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Le Correcteur typographe (Brossard)/volume 1/12/01

La bibliothèque libre.
E. Arrault et cie (1p. 434-484).


CHAPITRE XII

SITUATION MORALE ET MATÉRIELLE
DU CORRECTEUR



§ 1. — SITUATION MORALE DU CORRECTEUR


I. — Les honneurs.


Nous avons examiné, dans les chapitres qui précèdent, le « vaste cycle de connaissances où se meut l’esprit alerte du correcteur, passant, avec une égale compétence, d’un sujet à un autre, appliquant sa sagacité, dans la même journée, dans la même heure, aux concepts les plus opposés. Cet amas de notions complexes paraît formidable ; il est nécessaire. »

Le travailleur qui le possède doit incontestablement occuper dans la hiérarchie sociale et ouvrière une situation de tout premier ordre, songe le profane ignorant des contingences, comme le réaliste auquel seul importe le côté profit. Sans doute, les faits ont donné la certitude qu’en des temps lointains il en était ainsi : alors l’Imprimerie savait récompenser ceux qui en même temps contribuaient à la réputation de l’Art et consacraient leurs soins à la culture des Lettres ; mais depuis longues années les événements ont fait que la Typographie est devenue, par la force de maintes circonstances, une nourricière ingrate et stérile ; et il est utile de s’attarder quelques instants sur ce sujet.


A. — Considération accordée aux correcteurs
aux premiers siècles après l’invention de l’imprimerie


Les lettrés qui, dès l’introduction de l’imprimerie en France, exercèrent les fonctions de correcteur, « ne faisaient pas partie du personnel de la Maison, comme de nos jours. C’étaient de graves docteurs, des professeurs en renom, voire même des personnages d’un certain rang, qui ne dédaignaient pas de prêter leur concours à la typographie naissante et s’y intéressaient d’une manière particulière. Tels furent Jean de La Pierre, recteur de l’Université et prieur de la Sorbonne ; Guillaume Fichet, qui avait été chargé de missions diplomatiques par Louis XI ; Louis de Rochechouart, évêque de Saintes ; Gilles de Delft, docteur de Sorbonne, et d’autres encore. »

Ces savants ne prétendaient point tirer de ce travail matériel le moindre gain ; ils ne pouvaient dès lors songer, de la part de leurs compagnons typographes, qu’à des manifestations de réelle reconnaissance pour l’aide apportée au travail.

Il est curieux de connaître comment, à notre sens, Gering et ses compagnons, accueillis à la Sorbonne et aidés par La Pierre avec l’empressement que nous connaissons, témoignèrent au prieur leurs sentiments de gratitude. — La Pierre devait revoir lui-même les textes qu’on allait imprimer ; il avait une vue mauvaise, épuisée par les veilles et l’étude. Pour soulager la fatigue qui devait résulter du travail pénible, absorbant, de la correction, les imprimeurs abandonnèrent la lettre de forme gothique généralement en usage, à cette époque, dans les manuscrits, à Paris : ils « firent choix d’un gros caractère, rond, très lisible, ne fatiguant pas les yeux[1] », bien que le texte fût alourdi cependant de nombreuses abréviations. Le prieur apprécia, sans doute, très vivement cette délicatesse.

Les correcteurs qui, sur la demande ou à l’instar de La Pierre, travaillèrent pour l’atelier de la Sorbonne et, plus tard, pour le Chevalier au Cygne et pour le Soleil d’Or, eurent la satisfaction de voir leur nom figurer, à l’exemple de celui de l’auteur, au frontispice ou à l’achevé d’imprimer de l’œuvre nouvelle. Il n’était point, sans doute, de récompense morale et matérielle égale à celle procurée au savant par cette brève mention, puisque cette coutume paraît avoir été générale au premier âge de l’imprimerie[2].

Les expressions les plus inattendues, les termes latins les plus énergiques sont, d’ailleurs, employés pour signaler, pour louer l’attention soutenue, l’effort véritable dont le correcteur fait preuve lorsqu’il « polit » le travail qui lui a été confié. Nous en avons déjà donné quelques exemples ; en voici encore, entre beaucoup d’autres, une preuve singulière : Latheron, qui de 1492 à 1521 exerça l’art d’imprimerie dans la capitale de la Touraine, « avait en 1513 transporté son matériel dans l’abbaye de la Trinité de Vendôme, pour y imprimer, sous les yeux du Chapitre, un Breviarium Monasterii Vindocinense[3] ». La suscription de l’ouvrage est ainsi conçue : Quibus authoribus (Ludovico de Crevant et toto capitulo) preter decorem illum egregium quem ex studiosa lima assumpserunt etiam hoc nostre salutis anno quingentesimo decimo quarto supra millesimum splendidissimis [ut videre est] caracteribus impressa sunt in hoc nostro Vindocinensi cenobio, opera… Languida que multis stabant breviaria mendis, omni tersa loco nunc, bone lector, habes jussit et in pressum mitti hec abbas Lodoicus, nil error inest, cuncta probata manent, conventus nummos, antistes consilium dat, Andree (André Duval) lima est et Latheronis opus.

Mais les lettrés, les artisans de l’art nouveau ne furent point les seuls à exprimer leur admiration et leur reconnaissance aux promoteurs et aux directeurs de l’atelier de la Sorbonne. Les princes, les grands plutôt, ne manquèrent pas de joindre leur tribut personnel aux louanges adressées à La Pierre et à Guillaume Fichet. En 1472, le duc Jean de Bourbon ne dédaigne point de se rendre à l’atelier des imprimeurs et de s’entretenir quelques instants avec eux. Bien mieux même, sans doute à la prière du prieur, Robert d’Estouteville, chambellan du roi, prend sous sa protection les artisans auxquels Louis XI, deux années plus tard, accorde des lettres de naturalisation.

Au cours des temps, le Pouvoir royal, qui suit de près les transformations et les progrès de l’art de Gutenberg, encourage de maintes manières les savants qui s’intéressent à l’art typographique :

En 1488, par lettres patentes, les libraires — avec lesquels, au regard du Pouvoir, les imprimeurs furent assimilés jusqu’après la promulgation de l’Édit sur la création des Métiers en 1583 — sont confirmés dans tous les privilèges qu’ils tiennent de leur affiliation aux membres de l’Université.

Le 9 avril 1513, Louis XII confirme aux libraires leurs privilèges, libertés, franchises, exemptions et immunités, « attendu la considération du grand bien qui est advenu au royaume au moyen de l’art et science d’impression, l’invention de laquelle semble estre plus divine qu’humaine ».

François Ier, dès son arrivée au trône, ratifie à son tour tous les privilèges et immunités des imprimeurs (lettres patentes d’avril 1515, du 20 octobre 1516, du 3 juin 1543). — En 1538, le roi-chevalier dispense les imprimeurs du service des gardes bourgeoises ou de celui qui était réclamé des bourgeois dans les circonstances graves, « de peur que ce service ne les trouble et ne les engage à abandonner leur profession, ce qui serait contraire à l’affection qu’il porte à leur accroissement ».

Celui qui mérita le surnom de « Père des lettres » ne borna d’ailleurs pas ses témoignages de satisfaction envers les maîtres à ces mesures d’ordre général. À nombre d’entre eux il devait donner des marques de particulière estime : « Dans une rue étroite, obscure et montante, dit Crapelet, on voyait quelquefois venir un cavalier de grand air et de noble figure, suivi de pages, d’écuyers ou de quelques plus graves personnages montés sur des mules. Une autre fois c’était une belle et élégante dame montée sur un destrier, également accompagnée d’une escorte plus brillante que nombreuse. Les cavalcades cheminaient lentement par la rue Saint-Jean-de-Beauvais ; s’arrêtant devant l’enseigne de l’Olivier, elles mettaient pied à terre au montoir et entraient dans la maison de Robert Estienne. Le noble cavalier était François Ier ; la belle dame s’appelait Marguerite de Valois, sœur du roi et reine de Navarre, aimable, spirituelle, savante autant que belle. Dans ces visites du roi de France ou de la reine de Navarre, la conversation générale, à part quelques explications relatives au mécanisme de la typographie, s’engageait en latin entre l’imprimeur et ses nobles interlocuteurs. »

Le roi accorda encore sa protection à nombre d’autres savants. Étienne Dolet, dont les opinions philosophiques éveillaient par trop les susceptibilités des lecteurs de l’Université, ne trouva point de meilleur défenseur. À l’abri des colères du Clergé, l’humaniste — de correcteur devenu imprimeur — put, durant quelques années, continuer en paix la rédaction et l’impression de ces ouvrages qui, sous l’enseigne À la Doulouere d’Or, consacrèrent sa réputation de typographe.

L’une des faveurs les plus enviées par les premiers imprimeurs fut l’octroi d’un privilège[4] pour les ouvrages dont ils avaient assumé les risques de l’impression. « Le privilège était un acte émané du Pouvoir — le roi, le Parlement, l’Université ou le prévôt de Paris, au xvie siècle ; plus tard, exclusivement le roi — une loi d’après laquelle l’autorité accordait à telle ou telle personne le droit de publier seule un ouvrage déterminé et défendait à toute autre de le reproduire. Presque dès les débuts de l’imprimerie, on eut cette idée d’équité très nette qu’un imprimeur ayant exposé les frais parfois considérables d’une première édition ne devait point être frustré par une concurrence malhonnête, par une reproduction, du fruit de son travail. L’acquisition de manuscrits précieux, le travail de revision et de correction où les Alde et les Estienne employaient leur érudition, eussent été perdus pour eux si d’autres imprimeurs avaient pu, avec moins de science et de dépenses, sans peines et sans risques, reproduire le texte de l’édition primitive. » On comprend dès lors combien cette mesure de protection toute gracieuse était recherchée et quelle valeur on lui attribuait.

