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Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/01

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire (p. 7-24).


INTRODUCTION


Il est encore de bon ton, en 1925, de parler de l’aveuglement des pacifistes. Le Prologue d’avant-guerre, qui ouvre ce livre, montrera dans le détail une pensée qui cherchait la paix, indiquait les moyens de garder la paix, et montrait comment la politique contraire préparait et amenait la guerre de 1914. On trouvera, dans les dernières pages de ce prologue, sur la guerre ruineuse pour tous et l’inutilité de la haine, des idées tellement vérifiées aujourd’hui par l’expérience qu’elles sont devenues lieux communs. On voudra bien se rappeler qu’en 1914, ces idées étaient des paradoxes, dangereux à soutenir.

La plupart des propos de l’Après-guerre portent sur les rapports du citoyen et des pouvoirs. Cette question a peut-être toujours été la plus importante de la politique ; la récente discussion sur le commandement a fait, indirectement, entrer les idées d’Alain dans le débat.

La controverse sur le rôle des chefs s’est animée dès qu’est apparu l’esprit historique et critique, et qu’il a fallu se faire sur les événements de la guerre un jugement d’ensemble, donner leur part au hasard, à la patience et au génie. Ce débat s’est passionné lorsque certains pays ou certains partis ont introduit dans la politique les chefs ou les procédés militaires.

Pierrefeu attaquait la légende populaire et l’histoire officielle. Sur certains points, il a eu beau jeu, et il a triomphé de bon nombre de fables. Inutile de revenir ici sur les détails des faits ; résumons seulement les deux points essentiels de sa thèse :

L’ingratitude envers les grands hommes est la marque des peuples forts, idée de politique pratique : la liberté reste le premier des biens, la sévérité critique est la première vertu civique : il ne faut subir aucun prestige, ne pas croire non plus que le succès répond de la valeur, ni le passé de l’avenir.

La difficulté et la complexité des choses dépassent trop l’étendue et la force de l’esprit humain pour qu’on puisse laisser au génie et à l’initiative personnelle la part que Plutarque veut leur donner. Pour la guerre moderne en particulier, la puissance des armes et le front continu font de la stratégie presque une imposture.

Remarquons que Pierrefeu ne tombe pas dans le fatalisme, et même qu’il donne beaucoup à l’esprit humain : il voudrait surtout faire honorer moins les qualités brillantes du génie improvisant que la méthode patiente des organisateurs. Et d’ailleurs, puisqu’il critique telle ou telle décision, tel ou tel chef, il admet par là l’importance des décisions et des chefs. Il ne nous propose pas une thèse absolue, mais une méfiance apprise dans l’histoire.

André Maurois au contraire pose le problème le plus général du commandement : il cherche l’une des lois organiques de la vie des groupes, en même temps que la loi morale des rapports des hommes entre eux. Des conditions élémentaires de la cohésion d’une escouade il passe à certains moments à la discussion du libre arbitre. Dans l’unité d’esprit avec laquelle il aborde ce problème se trouve la formation philosophique, et l’influence d’Alain. Tout le monde sait déjà, au reste, que le philosophe qui, après sa classe, traverse le Luxembourg en causant quelquefois avec un ami choisi ne peut guère être qu’Alain ; on croit même reconnaître, dans les Dialogues sur le Commandement, les brusques familiarités, les sentences serrées suivies de plaisanteries, parfois la mimique expressive et brève, les traits de l’homme que ses livres sont loin de révéler tout entier. Si le livre de Maurois n’était si savamment, si implacablement conduit vers le but qu’il s’est d’avance proposé, il donnerait peut-être une idée de cette fougue assouplie, de cette éloquence méfiante de soi, de cette puissance soutenue de faire vivre les idées d’autrui, et enfin de ces improvisations inimitables que les élèves d’Alain n’oublient plus. Mais le philosophe des Dialogues sur le Commandement se résigne lui-même à n’être que l’« avocat du Diable » et Maurois reconnaît ainsi que l’homme et sa doctrine ne lui sont ici que des moyens, et qu’il les limite à quelques négations simples. Au risque de nous donner le même tort à son égard, dégageons sa thèse essentielle des discussions et surtout des exemples. Car en effet le jeu naturel des souvenirs, les habitudes personnelles de l’histoire, tout le Plutarque officiel ou anonyme arme Maurois de merveilleux, d’irrésistibles exemples. Quelle est l’histoire un peu ancienne ou mal connue, l’anecdote brillante, le livre de Mémoires qui ne nous montre le triomphe de l’intelligence, de l’énergie, du héros ? Mais voyons ses idées, qui restent bien assez fortes une fois dépouillées de ces prestiges :

