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Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/02

La bibliothèque libre.
Éditions du Sagittaire (p. 25-47).



PROLOGUE D’AVANT-GUERRE














PROLOGUE D’AVANT-GUERRE


L’ancre n’a pas mordu. Je veux dire que le débat n’a pas DÉFENSIVE
OU OFFENSIVE.

L’ancre n’a pas mordu. Je veux dire que le débat n’a pas pu s’accrocher solidement dans le dessous de la politique. Le gouvernement manœuvre bien, pour son propre salut. Il fuit devant la discussion. Il se borne à répéter toujours le même discours : « Les armements allemands sont un fait que nous n’expliquons pas, que nous ne voulons pas expliquer. Nous devions prendre des mesures de sûreté ; toutes celles qui étaient convenables ont été examinées et rejetées unanimement par spécialistes, sauf une, qu’il s’agit de voter au plus vite. Délibérez, puisque vous y tenez ; mais cela ne changera rien ; il n’y a point d’autre issue. Vous vous répétez et nous répétons. Des députés qui restent maintenant contre nous, nous n’en gagnerons pas un. De ceux qui se sont formés en carré autour du drapeau, nous n’en perdrons pas un. La chose est réglée, et toutes vos paroles sont perdues. »

Discours pour les enfants. Si la pensée des gouvernements est réellement enfermée dans ces limites, il y a de quoi être effrayé. S’ils en pensent plus long qu’ils n’en veulent dire, ce n’est pas moins redoutable. En réalité, pour quiconque lit simplement les journaux, la situation est celle-ci. L’équilibre européen est rompu depuis les événements balkaniques. L’Autriche est affaiblie par l’effet de voisins puissants et aguerris qui, par la race, sont liés à la Russie. L’Allemagne se voit presque seule, et dans le cas d’avoir à se défendre sur deux frontières opposées. Bien mieux, une guerre a paru imminente dans le moment que la Russie et l’Autriche mobilisaient. Or, n’importe quel homme du métier vous dira que la défense de l’Allemagne, en cas de conflit, serait un terrible problème, surtout si la France était résolue à profiter du conflit pour réparer ses défaites. Encore bien mieux si l’Angleterre était résolue à coopérer à ce mouvement de forces, unique dans l’histoire du monde. La politique militaire de l’Allemagne dépendait donc de l’observation attentive des moindres mouvements occidentaux.

Or, pour ne citer que les faits principaux, nous resserrons l’alliance Franco-Russe, par une visite solennelle ; l’homme qui se trouve représenter hautement cette politique est élu au poste suprême ; et la presse de droite souligne l’événement par des clameurs fanatiques. Vers le même temps, nous désarmons en face de l’Angleterre et tous nos vaisseaux passent dans la Méditerranée, ce qui pouvait, ce qui devait être interprété comme une formation de combat. Joignons à cela ces échanges de visites militaires, comme si chacun passait en revue ses alliés. Tenons compte aussi de négociations que nous ne connaîtrons jamais, mais que les pouvoirs allemands ont bien pu surprendre. Et voilà une explication suffisante de la loi militaire allemande, sans qu’il soit nécessaire de supposer quelque projet d’attaque spécialement contre nous.

Il fallait répondre ? Soit. Mais de la réponse dépendait justement l’avenir de la paix européenne. Des fortifications défensives, de nouvelles périodes d’instruction pour les réserves, un gouvernement appuyé sur les forces de gauche, dont la politique est connue, tout cela aurait marqué un certain relâchement des alliances, un tassement vers un nouvel état d’équilibre, un rapprochement sans parole, sans recul, sans aucune déchéance, tout en nuances, comme il était naturel, après que le conflit marocain se trouvait réglé. Voilà pourquoi cette volonté obstinée à proposer les trois ans, sans atténuation et même sans discussion réelle, a été une faute, si elle ne recouvre pas d’immenses projets, redoutables quelle qu’en soit l’issue. Notre politique est imprudente jusqu’à l’aveuglement, si elle veut sincèrement être défensive. Mais qu’en dire si elle est offensive par ses secrètes espérances ? Qu’en dire si nos hommes d’État, soutenus par la droite, croient réellement à une renaissance française caractérisée par des négociations sans contrôle, par le pouvoir despotique, par la tyrannie des bureaux, des aristocrates et des grands Banquiers, par la résistance aux forces démocratiques, par l’écrasement du peuple ?