Le premier privilège accordé en France fut donné, en 1507, par Louis XII à Antoine Vérard, pour son impression des Épitres de saint Paul, glosées en français par un docteur de la Faculté de Théologie. — En cette même année 1507, Jean Petit, libraire à Paris, obtenait également un privilège pour son volume des Coultumes de Chaudmont-en-Bassigny, que mettait aussi en vente, à Troyes, un libraire nommé Gautier. — Le 12 janvier 1508, le Parlement de Paris accordait un privilège à Berthold Renboldt, qui fut un moment associé avec Ulrich Gering (1494-1510). — En 1509, un auteur nommé Boyer sollicita et obtint du roi Louis XII un privilège qu’il rétrocéda à Simon Vincent, imprimeur à Lyon. — Le 26 janvier 1516, le Parlement de Paris accorde à Josse Bade, « libraire juré de l’Université », un privilège de deux années pour les Institutions oratoires de Quintilien. — À la même époque, le libraire Lagarde imprimait à grands frais une volumineuse collection des Coutumes de France ; le roi lui assura pour trois ans le privilège exclusif de la vente de l’ouvrage. — Le 17 janvier 1538, François Ier concède à Conrad Néobar un privilège général pour tous les livres qu’il aurait imprimés. Défense est faite aux autres imprimeurs et libraires du royaume d’imprimer ou de vendre des ouvrages publiés par Néobar, et ce durant cinq années pour les ouvrages qu’il aurait publiés le premier, et pendant deux ans pour ceux qu’il aura réimprimés plus correctement, soit d’après d’anciens manuscrits, soit d’après le travail des savants. — En 1553, Henri II octroie à Vascosan un privilège général de dix ans pour toutes les éditions qu’il publierait.

Les princes étrangers ne se montraient pas moins empressés à encourager et à récompenser les savants qui s’adonnaient à l’art de l’impression ; les maîtres se souciaient d’imiter sur ce point l’exemple des grands :

En 1568, Philippe II d’Espagne envoyait son chapelain, à Anvers, surveiller chez Plantin l’impression de la Bible polyglotte. « Le roi recommandait à Arias Montanus d’avoir grand soin de la correction de l’ouvrage ; avec son esprit minutieux et sa préoccupation des détails, le souverain voulut qu’une épreuve de chaque feuille d’impression lui fût envoyée[5]. »

Après un court séjour chez Plantin, Raphelengien sollicitait, en juin 1565, la faveur d’obtenir la main d’une des filles de son maître. Les raisons qui motivèrent une décision favorable sont curieuses à connaître : À l’âge de dix-huit ans, dit Plantin, ma fille aînée « me fut demandée en mariage par ung de mes correcteurs de l’imprimerie auquel pour ses seules vertus et scavoir je la donnay prévoyant qu’il serait ung jour utile à la république chrestienne, comme je le crois qu’il le montre en effet ». Et ailleurs il dit encore de celui-ci : « Raphelengien n’a oncques rien prins a cueur que la cognoissance des langues et des lettres et de bien lealement, fidelement et soigneusement corriger les exemplaires… »

C’était le temps où Juste Lipse[6] corrigeait lui-même ses épreuves chez le maître anversois, en compagnie de Kiliaan ; c’était l’époque où Charles Estienne[7] le médecin veillait à ses mises en pages chez son illustre frère l’imprimeur[8] ; à cette même date, Érasme[9], à Paris d’abord, puis à Bâle chez Fröben, assumait la correction de ses travaux ; Turnèbe[10] était alors correcteur chez Conrad Néobar, imprimeur du roi pour la langue grecque, et Guillaume Morel[11] se préparait à lui succéder avant de devenir lui-même imprimeur du roi ; quelques années plus tard, un des membres de la célèbre famille des Morel nommé Frédéric[12] recevait le titre envié d’imprimeur du roi « pour l’hébreu, le grec, le latin et le français ».

Formé à l’école de tels grammairiens, d’humanistes si réputés, ses collègues et ses initiateurs, le correcteur était entouré d’une considération certaine : il fut alors, il n’est pas téméraire de l’affirmer, un personnage tenant à la fois de l’érudit par ses origines et du typographe par ses fonctions. Placé comme un guide indispensable et précieux à la limite de deux voies qui se côtoient mutuellement sans se confondre jamais, l’art et la science, il tempérait les ardeurs et l’impatience de l’un par la sagesse pondérée et réfléchie de l’autre. On reconnaissait sa supériorité intellectuelle, comme l’étendue et la sûreté de ses connaissances techniques. Aussi ne se lasse-t-on pas d’admirer les ouvrages si purs, si corrects, exécutés avec tant de soins, sortis alors des mains des artistes qui avaient charge de la direction littéraire des imprimeries.

Tous, d’ailleurs, maîtres, protes, correcteurs et compagnons, ont, aux temps qui nous occupent, non moins souci que les auteurs ou les libraires de la pureté et de l’exactitude des textes. Un exemple illustrera utilement cette opinion : « Pour assurer la pureté de leurs textes, les frères Frellon (Frellon Jean II et Frellon François), qui furent libraires, puis imprimeurs à Lyon vers 1536-1568, s’entourèrent toujours de savants correcteurs et occupèrent quelque temps, en cette qualité, Michel Servet et, après lui, un nommé Louis Saurius[13]. »

L’œuvre des Frellon est remarquable « par les livres à figures maintes fois réédités, dont leurs relations avec Bâle leur avaient permis d’importer les beaux bois gravés, pour la plupart, d’après les dessins de Holbein. D’un autre côté, la correction du texte, la beauté et la netteté des caractères font honneur aux qualités professionnelles et aux mérites littéraires des deux frères et de leurs collaborateurs[14]. » Aussi ce n’est pas sans raison que ces imprimeurs-libraires pouvaient, en 1544, écrire sur une édition d’Aristote : Quod tibi, Lector, ex hac postrema editione locos restitutos habeas, nostra hæc si cum cæteris conferas, facile deprehendes. Nam præter verba mutilata et confusa, integras quoque lineas quæ in prioribus editionibus non habebantur, fideliter restituimus[15].

La sollicitude des compagnons pour une correction scrupuleuse des livres n’était pas moindre que celle des maîtres, avons-nous dit : on nous permettra de rappeler ici quelques faits typiques à cet égard.

Dans leurs Remontrances et Memoires pour les Compagnons imprimeurs de Paris et de Lyon : Opposans contre les libraires, maistres imprimeurs desdits lieux et adjoints (mémoire du 17 juin 1572), en réponse à l’édit de Gaillon de 1571, les compagnons sollicitent du roi qu’il prescrive aux maîtres imprimeurs de n’employer désormais qu’un nombre déterminé d’apprentis : car, faute de cette limitation, « dient de plus lesdictz compagnons qu’il adviendroit par telle licence que les maistres ne se serviroient que d’apprentifs » … Cette limitation s’impose encore à leur sens pour la raison suivante : « Joint que le public en recevrait un incroyable interest, à cause des livres corrompus et vitiez, chose pernicieuse en tous livres, meme à ceux de theologie… Et ce, par l’insuffisance et bestise des apprentifs. En sorte que au temps advenir par l’avarice insatiable desdits maistres se voulans servir d’apprentifs, le nom d’imprimerie serait descrié et perdu comme il est advenu en Italie et ailleurs. » Le motif parut sans doute valable, car, dans sa déclaration du 10 septembre 1572, Charles IX donna gain de cause aux compagnons en limitant le nombre des apprentis à deux « par presse travaillante » (un à la presse, l’autre à la casse).

Un autre souci de la bonne correction des livres devait venir aux compagnons de l’introduction dans la profession d’une catégorie de travailleurs auxquels fut donné le nom d’alloués. Employés dans l’imprimerie dès la fin du xviie siècle, les alloués étaient destinés à remplacer les apprentis dont le Pouvoir royal avait limité le nombre, nous l’avons vu : les maîtres avaient pensé esquiver ainsi les désagréments de leurs nombreuses discussions avec les compagnons. Mais ces derniers, le 20 novembre 1676, engageaient un procès contre les maîtres imprimeurs qui « avaient chez eux des petits garçons pour ouvrir et fermer la boutique, qui, dans la suite, devenaient ouvriers ». En 1713, la situation des alloués fut rendue légale[16] ; et, le 28 février 1723, un arrêt du Conseil confirmait cette décision. — Les compagnons rédigèrent, à l’occasion de cet arrêt, des remontrances où « ils exposèrent qu’il était inutile d’augmenter le nombre des ouvriers, déjà trop élevé puisque beaucoup se trouvaient sans travail, en maintenant deux manières d’entrer dans le métier, l’une longue et difficile[17] (celle des apprentis), et l’autre aisée. (celle des alloués)[18] : tous se porteraient vers cette dernière, il en résulterait la triste perspective que, dans peu d’années, il n’existerait plus un seul compagnon instruit, sachant le latin et, par conséquent, capable de produire des ouvrages corrects[19] ».

On peut insinuer, toutefois, que, derrière cette préoccupation fort louable d’éviter la production de « livres corrompus et vitiez », d’autres motifs moins honorables se cachaient. La limitation du nombre des apprentis, bien plus même la défense de recevoir des apprentis portée, de 1724 à 1761, par la Communauté des Libraires et Imprimeurs ne donnèrent point satisfaction aux compagnons : ce qu’ils désiraient, en fait, était une diminution de la main-d’œuvre qui obligerait les patrons à offrir des salaires plus élevés aux ouvriers maîtres désormais du « marché de l’offre ». L’apparition des alloués vint déjouer cette combinaison, et le nombre de ces derniers qui s’éleva assez rapidement après la décision de 1713 ne fut pas sans inquiéter les compagnons. En 1751, dans un Mémoire à Monseigneur le Chancelier, M. de Malesherbes, ils réclament contre la situation : « ils demandent que la défense de faire des apprentis soit levée et qu’on revienne à l’application des anciens règlements ». Ils donnent de leur sentiment une raison et un avantage qui ne sont point pour nous déplaire, mais qui se trouvent, circonstance étrange, être les mêmes que ceux au nom desquels ces mêmes compagnons réclamaient la limitation : « Quel avantage pour l’impression si de semblables sujets[20] parvenaient à la maîtrise, il ne paraîtrait plus que des ouvrages corrects ! Remettre en vigueur les règlements qui composent ces conditions, c’est ajouter un nouvel éclat à la littérature et à la gloire de la nation. » — Les maîtres ne se laissèrent point convaincre par ces raisons et ils ripostèrent avec quelque vivacité : « Que si, néantmoins, il se pratique dans quelques imprimeries chose qui puisse préjudicier au bon ordre et à la perfection de l’art, M. de Malesherbes est supplié de renvoyer les ouvriers complaignans à la Chambre syndicale pour y déduire leurs plaintes et leurs raisons[21]. »


Maintes personnes étrangères à l’imprimerie ne témoignaient pas moins de sollicitude et de souci d’une bonne correction des livres, et apportèrent sous ce rapport un appui précieux aux compagnons dans leur lutte contre les alloués :