L’art d’être un chef peut paraître insignifiant ou ridicule si l’on s’en tient aux formules vides[1]  ; mais tout est dans l’exécution. Le chef se distingue du commun par l’art de peser les possibles et de combiner les moyens. Ni le hasard, ni même le seul talent spécial, ne suffisent à expliquer le succès régulier et continu de certains chefs. L’énergie de caractère, nécessaire au chef militaire, est d’ailleurs aussi chez le chef politique la meilleure garantie de la paix. La qualité plus proprement intellectuelle du chef sera une facilité à discuter avant les décisions, l’impartialité à ses propres idées. Le vrai chef sait d’ailleurs être obéi autrement que par la crainte, et ses subordonnés travaillent par amour pour lui.

La préparation de toute action importante comporte bien des éléments mesurables ; mais raisonner d’après ces seuls éléments, c’est se confiner dans la théorie pure. Les éléments incommensurables sont dans la pratique (et ici la thèse de Maurois s’appuie plus particulièrement sur des exemples militaires) ceux qui prédominent toujours. Nous donnerons donc la première importance, pour coter un chef, aux qualités improvisatrices : intuition, instinct, foi, et nous souhaiterons, directement contre Pierrefeu, « un état-major bergsonien ».

Le troisième Dialogue nous mène beaucoup plus droit à la politique. C’est là que nous apprenons que l’ordre est une fin en soi, une chose qu’il faut désirer pour elle-même ; que les hommes abandonnés à eux-mêmes ne sont pas heureux et désirent un chef. Pour nous rassurer sur les conséquences de cette nécessité sociale, le lieutenant qui parle au nom de Maurois pose que le vrai chef n’aime pas la guerre. Napoléon n’est pas un vrai chef, parce qu’à un moment de son règne il l’a aimée. La véritable autorité est le contraire de la tyrannie ; deux seules attitudes sont possibles à son égard : défiance et loyalisme. Le loyalisme veut que l’on accepte le pouvoir établi. Comme le problème du chef est inséparable du problème des chefs, le livre en concluant pose les conditions du maintien des aristocraties : maintenir intactes les qualités qui les ont fait choisir.

C’est en accentuant beaucoup le ton, sinon les idées, que nous venons de résumer la thèse de Maurois, dont l’allure plus concrète et plus insinuante a la fausse modestie de se refuser sans cesse à dépasser le lieu commun. Ce n’est pas seulement dans ses principes et ses déductions qu’il faut chercher les conclusions et les audaces de sa thèse : c’est dans ses omissions, dans tout ce qu’il néglige, dans le dénombrement des forces militaires ou sociales. Il ne prétend pas, comme d’autres plus catégoriques, que le mérite de toute organisation, de toute initiative, et même de toute valeur morale chez les subordonnés, revient au chef et au chef seul[2], mais il montre toutes ces qualités en relation directe avec la présence de ce chef, et laisse oublier tout le reste.