19 juin 1913.

Il n’y a présentement qu’uneDÉCLARATION
DE PAIX.

Il n’y a présentement qu’une occasion de conflit entre nous et nos voisins de l’Est ; c’est cette guerre des Balkans, dont on a assez dit qu’elle peut mettre aux prises l’Autriche et la Russie, d’où, par le jeu des alliances, résultera naturellement l’état de guerre entre la France et l’Allemagne, et aussitôt, l’« attaque brusquée ». Nos pensées tournent dans ce cercle comme une mouche dans une bouteille. Or, ce risque ne peut être accepté. Il faut rompre le cercle ; il faut résolument modifier cet état d’équilibre instable, qui nous menace continuellement.

Que penserait un homme raisonnable d’un discours que je ferais à quelqu’un qui me croit son ennemi, afin de le rassurer ? « Vous me croyez décidé à vous attaquer à la première occasion ; je vous jure qu’il n’en est rien ; seulement s’il vous vient une querelle, nécessairement je serai contre vous, parce que je suis l’allié de vos ennemis. » Est-ce que la fin de ce discours ne détruit pas le commencement ? Or, un tel discours de la France à l’Allemagne est naturellement supposé, tant que nous n’affirmons pas bien clairement le contraire, et non seulement en paroles, mais aussi en action.

Les hommes de bon sens, en Allemagne aussi bien que chez nous, disaient après Agadir que les deux peuples ne se battraient pas pour le Maroc. Serait-il plus sensé de dire qu’ils devront se battre pour les Bulgares ou pour les Serbes ? Ou bien veut-on dire seulement, chez nous, que dans l’affaire du Maroc, nous n’étions pas sûrs d’être énergiquement soutenus par la Russie, tandis que, dans l’affaire des Balkans, c’est la Russie qui s’engagera la première ? Mauvaise foi, alors. Cela reviendrait à préférer une occasion à une autre ; cela supposerait que nous attendons la bonne occasion. Osera-t-on dire qu’une telle attitude est pacifique ? Et que signifient alors toutes nos déclarations officielles ? Elles sont à côté de la question ; elles ne peuvent modifier en aucune façon une situation réellement inquiétante.

Que faudrait-il donc ? Orienter les négociations, soit avec nos amis, soit avec nos adversaires, d’après le changement décisif qui s’est produit dans l’équilibre Européen. Car une situation nouvelle veut des engagements nouveaux. Bien clairement faire entendre que le conflit des Balkans ne doit pas mettre aux prises la France et l’Allemagne. Il n’est pas nécessaire, pour cela, d’accepter le traité de Francfort, ni de traiter, à proprement parler, avec l’Allemagne. Les choses de la politique étrangère ne se traitent pas si simplement. Il s’agit de travailler activement pour la paix. « Je trouve que l’Autriche fait beaucoup de bruit avec mon sabre » ; ce mot que l’on prête à l’empereur d’Allemagne traduit assez bien le sentiment public allemand, qui n’est pas disposé, on l’a bien vu, à faire allègrement les frais de la politique autrichienne. Ferons-nous, le cas échéant, les frais de la politique russe ? Nous pourrions bien, nous aussi, montrer une certaine réserve à ce sujet-là. A-t-on fait le nécessaire ? J’avoue que j’en doute, parce que notre gouvernement travaillerait ainsi contre lui-même, puisque la menace extérieure est la grande raison de l’autorité qu’il a su prendre. Et le premier acte pour la paix, le seul efficace peut-être, serait de nous débarrasser d’un gouvernement que le parti de la guerre soutient ouvertement. Ainsi, dire que notre politique extérieure est au-dessus des partis, c’est ne rien dire. Elle dépend de mille façons du groupement des partis. Les radicaux au pouvoir, ce serait comme une déclaration de paix, et peut-être la seule possible. Que les hésitants pèsent bien cela.

6 juillet 1913.

Tous ces débats sur la loi de trois ans seront une leçonSOMMES-NOUS
EN RÉPUBLIQUE ?