L’abbé Blondel, dans un ouvrage paru en 1725 et intitulé Mémoire sur les vexations qu’exercent les libraires et les imprimeurs de Paris, appréciait plutôt sévèrement la conduite des maîtres « qui n’avaient qu’un but, par l’admission des alloués, celui de s’enrichir, sans se soucier de la beauté ou de la perfection de leurs impressions ». Il ajoutait : « Si on leur souffre, ils [les maîtres] feront venir des nègres pour travailler à l’imprimerie, comme on s’en sert dans les îles pour travailler au sucre et à l’indigo. » Enfin, il proposait « d’exiger des alloués la connaissance du latin, et qu’ils eussent au moins fait leur quatrième », et de n’accepter que des gens capables et « non de la lie du peuple, comme on le fait ». On aurait eu ainsi des sujets en état de bien savoir leur métier. « Ce qui est d’autant plus essentiel que les trois quarts des maîtres imprimeurs ne le savent point eux-mêmes. »

La critique certes était un peu vive, et le parti pris faisait sans doute outrepasser les limites de la bienséance. Il est certain que quelques maîtres imprimeurs se trouvaient inférieurs à leur tâche, mais ces cas étaient assurément exceptionnels. En général, le niveau d’instruction de tous les travailleurs du livre est fort élevé. Compositeurs, imprimeurs font, en de nombreuses circonstances, preuve d’une érudition qui ne le cède que de fort peu à celle du maître, du chef d’atelier ou du correcteur ; les uns et les autres ne négligent, d’ailleurs, aucune occasion d’étendre leur bagage scientifique et littéraire, ou de rappeler aux pouvoirs publics l’obligation qui leur incombe de sauvegarder la haute culture intellectuelle que la corporation s’est toujours honorée de posséder. Aussi tous ceux qui à un titre quelconque — patrons, protes, correcteurs, compagnons typographes, ouvriers imprimeurs, relieurs, fondeurs, etc. — participent aux différentes opérations du métier s’estiment d’une condition sociale bien plus élevée que celle des artisans des autres professions. Ils aiment à se faire donner le titre de « bourgeois de Paris », dont ils se distinguent peu, d’ailleurs, en public en raison de leur mise toujours soignée. Malgré les édits, ils persistent à conserver l’épée au côté, moins pour en user, que pour se rapprocher des hautes classes de la société et se distinguer du vulgaire[22].

À l’atelier, chacun reprend sa place dans la hiérarchie du métier : le maître observant plus ou moins les prescriptions du Pouvoir royal et les règlements qui régissent la Communauté des Libraires, Imprimeurs et Relieurs ; le compagnon, se pliant plus volontiers sous la forte discipline de la « chapelle », toujours frondeuse envers les édits, les lettres patentes, les ordonnances et les arrêts sous les coups desquels on espère sans cesse l’accabler ; un peu hostile aux maîtres, mais « piteuse » à tous ses membres, gardienne jalouse des privilèges et des prérogatives de la corporation, la « chapelle » a son budget qu’elle alimente à des sources diverses (droits d’entrée, droits de chevet, cotisations, amendes à l’occasion de rixes et « batteries » entre compagnons ou de manquements au règlement de l’atelier) et qu’elle utilise pour des œuvres dont le but n’est pas toujours également louable (secours aux compagnons infirmes, âgés ou malades ; viaticum pour les confrères retournant en province ; frais de justice ; fêtes et banquets parfois un peu intempestifs et prolongés de la Saint-Jean Porte-Latine et de la Saint-Martin). Une curieuse coutume des anciens ateliers est celle des exemplaires dits de « chapelle » : « De tous temps, on retint sur les ouvrages imprimés un certain nombre d’exemplaires en faveur de l’imprimeur, du libraire, du correcteur et des compagnons. » De 1618 à 1777, il ne pouvait être prélevé plus de quatre exemplaires. À cette dernière date, le nombre fut porté à six : « deux pour les maîtres, un pour le directeur, les trois autres pour être partagés en commun entre lesdits ouvriers[23] ». Ces exemplaires « pouvaient être rachetés aux compagnons par celui qui avait commandé l’ouvrage[24] ». Le produit de la vente était versé entre les mains du trésorier[25] de la « chapelle ».

Ainsi, peut-on croire, le correcteur — entré tardivement dans la corporation après ses humanités, sorti du rang après les années obligatoires de l’apprentissage et quelque temps de compagnonnage — était vraiment estimé des auteurs, des maîtres et des compagnons. Il vivait, il travaillait au milieu de l’atelier, apprécié, soutenu, encouragé par les uns et les autres, sans que personne cherchât à diminuer ses mérites, ses capacités, ou à le reléguer à une situation inférieure.


B. — Considération accordée au correcteur
à l’époque contemporaine


L’éclat de la situation exceptionnelle occupée pendant plusieurs siècles par le correcteur, sous l’ancien régime, ne devait point disparaître avec le régime lui-même. Même à l’époque de la Révolution, de nombreux exemples prouvent que, tout au moins, notre corporation possédait encore des hommes éminents.

Pas n’est besoin de redire ici le souvenir de Brune[26], qui, au lieu d’être avocat, devint compositeur, imprimeur du Journal général de la Cour et de la Ville, puis maréchal de France, ou de Tallien[27], ce prote-correcteur, qui fut le collègue de Robespierre, puis son émule, son rival. D’autres noms rappelleront des souvenirs moins guerriers, moins redoutables certes, mais aussi glorieux pour les lettres. À ceux que nous avons déjà cités dans une autre partie de cet ouvrage[28], ajoutons les noms de Philarète Chasles, qui fut apprenti compositeur à Paris, prote-correcteur à Londres, et devint professeur au Collège de France ; ajoutons surtout les noms de Firmin Didot, puis de Pierre Didot qui, de 1797 à 1800, publiait « ces éditions in-folio de Virgile, d’Horace et de Racine » que l’on proclama « le chef-d’œuvre de la typographie de tous les temps et de tous les âges[29] », et dont, au dire de Bertrand-Quinquet, « la correction est telle qu’il est impossible d’y trouver d’autre faute qu’un j sans point dessus[30] ».

Il semble, d’ailleurs, que de tous temps respecter, encourager, honorer le correcteur ait été une tradition dans la famille Didot. On nous permettra de donner ici une preuve manifeste de ces sentiments : Le 19 avril 1868, la Société des Correcteurs des Imprimeries de Paris[31] se réunissait, en assemblée générale, sous la présidence de M. Ambroise Firmin-Didot, président honoraire. Le compte rendu succinct publié par le journal l’Imprimerie s’exprime ainsi : « Sont élus membres honoraires Auguste Bernard ; Philarète Chasles, professeur au Collège de France ; Dufau, correcteur à l’Imprimerie Impériale ; et Thunot, maître imprimeur.

« M. Ambroise Firmin-Didot, président honoraire, après une dissertation savante pleine d’aperçus ingénieux et neufs sur les origines de notre langue et la nécessité d’en réformer l’orthographe, se plaint, avec une modération parfaite, de l’importance exagérée que l’on donne de nos jours à l’impression et du dédain que l’on semble affecter pour la correction, cette partie si essentielle du livre. M. Didot rend hommage aux belles impressions de nos éminents maîtres imprimeurs de la Capitale avec lesquels luttent déjà les imprimeurs de province, et il ajoute : « La force de l’imprimerie parisienne n’est pas là, on ne saurait trop le redire : c’est à la correction rigoureuse des textes, c’est aux soins apportés à leur revision, souvent sur les meilleurs manuscrits ou sur les éditions originales, qu’elle doit s’attacher. La belle exécution, quand elle le voudra, ne lui manquera jamais. Par sa position sans égale, au centre de l’activité intellectuelle, au milieu des secours en tous genres que lui offrent ses riches bibliothèques publiques et particulières, par son contact permanent avec tant de personnes éminentes que distingue la diversité de leur savoir, par la collaboration des artistes et des inventeurs, par l’aide même que vous lui offrez, en assurant la bonne et intelligente correction des épreuves, l’imprimerie parisienne sera toujours dans une position exceptionnelle à l’égard de ses émules. »

À l’instar de M. Ambroise Firmin-Didot, un autre imprimeur parisien, M. J. Claye, au cours de l’une des réunions annuelles du personnel de sa Maison, rendait ainsi hommage aux correcteurs : … « Après avoir rendu justice à chacun, qu’il me soit permis de profiter de cette petite fête intime pour qu’une large part de mes remerciements aille trouver en particulier ceux de vous, Messieurs, dont le public des Expositions, et même le Jury, ne sauraient voir ni apprécier les efforts, les travaux, les mérites ; ceux à qui l’imprimeur demande tant de choses, instruction, intelligence, mémoire, goût, jugement, patience, amour de l’art ; ceux qui, par leurs talents et leurs veilles, contribuent si essentiellement à la réputation et à la prospérité des imprimeries encore dignes de ce nom ; ceux qui, enfin, par leur précieux concours font de la Typographie une sœur de la Science.

« Pour tout le monde, j’ai nommé les correcteurs.

« Honorons, Messieurs, ces savants modestes, et regrettons que, dans nos grands concours publics, où l’on a eu la bonne pensée d’encourager, de récompenser le simple travailleur, on ait laissé dans l’ombre, dans le plus complet oubli, le correcteur d’imprimerie. — Car on ne saurait méconnaître que, si la parfaite exécution matérielle d’un livre fait le charme de nos yeux, la correction irréprochable en est le plus solide mérite, le plus sérieux ornement, enfin la qualité qui par-dessus toutes les autres le fait apprécier et rechercher de l’érudit et du savant. — Déplorons donc que nulle récompense ne soit encore venue trouver nos correcteurs, et revendiquons pour ces collaborateurs demeurés obscurs la médaille de mérite qui leur est si justement acquise.

« Il en était ainsi déjà, je dois l’avouer, au xve et au xvie siècle ; mais, pour s’excuser d’une aussi singulière façon d’agir, on alléguait une bien curieuse raison : la revision et la correction des textes étaient appréciés si haut que ceux qui s’y livraient — il faut le reconnaître — avec un soin extrême et une ferveur consciencieuse, étaient considérés comme ne pouvant recevoir que dans le Ciel une suffisante récompense de leurs travaux. — Je veux espérer, Messieurs, que celle-là ne vous échappera pas.

« La preuve de ce que je viens de vous dire se trouve en tête du livre de « l’Imitation translatée de latin en françois », in-4o imprimé en 1493, où l’on rencontre un sommaire se terminant ainsi : « Laquelle translation a este diligentement corrigee sus l’original. Pour quoy, vous qui en icelluy livre lyres, veuilles prier Nostre Seigneur pour le salut du correcteur[32]. »

Le fait auquel M. J. Claye faisait allusion ne devait pas être exceptionnel : au mois de février 1509, Latheron, cet imprimeur tourangeau dont nous avons déjà parlé, terminait un Missale secundum usum sacri monasterii sancti Martini majoris nmonasterii Turonensis ordinis sancti Benedicti[33]. Au-dessus du colophon qui constitue l’explicit de ce missel, et qui nous donne tout au long les noms et les qualités des correcteurs, tous reclus du monastère, on lit, imprimées en caractères plus petits, ces quatre lignes :

Quisque in hoc presso
Divina volumine tractas,
Pro correctoribus,
Te rogo, funde preces.

