Le Caucase (Dumas)/52

La bibliothèque libre.
Charlieu (p. 200-204).

CHAPITRE LII.

Le Sourham.

Timaff était arrivé, Timaff était sauvé des loups, mais Timaff, sauvé des loups, était arrivé avec les chevaux et les hiemchicks que nous lui avions envoyés, de sorte que la télègue était complétement démontée.

Je demandai aux hommes qui avaient ramené Timaff et la télègue combien ils voulaient pour aller jusqu’à la première station.

Ils demandèrent huit roubles.

Avec dix que je venais de leur donner, cela faisait dix-huit roubles, c’est-à-dire soixante-douze francs pour une seule station, sans compter les quatre roubles déjà donnés au maître de poste de Gory.

C’était cher. Je refusai.

Timaff attendrait avec la télègue et j’enverrais des chevaux pour les prendre aussitôt arrivé à la première poste.

Restait à régler notre compte avec l’hôte.

J’avais mangé cinq pommes de terre, les autres n’avaient absolument rien pris.

Il demanda cinq roubles. Cela mettait la pomme de terre à quatre francs la pièce.

C’était encore plus cher que les chevaux.

— Offrez-lui un rouble, non pas pour les cinq pommes de terre que nous avons mangées, mais pour les cinq heures que nous avons passées chez lui ; un rouble ou une volée de coups de fouet, à son choix.

L’hôte eut de la peine à se décider, mais enfin il se décida pour le rouble.

Le brave homme nous regardait fort de travers, et il eût fait, j’en ai peur, un mauvais parti à celui de nous qui serait tombé entre ses mains sans armes ; mais nos fusils à deux coups, mais nos kangiars nous rendaient d’une digestion difficile.

Il n’essaya donc pas même de mordre.

Nous étions déjà montés en traîneau et prêts à partir, lorsque les loueurs de chevaux se ravisèrent ; ils offraient de conduire la télègue jusqu’à la prochaine station pour cinq roubles.

J’étais las de disputer. Je consentis à cinq roubles, les prévins que je ne les payerais qu’une fois arrivés.

Ce manque de confiance ne parut aucunement les blesser. On attela cinq chevaux à la télègue, c’étaient mes conditions. On réveilla Timaff, qui s’était déjà endormi au coin du feu, on le fit monter sur sa télègue, et on lui annonça qu’il aurait cette fois et dorénavant les honneurs de l’avant-garde.

Timaff ne fit aucune objection : il n’avait qu’un défaut, du moins à mon point de vue, je ne veux pas lui faire tort de ceux que les autres peuvent avoir à lui reprocher : c’était d’être trop passif.

Il était environ quatre heures du matin, il nous restait douze verstes à faire. Nous commencions à être tellement familiarisés avec le danger, que nous ne demandâmes même pas si le chemin était bon ou mauvais.

Par hasard il était bon.

Nous arrivâmes à la station vers sept heures du matin.

Pas de chevaux !

Comme c’était probable, à sept heures du matin, et avec un mètre de neige par les chemins !

Sans explication aucune, je montrai, non pas mon paderogni, il faut qu’on sache en Russie combien les maîtres de poste font cas des deux cachets de la couronne, mais mon fouet.

J’avais tout exprès à Gory rouvert une malle pour en tirer un fouet que m’avait donné le prince Tumene, et avec lequel un jour il avait tué d’un seul coup un loup affamé qui avait sauté à la gorge de son cheval.

J’invite ceux de mes lecteurs qui voudraient voyager en Russie à m’en venir demander le modèle, je me ferai un plaisir de populariser cet instrument.

Les chevaux semblèrent sortir de terre.

Curieux pays que celui où tout le monde connaît l’existence d’un pareil abus et où personne n’y porte remède.

À dix heures nous étions au village de Sourham.

— Des chevaux ?

— Il n’y en a pas.

— Mon cher ami, me dit Moynet, mettez une décoration, ne fût-ce qu’au cou, ou sans cela nous n’arriverons jamais.

C’est encore une triste vérité, mais c’en est une.

J’ouvris à malle aux décorations comme j’avais ouvert la malle au fouet, ces deux grands moyens d’action ; je mis à ma boutonnière la plaque de Charles III et je renouvelai ma demande.