Tous ces débats sur la loi de trois ans seront une leçon pour les citoyens. Ils comprendront combien nous sommes loin encore de la véritable République, puisqu’il leur est ouvertement déclaré que la conduite de la politique extérieure et de la défense nationale ne peut être soumise aux citoyens. Et les conséquences de cette doctrine ne sont pas petites ; la guerre en peut résulter, malgré les affirmations pacifiques des gouvernants eux-mêmes. Car, en même temps qu’ils affirment leur bonne volonté, ils laissent supposer que les vraies raisons de leur politique sont cachées et doivent rester cachées. Cela n’est point fait pour calmer les alarmes allemandes. En somme, pour ce renversement étrange de notre politique intérieure, le danger est le même que si nous avions un roi.

Nous aurons à conquérir le droit de délibérer sur la paix et la guerre, sur les alliances, sur les négociations. Mais le peuple n’agit que par des lois, c’est-à-dire indirectement. Nous devrons donc réclamer des lois bien claires sur le droit de paix et de guerre. Remarquez que depuis dix ans environ on nous a enlevé tous nos garanties. L’opinion s’est formée, dans le parlement, que l’acte de guerre, par lui-même, suspend toutes les libertés, et établit le régime de la dictature ; en sorte que la décision du gouvernement ne pourrait être discutée qu’après la paix. Des réflexions de ce genre sont pour fortifier cette idée que les pouvoirs ont des droits royaux en cette matière. Et l’attitude actuelle du gouvernement est bien celle d’un roi qui défendrait obstinément ses derniers privilèges ; tout ce qui se rapporte à la défense est réglé sans appel par les ministres et par leurs agents techniciens ; et la discussion équivaut au refus d’obéir. Je ne pense pas que la masse des citoyens hésite un instant avant de tenter, aux élections prochaines, de détruire, une bonne fois et pour toujours, de telles prétentions.

Mais comment faire ? L’autorité s’engagera toujours et nous engagera toujours. Les traités d’arbitrage, rendus publics, seraient la plus claire affirmation de la volonté des peuples. Mais pour conclure un traité de ce genre il faut être deux. Aussi il sera bon d’examiner si l’offre de l’arbitrage ne pourrait pas être rendue obligatoire par une loi, avant tout conflit. Après l’incident de Casablanca, notre Président du Conseil en vint presque à rompre les négociations, et peut-être ne pouvait-il faire autrement. Offrir l’arbitrage à ce moment-là, c’était peut-être montrer trop de crainte ; mais si l’offre de l’arbitrage était de règle pour notre diplomatie, avant toute rupture de négociations, un tel acte, si utile et capable d’agir si fortement sur l’opinion du peuple antagoniste, alors un tel acte serait naturel et même attendu. Un ministre serait alors raisonnable malgré lui. Mais, avant même qu’on eût occasion d’en faire l’application, une telle loi déclarerait la paix républicaine, sans aucune ambiguïté, et limiterait les combinaisons et les projets des diplomates. Que chacun y pense bien. Une telle loi, qui ne dépend que de nous, qui n’est pas subordonnée à l’acceptation de nos ennemis, marquerait le commencement d’une ère nouvelle, peut-être.

8 juillet 1913.

L’argument le plus confus, le plus faible,COMME EN 1870.
L’argument le plus confus, le plus faible, mais aussi le plus touchant, s’élève finalement au-dessus des autres, dans cette discussion de la loi militaire, et va devenir le thème unique des orateurs gouvernementaux. « Nous avons vu les horreurs de 1870, nous ne voulons pas les revoir ; nous voulons épargner cette cruelle épreuve à nos fils et à nos neveux ». D’où on viendra à conclure qu’en 1870 nous avons été attaqués par l’Allemagne parce que nous étions faibles. Voilà comment on entend les leçons de l’histoire.