Les moines, on le sait, considéraient la copie des livres sacrés comme un de leurs premiers devoirs. Théodoric, abbé d’Ouche, qui fut lui-même le premier parmi les copistes de son monastère, répétait sans cesse à ses religieux : « Écrivez ! une lettre tracée dans ce monde vous sauve un péché dans le Ciel. » Mais les mérites que les moines escomptaient de ce pieux travail ne leur paraissaient point suffisants pour le salut de leur âme, et ils ne négligeaient aucune occasion de solliciter les prières de leurs frères terrestres.

Presque à la même époque où M. J. Claye prononçait les paroles que nous avons rapportées plus haut, le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de P. Larousse rappelait, dans son tome V, cette pensée de Balzac, déjà citée dans une autre partie : « À Paris, il se rencontre des savants parmi les correcteurs. » Pour l’honneur de la corporation, nous voulons croire que dans sa pensée le Tourangeau Balzac ne séparait point la province de la capitale : où bat le cœur de notre patrie, la France vit tout entière.

Le sentiment des rédacteurs du Nouveau Larousse illustré était assurément le même que celui de leurs prédécesseurs du Grand Dictionnaire, lorsqu’ils écrivaient : « Le correcteur est le plus précieux auxiliaire des écrivains et des imprimeurs. Aussi bien les plus célèbres d’entre eux furent-ils toujours unanimes à reconnaître son mérite. C’est ainsi qu’après Firmin-Didot P. Larousse appelait les correcteurs ses collaborateurs les plus chers[34], et que V. Hugo ne dédaignait pas de rendre un juste hommage à ces « modestes savants », si habiles à « lustrer les plumes du génie »…

Les véritables savants nous paraissent unanimes à reconnaître et à apprécier à une haute valeur les réelles qualités du correcteur. Egger[35] résume heureusement cette opinion dans les lignes suivantes : « Comment quitter ce sujet de la correction des livres sans saluer d’un témoignage d’estime les utiles auxiliaires de la littérature et de la librairie qu’on appelle les correcteurs ?

« Avez-vous songé quelquefois à ces hommes laborieux qui, près des ateliers, de composition et des machines d’imprimerie, relisent du matin au soir, et quelquefois durant la nuit, les épreuves d’un livre ou d’un journal ? Leur profession est bien pénible, et elle exige des qualités qui ne sont pas communes. Il leur faut suivre, d’un œil attentif, les moindres erreurs qui peuvent porter sur l’orthographe des mots, sur la forme des caractères, sur la ponctuation, sur le numérotage des feuilles et des pages, et cela dans une variété presque infinie de sujets ; quelquefois, soumettre à l’auteur lui-même des changements utiles, auxquels il n’a pas pensé ; tenir sans cesse à la main la copie manuscrite, le Dictionnaire de l’Académie, qui fait autorité dans les typographies pour mainte question douteuse. Les yeux se fatiguent vite, et la santé s’use à une telle besogne. On n’y peut guère suffire jusqu’à la vieillesse. Quelques-uns de nos modestes correcteurs sont de véritables savants, possédant plusieurs langues et les éléments de plusieurs sciences ; ils deviennent ainsi de justes conseillers pour les auteurs, et ceux-ci, trop souvent, sont ingrats envers eux, et trop prompts à les blâmer d’une sévérité quelquefois indiscrète, que compensent tant d’autres précieux services. »

On nous pardonnera de nous être attardé à rappeler si longuement la considération dont nos ancêtres — maîtres imprimeurs, humanistes, grands de ce monde — entourèrent le correcteur. À écrire ces lignes, à évoquer ces événements, il nous semblait vivre la vie de nos devanciers, nous féliciter de leurs honneurs, nous réjouir de leurs succès et — on nous excusera de cet excès de sensibilité — pleurer avec eux sur leurs misères.


II. — Leurs misères.


Leurs misères ! À beaucoup le mot paraîtra un peu osé ; il n’est cependant que l’expression fidèle d’une situation qu’il serait illusoire de vouloir céler.

Il n’est point nécessaire de rappeler ici les plaintes dont furent victimes les imprimeurs lyonnais dès les origines de l’imprimerie, et les mesures rigoureuses qu’ils furent dans la nécessité d’envisager pour sauvegarder leurs intérêts.

L’anecdote racontée par l’Allemand Jérôme Hornschuch n’est pas moins suggestive. Un correcteur avait omis de signaler l’absence dans un mot de la lettre w ; l’omission de cette consonne donnait à l’expression un sens obscène. Le correcteur fut accusé d’avoir négligé volontairement la rectification qui s’imposait ; poursuivi par les soins de l’Université et du Clergé, il fut condamné à être fouetté de verges et chassé honteusement de la ville épiscopale de Wurtzbourg.

Cet exemple de sévérité à l’égard des correcteurs ne fut point isolé. En voici un autre, dont… heureusement — l’expression est un peu osée, en la circonstance — le prétendu coupable n’eut pas à subir lui-même les redoutables conséquences[36]. Un imprimeur allemand — dont nous avons omis de noter le nom — avait apporté à la composition et à la correction d’une traduction de la Bible les soins les plus assidus ; le travail, semblait-il, serait parfait. Cependant à peine était-il mis en vente que l’Université s’inquiétait ; à la requête de l’autorité ecclésiastique, l’imprimeur était arrêté et déféré aux tribunaux. Il allait être condamné lorsqu’un apprenti vint apporter un témoignage inattendu : au cours de la nuit, alors que tout reposait, la femme du maître imprimeur était entrée à l’atelier. Réveillé par cette visite intempestive, l’apprenti avait pu, spectateur muet, assister aux allées et venues de la matrone dont le caractère acariâtre et jaloux supportait malaisément le joug cependant fort paternel du mari. Se croyant à l’abri de regards indiscrets, cette fille d’Ève avait décidé de modifier en faveur de son sexe la sentence prononcée par le Créateur contre la mère du genre humain : « … Vous serez sous la puissance de votre mari, et il sera votre seigneur[37] » (herr, maître) ; et aux lettres he elle avait substitué la syllabe fort différente na : « … et il sera votre fou » (narr, jouet, esclave, bouffon). L’imprudente paya de sa vie un tel outrage à la parole divine.

Bien plus, le Pouvoir royal, loin d’atténuer les conséquences d’erreurs auxquelles ne peuvent échapper les plus parfaits eux-mêmes, rendit les correcteurs responsables de faits à l’encontre desquels ils étaient impuissants : la déclaration du 10 mai 1728 rendait « les protes, correcteurs et compositeurs passibles de peines, comme les maîtres, pour l’impression de livres prohibés ou non revêtus de l’approbation ».

La responsabilité des correcteurs n’était point illusoire ; sans doute, certains patrons devaient-ils dès lors tenter de rejeter sur leurs subordonnés les conséquences de leurs négligences ou de leur mauvais vouloir personnels. Aussi est-il intéressant de connaître quelles raisons les maîtres donnèrent parfois du manque de soins apporté par eux à la correction.

En 1539, les maîtres imprimeurs de Paris adressaient au roi une humble supplication, disant que leur art si précieux « pour acquérir science à l’honneur et louange de Dieu », pour développer la foi, avait toujours prospéré « jusques puis aucun temps en çà que les compaignons et ouvriers dudict estat de imprimeurs besognans soubz lesdits maistres, au moyen de certaine confrairie particulière, qu’ils ont eslevée entre eux, ont, par monopolle et voye indirecte, faict délibération de ne besongner avec les apprentifs, qui pourroit causer la perdition et discontinuation dudict estat, font bancquetz des deniers qu’ilz tirent des apprentifs, leur font faire serment tel qu’il leur plaist. Et au moien de ladicte confrairie, assemblée et monopolle que par cy-devant… l’estat venu en augmentation tumbe et vient en discontinuation et destruyement, et les livres incorretz et mal imprimez[38]… »

Ainsi, par-devant le roi, les maîtres imprimeurs rejettent sur la classe ouvrière toute la responsabilité d’une situation qui paraît assez grave. Peut-être peut-on dire que, pour la première fois dans notre corporation, le patronat, dans ce plaidoyer pro domo, portait contre les ouvriers l’accusation déguisée de ce que nous appelons sabotage.

Pour remédier aux abus qu’ils avaient longuement signalés, les imprimeurs sollicitaient du roi « de convertir en loi une suite de prescriptions » dont ils avaient eu soin de rédiger eux-mêmes le texte. « Le roi fit siennes toutes ces prescriptions et, sous la forme d’un édit, rendu le 31 août 1539, à Villers-Cotterets, en ordonna l’exécution. Malgré l’opposition des compagnons, l’édit fut enregistré au Châtelet, le 13 septembre suivant. » — Les correcteurs n’étaient pas oubliés, et un article spécial, l’article 17, dont nous verrons ultérieurement les obligations, leur était consacré. ·

À l’encontre de l’affirmation patronale, on peut croire cependant que le mal n’était point exclusivement imputable aux apprentis, aux compagnons, non plus qu’aux correcteurs. Tout au contraire, multiples étaient les plaintes formulées contre nombre d’imprimeurs qui, suivant Érasme, aimaient mieux voir plus de six mille fautes dans un livre que de dépenser la somme nécessaire pour salarier un bon correcteur.

