Le Citoyen contre les pouvoirs (1926)/03

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Éditions du Sagittaire (p. 49-73).




LA GUERRE NAÎT DES PASSIONS














LA GUERRE NAÎT DES PASSIONS

ÊTRE FRANÇAIS.
C’était un de ces Français effrontés qui pensaient et disaient que l’imbécile politique des trois ans nous menait à la guerre. L’événement lui donna raison, mais donna aussi raison à l’autre parti ; d’où l’on voit que l’expérience n’instruit pas. Toujours est-il qu’il bataillait en ce temps-là, seul dans un cercle arrogant animé d’un furieux respect. « Voilà bien mes Français », dit-il, sur quelque sortie où la vanité nationale se montrait ingénuement. Un vieil alsacien, fidèle entre les fidèles, ne supporta point cela ; son visage devint rouge comme la crête du coq emblématique : « Apparemment, Monsieur, dit-il, de ces Français vous n’en êtes pas. » Mais le grand diable blasphémateur prit du vent et se mit à rire.

« Monsieur, dit-il, vous ne m’offensez point ; je suis bien tranquille là-dessus et n’en ai point le choix, ayant cette qualité que vous dites en inaliénable propriété. Non moins que ce pied, trop prompt souvent à botter les insolents, est moi-même en ses passions et en tous ses mouvements. Aussi ne puis-je point dire que je l’aime ; mais c’est bien mieux ; je le possède et je le gouverne par droit naturel ; aucun choix ni aucun discours n’y changeront rien. Vous demandez si je suis Français, mais c’est mal parler ; je suis la France même pour ma part ; et ceux qui veulent aimer la France, comme je vois que vous voulez, doivent m’aimer moi aussi bon gré mal gré ; je suis dans le lot par mes nobles ancêtres, mon père boulanger et mon grand-père boucher, et tant d’autres, tous Français et sans aucun mélange depuis les croisades ; la preuve en est assez claire dans ma manière de dire et de mimer, qui est sans respect et à peu près sans crainte. Et si quelqu’un me dit qu’il aime la France, je le prends en hommage ; mais pour mon compte je n’aime point la France autrement que l’on peut s’aimer soi-même ; or, j’ai appris qu’il ne faut point trop s’aimer soi-même, et que c’est vilain et sot. Enfin je suis bon prince et je gouverne mon peuple ; non sans réprimande car il le faut ; mais il me comprend et me supporte, car c’est mon peuple. » L’autre restait sans parole, et son geste prenait les dieux à témoins ; mais le diable de Français n’en allait que mieux.

« Nous ne pouvons point, dit-il, nous comprendre tout à fait bien. Vous êtes d’un pays tiré en deux sens, où quelquefois deux frères choisissent chacun leur patrie. Vous Nous avez choisi et préféré, et Nous vous en sommes reconnaissants ; je dis plus, Nous vous sacrons par grand serment. Mais votre serment aussi fait que vous pensez surtout à vos devoirs et à l’obéissance. Au lieu que Nous, Français par grâce de nature nous pensons plutôt selon les charges du gouvernant que selon les obligations du sujet, ayant juré avant naissance de ne priver jamais ce pays-ci d’aucune de nos pensées libres, ni d’aucun des ornements qu’y met notre humeur, ni de notre prudence que vous appelez imprudence, et qui s’explique par cette assurance de soi, qui permet aux autres d’être indifférents. Par quoi Descartes m’est frère, mais aussi Gœthe ne m’est pas ennemi. Je n’ai pas ici à me défendre, et la fidélité m’est substance et non attribut. C’est pourquoi je rirai de nos Académies, si cela me plaît, et je criblerai de flèches nos rois emphatiques, et je sifflerai Saint-Saens, et j’aimerai Wagner. Mais j’avoue que cette liberté ne s’apprend pas en vingt leçons. »


« Qu’il est difficile d’être LA POLITESSE ENVERS
LES NATIONS.

« Qu’il est difficile d’être content de quelqu’un. » Cette sévère parole de La Bruyère doit déjà nous rendre prudents. Car le bon sens veut que chacun s’adapte aux conditions réelles de la vie en société ; et il n’est point juste de condamner l’homme moyen ; c’est folie de misanthrope. Donc, sans chercher les causes, je me garde de considérer mes semblables comme si j’étais un spectateur qui a payé sa place et qui veut qu’on lui plaise. Mais au contraire, repassant en moi-même l’ordinaire de cette difficile existence, je mets d’avance tout au pire ; je suppose que l’interlocuteur a un mauvais estomac ou la migraine, ou bien des soucis d’argent, ou des querelles domestiques. Ciel douteux, me dis-je, ciel de Mars, gris et bleu mêlé, éclairs de soleil et bise aigre ; j’ai ma fourrure et mon parapluie.