Contre quoi je répèterai sans me lasser, d’abord que la France suivait à ce moment-là une politique d’ambition et de suprématie européenne, et que, de plus, il y avait dans les conseils de l’Empire un parti bien puissant, soutenu par l’impératrice et qui voulait ouvertement la guerre. Et évidemment ils furent bien fous, puisque, avec des projets pareils, ils s’armaient si mal. Mais justement je me demande si les partisans les plus décidés du service de trois ans ne sont pas revenus dans le fond à l’esprit impérial ; je crois qu’au fond d’eux-mêmes, ils espèrent bien, par le jeu des alliances, isoler de nouveau l’Allemagne, et faire sonner de nouveau l’épée française dans les négociations européennes. S’ils ont de tels projets, oui, ils ont cent fois raison de ne pas recommencer les folles imprudences de l’Empire, et d’avoir une forte armée aux frontières, pour appuyer leur politique. Seulement, pour la clarté des débats, c’est sur cette politique qu’il faudrait alors discuter. Or, j’aperçois dans les discours guerriers une mauvaise foi insupportable. Car ils disent : « Nous n’avons point de projets contre qui que ce soit ; nous ne songeons qu’à la défense ». Mais enfin, peut-on soutenir que l’Empire, en 1870, ne songeait qu’à la défense ? Et peut-on accuser les républicains d’alors d’avoir compromis la défense, alors qu’ils s’efforçaient seulement de paralyser une politique ouvertement agressive ? Et n’en sommes-nous point à présent à peu près au même point ? Pour moi, ce qui me paraît redoutable dans la loi de trois ans telle qu’elle est faite, c’est qu’elle va pousser les diplomates à reprendre les anciens projets de Delcassé, pourtant désavoués solennellement par la République.

Et laisserons-nous passer toutes ces falsifications de l’histoire ? Laisserons-nous dire que l’Allemagne nous a attaqués en 1870, alors que le rusé Bismark en fut réduit à manœuvrer, en profitant des passions de la cour impériale française, qui lui étaient connues, de façon à nous faire déclarer la guerre, et à mettre les peuples allemands dans le cas de défendre le sol national ? Cela ne fait-il pas voir clairement que si nous avions suivi, à ce moment-là, la politique purement défensive que l’on met en avant maintenant, la paix était assurée ? Il faut dire et répéter que les désastres de 1870 sont le résultat non pas d’une politique pacifiste jusqu’à l’utopie, ce qui est bien clairement inexact, mais au contraire d’une politique résolument guerrière, témérairement poussée, malgré des préparatifs militaires évidemment incapables de la soutenir. Oui, si nous avons vu Paris assiégé, si nous avons perdu deux provinces, c’est parce que nous avons suivi l’Empire, c’est parce que nous avons accepté et acclamé la guerre. Et il est trop clair pour moi qu’on veut nous pousser maintenant dans les mêmes chemins. Si l’on discerne quelque idée dans cette éloquence fumeuse, ce n’est que celle-là. Et, si les citoyens n’y voient pas clair, les Doumer « au cœur léger » vont nous jeter dans d’effrayantes aventures.

3 août 1913.

De nouveau nous voyons paraître, dans des discoursL’EMPIRE, C’EST
LA GUERRE.

De nouveau nous voyons paraître, dans des discours officieux, la grande idée de ce règne ; c’est que la France était tombée bien bas, et que c’est à cause de cela qu’il en coûte si cher pour la relever. Mais suivons d’un peu plus près cette idée, dans le discours Lefèvre ; il ose dire que, lors du voyage de Tanger, l’armée de la France n’était pas prête pour appuyer sa diplomatie. Il faut considérer attentivement cet argument ; nous le reverrons ; on ne l’a pas mis au jour tout de suite ; il fallait préparer les esprits ; mais demain on nous dira sans détour : « Voici la vérité historique ; dans la première période du conflit marocain, la France aurait dû montrer ses armes ; mais elle n’avait pas d’armes ; grâce à nous, dans l’avenir il n’en sera plus de même ; donc payez et bénissez le gouvernement de la Renaissance Nationale. »

Les mêmes hommes ont dit cent fois, au sujet de la loi de trois ans, qu’il s’agissait seulement de la défense du territoire, en présence de l’Attaque Brusquée, toujours possible par l’ambition conquérante de nos voisins. Mais ce n’était pas leur véritable doctrine ; nous la devinions alors, nous la voyons paraître maintenant. « Il ne suffit pas, veulent-ils dire, que la France soit en mesure de repousser une attaque sur ses frontières. Il faut encore que, dans n’importe quel débat Européen, elle puisse faire sonner aussi son épée. Il faut que l’on sache qu’elle n’est pas disposée à épuiser tous les moyens de conciliation ; elle doit retrouver quelque chose de cet honneur chatouilleux qui fut la gloire du second Empire. La loi de trois ans voulait montrer qu’il y a quelque chose de changé en France, et que nous ne supporterions plus ni Tanger, ni Algésiras, ni Casablanca, ni Agadir ».