— À l’instant même, général, me dit le maître de poste.

Une demi-heure après nos deux voitures étaient attelées.

Par malheur il n’y avait point de traîneau.

J’en avisai un sur un toit, mais le maître de poste me répondit avec une certaine apparence de raison que s’il était bon à quelque chose il ne serait pas sur le toit.

Nous partîmes : au bout d’une heure, nous traversâmes le village de Sourham, couronné comme Gory d’un magnifique château en ruine, puis nous arrivâmes au bas de la montée.

Un seul traîneau s’était hasardé à tenter le passage, c’était celui de notre officier envoyé avec des dépêches à Koutaïs et auquel j’avais prêté ma touloupe.

Il était parti la veille au matin.

Le sillage de son traîneau était complétement effacé par la neige qui était tombée pendant la nuit, mais l’on voyait la trace de voyageurs qui avaient passé à cheval.

Nous nous engageâmes dans la montagne, guidés par ces traces.

D’après ce que l’on m’avait dit de la difficulté du Sourham, la montée me parut d’abord non-seulement facile, mais caressante. C’était une pente assez douce, sans escarpement ni à droite ni à gauche, s’allongeant sur une longueur de quatre verstes seulement.

Au bout d’une heure de montée, et véritablement sans trop de difficulté, nous atteignions le sommet de la montagne ; je m’en fis donner l’assurance deux fois, je ne pouvais pas y croire.

— Mais alors, dis-je à l’hiemchick, nous n’avons plus qu’à descendre ?

— Absolument, me répondit-il.

Je regardai Moynet.

— Voilà donc ce fameux Sourham, est infranchissahle Sourham : j’en ferai compliment à Finot.

— Attendez, me dit Moynet, nous ne sommes pas au bout.

— Mais vous avez entendu, nous n’avons plus qu’à descendre.

— Oui, mais il y a descente et descente.

— Il y a d’abord la descente de la Courtille.

— Et puis la descente des enfers.

— Celle-là est facile, Virgile l’a dit : Facilis descensus averni.

— Que voulez-vous ! quelque chose me dit que Finot avait raison et que Virgile a tort.

— Allons, vous vous entêtez.

— Rappelez-vous M. Murrey et ses soixante bœufs.

— Eh ! mon cher, ces Anglais sont si excentriques ! On lui aura raconté qu’avec trente bœufs on mettait quatre heures à passer le Sourham, il en aura pris soixante pour ne mettre que deux heures.

Je dois le dire, les trois premières verstes que nous fîmes semblèrent me donner raison, puis un faible ravin commença de se creuser à ma gauche, la pente devint peu à peu plus rapide ; le ravin se creusait toujours, la pente devenait une glissade. Nous voyions devant nous des cimes d’arbres sur lesquels il nous semblait que notre traîneau allait passer, puis le chemin tournait brusquement à droite, et par son mouvement d’inclinaison nous pouvions voir jusqu’au fond du ravin, qui passait insensiblement du précipice à l’abîme. Un torrent roulait au fond de cet abîme ; c’était une des sources du Quirill. Il était évident que nous ne serions au bas du Sourham que quand nous nous trouverions de niveau avec le torrent, et le torrent était loin. Nous avions un postillon excellent, mais ayant la mauvaise habitude de frapper ses chevaux ; ses chevaux, de leur côté, avaient la mauvaise habitude, quand on les frappait, de se jeter de côté. Son porteur, à la suite d’un coup de fouet reçu entre les deux oreilles, fit un écart ; le cheval et le postillon disparurent dans la neige jusqu’à la ceinture.

En vérité, quoi qu’en dise M. de Grammont, il y a un Dieu pour des postillons qui battent leurs chevaux ; la tête du nôtre commença de poindre, puis ses épaules, puis son torse. Il tenait sa bride, qu’il tirait près lui, après la bride vint le cheval. La chute s’était arrêtée à un demi-pied de l’abîme.

Nicevo, nicevo, dit-il, et il remonta sur son cheval.

Cela voulait dire que ce n’était rien.

— Expliquez-lui, dis-je à Grégory, que cela peut n’être rien pour lui, mais que c’est quelque chose pour nous.