Mais du philosophe des Dialogues, revenons à la pensée d’Alain lui-même. Il ne contredit nulle part Maurois, il ne se refuse à aucune des exigences que pourrait formuler le Lieutenant des Dialogues. Il ne se refuse à aucun des devoirs de l’obéissance, il n’admet même là-dessus aucune objection tirée de l’imperfection du commandement ou du démérite du chef. « Quelque perfectionnement que l’on roule dans sa tête, il faut commencer par obéir, car le progrès, selon le mot d’Auguste Comte, suppose un ordre préexistant. » Et à ce même Auguste Comte il emprunte le principe : La Force gouverne. Je l’ai entendu dire un jour, de sa voix brusque et familière, devant les affiches bariolées des partis politiques : « Le Gouvernement se réserve les affiches blanches ; cela simplifie le devoir. Le devoir en fait, c’est ce qui est prescrit par les affiches blanches. Quoi qu’on pense du bien et du devoir des idéaux, il faut mourir pour ce qui est écrit sur ces affiches blanches. Au reste, on ne leur doit rien de plus. » Et si hardies qu’aient pu être ses idées sur les pouvoirs, il a toujours considéré l’emploi de la violence, même lorsqu’elle a la justice pour but, comme une cause certaine d’injustices. C’est le mot de Gœthe : « j’aime mieux une injustice qu’un désordre » qu’il explique ainsi : « toute désobéissance pour la justice fait durer les abus. » De même Alain juge impossible dans toute action difficile et surtout à la guerre, de se passer d’un chef, et de remettre aux mains du chef moins qu’un pouvoir absolu : « Une action ne peut réussir que par l’accord des exécutants ; et quand ils auraient la meilleure volonté du monde, ils ne s’accorderont pourtant que par la prompte exécution des ordres, sans qu’aucun des subordonnés s’amuse à juger ou à discuter. Qu’est-ce à dire, sinon que devant le refus ou seulement l’hésitation, le chef doit forcer l’obéissance, ce qui conduit aussitôt à la dernière menace, et l’instant d’après à l’exécution, sans quoi la menace serait ridicule. J’admire que les gens qui reçoivent aisément la guerre parmi les choses possibles, invoquent pourtant ici l’humanité et la justice, comme si l’on avait le loisir d’être humain et juste quand l’ennemi vous presse. »

Et Alain même sait accorder aux grands chefs autre chose qu’une soumission résignée : jamais les princes véritables n’ont été mieux compris ni mieux loués. De ses Propos, de ses conversations, on pourrait tirer facilement l’une des plus hautes et des plus nettes images de Napoléon qu’écrivain ait jamais formées. Et Le Mémorial de Sainte-Hélène, ce livre du chef, est l’un de ses livres de chevet. Partout ailleurs, même parmi les vivants, il sait reconnaître et admirer l’esprit ingénieux, l’activité qui pousse toute la force et la sagacité d’un homme aux entreprises, toute initiative, même risquée, et tout esprit d’ordre, même étroit.

Mais il fait, tout en admirant, une discussion essentielle, que Maurois avait intérêt à ne pas faire : il ne veut pas confondre le pouvoir qui résulte d’un prestige sur les hommes et celui que donne la connaissance des choses. Même parmi les chefs militaires, on peut distinguer les Magiciens qui se font suivre par enthousiasme, des Ingénieurs qui se font obéir par approbation. Un Murat, un Nivelle, un Mangin sont surtout magiciens. Un Kitchener, un Pétain sont avant tout ingénieurs. Et l’on devine où vont les préférences d’Alain. Car il admet bien que les charmeurs d’hommes puissent faire exécuter des miracles, mais il en reporte les mérites sur les exécutants. Et il sait surtout — ce que Maurois n’a fait qu’indiquer en blâmant chez quelques grands chefs l’oubli des possibilités — combien l’habitude de commander sans discuter peut gâter l’esprit et le caractère. Le pouvoir absolu gâte presque toujours qui le possède :

« Être salué d’une certaine manière est un mal dont on ne se relève jamais tout à fait. L’expérience fait voir aussi que les tempêtes de l’humeur sont bonnes aux courtisans comme le fouet aux chiens. Il faut toujours que le pouvoir soit mal entouré ; c’est inévitable, par la nature de ceux qui se poussent, et aussi par les parties honteuses que tous montrent à ce jeu. Contre quoi les uns trouvent l’éclat de colère, d’autres le mépris, et d’autres l’indifférence ; mais il faut toujours quelque arme, offensive ou défensive. Il y a de grandes chances pour qu’un homme y devienne misanthrope, s’il est seulement autre chose qu’un vaniteux. Les compétitions aussi et les attaques obliques donnent une méfiance et une ruse. Tel est ce voile politique, toujours tendu entre le monde des hommes et le regard gouvernant… » Ainsi celui dont la mission est de conduire les hommes perd promptement le sens des hommes, et se gâte à lui-même l’esprit. Imprudences, oubli du sens des possibles, voilà ce qui compense bientôt les bénéfices de l’enthousiasme et accompagne la tyrannie.