On ne saurait prétendre en effet qu’il employa un bon correcteur, salarié convenablement, ce Parisien dont parle Clément Marot, dans son Avertissement de l’Histoire de Leander et de Hero : « De Marot : A peine estoit la presente histoire hors de mes mains (lecteurs debonnaires) que ce ie ne scay quel auare libraire de Paris, qui la guettoyt au passage, la trouua, et lemporta tout ainsi qu’un Loup affamé emporte une Brebis : puis me la ua imprimer en bifferie du Palais, cest assavoir en belle apparence de papier et de lettre, mais les uers si corrompus, et le sens si dessiré que vous eussiez dict que cestoit ladicte Brebis eschappee dentre les dents du Loup : et, qui pis est, ceulx de Poytiers, trompez sur lexemplaire des aultres, men ont faict autant. Quant ie uy le fruict de mes labeurs ainsi accoustré, ie uous laisse a penser de quel cœur ie donnay au diable Monsieur le Babouyn de Parisien, car, a la uerite, il sembloit quil eust autant pris de peine a gaster mon liure, que moy a le bien traduire. Ce que uoyant, en passant par la noble uille de Lyon, ie priay maistre Sebastien Gryphius, excellent homme en lart de Imprimerie, d’y uouloir mectre la main ; ce qu’il ha faict, et le uous la imprime bien correct, et sur la coppie de Lautheur, lequel uous prie (pour uostre contentement et le sien), si auez enuie den lire, de uous arrester a ceulx cy. Dieu tout puissant soit touiours nostre garde[39]. »

On ne saurait affirmer non plus que ce fut un bon correcteur, salarié convenablement, ce personnage dont le libraire Jean Pillchotte parlait, en 1586, dans l’Avis de l’ouvrage Allumettes du feu divin[40] : « Le libraire au Lecteur : Seulement je t’advertiray que comme ce livre fut imprimé à Paris l’an 1548 (qui est la dernière édition), fort mal correct et ayant beaucoup de dictions et phrases bien esloignées de la naifveté et pureté de nostre langue françoise, par l’advis de quelques uns de mes bons amys je l’ay faict et diligemment revoir, et aiant ainsi faict oster les faultes les plus signalees de l’impression, je l’ay faict parler françois un peu plus proprement qu’il ne faisoit auparavant. »

Aussi bien, si François Ier, en 1539, avait pu, à la faveur des luttes qui s’élevèrent alors entre maîtres et compagnons, être induit en erreur, il n’en fut pas de même pour Henri II. Peut-être plus clairvoyant, peut-être mieux conseillé, ce roi, à l’occasion de l’octroi d’un privilège à Jean Saugrain, libraire à Lyon, ne craignait pas d’écrire en 1558 « Nous avons entendu que par la négligence et peu de soing des libraires et imprimeurs de nostre ville de Lyon, qui impriment et font imprimer noz ecdictz, ordonnances et lettres patentes et closes, que nous envoyons audict Lyon,… il advient souvent que la pluspart sont mal imprimeez et ordinairement esgareez sans qu’on en puisse retrouver audict Lyon… »


À l’exemple du roi, l’opinion publique n’imputait point au correcteur seul les erreurs qui parfois déparaient les plus belles éditions. Avec Érasme, nombre de lettrés se plaignaient amèrement de l’esprit de lucre qui seul animait trop souvent libraires et imprimeurs. Aussi Ange Roccha, dans sa Dissertation sur les origines de l’Imprimerie, pouvait écrire avec juste raison : Utcumque autem sit, Typographia, non solum a nobilibus et eruditis viris, ac ditissimis quidem, fuit inventa, sed etiam ab hujus generis hominibus diu exculta. Hac autem tempestate, in qua per totum fere terrarum orbem exercetur, vilissimus quisque, perpaucis exceptis, egenus præterea nulliusque eruditionis homunculus, eam illotis tractat manibus, spe tantum lucri, aut mercaturæ exercendæ gratia, ductus. Hinc factum est, ut soli fere mercatores, quorum multi nullum norunt litterarum elementum, pauperrimis hanc artem hominibus exercendam committant, quæstum inde omnem desumentes, et non nisi labores litterarum concinnatoribus, qui et compositores dicuntur, nec non iis qui prælo præsunt, et torculares vocitantur, relinquentes. Correctores insuper, vel satis mediocriter eruditi, ob tenuissimam mercedem ad corrigendi artem eliguntur ; vel, si eruditi sunt, accurati esse non possunt, ob ingentem sarcinam humeris imparem, quam tamen sponte susceperunt, ut die nocteque adlaborantes victum quotidianum sibi comparare queant. Id quod compositoribus, torcularibus, ac proto, cæterisque hujusce artis operariis evenire solet. Dira igitur Lucri cupido, pace bonorum dixerim, hanc nobilissimam artem, et omni laude dignam, deturpavil, vilissimamque reddidit[41].

Mais — quelque vraisemblables que fussent les reproches adressés aux maîtres, quelque mal fondée que fût la mesure — le principe de la responsabilité des correcteurs était posé, il ne devait pas disparaître ; tout au contraire, l’édit du 10 septembre 1572 aggravait cette responsabilité de manière inattendue.

On ne saurait dès lors s’étonner de la suspicion dont on entoure parfois le correcteur le plus dévoué, des reproches sous lesquels on l’accable. L’autorité royale est redoutable aux faibles, dure aux isolés ; en son appui les forts puisent un surcroît de puissance, une justification de rancunes, une raison de vengeances mesquines contre le correcteur. Un auteur a commis une erreur : le correcteur doit la relever ; un écrivain a omis un texte important : le correcteur est tenu de le signaler ; un littérateur, au hasard de la plume, rédige une phrase obscure : le correcteur est obligé d’y porter remède de façon ou d’autre ; un compagnon éprouve une distraction ou manque d’intelligence : le correcteur a charge d’y veiller, et rien cependant ne sollicite de ce côté son attention. Cet état d’esprit est de tous les temps ; il fut de tous les âges : à notre époque le correcteur en souffre étrangement ; sous l’ancien régime, il en éprouvait les rudes conséquences. Heureux encore si on ne lui tient point rigueur des plaintes anodines qui lui échappent parfois. Le correcteur a le devoir de se taire, alors que l’auteur, pour s’excuser, a le droit d’invoquer les motifs les plus simples, les raisons les plus invraisemblables. En 1527, le libraire Jean Osmont fait suivre le titre d’un Missale secundum usum Metropolitanæ Ecclesiæ Aquensis des lignes suivantes : Correctum et revisum summa cum diligentia per discretos et egregios viros dominos Johannem Duranti canonicum, Jacobum Grossi et Petrum Burle beneficiatos meritissimos ipsius Ecclesiæ. Si vero quidpiam erratum compertum fuerit equi bonique consulatur : memores nos esse omnes imperfectos, solus vero Deus perfectus : cui sit honor… Non moins curieux, pensons-nous, le colophon d’un missel[42] imprimé en 1531, au monastère d’Ainay, du diocèse de Lyon, par le prieur claustral Balthazard de Thuerd, de l’Ordre de Saint-Benoît. Sur le verso du dernier feuillet, l’auteur s’excuse ainsi des erreurs d’impression : Si vero quidpiam erratum compertum fuerit : prime impressioni danda est venia : In nullo si quidem peccare potius est divinitatis quam humanitatis : Dormitasse quandoque dictus est Homerus.

Nous trouvons un exemple frappant de l’ingratitude qui parfois est la seule récompense des correcteurs les plus dévoués et les meilleurs dans l’aventure suivante survenue à Guillaume Guéroult, correcteur chez Arnoullet. — Balthazar Arnoullet, qui fut maître imprimeur, puis libraire à Lyon, naquit vers 1517 et mourut dans les derniers jours de novembre 1556. Entré vers 1537, en qualité de compagnon, au service de Jean Barbou, maître imprimeur à Lyon, il devint rapidement chef d’atelier, prote, grâce à ses qualités et à son habileté techniques. En récompense de ses services Arnoullet épousait en 1541 la fille de son patron, Denise Barbou, et, en 1542, à la mort de son beau-père, il prenait la direction de l’imprimerie. Son instruction littéraire n’étant pas suffisante et le besoin d’un correcteur habile se faisant sentir, Arnoullet confiait cette tâche délicate à Guillaume Guéroult. Ce dernier, originaire de Normandie, érudit, poète à ses heures, arrivait de Genève où il avait travaillé chez Simon du Bosc, son neveu. Balthazar Arnoullet, dont les sentiments religieux inclinaient fortement, dit-on, vers les « nouvelles doctrines[43] », avait trouvé chez Guéroult une similitude d’idées qui, sans doute, l’avait incité à donner toute sa confiance au nouveau correcteur ; au bout de quelque temps, il lui fit épouser sa belle-sœur, Jacquette Barbou ; puis il édita nombre des œuvres de son beau-frère. Parmi ces travaux, qui furent loin de nuire à la fortune et à la réputation de la Maison, il faut citer : en 1540, le Premier Livre des Emblèmes, réimprimé en 1550 ; en 1550, le Second Livre de la Description des Animaux ; et, en 1553, l’Epitome de la Chorographie d’Europe dont des événements regrettables vinrent malheureusement interrompre la publication. Peut-être à l’instigation de Guéroult, un adepte de la nouvelle religion, Michel Servet (qui se cachait sous le nom de Michel de Villeneuve), avait obtenu l’autorisation tacite d’imprimer clandestinement à Vienne en Dauphiné, sous le nom d’Arnoullet, un ouvrage nettement « réformiste » intitulé Christianismi Restitutio. L’édition était à peine achevée qu’une dénonciation parvenait à l’autorité ecclésiastique et aux pouvoirs publics : Arnoullet, coupable de complaisance, était emprisonné ; Michel Servet passait en Suisse ; et Guéroult retournait à Genève près de Simon du Bosc. De cette dernière ville, Guéroult eut le grave tort d’intenter à son beau-frère un procès pour lui réclamer ses gages. Arnoullet répondit aussitôt : « Mettez en avant que ledict Gueroult demande faulsement,… ne lui est due toute la somme qu’il demande. Et pour recompense davoir nourry la femme de Gueroult trois ans entiers et luy entretenu comme ma personne en nostre maison en lui baillant guages pour faire ce que jeusse faict faire a dapprentifs en la correction qui en ont plus aprins en un an quil nen a aprins en troys ans. » B. Arnoullet avait oublié les services de Guéroult, il ne voulait se souvenir que de ses torts ! Ceux-ci ne devaient pas cependant être si graves, et les capacités de Guéroult devaient être plus appréciables que ne le prétendait Arnoullet, puisque, après 1556, époque à laquelle eut lieu la mort de ce dernier, Guéroult, rentré en grâce auprès de la famille Barbou, était de nouveau correcteur chez sa belle-sœur la veuve de Balthazar Arnoullet[44].

La vie de Cornelis Kiliaan[45] nous offre un autre exemple frappant de cette situation anormale : Plantin et ses successeurs n’apprécièrent point à leur juste valeur les mérites de Kiliaan ; ils laissèrent dans l’obscurité et oublièrent volontairement, semble-t-il, dans leurs cartons les œuvres de ce correcteur érudit qui ne virent le jour et ne connurent qu’à notre époque la juste célébrité à laquelle elles avaient droit. Non seulement Kiliaan fut mal payé, mais il était régulièrement inscrit parmi les ouvriers de l’imprimerie. Quand Plantin envoyait à ses intimes, à ses correspondants, à ses clients les salutations de ses amis et collaborateurs, jamais le nom de son correcteur ne s’y trouve mêlé. Au banquet de noces de Raphelengien, qui en juin 1565 épousait sa fille aînée Marguerite, Plantin convoque ses collègues, ses fidèles, les littérateurs attachés à son officine ; il oublie son… correcteur.