L’avertissement parut, à ce qu’il paraît, superflu à notre hiemchick, car il repartit plus rapide qu’auparavant ; il est vrai que son cheval, moins entêté que lui et profitant de l’exemple qui ne profitait pas à l’homme, ne fit plus d’écart, malgré les coups qu’il continuait de recevoir.

Au reste, du train que nous allions, il y avait un avantage, c’est que si une avalanche tombait, elle ne nous rejoindrait pas.

Mais ce qui nous semblait inouï, c’est que plus nous descendions, plus la route semblait, par un mouvement pareil au nôtre, s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Depuis notre départ de Tiflis, sans nous en apercevoir, nous allions montant sans cesse, et arrivés à la descente du Sourham, nous rendions en gros ce que nous avions pris en détail.

La descente dura deux grandes heures : pendant deux heures nous ne vîmes devant nous que des cimes d’arbres ; enfin, le bruit du torrent arriva jusqu’à nos oreilles, signe que nous approchions du fond de la vallée ; le traîneau, qui depuis le haut du Sourham inclinait lui-même comme la pente, menaçant au moindre choc de nous jeter à dix pas devant lui, reprit son assiette, et nous roulâmes parallèlement au torrent pendant quelques minutes.

Nous respirâmes.

En ce moment nous entendîmes retentir trois coups de fusil qui ressemblaient fort à des coups de canon ; en mer j’aurais cru à un vaisseau demandant du secours.

Tout à coup nous aperçûmes un gymnase, — j’avoue qu’à cette vue j’éclatai de rire ; — quels étaient les diables, les gnomes, les démons, qui venaient faire de la gymnastique dans un pareil endroit ?

Un monticule que nous franchîmes nous permit de voir un village caché dans un pli du terrain.

Quand je dis un village, je devrais dire les portes d’un village ; quant aux maisons, elles étaient entièrement ensevelies dans la neige.

Devant chaque porte on avait ouvert des tranchées qui communiquaient avec une espèces de rue.

Je crus naïvement que c’était la station.

C’était le village de Tsippa, distant de quinze verstes encore de la station.

La télègue avait beaucoup souffert dans la descente, elle avait versé deux fois, et comme on me disait que la portion de chemin qui nous restait à faire était la plus mauvaise, je dis aux hiemchicks de passer à l’arrière-garde et de marcher doucement ; pourvu qu’ils nous rejoignissent le lendemain matin, c’était tout ce qu’il fallait.

Quant à nous, nous prîmes les devants.

Le vent s’était élevé et la neige commençait à tomber.

Je ne comprenais pas trop comment le chemin qui nous restait à faire pouvait être plus mauvais que celui que nous avions fait et si l’on nous disait vrai, il était probable que nous n’arriverions pas à la station.

Nous nous remîmes en route.

Le torrent occupait presque tout le fond de la vallée, et le chemin qu’il laissait aux voyageurs, qui bien certainement allaient moins vite que lui, était à peine de la largeur du traîneau. Ce n’eût été rien s’il eût pu marcher côte à côte avec lui, mais les rochers en avaient réclamé leur part ; il en résultait que ce chemin allait sans cesse montant et descendant, comme le dos d’un chapeau ; joignez à cela les torrents se précipitant de la montagne pour se joindre à celui qui roulait au fond de la vallée, torrents qui avaient percé leur route sous la neige, en laissant la surface intacte et trompeuse, et vous vous rapprocherez un peu de l’idée que l’on peut se faire de l’effroyable route dans laquelle nous étions engagés pendant la nuit, par un vent à décorner, je ne dirai pas des bœufs, mais des buffles, et avec une neige qui empêchait de voir à dix pas devant soi.

Chaque fois que nous passions sur un de ces ponts fragiles jetés sur une eau courante, la neige s’enfonçait et le traîneau tombait dans le ravin. Il fallait alors des efforts inouïs aux chevaux pour le tirer de là. Il remontait presque verticalement pendant cinq ou six pieds, et dans cette ascension nous ne nous maintenions sur nos bagages que par des manœuvres qui eussent fait honneur aux plus habiles équilibristes.

Au milieu d’une montée, nous rencontrâmes des soldats.

Ils échangèrent quelques mots avec nos hiemchicks, qui se tournèrent de notre côté :

— Voilà des soldats, nous dirent-ils, qui prétendent que l’on ne pourra point passer.