Où est le remède ? Nullement dans l’action politique, répond Alain, mais dans l’opinion. Rendre aux exécutants toute leur part, ternir un peu les auréoles, ôter par exemple aux chefs militaires la gloire héroïque que nos illusions leur accordent : l’épée que le général pique dans le flanc de l’adversaire, c’est une ligne téléphonique, prolongée par des subalternes, avec à sa pointe le cadavre du fantassin, tourné vers l’ennemi. Ces sentiments critiques, bien loin d’affaiblir l’obéissance, tendent à la rendre plus stricte : obéir au chef comme à une nécessité de nature, ne pas discuter, ne pas implorer, n’avoir aucun recours à la clémence, tout cela favorise l’exécution prompte, et en même temps laisse à l’homme sa vraie liberté, tout en empêchant le commandement de dégénérer en tyrannie. Une des vues les plus fortes d’Alain, c’est que le plus grand affront à la liberté humaine n’est pas l’ordre impérieux : c’est la clémence, qui avilit celui qui l’implore, non pas seulement en laissant trop de place aux sentiments bas, servilité ou peur, mais en pervertissant les sentiments nobles, admiration, loyauté ou reconnaissance. Quel est donc le chef que formera cette obéissance, ce chef même qu’il faut souhaiter ? Un pur ingénieur, même dans le commandement des hommes. « Je veux, dit Alain, un homme d’affaires tout simple, qui fasse son travail simplement et vite, et au surplus qui aime la musique, la lecture, les voyages ou n’importe quoi, excepté la bassesse. »

Au reste, quoique le mot de tyrannie reste encore plus vivant que bien des chefs n’aiment à le croire, tout pouvoir tend aujourd’hui à se confirmer selon le modèle des ingénieurs :

« Ferrero explique que l’exécutif a moins d’autorité qu’autrefois, mais en revanche bien plus de puissance qu’il n’en eut jamais. L’idée est belle à développer. Peut-être faudrait-il dire que ce paradoxe de politique est l’effet de l’obéissance sans vénération ; car il est clair que la vénération laisse une sorte de droit, comme on remarque dans l’état ecclésiastique, où la génuflexion, qui va de soi, ne supprime ni l’intrigue, ni la résistance, par la même raison qui fait que la politesse donne fermeté. Le chef n’est plus maintenant considéré à l’image du père de famille ; et l’on voit que l’ouvrier d’usine est tenu autrement que n’était l’apprenti dans l’ancien atelier. Joffre fut le maître. Il n’était pourtant point le Souverain ; mais il était le chef de service que les circonstances mettaient au premier rang, comme serait, en épidémie, le Médecin en chef, ou en inondation, l’Ingénieur hydrographe. »

Ainsi la tyrannie personnelle disparaîtra par la force des choses ; seule peut rester possible la tyrannie abstraite dont le Lieutenant de Maurois donnait cette formule : l’ordre pour l’ordre. Là, nous sortons plus encore de la politique : ce problème n’est que moral. Il s’agit de savoir ce qui sera laissé aux hommes, s’ils deviendront les instruments de cet ordre ou si l’ordre ne sera qu’un des moyens de leur bonheur. Aimer l’ordre pour l’ordre, si l’on poussait cette pensée dans toutes ses conséquences, ce ne serait point le gouvernement seulement, mais la civilisation qu’il faudrait changer. Qu’on vérifie pourtant si cette beauté pleine et régulière d’un ordre social n’est pas une illusion, propre aux contemplateurs les moins précis de l’histoire, et que notre époque troublée rend plus séduisante à former. Dans les époques où les lois et des chefs ont plié tout l’homme, la part de prospérité, de bonheur, que l’homme en a tiré, est plus visible, non plus réelle, que les bonheurs éparpillés des individus libres. C’est dans le plaisir des contemplateurs que sera la différence. C’est beau, une galère ; tous ces mouvements disciplinés et rythmés charment le spectateur ; les galériens eux-mêmes en sentent l’ivresse, et leur joie unanime chante haut, quand arrive la ration d’eau fraîche, ou qu’une mer lisse favorise les rames. La somme de ces joies est-elle pourtant plus forte que celle des bonheurs particuliers qui se chuchotent sous les treilles ? Peut-être dira-t-on que si cet ordre ne donne pas plus de bonheur aux personnes, il produit du moins de plus féconds résultats. Mais que l’on compare quelques millénaires d’ordre égyptien avec quelques siècles de désordre grec… Si l’on veut chercher la beauté de l’ordre dans quelque moment de notre histoire, c’est au siècle de Louis XIV qu’on s’arrêtera sans doute. Et pourtant Condé, Turenne, Vauban, De Retz, la Rochefoucauld, Pascal, Racine, La Fontaine, Saint-Évremond, Molière, Fénelon, La Bruyère, Saint-Simon, tous, frondeurs, réformateurs, jansénistes, libertins, excommuniés, hérétiques, intellectuels aigris, ont été de l’opposition par quelque endroit ; il ne reste, pour personnifier l’ordre, que les gloires hautaines et sèches d’un Bossuet et d’un Louvois.