Bon. Mais il y a mieux à penser là-dessus, si l’on songe à cet instable corps humain, frémissant à la moindre touche toujours penchant, bientôt emporté, produisant gestes et discours selon sa forme, selon la fatigue, et selon les actions étrangères : c’est pourtant ce corps humain qui doit m’apporter, comme un bouquet de fête, les sentiments constants, les égards et les agréables propos auxquels il me semble que j’ai droit. En ce mélange je dois, comme un chercheur d’or, négliger le gravier et le sable, et reconnaître la plus petite paillette ; c’est à moi de chercher, aucun homme ne crible les discours qu’il lance, comme il fait de ceux qu’il entend. Me voilà donc disposé selon la politesse, et encore mieux ; j’ouvre un large crédit à l’autre ; je laisse les scories, j’attends sa vraie pensée. Mais ici je remarque un autre effet, auquel on ne s’attend jamais assez. Cette bienveillance, que je fais voir, délie aussitôt ce timide qui s’avance en armes et tout hérissé. Bref, de ces deux humeurs qui roulent l’une vers l’autre comme des nuages, il faut que l’une commence à sourire ; si ce n’est point vous qui commencez, vous n’êtes qu’un sot.

Il n’est point d’homme dont on ne puisse dire et penser beaucoup de mal ; il n’est point d’homme dont on ne puisse dire et penser beaucoup de bien. Et la nature humaine est ainsi faite qu’elle n’a point peur de déplaire ; car l’irritation, qui donne du courage, suit la timidité de bien près ; et le sentiment que l’on a d’être désagréable rend aussitôt pire. Mais c’est à vous, qui avez compris ces choses, de ne point entrer dans ce jeu. C’est une expérience étonnante que celle-ci, et que je vous prie de faire une fois ; il est plus facile de gouverner directement l’humeur des autres que la sienne propre ; et qui manie avec précaution l’humeur de l’interlocuteur est médecin de la sienne propre par ce moyen ; car, dans la conversation ainsi que dans la danse, chacun est le miroir de l’autre.

Je viens, par ces détours, à une idée importante et trop peu considérée. Je ne vois point que personne ait de politesse à l’égard des nations. Si un homme abordait ceux qu’il rencontre avec cet air soupçonneux qu’il fait voir dès qu’on lui parle de l’Allemagne, ceux qu’il rencontre seraient bientôt à son égard pires qu’il ne peut craindre, par la seule contagion de l’humeur. Ce sont les enfants qui croient qu’il y a des bons et des méchants ; l’homme d’expérience sait que tous sont passables dès l’abord et bons par quelque côté, et que de toute manière la paix est une chose difficile et qui réclame attention. Les hommes étant ainsi, cela fait pitié d’entendre dire qu’il y a des peuples violents, perfides, pillards. Et cela est effrayant à entendre, car je sais bien que l’humeur d’un peuple est plus changeante que celle d’un homme, et encore plus effarouchée, de façon qu’il sera comme on voudra et comme on dira. Messieurs de France, soyons polis.

Il l’a dit, ce mot que je ne veux pas écrire ; ce mot qui est laid par lui-même LE MOT
BOCHE.

Il l’a dit, ce mot que je ne veux pas écrire ; ce mot qui est laid par lui-même et qui rend laid celui qui l’a dit ; l’injure officielle, et en vérité presque imposée, que plus d’un académicien a tenté d’élever jusqu’à lui ; mais le plus bas nous guette toujours et nous saisit promptement, et il est plus vite fait de s’avilir que de se relever. Lecteur, tu m’as deviné, et tu résistes ; tu rassembles ce qui te reste de vertu civique pour prononcer ce mot qui rend laid. On a bien le droit d’être laid, si c’est pour la patrie. Mais attends.

Donc il l’a dit. Et c’est un homme d’âge, impropre à l’action vive, mais de culture passable et de mœurs douces ; consciencieux en son métier, et du reste, autant que j’en puis juger, ayant peur de tout. Il l’a dit ou plutôt il l’a jeté, avec sécurité et décision, comme s’il attendait l’occasion, et c’était une pauvre occasion ; il s’agissait d’une œuvre de langue allemande, ancienne et depuis longtemps classique. L’intention d’insulter, et d’insulter toujours, n’en était que plus claire ; et il n’y avait point là d’homme pour recevoir l’injure, et prêt à répondre à coups de poing. Telle est la situation qui me fit monter le rouge au visage ; car je respecte la forme humaine.