Le nom de Kiliaan ne se trouve associé à celui de son patron que dans trois circonstances importantes : le 21 novembre 1568, Plantin, s’absentant d’Anvers, constitue Cornelis son fondé de pouvoirs pour « faire rentrer les créances et agir en justice en son nom » ; Kiliaan, le 26 novembre 1585, signe à l’acte de cession de l’imprimerie de Leyde ; et il figure, le 7 juin 1589, comme témoin au codicille fait par Plantin à son testament. Ce sont les seuls actes de confiance et de gratitude publique qu’ait témoignés Plantin à celui « qui resta à son service ou à celui de ses gendres pendant près d’un demi-siècle ». Une explication semble plausible : la valeur littéraire de Kiliaan porta ombrage à Plantin dont elle éclipsait les mérites. Puis il faut le dire : durant de longues années, Cornelis Kiliaan, fort économe, fut, malgré son maigre salaire, créancier de l’imprimerie d’Anvers. On peut en supposer une autre à connaître le texte de certain privilège accordé à Plantin et les travaux auxquels se livra Kiliaan : ce dernier eut parfois pour la publication de ses travaux[46] des velléités d’indépendance que peut-être Plantin ne lui pardonna pas.

« Pourtant, Kiliaan fut, sans conteste, l’homme indispensable dans la maison Plantin ; il fut l’artisan le plus actif de la gloire qui rejaillit sur cette imprimerie, renommée dans le monde entier pour la régularité des impressions et la pureté des textes. Excellent homme, de relations agréables, il n’avait point la morgue des savants de cette époque, ni la fierté des professeurs ; il ne songeait point à se faire valoir, bien qu’il eût toutes les raisons plausibles pour le faire : sens droit, jugement éclairé, érudition très étendue. Pendant cinquante ans il fut courageux à la peine que chaque jour amenait, et c’est à lui que revient en toute justice la plus grande part de renom entre tous les collaborateurs de Plantin[47]. » « Il peut être considéré comme le phénix des correcteurs morts et vivants. Il savait que la correction est à l’art typographique, suivant l’heureuse expression d’Henri Estienne, ce que l’âme est au corps humain : elle lui donne l’être et la vie[48]. »

De quelles rancœurs contenues, de quelles amères déceptions, de quelles longues désillusions Kiliaan ne devait-il point supporter la lourde charge. Pour en donner une idée sommaire, il nous suffira de conseiller la lecture de son Bibliopola et de son Typographus Mercenarius, dont nous nous contenterons de rapporter ici les quatre derniers vers :


Noster alit sudor nummatos et locupletes
xxxx Qui nostras redimunt, quique locant operas ;

Noster alit sudor te, Bibliopola, tuique
xxxx Consimites, quibus est vile laboris opus.

Combien cependant modérée cette plainte qu’il exhale dans l’épigramme en vers latins qui nous est parvenue et dont nous donnons d’abord la traduction :

« Notre métier est de corriger les fautes des livres et de marquer les endroits défectueux ; mais un méchant brouillon qui entasse faute sur faute et accumule les tournures barbares, dévoré qu’il est par la maladie d’écrire, altère par des ratures le texte qu’il nous apporte et souille le papier. Il ne met pas neuf ans à cette besogne, il ne s’inquiète pas de polir son travail, mais il se hâte de faire imprimer ses vaines rêveries par des presses actives. Quand elles ont paru, si quelques savants déclarent qu’il a écrit sans l’aveu des Muses et d’Apollon, le brouillon enrage ; et, pour se défendre par tous les moyens possibles, il s’en prend au correcteur. Eh ! lourdaud, cesse donc d’imputer au typographe un tort qu’il n’eut jamais. Dis, ce que ton livre contenait de bon l’a-t-il gâté ? N’entends-tu pas ?… Tiens, désormais, brouillon, lèche toi-même tes petits. S’aviser de corriger les fautes d’autrui, c’est s’attirer des mécontentements, jamais de la gloire. »

Officii est nostri mendosa errata librorum
Corrigere, atque suis prava notare locis.

Ast quem scribendi cacoethes vecat, ineptus
Ardelio vitiis barbarieque rudis
Plurima conglomerat, distinguit pauca lituris,
Deformat chartas, scripta commaculat.
Non annum premit in nonum, non expolit arte ;
Sed vulgat properis somnia vana typis ;
Quæ postquam docti Musis et Apolline nullos
Composita exclamant, ringitur ardelio ;
Et quacumque potest sese ratione tuetur,
Dum correctorem carpit agitque reum.
Heus ! cessa immeritum culpam transferre deinceps
In correctorem, barde, typographicum.
Ille quod est rectum non depravavit at audin ?
Post hac lambe tuos, ardelio, catulos.
Errata alterius quisquis correxerit, illum
Plus satis invidiæ, gloria nulla manet[49].

La gloire ! Ce mot, d’une douloureuse ironie dans la bouche de Cornelis Kiliaan, ne devait pas être moins amer pour nombre de ses successeurs.

Un fait suffira à justifier cette pensée.

Sous l’ancien Régime, « de tous temps il y eut antagonisme entre les libraires et les imprimeurs ; chaque parti cherchait à prendre avantage sur son partenaire pour le dominer ; de là, des luttes incessantes au sein de la Communauté », luttes dont la violence après 1683 atteignit parfois un tel degré qu’un libraire ne dédaignait point de s’écrier, en 1715 : « que les épées étaient tirées, qu’il fallait jeter les fourreaux dans la rivière, et se battre contre les imprimeurs jusqu’à extinction[50] ». Si le sang ne fut point versé, tout au moins peut-on dire, en souriant aujourd’hui quelque peu au récit de ces combats de préséance, que l’encre coula sans compter. Chaque partie publiait un mémoire aussitôt réfuté par une réponse ; un contre-mémoire suivait, dont une requête au roi s’essayait à annuler les résultats escomptés. Au nombre des arguments donnés par les libraires comme l’une des preuves manifestes de l’infériorité des imprimeurs, on rencontre avec étonnement celui-ci : « L’imprimeur, n’étant occupé qu’à manier des caractères, ou tout au plus à lire des épreuves », est généralement tout à fait insuffisant pour visiter des livres. « Il y a autant de disparité de connaissances et d’expérience entre un imprimeur et un libraire qu’il y en a entre l’ouvrier et le négociant[51]. »

Il est difficile de manifester plus vif dédain de la correction et de ceux qui en assument la lourde tâche : « L’imprimeur, occupé tout au plus… à lire des épreuves, est tout à fait insuffisant pour la visite des livres ! » Les éditeurs — « ces plantes parasites que les imprimeurs ont eu le grave tort de laisser croître et grandir entre eux et les auteurs » — étaient-ils plus qualifiés « pour la visite des livres » ? Nous aurions voulu le croire. Mais, à connaître les nombreuses mesures de rigueur prises par l’Université et le Pouvoir royal contre les libraires et les écrivains, nous ne pouvons nous empêcher de songer que trop souvent le livre fut exclusivement, pour les adversaires des imprimeurs, « du noir sur du blanc ».

Aussi bien, les imprimeurs ne restèrent point sur cette attaque.  S’indignant des prétentions de leurs adversaires qu’ils jugeaient excessives, les imprimeurs répliquèrent un peu durement : « Quelque idée avantageuse que les libraires forment de leur profession, la librairie sera toujours au-dessous de l’imprimerie. L’imprimerie est un art ; la librairie n’est qu’un commerce ; l’imprimeur est un artiste, et le libraire n’est qu’un marchand de livres… Si la librairie est honorée du nom d’art, c’est parce que les libraires ne font qu’un même corps avec les imprimeurs. La preuve est que l’imprimeur ne déroge point par l’exercice de l’imprimerie, et que la librairie déroge. »

L’argument sans doute était sans réplique : « noblesse oblige » !

Notre xixe et notre xxe siècle n’ont pas connu et — nous l’espérons tout au moins — ne connaîtront point ces rivalités violentes. L’abolition des corporations, des jurandes et des maîtrises a calmé les esprits. Nous regrettons cependant de le dire : notre époque n’a point vu disparaître ce mépris que l’on affecte dans notre corporation à l’égard de l’un de ses artisans les plus dévoués.

Les éditeurs actuels ne semblent point animés, à l’égard du correcteur, de sentiments plus élevés que ceux manifestés par leurs prédécesseurs : des querelles ataviques ils ont conservé tous les préjugés et toutes les erreurs. Au début du xixe siècle, Bertrand-Quinquet[52] en faisait la regrettable constatation : « Mais nous devons dire encore que, s’il existe dans une foule d’excellents ouvrages, des fautes aussi fréquentes que grossières, c’est aux libraires et aux entrepreneurs qu’il faut s’en prendre ; ils marchandent par centimes le prix d’un ouvrage, ne donnent la plupart du tems qu’un prix si médiocre, qu’il devient impossible à l’imprimeur, à moins de consommer sa ruine, de donner à plusieurs lectures d’épreuves et à leur correction tout le tems nécessaire. Mais ces abus passeront avec le tourbillon révolutionnaire qui a si long-tems tourmenté la République Française. »

L’espoir de Bertrand-Quinquet ne devait point, hélas ! se réaliser, et au milieu du siècle dernier, plus exactement en 1867, Bernier, président de la Société des Correcteurs de Paris, exprimait en ces termes les regrets qu’il éprouvait de cette étrange situation : « Comme je le disais en commençant, les produits de l’industrie typographique à l’Exposition n’ont été examinés jusqu’à ce jour que sous le rapport de l’impression et de l’outillage ; personne, que je sache, même dans les journaux étrangers, n’a songé à examiner le livre à son point de vue capital selon nous, au point de vue de la correction. Disons toute notre pensée, car on doit la vérité à ses amis : on aurait le droit de voir un dédain plus affecté que réel — de la part d’hommes très compétents, je le répète — dans ce parti pris de ne pas prononcer le mot qui exprime à lui seul le moyen et le but du livre ; de ne jamais mentionner, même accidentellement, cette partie de l’art typographique qui en est à la fois l’essence et l’expression la plus haute, qui le constitue, qui le caractérise, qui le rattache étroitement à la littérature et à la science, et « qui distingue spécialement notre industrie de « toutes les autres », comme le disait si excellemment M. Ambroise Firmin-Didot, dans une lettre devenue fameuse.

« Eh bien ! c’est ce parti pris qui me force à mon tour à descendre dans l’arène :

........Facit indignatio versum.