Il faut mettre cette thèse au jour, et répéter au sujet de cet Empire et de cet Impérialisme : « L’Empire, c’est la guerre ». Il faut opposer une politique résolument pacifique à une politique résolument guerrière. Il faut dire hautement que les radicaux, en négociant, en temporisant, en faisant voir un réel amour de la paix, n’ont point déshonoré la France. Il faut maintenir que, si la France n’a pas tiré l’épée contre l’Allemagne à propos du Maroc, ne ce fut ni par faiblesse, ni par peur, mais réellement par raison. Il y a des provocateurs partout, chez nous comme chez les Allemands ; et les passions guerrières sont toujours assez vives. Il faut montrer à l’électeur que le rôle d’un gouvernement selon l’esprit radical, c’est justement d’annuler la puissance des provocateurs et de calmer les passions. L’affaire du Maroc, si dangereuse pour la paix, et réglée pourtant selon la paix, montre bien clairement ce que l’on peut espérer des radicaux, et ce que l’on doit craindre des autres.

30 novembre 1913.

Peut-être, dans l’avenir, au lieu de ces faibles déclamationsDEVOIR DE
L’HOMME D’ÉTAT.

Peut-être, dans l’avenir, au lieu de ces faibles déclamations qui sont présentement la raison des peuples, on entendra dans quelque Chambre délibérante un discours de premier ministre dans le genre de celui-ci :

« Messieurs, dira l’homme d’État, je ressens votre enthousiasme et votre indignation ; il y a plus de huit jours que ce flot de passions vient m’assaillir ; le peuple attend, désire, exige l’ordre de mobilisation. Notre bon droit apparaît à tous ; bien plus, des provocations insensées blessent l’honneur national lui-même. À des mouvements impérieux de ce genre, qui résisterait, s’il se considère seulement comme le mandataire du peuple ? J’ai pourtant résolu d’attendre encore, de temporiser encore. Vous ne me chasserez pas sans m’avoir entendu. »

Ici se placeraient de violentes interruptions comme on peut croire ; il est si agréable de se rendre fou pour une bonne cause, et d’élever les passions au-dessus de la raison. Mais l’homme d’État tiendrait bon, même contre sa propre colère.

« J’entends, dirait-il, que l’on m’accuse de manquer de Courage ; ces injures me blessent profondément ; mais, quand j’ai résolu de résister aux passions de tout un peuple, je me suis juré aussi de dompter les miennes. Selon mon opinion, c’est un courage trop faible que de pousser les autres à la bataille. Si j’étais personnellement provoqué, j’aurais à voir si la peur des coups ne prendrait pas figure de raison ; et, sans doute par cette ruse, la colère l’emporterait. Mais j’ai conscience que je suis ici votre tête et votre raison seulement ; ni vos passions ni les miennes ne comptent pour moi.

« Oui, dans ce moment même, dirait-il, dans cette effervescence de deux nations aveuglées, je crois à la paix, je veux la paix, de toutes mes forces. Quoi ? Ici et là-bas déjà des milliers de bonnes volontés s’offrent et se sacrifient. Un décret seulement et tous les liens de famille sont rompus : des milliers d’hommes vaincront la nature, et mourront, pour quelque chose de plus haut et de plus précieux qu’eux mêmes. Et ce mouvement sublime de fraternité n’ira pas jusqu’à dominer quoi ? Des intérêts contraires, des malentendus, des paroles trop peu mesurées ? Ces maux sont imaginaires. Demain la vie et les travaux peuvent aller comme aujourd’hui, comme hier. Rien n’arrêtera la charrue demain ; chacun respirera et vivra comme aujourd’hui. Si seulement cette plume ne signe pas, si je la brise sur le papier ; si par ma résistance désespérée, je garde un jour de plus ce pouvoir formidable que vous m’avez remis, on verra par l’expérience que la paix pouvait durer un jour de plus ; j’aurai, moi, fait ce miracle de donner un jour de vie à cent mille hommes, peut-être. Vos vertus grondent ; mais moi je ne vois que mon crime. Je n’ai plus ni formule, ni projet, ni système ; mais il y a des actes qui veulent un Non. Je dis Non. »

J’aime assez mon pays pour souhaiter que ce soit un Français qui parle ainsi, le premier en ce monde. Et advienne que pourra.

10 novembre 1912.

Le Parlement n’ose pas formuler l’idée effrayante qui domineABANDON
À LA GUERRE.