Je n’examine pas si l’injure est méritée, et par qui méritée. Je n’en suis pas là. Je suis en présence d’une injure, c’est-à-dire d’une action de guerre, qui appelle une riposte de guerre. Dès que l’on en vient à rassembler en un seul mot, choisi à cette fin, toutes les raisons de haïr avec le refus d’examiner ou seulement d’attendre, il faut être prêt à se battre. Selon un Jugement Universel, qui va droit à la vérité de la chose, il faut que l’insulte soit aussitôt guerre ; car il n’y a point de droit d’insulter. Et c’est une coutume invariable chez tous les peuples que l’insulteur doit payer de sa personne, dès que l’insulté l’exige. Le duel n’est pas étranger à la raison, en ce sens que, par une logique invincible, la violence devant suivre l’injure, le plus tôt sera le mieux. La profonde sagesse populaire a toujours aperçu que la violence, parce qu’elle n’est pas sans risque, est de toute façon le remède de l’insulte, et que celui qui est jeté de l’insulte à la violence se trouve puni par sa propre volonté, ce qui est la justice la plus profonde sans doute. C’est pourquoi, de ceux qui risquaient leur vie, l’injure ne m’étonnait pas plus qu’un coup de canon. Et encore maintenant, et quoique la paix soit établie, la même injure venant d’un homme jeune, avide d’action et de gloire, et qui met d’avance sa vie en jeu, me paraît, il est vrai, imprudente, dangereuse pour tous, mais non pas laide et vile. Mais ce petit vieillard n’a certainement pas considéré que d’autres répondent pour lui, et qu’il n’est courageux ici que par procuration, ce qui n’est pas beau. Il y eut, il est vrai, d’illustres exemples ; mais dans un temps de fureur et de folie, ou l’exemple de l’action, présent et sensible à ceux qui ne pouvaient agir, devait produire une sorte de convulsion qui se traduisait comme elle pouvait. Mais la grimace volontaire est indigne de l’homme.

Que puis-je penser, si l’homme a quelque pouvoir, si, par ses fonctions, il risque d’être pris comme exemple et modèle ? Et quel avenir pouvons-nous espérer si la conscience commune juge sans sévérité, et même avec faveur, l’insulteur qui paie du sang des autres ? On a assez dit qu’il est dangereux pour l’ordre que ceux qui décident de la guerre, par imprudence, vanité ou faiblesse, n’en soient pas les premières victimes. Mais l’on cherche les responsables souvent trop haut ou trop loin. C’est pourquoi, et justement parce que j’honore l’espèce humaine, en tous ses visages, j’essaie de piquer ici au bon endroit plus d’un imprudent, et ce vieil homme lui-même, qui certainement a parlé sans penser.

On demande : « Que pensent les Allemands ?UN PEUPLE N’A PAS
DE CARACTÈRE.

On demande : « Que pensent les Allemands ? Que veulent-ils ? Qu’espèrent-ils ? Que peut-on attendre d’eux ? » On convient qu’on n’en peut rien savoir ; mais on parle de ces opinions, de ces sentiments, de ces intentions, comme si c’étaient des choses réelles et bien déterminées, seulement cachées. Comme un filon sous la terre, il y est ou il n’y est pas ; que je le cherche ou non, que je le trouve ou non, que je le soupçonne ou non, cela ne change pas le fait. Il est effrayant de penser que nos docteurs en politique raisonnent presque tous comme si les opinions étaient des choses fixes, inertes, insensibles. Les mêmes hommes sentent pourtant bien que nos opinions à nous et nos sentiments à nous, et nos intentions et nos espérances varient du tout au tout selon ce que nous supposons des pensées de l’adversaire. N’importe quel homme de chez nous trouve en lui confiance, défiance, modération, colère, tous les extrêmes et tous les partis, d’après ce que dit l’adversaire, ou plutôt d’après ce qu’on dit qu’il dit. Mais lui, l’adversaire, on ne suppose point qu’il change aussi d’une minute à l’autre, et par les mêmes causes. On veut qu’il soit tel ou tel ; méchant ou bon, franc ou rusé, pacifique ou belliqueux, démocrate ou fanatique. Nous n’arrivons pas à faire un choix, nous autres, entre nos pensées, de façon à pouvoir dire quelle est notre vraie pensée ; et nous voulons que l’adversaire fasse en lui-même ce choix ; bien mieux, nous affirmons qu’il l’a fait. Les plus naïfs croient qu’il l’a fait depuis des années et depuis des siècles, parce qu’il est comme il est et que rien ne le changera.

J’avoue que pris en gros il est comme il est et que rien ne le changera, de même qu’un homme de Lille est un homme de Lille, un breton, breton, et un marseillais, marseillais. Cette image moyenne et invariable, œuvre de la lumière, du vent et des eaux est en effet quelque chose, comme le plumage du rouge-gorge est quelque chose ; et quoiqu’il y ait des différences notables selon les individus, tous semblent soumis à quelque modèle constant, qu’ils réalisent plus ou moins. Et quoiqu’il soit fort difficile de dessiner et définir ces types ethniques, nul ne peut leur refuser audience en ses pensées. L’erreur est de croire que les projets, les actions, les vertus et les vices, le bien et le mal, soient déterminés par là.