« Si la profession de maître imprimeur se place de plein droit au rang des professions libérales ; si les officines de quelques-uns de nos typographes les plus illustres ont été, à juste titre, considérées comme de véritables succursales de l’Institut, à ce point que plusieurs des correcteurs de l’Imprimerie Didot auraient pu revendiquer une large part de la gloire que les diverses éditions du Dictionnaire de l’Académie ont fait rejaillir sur la savante Compagnie, à qui l’imprimerie doit-elle ce lustre, cet éclat unique ? Est-ce donc à la beauté des impressions ?…

« À Dieu ne plaise que je veuille établir ici que la beauté de l’impression est un élément de succès de mauvais aloi, qu’il faille le négliger complètement : loin de là ; je ne comprends le livre que parfait à tous les points de vue, aussi parfait, du moins, que peut l’être une œuvre humaine, c’est-à-dire exempt de fautes, irréprochable sous le rapport de l’exécution typographique, et imprimé avec le plus grand soin ; mais je proteste — et c’est là le but principal de cette lettre — je proteste de toute l’énergie d’un homme qui a derrière lui de longues années d’études professionnelles, contre l’importance exagérée que les maîtres imprimeurs, depuis l’invention des presses mécaniques surtout, ont donnée à l’impression et en général aux procédés qui peuvent favoriser la rapidité du tirage — à la fabrication, en un mot — au préjudice de la partie littéraire et savante de leur profession[53]. »

La réponse à ces lignes d’une rare vigueur fut plaisante ; les libraires de 1715 l’auraient accueillie avec plaisir : « La correction d’un livre est une affaire de grammaire et de critique littéraire, et non la nôtre. »

Cette affirmation, qui émanait d’un journal technique, l’Imprimerie, dont l’autorité fut indiscutable pendant près d’un demi-siècle, était bien faite pour surprendre : elle n’était point certes d’accord avec celle de l’auteur de l’Almanach des Muses qui écrivait :

Pour humilier les auteurs,
Le dieu du Parnasse en colère
Voulut leur rendre nécessaire[54]
Le dangereux secours d’ignorants correcteurs ;

elle ne tenait nul compte de cette définition du véritable correcteur qui doit être en même temps érudit et typographe ; enfin, elle laissait supposer chez son auteur une singulière méconnaissance des devoirs du correcteur.

Le Président de la Société des Correcteurs ne crut point devoir rester sur une telle réplique : une réponse lui parut nécessaire que l’Imprimerie publia dans son numéro suivant[55] :

« Vous m’avez fait l’honneur d’insérer dans le dernier numéro de votre intéressant journal une lettre que je vous adressais dans le but de convier vos lecteurs à l’étude de ces deux questions : 1o l’influence exercée par la librairie sur l’imprimerie ; 2o l’examen du livre à l’époque actuelle au point de vue de la correction littéraire, grammaticale et typographique, point de vue laissé de côté jusqu’à ce jour par ceux de vos rédacteurs qui ont parlé des produits de l’Imprimerie à l’Exposition universelle de 1867.

« Vous avez fait suivre cette lettre d’une réponse où les deux questions posées par moi ne sont pas même effleurées, mais où, en revanche, la correction est traitée avec un dédain à peine dissimulé.

« En répliquant quelques mots, je n’ai pas le moindre espoir de modifier l’opinion de votre collaborateur inconnu : il y a là, je crois, sinon une éducation complète à faire, tout au moins une conversion de pécheur endurci à opérer, et je ne me sens le courage d’entreprendre ni l’une ni l’autre ; néanmoins, et pour des raisons qu’il serait oiseux de décliner ici, je ne crois pas devoir laisser sans réponse certaines assertions, qui, si entachées de banalité qu’elles soient, et pour être tombées dans le domaine des lieux communs d’atelier, n’en sont pas moins justiciables du simple bon sens, les faits et l’histoire à la main[56]

« Une éducation complète à faire, « une conversion de pécheur endurci à opérer », tel aurait été assurément l’honneur que Bernier aurait cru devoir encore décliner s’il avait connu l’Auteur qui prit soin de rappeler dans un travail récent quelques-unes des tribulations typographiques de Barbey d’Aurevilly : « Barbey d’Aurevilly se refusait le génie typographique de la correction », mais il demandait à « Miss Louise » de l’avoir pour lui. Une bonne moitié des lettres qu’il lui adresse le montrent en peine de la maladresse ou de l’étourderie des protes[57] : « Vous savez que je dois mourir d’une « faute d’impression ». Ce n’est pas assez de dire qu’il en est en peine ; il en est dans l’angoisse et, il l’a écrit, « au martyre ».

Et, l’auteur de ces lignes continue avec une froide ironie : « Plaignons-le comme une victime saignante des typographes ! Mais aussi quelles ridicules coquilles parsèment ses articles !… N’a-t-on pas mis, certain jour, dans son feuilleton du Triboulet, « suaire » au lieu de « sphère » ? Aussi enrage-t-il ! S’ils effacent une faute, « ces chiens », c’est pour en mettre deux autres. Ainsi, dans la troisième édition de l’Histoire sans nom, ils ont biffé l’unique bévue qui déparait le volume, mais ils en ont commis deux autres, « grosses comme des montagnes ». Et il en arrive autant à ce malheureux Barbey chaque fois qu’il se fait imprimer. Son nom lui-même est déformé : il se voit transformé en Barbet. « C’est une destinée ! » Et il supplie sa « chargée d’affaires » de lui prêter aide : Qu’elle nettoie ses œuvres de ces « saloperies », qu’elle corrige « férocement » ses épreuves, et au besoin qu’elle aille « tonner chez Lemerre ».

Barbey lisait-il les épreuves de ses travaux ? Pour sa réputation littéraire nous voulons le croire ; et nous songeons dès lors que lui-même et « Miss Louise » n’étaient pas moins responsables que « ces chiens » des « saloperies » contre lesquelles il priait d’aller « tonner chez Lemerre ».

« Une éducation complète à faire », « une conversion de pécheur endurci à opérer », on ne saurait mieux juger l’état d’esprit des auteurs, des libraires-éditeurs, des imprimeurs même qui, suivant les circonstances, dénient au correcteur la moindre autorité littéraire, en le ravalant au-dessous d’un simple typographe, ou négligent sa formation technique, ne voyant dans les services de ce travailleur intellectuel qu’une charge dont les exigences de la clientèle ne leur permettent pas, à leur vif regret, de se libérer[58].

Les temps, d’ailleurs, ne semblent point propices à une « éducation nouvelle » ; les correcteurs actuels ne paraissent pas de taille à tenter la « conversion du pécheur endurci ». Si, de temps à autre, surgit quelque tentative de remédier à la situation présente, l’initiative n’est point de longue durée ; ni le courage ni l’endurance ne répondent à la grandeur de la tâche et à sa longueur. Chacun vit pour soi loin des autres, ignorant des nécessités et des besoins de la corporation. Pour le correcteur moderne, à chaque jour suffit sa peine ; sans souci du lendemain, tout entier à sa besogne,

Il corrige, il corrige, humble en son petit coin.
Son œil est attentif, vigilant son calame.
Le mot que le lecteur voit à peine, de loin,
Il en fouille le fond, — si j’ose dire l’âme.

Il pèse exactement la paresse ou le soin
Qu’à son chef-d’œuvre a mis tel auteur qu’on acclame ;
Du plagiat utile il est le seul témoin,
Témoin inaccessible à déesse Réclame.

Un peu désabusé, cet homme est indulgent ;
Des hommes de génie il connaît trop la gent,
Leur ayant corrigé leurs fautes d’orthographe !!!

J’ai dit qu’il a bon œil, mais surtout quel bon dos !
La sottise d’autrui sur lui tombe en cadeau.
« Coquille », dit l’auteur, quand lui murmure : « Gaffe[59] »


III. — Comment juger la valeur d’un correcteur[60].


Il en est, dans le monde des typographes, qui considèrent comme un mythe les difficultés dont le correcteur se plaint parfois. Ceux-là s’imaginent aisément que le manque de science est la cause primordiale de ces ennuis.

Cependant, le fait est incontestable, quel que soit l’entourage au milieu duquel le correcteur est appelé à vivre, quels que soient les talents dont il fait preuve, il sera certainement un jour ou l’autre aux prises avec des difficultés. Ces difficultés sont fort nombreuses ; elles proviennent surtout du manuscrit, dans son sujet, dans sa rédaction et dans son écriture ; elles sont dues aussi à l’auteur, en raison de ses exigences orthographiques ou techniques ; enfin, elles émanent également — et nous avons quelque peine à l’avouer — du compositeur, du prote et du patron lui-même. Vouloir juger la valeur d’un correcteur sans envisager ces différents éléments, c’est omettre de faire entrer en ligne de compte une fraction, et certes non la moins importante, des qualités exigées d’un correcteur typographe.


A. — Le correcteur jugé d’après le manuscrit


Le manuscrit peut être un facteur de succès aussi bien que d’insuccès pour le correcteur. Vouloir connaître et prétendre arriver à connaître la valeur d’un correcteur par l’examen comparé de deux premières lectures de manuscrits différents est un très mauvais procédé.

Il est des manuscrits difficiles à déchiffrer[61], dans la collation desquels il est impossible de songer à atteindre la perfection : les ratures sont nombreuses, de lecture difficile : elles impliquent une fatigue et une perte de temps certaines ; d’autre part, l’écriture est réellement défectueuse : les déliés sont imparfaits, voire même manquent totalement ; les jambages sont uniformes ; pas de barre dans les t, pas de point sur les i ; tous les e sont muets et trop fréquemment peuvent être confondus avec les i ; les u et les n, les e et les c, les t et les l, les g et les y sont la cause de confusions regrettables. — Le résultat est fatal : cette lecture laisse subsister de nombreuses imperfections ; bien plus, elle est parfois elle-même la cause de nouvelles erreurs.

Le mal est bien plus grave encore, lorsque le style de la rédaction laisse à désirer, lorsque le manuscrit est hérissé de mots techniques nouvellement introduits ou acceptés dans la langue française, de noms propres, de mots patois, lorsque, enfin, le texte est bourré de formules ou d’expressions chimiques, algébriques, etc.