Le Parlement n’ose pas formuler l’idée effrayante qui domine toute notre politique. Chacun retombe dans ce lieu commun, trop évident : « Nous avons des raisons de craindre une invasion ; l’Allemagne voudrait annexer le quart de notre territoire ; tout le prouve, et ses armements et ses formations stratégiques. La Patrie est en danger ; ce problème domine tous les problèmes. Il s’agit de savoir si nous serons rayés de la carte de l’Europe, etc… » Par ces discours, se marque une espèce de refus de l’esprit devant le problème extérieur réel.

L’Allemagne parle toujours d’encerclement ; lisez les discours au Reichstag. Elle se voit menacée par une coalition formidable, où la Russie apporte ses ressources et son invincible patience, l’Angleterre sa flotte invincible, la France sa légendaire bravoure offensive et la volonté de réparer les effets d’une guerre malheureuse. Voilà comment les Allemands conçoivent les choses. Et ils n’ont, pour les aider, que des alliés dont la valeur militaire, d’après l’histoire, est loin d’être de premier ordre. Bien mieux l’une d’elles, l’Autriche, se trouve par les récents événements affaiblie du côté de l’Orient, et même à l’intérieur par l’effervescence Slave. Dans ces conditions, il est naturel que l’Allemagne se prépare à la Défense par l’effort militaire le plus remarquable qu’on ait encore vu. Et l’on comprend même que des esprits hardis considèrent là-bas que la défense allemande serait mieux assurée, si l’occasion se présentait d’une offensive hardie, contre nous surtout, si d’habiles négociations paralysaient à ce moment là les pouvoirs instables de la Russie et surtout l’Angleterre toujours si prudente et si réservée dans ses alliances.

Après cela, et après les récentes entrevues de souverains, il n’est même pas sûr qu’une politique française trop engagée envers la Russie, trop confiante envers la coopération anglaise, soit la meilleure pour le salut de la Patrie. Ce n’est peut-être qu’une politique de dupes ; l’histoire en offre des exemples. Toujours est-il que cette politique conduit tout droit à la guerre, non sans d’énormes risques. Quel est le Français raisonnable qui risquerait notre patrimoine à ce jeu de hasard ?

Aussi n’est-ce pas ainsi qu’ils pensent. Ils se laissent aller. Ils disent et ils veulent croire que le péril extérieur ne peut être conjuré que par la défense armée. Ils négligent l’action diplomatique, qui, depuis les événements balkaniques, devrait être active, prudente, ouvertement pacifique, quoique sans humiliation ; ce problème devrait tenter des hommes d’État Radicaux. Mais, par des influences intérieures et extérieures, notre politique est comme enchaînée. L’auteur pourtant désavoué du premier Encerclement est à Pétersbourg ; notre action diplomatique est secrète ; le Parlement laisse faire comme si la situation ne dépendait plus du tout de nous ; comme si les forces de guerre étaient des forces naturelles et aveugles ; comme si l’effort des trois ans répondait à tout et remédiait à tout, alors qu’il aggrave les chances de guerre, et sans assurer l’avenir.

15 juin 1913.


Le massacre des meilleurs ; j’y insiste. Considérez tout à nu cet effet de la guerreLE MASSACRE
DES MEILLEURS.

Le massacre des meilleurs ; j’y insiste. Considérez tout à nu cet effet de la guerre, et même de la victoire. L’honneur est sauf, mais les plus honorables sont morts. Toute la générosité est bue par la terre. Car c’est la vanité souvent qui crie et qui pousse à la guerre ; mais devant le feu, c’est la vraie force, physique et morale ensemble, qui va la première ; et à la fleur de l’âge, avant même que les enfants soient faits. Dans cette terrible guerre moderne, il n’y a plus cette sélection des anciens combats, où souvent l’homme vigoureux, intrépide, maître de lui-même avait quelques chances de revenir. Ainsi, dans l’Iliade, il paraît naturel que les plus forts et les plus courageux soient invincibles, ou tout au moins durent plus longtemps que les autres. Ulysse revient dans sa patrie. Mais, dans nos guerres, lorsqu’il s’agit d’enlever une position sous le feu, le plus vif et le plus noble des hommes marche à une mort certaine ; il ouvre le chemin, mais il tombe avant le triomphe ; car le courage ne peut rien contre la balle ou l’obus. La guerre n’est plus une épreuve pour les héros, mais un massacre des héros. On fait la guerre afin d’être digne de la paix ; mais les plus dignes n’y sont plus quand on fait la paix. Rappelez-vous la paix qui mit fin aux guerres de l’Empire, et même la paix la plus récente, qui nous coûta deux provinces ; c’était lassitude d’un peuple, mais non pas d’un peuple qui a bien combattu. Ne personnifions point ; ne tombons pas dans cette perfide mythologie d’un peuple toujours le même quand ses meilleurs enfants sont morts. Celui qui a faibli, celui qui a fui, celui qui n’a pas su oser, tous ceux-là délibèrent enfin sur la paix ; ils ont la paix que d’autres ont gagnée.