Vous croyez savoir ce que c’est qu’un Français. Mais quand vous aurez, non sans peine, défini la masse française par l’humeur, par la langue, par les œuvres littéraires, par l’architecture, par le mobilier, par un certain genre de sociabilité et de politesse, décidez donc, d’après cela, si cette masse est pacifique ou guerrière. L’un ou l’autre aussi bien ; et je conviens qu’en des dispositions tout à fait opposées ce peuple sera toujours le même en un sens ; comme un homme en colère, ou assuré, ou défiant, ou confiant, est toujours le même homme. Qui aura observé comment cette invincible nature se retrouve la même en des actions tout à fait différentes, en des affections, en des passions opposées, en des pensées médiocres ou profondes, dans le rire, dans les larmes, dans l’enthousiasme, dans le désespoir, comme on peut voir pour chacun et pour soi, celui-là supportera aisément dans le peuple ennemi les mêmes changements, la même richesse ; la même variété, la même instabilité qu’en lui-même. Et je suis assuré qu’un Allemand moyen, quand il pense à la politique européenne, est, dans la durée d’une heure, successivement farouche et pacifique, confiant et désespéré, doux et violent, résigné et obstiné selon ce qu’il lit, entend et imagine, absolument comme nous. Dont le mauvais vouloir fera sortir tout le mal possible. Mais il est temps que la bonne volonté s’y mette aussi.


La guerre nous tient dans un cercle. Un Allemand LE FOSSÉ
D’INIMITIÉ.

La guerre nous tient dans un cercle. Un Allemand qui se fixerait en France serait bientôt Français, par la puissance de la langue, des mœurs, des lieux. Mais la perspective d’une guerre l’arrête et le trouble ; il est déchiré entre ses deux patries ; il ne veut point servir en armes pour la nouvelle contre l’ancienne ; il ne veut point avoir un frère, un beau-frère, un cousin, un neveu dans l’autre camp. Le voilà donc installé chez nous comme un étranger, suspect à tous ; on voit déjà en lui un espion, toujours d’après l’idée d’une guerre probable et préparée des deux côtés. La coupure entre les deux peuples, le fossé d’inimitié se trouve marqué justement là où devrait se faire la fusion et réconciliation réelle. Cet exilé vit donc avec sa patrie absente ; il se trouve exclu de la vie publique dans le lieu où sont ses intérêts ; il est soumis à un régime d’exception ; il le sait ; il le veut. État violent, et secret, ce qui est pire. Le mouvement de la population et de l’émigration est biologique ; nul n’y peut rien. Supposons une infiltration d’étrangers par centaines de mille, et d’étrangers qui restent étrangers, le problème Silésien peut se poser en Champagne. Ainsi la guerre se montre, mais elle est moins effet que cause ; c’est parce qu’elle se montrait d’abord que les difficultés s’élèvent. Si les pensées étaient occupées de bonne entente, d’association, d’échanges fructueux, et non point de guerre, le fleuve humain coulerait lentement du continent vers nos rivages, comme il a toujours fait, et les Français ne craindraient nullement de devenir Allemands par cette force du nombre, évidemment invincible ; au contraire les immigrants Allemands deviendraient Français. La France a toujours dû sa nature propre à de tels mélanges ; et je crois que toujours la géographie vaincra l’histoire.

Au sujet des provinces disputées, même remarque. Car, à ne considérer que le régime de Paix, on ne voit point qu’un pays s’enrichisse par l’annexion d’un territoire. Je vois bien de nouveaux contribuables, mais il n’est plus question, en notre temps, de lever le tribut sur les populations sans leur rendre en services publics l’équivalent de ce qu’elles paient. Un État n’est pas un commerçant : ses bénéfices d’administration sont naturellement nuls ; ils doivent l’être. Ainsi quand on dit que la nation acquiert des mines précieuses, ou de riches terres à blé, ou de beaux vignobles, on ne dit rien de clair ; ce sont des individus qui possèdent ces choses, et qui en tirent profits ou pertes selon leur talent. Au reste rien ne m’empêche d’avoir des biens en Allemagne, rien n’empêche un Allemand d’en avoir chez nous. Mais c’est toujours la perspective d’une guerre qui donne un sens à l’ambition conquérante. Le blé, le fer, le charbon, sont alors des munitions de guerre, que l’on veut tenir dans l’enceinte fortifiée. Tous ces débats sur des provinces se font en vue d’un siège à soutenir. Si une paix réelle est présupposée, il est assez clair que l’excédent du charbon étranger est à nous pour notre argent, comme notre excédent de vin et de fruits est à lui pour son argent. Mais si la menace de guerre est présupposée, le charbon est une arme, le fer est une arme, le blé est une arme. Ainsi, dans ces discussions qui veulent avoir pour fin la Paix, l’état de Paix est continuellement nié, l’état de Guerre est continuellement affirmé et rappelé. Mais si l’on voulait la paix d’abord, et par énergique préjugé, presque tous les débats entre nations seraient plus aisés à terminer, et quelques-uns même sans intérêt et sans matière. Et c’est la peur, encore ici, qui fait presque tout le danger. Qui osera ? Qui rompra le cercle ?

