redoublèrent, une créature humaine couverte de lambeaux se dessina dans la pénombre, se dressa sur ses pieds, se frotta les yeux et demanda, avec ce lamentable accent d’une fatigue incessante, d’une douleur continue, ce qu’on voulait.

Sans doute le tavernier lui dit qu’il s’agissait d’aller chercher des chevaux.

L’enfant, c’était un enfant, se glissa sous le comptoir et passa pour aller à la porte dans le cercle de lumière que projetait le feu.

C’était un charmant enfant, pâli, amaigri par la souffrance, plein de cette poignante poésie de la misère, dont nous n’avons pas même l’idée dans nos pays civilisés, où la charité, sinon la charité, la police, jette son manteau sur les nudités qui deviennent par trop hideuses.

L’enfant s’éloigna grelottant et gémissant, c’était une plainte vivante.

Pendant ce temps nous nous étions approchés du feu et nous avions cherché vainement quelque chose pour nous asseoir. Je me rappelai m’être heurté à la porte contre une espèce de poutre, j’appelai Grégory et Moynet ; à nous trois nous la soulevâmes et l’apportâmes devant le feu, c’était un siége.

L’enfant revint au bout d’un instant, se glissa sous le comptoir, alla reprendre sa place, se roula comme un hérisson et se rendormit.

Il était suivi de deux hommes.

Ces deux hommes étaient des loueurs de chevaux.

Grégory discuta un instant avec eux, nous transmit leurs prétentions : ils voulaient quinze roubles pour aller chercher la télègue, enfin ils finirent par réduire leurs prétentions à dix ; nous leur en donnâmes cinq à titre d’arrhes et ils partirent, promettant que dans deux heures la télègue nous aurait rejoints.

Il était dix heures du soir.

Nous mourions de faim. Par malheur, la cuisine était sur la télègue. Nous jetâmes les yeux sur tout ce qui nous entourait ; à la seule vue de ce que pouvait nous offrir notre hôte, notre cœur se soulevait. Grégory seul résistait triomphalement à ce sentiment de dégoût.

— Demandez à cet homme s’il a des pommes de terre, lui dis-je, nous les ferons cuire sous la cendre. C’est la seule chose que je me sente le courage de manger dans cette infecte sentine.

L’homme avait des pommes de terre.

— Qu’il nous en donne alors, dis-je à Grégory.

Grégory lui transmit notre demande.

L’homme s’approcha de l’enfant et lui donna un second coup de pied.

L’enfant se leva, plaintif et gémissant, comme la première fois glissa sous le comptoir, se perdit dans les profondeurs obscures de notre hangar et revint avec son papack plein de pommes de terre.

Il les versa à nos pieds et alla se recoucher.

Je mis des pommes de terre sous la cendre, et cherchai des yeux un endroit où je pusse m’adosser pour dormir.

Moynet avait été chercher dans le traîneau une vieille peau de mouton qui nous servait à envelopper nos jambes, il l’avait étendue à terre et dormait déjà dessus avec notre poutre pour oreiller.

Grégory trouva un pavé, s’adossa à moi, et nous nous endormîmes appuyés l’un contre l’autre.

Il y a certaines positions où, si fatigué que l’on soit, l’on ne dort pas longtemps, je me réveillai au bout d’un quart d’heure.

J’ai un heureux privilége pour un voyageur, c’est de dormir à volonté, et de me trouver reposé par un sommeil si court qu’il soit.

Souvent après mes longues nuits de travail, et quand je suis resté au lit une heure ou deux seulement, mes yeux se ferment, et si je suis posé contre un mur, ma tête s’appuie au mur ; si je suis devant une table, ma tête tombe sur la table.

Alors, si gênante que soit la position, quelque angle que fasse mon corps, je dors cinq minutes, et au bout de cinq minutes je me réveille assez reposé pour me remettre immédiatement au travail ; seulement, ce n’est pas pour moi que le proverbe « qui dort dîne » a été fait, je me réveille presque toujours ayant très faim.

Aussi, à l’aide de mon kangiar, tirai-je une ou deux pommes de terre du feu ; elles étaient cuites ; je demandai du sel.

L’homme donna un coup de pied à l’enfant, l’enfant se réveilla, et, à moitié endormi, m’apporta un morceau de sel gros comme une noix ; cette façon d’offrir du sel avait un avantage, c’est que le centre au moins était propre.

Dans tout le Caucase, on vend le sel en énorme bloc, tel qu’on le tire des mines. Je ne sais pas où va l’énorme quantité de sel marin que l’on recueille sur les lacs salés ; excepté sur les tables des personnes riches, j’ai constamment vu du sel gemme.