Pousser l’individu par une contrainte extérieure à n’être qu’un instrument pour une fin supérieure, le réduire à n’être qu’une partie dans un tout, n’est pas seulement arbitraire, mais encore inutile. C’est cet individualisme qu’Alain, usant seul à sa façon d’un mot que tant de passions et d’événements ont déformé, appelle son radicalisme. Mais cette attitude ne dépend pas des partis. J’ai entendu des soldats de métier, qui l’aiment, parler de lui comme d’un troupier qui veut garder son quant à soi ; j’ai entendu aussi des révolutionnaires le regarder comme un anarchiste soumis aux lois. Mais si j’avais à chercher pour Alain un répondant ou une autorité, je désignerais non un homme politique, mais Benoît Spinoza, qui a éclairé tous ces rapports du citoyen et des pouvoirs de son éloquence serrée : « La fin de l’État n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’État est donc en réalité la liberté. Nous avons vu aussi que pour former l’État, une seule chose est nécessaire : que tout le pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à un seul… C’est au droit d’agir par son propre décret que chacun a renoncé, non au droit de raisonner et de juger… Nous voyons donc suivant quelle règle chacun, sans danger pour le droit et l’autorité du souverain, c’est-à-dire pour la paix de l’État, peut dire et enseigner ce qu’il pense : c’est à la condition qu’il laisse au souverain le droit de décréter sur toutes actions, et s’abstienne d’en accomplir aucune contre ce décret, même s’il lui faut souvent agir en opposition avec ce qu’il juge et professe qui est bon. »

Lorsqu’il arrive aux règles et aux applications de l’action politique, Alain, soumis par principe au gouvernement, à la Police (si l’on veut rendre à ce mot toute son étendue), distingue encore ce qui dans nos institutions vient de la guerre, produit l’absolutisme et retourne toujours à la guerre, et l’esprit d’égalité et de coopération, qui vient de la paix et mène à la paix. Si le pouvoir peut être réduit à la puissance matérielle et à l’obéissance indifférente par la seule critique de l’opinion, le maintien de la paix peut arriver à réduire la puissance matérielle des pouvoirs.

Ce qu’Alain pense de la guerre, il l’a dit dans Mars ou la Guerre jugée, et le succès médiocre de ce livre montrerait dans le public tant de sottise et de paresse, que nous ne pouvons pas croire définitive cette quasi indifférence. Ce livre doit repartir : l’action immense qu’il doit avoir ne peut pas rester indirecte, ne s’exercer que par les écrivains d’entre ses lecteurs. Et c’est pourquoi nous ne pouvions ici ni le commenter, ni le répéter.

Examinons ici plutôt ce qu’il pense de la paix : sur aucun point il n’est plus loin des passions politiques et des opinions communes. Pour lui l’idée de la « Paix par le droit » que suivent naïvement la plupart des pacifistes, est fausse et dangereuse. Le droit n’est-il pas presque toujours contestable, et la plupart des guerres ne sont-elles pas suscitées et soutenues par des contestations sur le droit ? Nulle part il n’est plus vrai que dans ces conflits internationaux que « mieux vaut une injustice qu’un désordre ». Ne pas supporter une injustice, c’est amener, avec le désordre de la guerre, une infinité d’injustices, toutes incontestablement pires que celles qui peuvent vicier les traités. Le rôle de l’arbitre, n’est pas tant de rendre des sentences justes que d’empêcher les conflits, car sitôt le conflit éclaté, il amènera des injustices pires que n’importe quelle sentence. Cette vue peut servir à éclairer et à approuver plus équitablement et plus chaleureusement qu’on ne l’a fait jusqu’ici les arbitrages de la Société des Nations.