Celui qui a proposé cette formule connue : « la paix par le droit » a fait tenir,LA PAIX
D’ABORD.

Celui qui a proposé cette formule connue : « la paix par le droit » a fait tenir, il me semble, beaucoup d’erreurs en peu de mots. Là-dessus j’ai d’abord réfléchi longtemps, sans beaucoup de suite et sans jamais rien découvrir ; et puis, quand la guerre m’a tenu sur ce problème pendant des heures et des jours, j’ai enfin compris que les bonnes intentions ne mènent à rien tant que les idées sont mal attelées. « La paix par le droit », c’est un cri de guerre, à bien l’entendre ; c’est même le cri de la guerre.

La première erreur qu’il faut effacer, c’est que les hommes font la guerre par goût d’usurper ou de piller ; cela peut être dans un petit nombre ; mais le gros se bat toujours pour un droit ; ou bien il le croit fermement, ce qui revient au même. C’est ainsi que l’ardeur des procès résulte bien moins de l’avidité que d’un attachement quasiment mystique à un droit ou à ce que l’on prend pour un droit. Mais approchons plus près, sur cet exemple des procès. Non seulement les plaidants voient toujours quelque droit, et plaident, en quelque sorte, pour faire triompher la justice ; mais bien plus il est vrai que dans tous les procès il y a apparence de droit des deux côtés, par la complication des affaires et par l’insuffisance des contrats, qui ne peuvent tout dire ; tout l’édifice du droit écrit et de la jusrisprudence répond à cette difficulté majeure de trouver à décider, quand le bon sens découvre de part et d’autre des raisons évidentes et fortes. C’est ce qu’on ne comprend pas aisément ; et j’ai trouvé plus d’un naïf qui raisonnait ainsi : « Puisque c’est l’un des deux qui a raison, il y a certainement un des deux avocats qui est payé pour mentir. » Mais entendez là-dessus les avocats, les avoués et les juges, ils vous diront qu’un avocat ne ment jamais, qu’il n’a pas besoin de mentir ; que ce grossier moyen le rendrait aussitôt ridicule, et qu’un procès n’est possible que par deux apparences de droit qui se peuvent très bien soutenir, sans aucun mensonge et sans aucun sophisme. C’est pourquoi le jugement, qui décide entre les deux, devient aussitôt un élément du droit, et un argument fort dans les procès qui suivront. Mais aussi le droit est difficile à saisir, parce que les hommes passionnés et trop prompts croient tous que le droit est clair et évident toujours.

Où donc est la justice ? En ceci que le jugement ne résulte point des forces, mais d’un débat libre, devant un arbitre qui n’a point d’intérêts dans le jeu. Cette condition suffit, et elle doit suffire parce que les conflits entre les droits sont obscurs et difficiles. Ce qui est juste, c’est d’accepter d’avance l’arbitrage ; non pas l’arbitrage juste, mais l’arbitrage. L’acte juridique essentiel consiste en ceci que l’on renonce solennellement à soutenir son droit par la force. Ainsi ce n’est pas la paix qui est par le droit ; car, par le droit, à cause des apparences du droit, et encore illuminées par les passions, c’est la guerre qui sera, la guerre sainte ; et toute guerre est sainte. Au contraire c’est le droit qui sera par la paix, attendu que l’ordre du droit suppose une déclaration préalable de paix, avant l’arbitrage, pendant l’arbitrage, et après l’arbitrage, et que l’on soit content ou non. Voilà ce que c’est qu’un homme pacifique. Mais l’homme dangereux est celui qui veut la paix par le droit, disant qu’il n’usera point de la force, et qu’il le jure, pourvu que son droit soit reconnu. Cela promet de beaux jours.

Si l’on abandonnait tout à fait l’idée ridicule de se défendre par les armes«DÉFENSE
NATIONALE.»