— Et pourquoi ne passerions-nous pas ?

— Les trois détonations que nous avons entendues sont des mines que l’on a fait sauter, et non pas des coups de fusil.

— Et pourquoi a-t-on fait sauter des mines ?

— Pour élargir le chemin.

— Eh bien, alors, si le chemin est plus large, il est naturellement plus facile.

— Il sera plus facile demain ou après-demain.

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’alors le chemin sera déblayé.

— Il n’est donc pas déblayé ?

— Non, ils n’ont pas pu rester ; le vent est trop fort là-haut.

— Alors, votre avis ?

— Notre avis est de retourner au village et d’attendre que le chemin soit libre.

Je jetai les yeux sur l’endroit où nous étions arrêtés.

— Dites-leur que je veux bien, s’ils peuvent tourner :

Grégory transmit mon assentiment aux hiemchicks, mais ce que j’avais prévu arriva : le chemin était si étroit et si escarpé, qu’il était impossible aux chevaux d’opérer le mouvement nécessaire à la manœuvre qu’ils avaient à exécuter.

— Vous voyez bien qu’il faut que nous allions en avant, dis-je à Grégory, ainsi donc : Pachol ! pachol !

Bon gré mal gré les hiemchiks durent donc continuer leur chemin.

Nous montâmes au pas et si lentement, que deux montagnards qui étaient partis en même temps que nous de Tsippa eurent le temps de nous rejoindre et marchèrent derrière notre traîneau.

Au haut de la montée nous trouvâmes le chemin barré par un éboulement ; la route alors cessait d’être plate, mais formait un talus s’inclinant sur le précipice.

Dans le jour, par un beau temps, en voyant où mettre le pied, on pouvait, à la rigueur, passer ; mais la nuit, par ce vent terrible, par cette neige qui vous fouettait le visage, c’était à donner le vertige.

Les montagnards qui nous suivaient venaient sans doute de travailler au chemin ; ils avaient des pioches.

— Demandez donc à ces braves gens, dis-je à Grégory, s’ils ne peuvent pas nous faire la dedans une espèce de tranchée.

Grégory leur posa la question, ils répondirent affirmativement, et à l’instant même se mirent à la besogne.

Je me haussai sur la pointe des pieds : l’éboulement couvrait en largeur une dizaine de mètres.

— Ils en auront jusqu’à demain, dis-je à Moynet, passons à pied, le traîneau avec ses cinq chevaux passera toujours.

— Passons à pied.

Nous franchîmes l’obstacle en nous accrochant aux racines d’arbres pour ne pas glisser du côté du précipice, et ensuite pour nous maintenir contre le vent, qui paraissait avoir fait pour son compte le pari que nous ne passerions pas.

Si le vent avait parié, il perdit, nous passâmes.

C’était le tour du traîneau.

Nos deux braves montagnards pesèrent sur le côté opposé au précipice, et le traîneau passa.

— Combien de verstes encore, demandai-je aux hiemchicks.

— Dix vertes.

— Eh bien, mon cher Moynet, faites-les si vous voulez en traîneau, je les ferai à pied, moi.

— Pas moi, je suis éreinté.

— Alors, montez, moi je marche ; soyez tranquille, j’irai aussi vite que le traîneau.

Moynet remonta.

Il n’avait pas fait cent pas que je le vis rebondir comme un volant sur une raquette.

Puis je ne le vis plus.

Il avait rencontré un de ces cours d’eau dont j’ai déjà parlé ; ne m’ayant plus là pour le caler, il avait été lancé comme par une catapulte et était tombé à quatre pattes dans le torrent.

Je l’entendis rire et jurer tout à la fois, je fus rassuré.

— Eh bien, remontez-vous sur le traîneau ? lui demandai-je.

— Ma foi non, dit-il, j’en ai assez. Marchons.

Nous marchâmes ; seulement, à chaque pas nous enfoncions d’un demi-mètre dans la neige.

Au bout de deux verstes : — Ah ! ma foi, tant pis, dit-il, je remonte.

J’avais pris le bras de Grégory et nous allions assez sûrement, appuyés l’un sur l’autre ; nous nous trouvions avoir chacun quatre jambes au lieu de deux.