Le peuple après cela, vainqueur ou vaincu, est pauvre du vrai sang noble ; pauvre de sauveteurs, d’entreprenants, de généreux ; riche de prudents, de calculateurs, de thésauriseurs. Riche de prêteurs et de rusés ; riche de natures pauvres. Riche de tyrans et riche d’esclaves. La saignée prend le meilleur sang. Effroyable ironie de ces cerveaux fumeux, on ne veut point dire perfides, qui disent qu’une saignée est utile de temps en temps. Confusion d’idées plus dangereuse encore, lorsque l’on prêche que la paix amollit trop les caractères, et que la guerre les trempe ; que la paix est trop favorable aux forces de ruse et à la médiocrité morale ; que la guerre mettra les meilleurs hors du rang. Hors du rang, oui, mais pour être aussitôt mitraillés. Beau choix, pour le tombeau ! L’injustice lira quelque oraison funèbre ; mais ces leçons de toutes ces belles morts, pour qui ? Je crains alors une moisson étonnante d’hypocrisie ; un temps de discours pompeux, mais de réelle petitesse ; un temps d’opportunisme et de quant à soi. Bref, dans toute guerre, la justice est assurément vaincue ; l’injustice rit en dedans. Je voudrais que les ombres des héros reviennent, et qu’ils admirent cette paix honorable qu’ils auront achetée de leur vie.

31 juillet 1914.
Quelle ambiguïté dans tous les discours que nous avonsDANS
L’ENGRENAGE.

Quelle ambiguïté dans tous les discours que nous avons

entendus sur l’amour de la patrie ! On le voit bien maintenant puisqu’il est clair que nous avons perdu entièrement la direction de notre politique, et que nos mouvements de guerre dépendent entièrement des passions slaves. Et, bien pis, dans cette menace internationale, la France se trouve soupçonnée, malgré toutes les dénégations, et non sans apparence de raison, d’attendre l’occasion d’un conflit européen pour prendre enfin sa revanche. Et cette masse de troupes armées à notre frontière prend alors, dans cette politique dont nous voyons les immenses replis, une signification bien claire. Par la situation géographique, par l’armement, par le naturel des deux peuples, par la force de l’histoire, il peut arriver que, pendant qu’à l’Orient du grand champ de bataille on en sera aux laborieuses préparations, à notre frontière la catastrophe se précipitera ; nous aurons peut-être cinquante mille morts ou blessés quand les autres en seront aux transports d’armées.

Il se peut que l’issue nous soit favorable. On peut même soutenir, si l’on prend la revanche par les armes, comme fin, que les circonstances sont plus favorables qu’elles n’ont jamais été. Mais la vraie question est de savoir si la Nation a choisi une telle politique, ou si elle y a été amenée malgré elle par des déclamations ambiguës. Or, toujours, on nous a présenté les plus lourds sacrifices de temps et d’argent comme représentant les conditions strictes de la défense du territoire. Toujours on nous a laissé entendre que, malgré une politique résolument pacifique, nous pouvions être attaqués ; la loi de trois ans avait pour objet de couvrir la frontière. Il semblait que nous étions tous d’accord sur la fin, et que nous ne discutions que sur les moyens.