Si l’on abandonnait tout à fait l’idée ridicule de se défendre par les armes contre les hommes les plus disciplinés et les plus honnêtes de chaque pays, alors le problème du sommeil ne serait pas encore résolu, mais on pourrait y porter quelque attention et des forces suffisantes. Trois bandits n’ont de puissance que par l’isolement et le sommeil des victimes, par la surprise, par la confiance commune enfin. Cependant il n’est pas un citoyen bien pensant qui ne se défie jour et nuit de l’Allemagne, des Soviets, et même de l’Angleterre. Remarquez que le même homme fera commerce à l’étranger sans avoir la main sur son revolver, et se fiera à des traites sur Francfort ou sur Londres ; mais il veut pourtant une armée forte pour surveiller ces honnêtes gens là. Ayant donc payé ses impôts, envoyé son fils à la caserne, et suffisamment médité sur les Nouvelles, il se roule dans sa couverture et s’endort, toutes portes ouvertes, dans une machine roulante et bruyante, à travers les campagnes endormies, sans aucun gardien. Le lendemain il lira le récit de l’agression à laquelle il a échappé par hasard ; il apprendra que les bandits courent toujours, et cela ne l’étonnera pas ; il verra que notre ambassadeur a parlé ferme, ici ou là, et il sera content. Avouez que voilà un homme bien gardé.

Si tous les citoyens valides devaient à la fonction de police seulement le quart du temps qu’ils sacrifient à la défense nationale, il y aurait partout des postes de vigilance, aussitôt triplés à la première alerte par les hommes de réserve. Sur un simple message téléphoné, aussitôt des cavaliers, des cyclistes, des fantassins de police entassés dans des camions automobiles, se déploieraient en un cercle de cent kilomètres de rayon ; aucun être humain ne franchirait ce barrage sans être examiné de près ; et quand on retiendrait jusqu’au jour tous ceux qui viendraient se prendre au filet, ce ne serait pas un grand mal.

De même, si l’on savait que les bandits sont dans Paris, il suffirait d’un millier d’escouades pour fouiller toutes les maisons, et en fort peu de temps. Y pensez-vous ? Réveiller les gens, violer les domiciles, retenir pendant quelques heures deux ou trois cents suspects ? Que faites-vous des droits de l’homme et du citoyen ? Et du reste l’argent manque pour cela, et les hommes. Mais enlevez les jeunes gens à leur foyer, conduisez-les à la misère, à la terreur, à la mort. En même temps jetez l’argent ; brûlez l’argent. Tirez quatre mille coups de canons par nuit sur un secteur de deux kilomètres, simplement pour tenir l’ennemi en alerte ; un coup de canon coûte quatre-vingts francs ; faites le compte. Toutes ces folies semblent naturelles dès qu’un homme est menacé d’obéir à la loi de Berlin au lieu d’obéir à celle de Paris. La loi est d’ailleurs la même dans les deux pays, et elle s’accorde avec cette probité naturelle que l’homme du commun suit scrupuleusement par libre préférence. Mais cette seule remarque est inconvenante ; il se forme des ligues pour assommer ceux qui osent la faire publiquement ; non point des ligues contre les assassins. Et cela, tout considéré, est assez beau. N’importe quel homme se soucie plus des opinions auxquelles il s’est attaché par serment que de sa propre vie. Pensant, il l’est bien ; il l’est de tout son cœur. Menacez-le d’un revolver, il demande seulement que la police soit un peu plus éveillée. Mais menacez-le d’un argument, le voilà prêt à faire lui-même sa propre police. Preuve qu’il y a sommeil et sommeil.

Le comte Mosca, dit à peu près Stendhal, se moquait de son princeON MEURT POUR SON
HONNEUR
NON POUR LA PATRIE.

Le comte Mosca, dit à peu près Stendhal, se moquait de son prince et de sa propre police ; il pensait principalement au bonheur du comte Mosca. « Mais il avait de l’honneur ». Entendez qu’il n’aimait point céder à la peur, et qu’il aurait sacrifié toutes ses places plutôt que de trahir le secret d’un ami. Les personnages de Stendhal sont réels, parce qu’ils sont d’une certaine manière en solitude. Ce qui leur reste de vertu est d’or pur sans aucun mélange. Fabrice à Waterloo ne cherche nullement à étonner les autres ; il ne pense qu’à dompter cette peur qui lui monte des entrailles ; et encore est-il en doute si cette peur était la vrai peur, et si cette bataille était une vraie bataille. Le plaisant c’est que ce jeune homme, qui est catholique sans l’ombre d’un doute, ne pense point du tout au ciel ni à l’enfer pendant qu’il galope. Son Dieu le laisse seul et sa patrie de même. C’est un homme qui éprouve sa propre volonté.