Il serait enfantin, selon Alain, de prétendre que cette espèce particulière de non-violence laissera plus de tranquillité et plus d’impunité aux nations spoliatrices. Dans l’état actuel des rapports internationaux, et des relations des citoyens avec l’État, nulle nation européenne n’oserait rien entreprendre pour des motifs d’intérêt non déguisé, contre une autre nation européenne. Norman Angell avait démontré, avant la guerre, que pour un territoire donné, les charges de l’État sont à peu près égales à ses revenus et que l’annexion n’enrichit pas. Il prouvait aussi — et la difficulté des réglements de comptes d’après-guerre ne lui a donné que trop raison, — qu’un État gagnait moins qu’il ne risquait à se faire payer rançon. Alain confirme sur ce point les thèses de l’Anglais, mais elles ne sont pour lui qu’un détail de la question. Sa pensée essentielle sur la guerre — aussi opposée aux doctrinaires socialistes qu’aux cyniques d’entre les libéraux, est que la paix est menacée non par le conflit des intérêts, mais par le choc des passions.

« Les intérêts transigent toujours, les passions ne transigent jamais » ; voilà pour Alain la notion véritable des causes de conflit. Autrement la guerre serait morte depuis longtemps. Qu’on représente à n’importe qui le total exact de nos tués, celui des mutilés, des morts de maladie ; qu’on suppute les dévastations des champs de bataille, les immenses dépenses de vivres et d’armes, l’énormité du manque à gagner, du travail perdu, des désordres. Pourra-t-il dire que nous avons eu bénéfice à nous être défendus ? Et pourtant nous sommes vainqueurs, et nous avons donc risqué pis que nos malheurs. La joie de la victoire n’a donc rien de commun avec le plaisir du gain. Et, aujourd’hui que ce sont les citoyens qui sont soldats, et que dans toute l’Europe les mêmes délibèrent et combattent, et que les responsables doivent se risquer, qui hasarderait sa vie et la totalité de son avoir pour un bénéfice problématique de l’État abstrait, ou moins encore, de quelques princes ou groupes de particuliers ?

Il faut donc des passions nobles pour soutenir l’effort de la guerre ; quant aux occasions prochaines des conflits, l’imprudence, la vanité, la flatterie facile et toujours applaudie des passions guerrières rendent fort lourde la responsabilité des gouvernants ; lourde, pour la dernière guerre, aux chefs de Paris comme à ceux de Pétersbourg et de Berlin. Ami de cette extrême-gauche des Droits de l’homme et de cette Société d’études critiques qui ont hardiment reposé, ces temps ci, le problème des responsabilités, Alain se distingue d’eux : il donne aux chefs plus d’inconscience et estime la légèreté plus coupable : un mot comme celui de Viviani : « Les nerfs de l’Europe étaient à bout » lui semble d’une inconscience criminelle dans la bouche d’un homme d’État. Et surtout Alain, qui est le contraire d’un démagogue, ne dissimule pas aux citoyens que leur responsabilité d’électeurs et de responsables pour une part de l’opinion publique, a été lourde elle aussi. On m’a conté qu’à des moments pénibles du front il répliquait aux plaintes de ses compagnons de misère : « Mais vous avez eu assez de plaisir : vous avez crié Vive l’armée ou Vive l’Alsace-Lorraine. Il faut que cela se paye ; il faut mourir. » Beaucoup ne pardonneront qu’à l’engagé volontaire cette impudence à la Socrate. Aucun parti ne voudrait la prendre à son compte, car l’essence d’un parti est de chercher des partisans, et on ne les obtient pas en parlant si rudement aux citoyens de leur devoirs.