Dans les circonstances actuelles, chacun peut voir ce qui en est. La Russie se trouve avoir un rôle décisif dans tous les conflits balkaniques. La force russe en est encore à ce point d’organisation où la loi de guerre est la loi suprême, au dedans comme au dehors ; l’invasion russe, que Napoléon prévoyait, va peut-être se faire mécaniquement, par la décomposition de l’Autriche. Or, par les lois de l’équilibre, nous nous trouvons pris dans ces forces, nous, la sagesse de l’Occident, nous qui en sommes certainement à détester les jeux de la force, même s’ils devaient nous être favorables, ainsi que l’honnêteté stricte l’exige. Nous sommes pris dans ces forces, voilà le fait ; il serait fou de nier le fait ; mais il n’est pas moins fou de galoper avec le fait. Nous sommes les modérateurs de l’immense Russie ; nous avons, par la position de nos armes, un immense pouvoir sur elle. C’était l’occasion d’affirmer notre Idée. Les nuances importaient. Ont-elles paru dans les discours ? A-t-il été dit que la France, dans tous les cas, attendrait un acte de guerre de son voisin ? Non. On s’est borné à des affirmations de pure forme. Et surtout, dans le fait, nous avons changé nos formations militaires de façon à permettre les plus dangereuses interprétations. Dans ces conflits de menaces, les gestes importent plus que les paroles. Une formation évidemment défensive, conforme à la politique radicale, était le langage le plus clair, et modérateur justement comme il fallait. Que chacun voie clairement dans quel sens il pousse.

28 juillet 1914.

Si l’on fait claquer le fouet du tsar,L’ALLIANCE
RUSSE

Si l’on fait claquer le fouet du tsar, il se peut que la Chambre riposte par une impertinence. Admettons que l’Alliance Russe soit nécessaire, cela ne fait pas qu’elle soit aimée, si ce n’est par cette élite qui attend un maître. On me montrait hier une de ces petites brochures sur les prisons russes ; cela n’est pas facile à lire, surtout si l’on vient à se dire que cette puissance barbare s’appuie sur nous, et nous sur elle. On peut dominer ce sentiment en considérant les nécessités extérieures ; mais tout républicain l’éprouvera. Il est bon que l’on sache que, malgré les protestations de la Ligue des Droits de l’Homme, les juifs de nationalité française ne sont pas traités en Russie selon le droit commun.

L’alliance Russe a semblé populaire, surtout au commencement ; mais on sait ce que cela veut dire ; c’est que Paris a bien crié. Mais à Paris on trouve toujours assez de gens pour crier n’importe quoi ; sans compter que l’élite réactionnaire s’y trouve concentrée. Et l’on m’a dit que les belles dames se jetaient presque au cou des Russes, et leur jetaient bijoux et dentelles comme aux toréadors. Une femme de luxe a un enthousiasme d’instinct pour l’injustice, et une horreur de la justice. Elles sentent très vivement ce que les économistes ne conçoivent pas toujours assez, c’est que le luxe féminin est le principal de l’injustice réelle. Enfin elles acclamaient le pouvoir fort et le pouvoir injuste. Le peuple a pu suivre un moment ; mais il finira par se faire un visage de pierre, sachant assez que tous ses enthousiasmes se retournent aussitôt contre lui. On pourra bientôt définir la Démocratie comme la grève de l’enthousiasme.

Donc alliance de raison, assez froide, et qui veut des concessions des deux côtés. J’entends bien qu’un haut personnage russe ne prendra jamais au sérieux le suffrage universel, la responsabilité ministérielle, le contrôle des dépenses, la réforme des abus. Ce ne sont pour lui que des paroles. Il cherche des rois et des princes, sous d’autres noms ; il les trouve, il les honore. Il rirait bien s’il croyait que le peuple soit réellement consulté sur la durée du service militaire. Il faut que nos hommes d’État résistent à cette contagion, sans quoi l’esprit russe pèserait un peu trop sur les institutions françaises. Que les trois ans plaisent à la Russie, cela est assez naturel, mais ne doit changer en rien nos délibérations. Qu’ils s’organisent selon leur esprit, et nous selon le nôtre. Je ne vois pas pourquoi la Chambre n’adopterait pas quelque motion fort polie, où elle s’opposerait à toute intrusion d’une puissance étrangère, même amie ou alliée, dans nos affaires intérieures. On nous répète assez que nous devons songer à vivre libres dans une France libre ; voilà une occasion d’appliquer ces belles maximes. Un allié qui tyrannise, ce n’est qu’un ennemi de plus. Et faut-il rappeler la fable du cheval qui, pour se venger du cerf, se laisse mettre le mors et la selle ? On doit arriver à un arrangement plus équitable. Pétersbourg doit supporter notre armée de deux ans et nos réserves organisées ; nous supporterons bien les prisons russes.

1er juin 1914