Nos moralistes d’État voudraient faire croire que l’on meurt pour la Patrie. Mais ce genre de vertu nous est extérieur ; aussi comme le déclamateur se laisse aisément persuader ! Comme il consent à servir sa patrie par la plume ou par la parole, je dirais presque que le culte extérieur l’a délivré de sa propre vertu ; le commun usage l’absout ; la règle extérieure apaise cette conscience ombrageuse. Pour moi j’ai connu d’autres héros, aux yeux de qui la Grande Guerre était comme le Waterloo de Fabrice, une épreuve qu’un homme ne peut entendre conter sans honte, une épreuve dans laquelle il doit se jeter, sous peine d’avoir ensuite à rougir de lui-même. Comme on voit que, dans les querelles, tous les conseils de modération importunent l’homme qui doute de son propre courage. Ce drame est intérieur ; communément le spectateur n’y comprend rien. Le héros est abondamment ravitaillé de raisons extérieures, et proprement académiques ; mais il les repousse, non sans politesse ; il pense à autre chose ; il est aux prises avec un autre genre d’esclavage, qui lui est intime. De là un appétit de mourir, qui étonne le spectateur. Car pourquoi ce garçon clairvoyant et même cynique, qui ne s’est jamais permis le moindre développement emphatique, pourquoi ce garçon qu’une blessure a privé de l’usage de son bras gauche, arrive-t-il à se retrouver aviateur et à voler sur les lignes ? Et cet autre de même, avec un genou ankylosé ? L’Opinion les honorait assez ? L’Opinion les retenait à l’arrière. Mais ils se moquaient de l’Opinion.

Un charmant capitaine, qui se moquait lui aussi de beaucoup de choses, et qui n’a jamais déclamé, me disait au retour de l’hôpital : « Je me suis fait blesser d’une sotte façon. L’ennemi bombardait. C’était l’heure de ma toilette, et j’ai coutume de faire ma toilette au dehors. J’hésite ; et aussitôt il me semble que je ne puis plus me dispenser d’y aller. Autrement je soumettais ma volonté à la puissance extérieure. Remarquez que personne ne me voyait. Si vous écrivez sur le courage, n’oubliez pas de citer cet exemple-là. » Je tiens ici ma promesse, Ne faisons point grimacer le héros.


Le Pacifisme, dit l’habile hommeLA PEUR D’AVOIR PEUR
NOUS POUSSE À LA GUERRE.

Le Pacifisme, dit l’habile homme, ne convient qu’à ceux qui sont assurés de leur propre courage ; et de ceux-là vous n’en trouverez pas beaucoup. Le commun des hommes a peur d’avoir peur ; et cela est assez honorable. Je ne le voudrais point autrement. Il ne domine sur les lions et les tigres que parce qu’il domine premièrement sur sa propre peur. Le courage est donc en lui comme une tige de fer qui le tient droit. Il le sait. Les poltrons aussi le savent. Et d’ailleurs qui n’est pas poltron à un moment ou à l’autre ? C’est pourquoi si vous l’effrayez il fait d’abord front ; c’est le premier mouvement, irrésistible ; c’est aussi bien le mouvement des faibles, car l’esprit ne veut point céder ; et, toutes les fois qu’il cède, il est puni par une honte insupportable. Qu’ils cherchent donc l’exercice, le sergent instructeur, le tambour, l’ordre de marche et le terrible chant de guerre, dès qu’ils ont peur, c’est la loi de l’homme, comme c’est la loi du tambour de sonner sous les baguettes. Il faut bien faire attention à cela ; la prudence ne vient qu’en second, et sera toujours estimée. L’homme ne sera prudent, sage et enfin juste que lorsqu’il sera assuré contre sa propre peur. Ainsi la seule idée de la guerre ressuscite la guerre ; et il faut une longue paix pour assurer la paix. Prenons donc ce difficile animal comme il est ; je veux dire que nous devons nous prendre nous-mêmes comme nous sommes. Car qui résistera à l’appel du clairon ? Là-dessus je me défie de vous, mes amis, et de moi-même. Soyons rusés. »