— Prenez le bras de Grégory, lui dis-je, je prendrai celui d’un des deux hommes, l’autre veillera sur le traîneau. La manœuvre s’exécuta, et nous nous mîmes en route.

— Que dites-vous de Virgile ? me demanda Moynet.

— Je dis ce que Gentil disait de Racine, que c’est un polisson.

— Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?

C’était Moynet qui poussait cette inquiétante exclamation.

Nous nous arrêtâmes : une immense voûte s’ouvrait sur le chemin pour vomir une masse d’eau qui devait être considérable, si l’on mesurait son importance au bruit qu’elle faisait.

Cette gueule gigantesque ouverte dans la montagne avait un aspect tellement sinistre, que nous nous arrêtâmes, nous demandant cette fois si nous irions plus loin.

Par bonheur, nos montagnards connaissaient l’endroit, ils nous rassurèrent, et l’un d’eux nous donna l’exemple en passant le premier.

Nous en fûmes quittes pour avoir de l’eau jusqu’aux genoux.

Le traîneau passa plus difficilement, à cause des bords escarpés de cette espèce de canal, mais il passa.

Alors la route commença de descendre, et de nouveau nous nous retrouvâmes au niveau du torrent.

H nous restait encore six verstes à faire.

Nous étions littéralement épuisés de fatigue ; nous avions les pieds et les jambes glacés à ne pas les sentir, et la sueur nous coulait en même temps sur le front.

Le vent redoublait, la neige s’épaississait. Il fallait gagner le plus vite possible la station ; si nous étions pris au fond de cette étroite vallée par un chasse-neige, nous n’en sortions pas.

Je fus le premier à proposer de remonter en traîneau, la proposition fut acceptée ; nous nous enveloppâmes dans nos touloupes et nous reprîmes nos places.

Nos deux montagnards s’accrochèrent au traîneau ; nous leur rendions le service d’accélérer leur marche, ils nous rendaient le service de nous empêcher de verser.

Je fermai les yeux et me laissai aller au hasard, je dirais à la Providence si je me croyais un personnage assez important pour que la Providence s’occupât de moi.

De temps en temps j’ouvrais les yeux, mais j’avais beau les ouvrir, je ne voyais rien qu’une immense nappe de neige que le vent semblait secouer devant eux, et le torrent qui mugissait à deux pas de moi.

Enfin, il me sembla apercevoir de la lumière.

— La station ? demandai-je.

— Non, le village de Molite.

— Et la station ?

— À trois verstes.

Tout était fantastique dans cette nuit, jusqu’à la distance. Nous étions partis à midi, nous avions achevé la montée à trois heures, nous descendions depuis cinq à croire que nous faisions quatre lieues à l’heure, et nous n’avions pas pu avaler nos trente verstes, c’est-à-dire sept lieues et demie.

Nous arrivâmes à la lumière, c’était celle d’une petite auberge. Nous descendîmes. Nous étions à moitié morts de fatigue et l’autre moitié de faim ; par bonheur nous trouvâmes du pain mangeable, une espèce de salaison que, dans toute autre circonstance, nous n’eussions pas touchée du bout des dents et qui nous parut excellente. Il va sans dire que nos deux montagnards partagèrent notre festin.

Nous arrosâmes le tout de quatre ou cinq pots de ce petit vin de Mingrélie dont on peut boire sans inconvénient une pinte, et nous remontâmes dans notre traîneau en demandant si du village à la station le chemin était bon.

— Excellent, nous répondit notre hôte.

Sur cette assurance, nous partîmes.

Au bout de cent pas, deux de nous étaient dans la neige et le troisième dans l’eau.

Cette fois nous nous décidâmes à faire à pied le reste du chemin, et par un effroyable chasse-neige nous arrivâmes à la station.

Une verste de plus, et nous n’y arrivions pas ; toute la montagne semblait secouée comme par un tremblement de terre.

Deux heures après nous arrivait un messager de Timaff nous annonçant que la télègue ne pouvait même essayer de traverser la montagne, et que nous eussions à envoyer un traîneau et des bœufs si nous voulions revoir nos effets et Timaff.

Je tenais peu à Timaff, quoique comme curiosité je l’estimasse à sa valeur, mais je tenais fort à nos effets, je fis donc dire à Timaff de demeurer tranquille, et que le lendemain l’on irait à son secours.