Quant aux idées d’Alain sur le régime économique, groupées ici pour la première fois, leur opposition complète à toutes les théories existantes ne les empêche pas d’être simples et claires :

Chercher le rendement, non la puissance, cette idée semble de simple bon sens. Ce qui la rend plus aiguë, c’est la remarque qu’aujourd’hui la guerre — ou la concurrence commerciale qui est une espèce de guerre, ou la vanité du consommateur qui est encore la guerre, nous entraînent directement dans le sens opposé. L’industrie de l’automobile et celle de l’aviation nous en offrent à chaque instant des preuves ruineuses. L’erreur sur les machines aura été de s’imaginer qu’elles créent l’énergie qu’elles déploient. Les niaiseries lyriques de M. Jean Izoulet, dans sa Cité moderne, sur les machines esclaves de fer, sont dangereuses pour la société : elles nous cachent que les hommes sont les esclaves de ces esclaves. Comptez tout, dit Alain, appliquant à l’économie le principe logique qu’elle oublie toujours : celui des dénombrements entiers.

Cette critique du machinisme, quelques-uns la pourraient juger réactionnaire ou naïve, si le perfectionnement même du machinisme ne venait lui donner raison. Dans la grosse industrie, l’art de brûler le charbon, de ne rien perdre de la puissance ou de la chaleur obtenues, d’utiliser les sous-produits, marche à pas rapides, mais moins vite encore que l’art d’épargner le travail humain. Les conditions dures de la production d’après-guerre, l’élévation du taux des salaires vont, peut-être d’une façon durable, apprendre à épargner ce travail humain.

Sur le gaspillage que fait le commerce dans ses concurrences, sa publicité, gaspillage opposé à l’ingéniosité de l’industrie et dont le public fait tous les frais sans le savoir, Alain se trouve d’accord avec les Coopérateurs — seuls économistes avec lesquels il collabore volontiers.

Quant à l’avarice nécessaire aux services publics, c’est une idée dont tous les citoyens reconnaissent le principe ; mais presque tous se refusent aux applications. Tout le monde réclame des services publics ce que les services publics peuvent fournir d’utile, sans penser jamais au rendement, et c’est pour avoir à fournir ces utilités dispendieuses que les services d’État sont déficitaires. Au lieu de réclamer contre l’exploitation d’État, Alain, par-delà les administrateurs sans responsabilité financière, accuse les citoyens et la mollesse de l’esprit public. Qu’ils s’habituent à traiter ces affaires comme les leurs propres, à plaindre la dépense à chaque occasion, et ils seront servis à meilleur compte.

Ces idées, ingénieuses dans l’application, mais si simples dans le principe, on pourra les reconnaître pour vraies, mais elles ne sont pas assez agréables pour devenir jamais populaires. Et Alain s’est trop refusé aux prestiges de l’éloquence, sa prose vive et serrée n’est pas assez complaisante aux esprits paresseux, pour qu’il soit jamais mis à sa vraie place. Beaucoup de ses idées commencent à réussir par des disciples ou des emprunteurs qui ne le citent pas toujours : si l’on peut en faire le bilan exact, la somme des influences qu’il aura exercées étonnera dans vingt ans. J’aurais voulu qu’au moins cette fois-ci, il fût directement connu, qu’il gagnât les quelques milliers de lecteurs sur lesquels il doit pouvoir compter. Que les imperfections de ce recueil me soient imputées tout entières ; j’ai fait selon mes forces. Je ne prétends pas payer une dette, mais la reconnaître seulement ; mes dettes envers Alain sont trop grandes pour que je puisse les acquitter jamais, mon amitié trop forte pour que je souhaite d’être quitte envers lui.

J. PRÉVOST
  1. Dans son Guide de l’homme d’action, p. 112, le général Rampont écrit : « L’offensive peut s’exécuter sous des modalités diverses, mais elle n’obéit qu’à un principe : avancer ! Elle prend ainsi l’attitude la plus simple, » Eh bien ! cette formule n’a peut-être de la naïveté que l’apparence.
  2. Dans un syllogisme dont il nous laisse habilement deviner la conclusion, le général Rampont, à l’avant-dernière page de son guide, nous dit :
    Il faut rendre hommage au poilu…
    Mais… le Poilu est ce que son chef le fait…
    [Donc]……