L’habile homme prit le temps de réfléchir, pendant que les autres, plus naïfs, pensaient à toutes les fautes qu’ils avaient faites dans ce jeu difficile. « Les tyrans, dit l’homme habile, joueront toujours la même carte, et gagneront souvent. Là-dessus les prêtres, les riches et les académiciens s’entendent très bien. Ils nous font peur de la peur et honte de la peur, et nous voilà sous les drapeaux comme on dit, et eux régnant. Car nous aimons mieux mourir que d’être soupçonnés d’aimer une paix peureuse. C’est pourquoi nous devons chercher la paix par quelque autre discours, faisant ressortir l’injustice des uns, la niaiserie des autres, l’insupportable infatuation des uns et des autres. Ici tout homme se redresse sans aucune peur, et rit. Par où, si l’on saisit bien le moment, les tyrans sont par terre, et la paix assurée par cela seul. Surtout, quand nous voyons les plus redoutables parmi les peuples balancer ainsi que nous sur le tranchant, hésitant entre deux esclavages et cherchant lequel est le plus déshonorant, de supporter l’infatuation étrangère ou l’infatuation nationale. Or on ne peut vaincre la première sans subir la seconde, au lieu que, la seconde vaincue, la première devient par cela seul entièrement chimérique. Mais cela nous ne le prouverons assez que par le fait ; quand les assembleurs de nuages auront perdu ce trop commode pouvoir de faire la tempête en même temps qu’ils l’annoncent. C’est pourquoi allons par où le peuple nous pousse. Car le pouvoir des prêtres peut faire rire ; et même le pouvoir des riches n’est pas grand chose dans la paix ; mais comptez comme redoutable le pouvoir qu’ils ont les uns et les autres de nous tenir en armes en vue de se garder une ombre de pouvoir. Ainsi tenons ferme contre le Cléricalisme et contre le Capitalisme en faisant taire l’esprit de subtilité et d’ironie. La paix vaut bien cela. »

Il n’est pas utile de dépeindre le choléraLA GUERRE EST LA
MESSE DE L’HOMME.

Il n’est pas utile de dépeindre le choléra sous les plus sombres couleurs ; mais il est utile de savoir ce que c’est. De même pour la guerre. Une grande peur ou une grande horreur n’y remédient nullement ; une exacte connaissance de la chose est seule utile. Et, en vue de diriger les réflexions de chacun, je rédige le présent Sommaire.

La violence n’est nullement la guerre. Un soldat ne ressemble pas du tout à un bandit qui tue pour s’enrichir. L’idée d’acquérir par la guerre est accessoire et de faible importance ; elle n’aurait aucune puissance sur des hommes qui n’ont jamais pensé à tuer pour voler, comme sont la plupart des citoyens soldats.

La guerre n’est nullement la violence. La violence y survient comme épisode ; mais c’est justement ce qui répugne le plus à ceux qui font la guerre. Et l’ensemble de la guerre est ordonné selon l’obéissance, non selon la violence ; sans haine, sans colère, sans esprit de vengeance.

La guerre est de religion, et de cérémonie. C’est la Messe de l’Homme, ou la célébration de ce qui est propre à l’homme ; car les animaux les plus féroces songent d’abord à préserver leur vie. Dès que l’Homme doute du courage de l’Homme, la guerre est attendue. Elle est même espérée naturellement par les plus faibles et par les plus vieux, qui sont naturellement portés à douter de l’Espèce. Ainsi les jeunes et les forts sont mis en demeure de fournir la preuve, qui est bonne pour eux-mêmes aussi.

L’Art Militaire donne quelque sentiment de la Cérémonie véritable par des Cérémonies préparatoires, qui font déjà sentir à l’Homme, par l’action et le spectacle, qu’Il est plus courageux qu’il ne croit.

Si quelque peuple doute de son voisin jusqu’à le mépriser en parole et en action, il doit se prêter à l’Épreuve. Plus il est supposé courageux et fort, plus l’Épreuve est bonne. L’Estime pour l’ennemi est le sel de la guerre.

La Victoire termine l’Épreuve ; mais l’épreuve est bonne aussi pour le vaincu, dès que la guerre a été aussi longue et meurtrière qu’on pouvait l’attendre. Les deux adversaires sont réhabilités.

Par ces raisons, tous les hommes dignes du nom d’homme courent à la guerre au premier appel, quelle que soit leur opinion sur la Guerre.

L’Art militaire exerce sa contrainte sur tous. Tous la subissent impatiemment, mais viennent toujours à la célébrer comme un bien, lorsqu’ils songent aux vertus étonnantes et aux actions difficiles où la contrainte les a conduits.

L’Honneur est ainsi le véritable ressort des guerres ; ce qui ne laisse qu’un faible espoir aux amis de la Paix. Toutefois, comme les guerres ne se produisent que par la double préparation des Politiques et des Grands Chefs, que l’ambition pousse et que la gloire attire, ce serait un important résultat, et peut-être décisif, si le tribunal d’honneur, qui est composé de l’assemblée des femmes, réservait la louange à ceux qui payent directement de leur personne, et considérait comme avilis et méprisables tous ceux, sans exception, qui ont préparé et conduit une guerre sans se porter de leur propre mouvement au poste le plus pénible et le plus dangereux. Et, puisqu’il est évident qu’un Chef d’État et qu’un Général doivent être ménagers de leur vie, les ambitieux ni les violents ne voudraient plus de ces métiers-là.