Je mangeai quatre ou cinq pommes de terre, et ma faim se trouva engourdie.

Enfin, vers deux heures du matin nous entendîmes les grelots des chevaux ; nous courûmes à la porte, Grégory et moi ; Moynet dormait toujours profondément.

C’était notre télègue qui arrivait avec les huit chevaux de nos loueurs, des chevaux de la poste et de l’hiemchick il n’y avait point vestige.

Notre idiot de Timaff avait laissé l’hiemchick dételer ses chevaux et partir avec eux, et était resté seul.

Cela avait bien été tant qu’il avait fait jour, mais la nuit venue il avait entendu des rugissements qui allaient toujours en se rapprochant, puis il avait vu luire comme des étincelles au milieu de l’obscurité.

Alors il avait commencé à comprendre qu’on était à cette heure que chez nous on appelle entre chien et loup ; seulement il n’y avait pas de chiens, mais en échange il y avait des loups.

Timaff avait cherché si nous lui avions laissé une arme quelconque ; mais nous n’avions plus de nos armes que trois fusils, et nous les avions pris tous les trois.

Les loups avaient été longtemps sans prendre le parti de s’approcher de la télègue : cette masse inconnue de forme les inquiétait ; enfin l’un d’eux s’était risqué et était venu s’asseoir sur son derrière à vingt pas de Timaff.

Timaff, alors, avait gagné le plus haut du sommet de la télègue.

Au mouvement qu’il avait fait, le loup s’était enfui.

Mais voyant que tout était redevenu immobile et qu’aucun bruit ne se faisait entendre, le loup s’était rassuré, et au lieu de s’arrêter à vingt pas, il était venu jusqu’à dix.

Alors Timaff lui avait jeté son papack, et le loup s’était sauvé une seconde fois.

Mais c’était un loup obstiné, et il était revenu à la charge.

Timaff avait cherché quelque chose à lui jeter, et avait avisé notre cuisine.

Il avait commencé à jeter au loup le couvercle, puis le gril, puis la casserole, puis la poêle, puis les assiettes ; le diable de loup revenait toujours, et il semblait dire à ses compagnons : — Vous voyez bien que ce n’est rien, faites comme moi, venez.

Et les loups, qui commençaient à se rassurer en voyant l’assurance de leur compagnon, se rapprochaient de plus en plus ; il ne restait à Timaff que deux projectiles, la marmite et la cuiller à pot.

Au lieu de les leur jeter, action qui le désarmait, il les frappa l’une contre l’autre.

À ce bruit, les loups s’enfuirent, mais pas loin, en loups intelligents et qui comprennent que ce bruit-là n’est pas bien dangereux ; aussi, au bout d’un quart d’heure, Timaff les vit-il reparaître en plus grand nombre, et déterminés cette fois, ils le paraissaient du moins, à pousser la chose jusqu’au bout.

Timaff comprit que s’il ne variait pas ses moyens de défense, il était perdu ; ces loups, qui, malgré leurs excellents yeux, ne pouvaient voir sous sa touloupe et ses trois capotes, n’avaient garde de deviner qu’ils n’avaient affaire qu’à une espèce de squelette, et se rapprochaient de plus en plus.

Alors une idée lumineuse traversa le cerveau obtus de Timaff.

Il avait sur lui son briquet phosphorique tout bourré d’allumettes.

Il jeta aux loups la cuiller à pot et la marmite, et tira son briquet.

Une allumette s’alluma en crépitant et jeta un éclair.

Les loups se sauvèrent.

Puis ils revinrent.

Timaff fit briller une seconde allumette, puis une troisième, puis une quatrième ; chaque fois qu’il suspendait cet exercice les loups se rapprochaient d’un pas : il frottait une allumette, et les loups s’arrêtaient.

Cela dura une heure.

Quand les hiemchicks parurent au sommet de la côte, Timaff en était à ses dernières allumettes.

Il était temps.

Au bruit des grelots, au mouvement des chevaux, aux cris des hiemchicks, les loups s’enfuirent.

Ils croyaient trouver Timaff gelé, ils trouvèrent Timaff en nage.

Il leur raconta son aventure ; les hiemchicks et lui se mirent en quête des différentes pièces de notre cuisine, qui se retrouvèrent toutes.

Deux poulets rôtis, sur lesquels je comptais, avaient disparu. Sans doute Timaff, dans sa précipitation, les avait jetés aux loups avec le reste, et les loups avaient dévoré les projectiles.

Nous crûmes qu’il était inutile de recommander à Timaff de ne point laisser les hiemchicks dételer leurs chevaux et partir avec eux.

Nous avions tort, comme nous le prouva l’avenir.