En général, les plus mauvais calligraphes se lisent de manière relativement aisée ; de ce fait ils déduisent la conclusion que le compositeur, et par suite le correcteur, déchiffrera leur texte aussi bien qu’ils le font eux-mêmes. Mais cette conséquence n’est rien moins que rigoureuse ; parfois, en effet, certains des auteurs dont nous parlons ici, qui ont écrit dans une hâte fiévreuse un texte d’actualité, peuvent à peine, au milieu du calme et de la solitude, « reprendre le fil » de leur littérature. Témoin cette anecdote arrivée au « Prince de la critique » : « Un matin, un typographe du journal les Débats arrive chez Jules Janin et place sous les yeux de l’écrivain une page dont il n’avait pu attraper miette. Janin saisit le feuillet d’une main triomphante, ajuste son lorgnon, essaye d’épeler et… : « Ah ! mon ami, ma foi, j’aurais plutôt fait de recommencer une page de copie. »

Ces manuscrits sont moins rares qu’on ne le pense. Désagréables au compositeur, ils sont pour le correcteur la cause d’une dépréciation imméritée. Malgré des efforts inouïs, malgré une revision attentive des premières, le correcteur « en laisse ».

Mais ces mêmes manuscrits ne sont pas moins désavantageux pour le patron imprimeur. Les conséquences d’une lecture en premières défectueuse se feront lourdement sentir dans la suite du travail : corrections d’auteur plus nombreuses, revisions obligées d’épreuves particulièrement chargées, lecture en secondes d’autant plus difficultueuse que le texte a été plus modifié et remanié ; oublis inévitables de l’auteur ; retards dans l’exécution du travail, perte de temps.

N’est-il point permis, dans ces conditions, de faire observer « aux auteurs que c’est souvent leur faute si leurs livres ont besoin de si longs errata. Leur négligence à écrire lisiblement les noms propres et les termes de sciences ou d’arts qui ne peuvent être familiers à un compositeur en est presque toujours la cause. Il est impossible qu’un imprimeur entende assez bien toutes les matières sur lesquelles il travaille pour ne pas se tromper quelquefois. »

Il est des manuscrits faciles : ce sont les réimpressions, les écritures moulées, les textes qui ne présentent aucun accident de lecture, les rédactions littéraires ou philosophiques, pour lesquels l’esprit le moins averti peut au milieu d’une trame légère ressaisir un fil qui paraissait s’échapper.

Les divergences que présente la lecture de ces divers genres de manuscrits, difficiles ou faciles, sont trop profondes, les conditions dans lesquelles travaillent les différents correcteurs auxquels elle est confiée sont trop dissemblables : on n’en peut tirer, pour la comparaison de la valeur des deux hommes, une conclusion raisonnable.


B. — Le correcteur jugé d’après les épreuves d’auteur


Trop souvent on juge le correcteur d’après la couleur des épreuves revenant de chez le client, c’est-à-dire d’après le nombre de corrections marquées sur les placards ou, le cas échéant, sur les bons à tirer.

Que l’on ait jugé plus d’une fois la valeur du correcteur d’après l’aspect des épreuves, nul ne le contestera. Quel atelier, quel bureau de patron ou de directeur n’a retenti de réflexions analogues à celles-ci : « Ce correcteur ne sait rien, les épreuves sont cousues de fautes ! »

Et parmi ceux qui prononcent ces arrêts presque toujours sans appel, combien sont aptes à juger réellement, d’après l’aspect d’une épreuve, des qualités ou des défauts d’un correcteur, de ses capacités ou de son insuffisance ?

D’abord, quelle valeur technique — et nous pourrions ajouter : littéraire, le mot ne serait parfois pas trop osé — peut-on attribuer aux corrections portées sur une épreuve d’auteur ?

1o Certains clients croient qu’ils n’ont nullement à intervenir pour la bonne exécution du travail. Ils s’imaginent qu’un livre doit se faire aisément, aussi parfaitement qu’un meuble entre les mains d’un ébéniste. Ceux-là possèdent parfaitement leur sujet ; ils n’éprouvent aucune hésitation. Pour eux une épreuve suffit : ils y jettent un coup d’œil rapide, superficiel ; ils ne rencontrent d’ailleurs pas de corrections, à peine quelques rectifications de peu d’importance : ils rétablissent une lacune toute fortuite ; d’une écriture indéchiffrable, ils précisent un passage qui leur paraît légèrement obscur ; et, pleins de confiance en eux-mêmes, retournent à l’imprimeur un travail incorrect et incomplet en un bon à tirer dont la blancheur presque immaculée des épreuves séduit au premier coup d’œil.

Mais le correcteur en secondes est là : au cours de sa lecture, il remarque l’absence d’un mot, à cet endroit ; à tel autre, l’expression est impropre et frise le non-sens ; plus loin, l’orthographe se différencie de celle rencontrée antérieurement ; ici la correction est illisible, là elle est incomplète. Soucieux de dégager sa responsabilité, le correcteur appelle de manière spéciale l’attention du prote sur ces erreurs grossières ; et, comme « la correction doit être très soignée, parce que le client est exigeant », force est de retourner à l’auteur une épreuve aussi défectueuse. Alors le client « exigeant » s’impatiente : « le travail n’avance pas, il n’est pas soigné ». De son côté, le patron dont l’attention est mise en éveil par les doléances de l’auteur constate qu’avec les corrections nouvelles le devis-forfait sera dépassé : « le volume coûtera très cher », suivant une expression de fortune. Un responsable est nécessaire. Ce ne sera ni le prote, ni le compositeur, encore moins, vous le pensez bien, l’auteur ; mais, tout simplement, le… correcteur.

Cependant, que le client soit victime de son manque de soins, n’est-il rien de plus juste et de plus mérité ? Pourquoi s’attaquer au correcteur ? Par négligence, l’auteur a laissé dans son manuscrit plus de vingt fautes que la vigilance du correcteur en premières a relevées en partie ; quelques-unes ne pouvaient-elles lui échapper ? Certes, le correcteur ne mérite point d’assumer les conséquences de telles erreurs : il n’a point la science infuse, il n’est point chargé de la rédaction du texte ; on lui demande d’être tout, et on lui clame par les cent bouches de la Renommée qu’il n’est rien. Est-ce logique ?

Et faut-il sur de telles épreuves juger la valeur du correcteur de premières ?

2° À l’encontre des précédents, nombre d’auteurs — ce n’est un secret pour personne — couvrent leurs épreuves de corrections ; le style n’est jamais parfait, et, suivant le conseil du poète, « vingt fois sur le métier ils remettent le travail » ; ils ajoutent, ils retranchent, ils modifient ; l’imagination aidant, et le désir d’une précision plus grande s’imposant, ils remplacent une expression jugée insuffisante par une autre qui ne vaut guère mieux ; ils intercalent un renvoi et composent sur les marges une longue note explicative ; près d’un nom ils insèrent un adjectif impressionnant ; ils font un alinéa ici, en suppriment un autre là ; dans cette ligne ils enlèvent une conjonction ; dans la suivante, ils ajoutent un mot, un tout petit mot ; des expressions composées en romain sont sans raison apparente demandées en italique ; celles en italique sont exigées en romain à l’encontre de toutes les règles typographiques. La ponctuation est entièrement « revue et corrigée » : où il y avait un point, un point et virgule a été jugé suffisant, nécessitant la minuscule au mot qui suit ; par contre, où il y a un point et virgule, l’auteur juge indispensable un point, entraînant la grande capitale ; le point d’exclamation et le point d’interrogation sont maintes fois confondus ; les virgules sont semées à profusion, séparant sans pitié le verbe de son sujet, l’attribut de son complément explicatif ou déterminatif. De sorte que le travail est, en définitive, tout autre que celui proposé par la copie primitive.

L’auteur vient lui-même remettre les épreuves au patron ou au directeur ; ou bien il accompagne cette épreuve d’une lettre, dans laquelle il manifeste son mécontentement des nombreuses corrections, des « étourderies impardonnables, qu’on a laissées ». M. On n’est point présent, aussi notre correctomane a beau jeu avec les épreuves qu’il soumet : « des hachures multiples, des flèches fuséiformes rayent les pages de part en part ; des lettres mauvaises, des lignes grises par manque de touche ou pour toute autre cause, des pages légèrement de travers, des épreuves irrégulièrement pliées sont l’objet de remarques spéciales ; et de larges traits rouges, parfois rouges et bleus, sont, au milieu de la broderie, comme les poutres qui frapperont surtout les regards du patron ».

Ces auteurs qui, sur le dos d’un employé, avec un rare sang-froid, plaident « non coupable » et cependant réclament l’absolution ne sont point un mythe. Ces solliciteurs d’un rabais sur la « douloureuse » des corrections d’auteur n’ont sans doute qu’un désir : sauvegarder le contenu de leur porte-monnaie ; mais le résultat est parfois de tout autre ordre : pressé par le temps, talonné par un visiteur que l’attente impatiente, le directeur ou le patron jette à peine un coup d’œil sur les épreuves que le client a tournées devant lui au cours d’une conversation gênante : il juge utile de régler cette affaire séance tenante, sans enquête sur l’état du manuscrit, sans examen des corrections, sans discussion. L’accusé comparaît :

« — Je vous dis que vous ne connaissez pas votre métier. En voici la preuve. C’est déplorable ! C’est pour la Maison une perte énorme dont je vous rendrai responsable à l’avenir. Mais si ça continue… Ça ne pourra plus continuer… »

La tête basse, sans avoir pu articuler le moindre mot, le correcteur regagne son « coin »… Après tout, il en a entendu tant d’autres :

Infandum, regina, jubes renovare dolorem… ;


sa conscience, tranquille, lui conseille le calme et l’oubli… D’ailleurs, la besogne est là !

Un auteur demande des épreuves pour y apporter les modifications ou les additions qu’il juge nécessaires : c’est son droit ; il peut faire autant de corrections que le texte l’exige : la chose est incontestable. Mais il n’est nul besoin, dans ces circonstances, de désobliger le correcteur. Serait-ce donc, de la part d’un auteur, quel qu’il soit, faire un accroc à sa dignité de reconnaître que les changements apportés au texte sont de son fait… ou même plus simplement de se taire ? Quelle raison majeure peut alors obliger un client à causer un préjudice matériel ou moral à un employé, lorsque celui-ci n’a rien à se reprocher ? Quelle satisfaction un homme intelligent et honnête peut-il retirer de semblable action ?

Il apparaît ainsi que juger un correcteur dans ces conditions, c’est-à-dire d’après le plus ou moins grand nombre des corrections, c’est s’exposer volontairement à commettre une erreur grossière. Un correcteur ordinaire — médiocre, le mot n’est pas trop fort — verra le travail dont il a assumé la revision revenir avec des pages immaculées. Au contraire, son voisin qui, sans conteste possible, lui est supérieur, aura cette malchance d’apprendre que les pages du labeur dont on lui a confié la vérification, sont couvertes de ratures et de surcharges.

Pour qui juge vite, le mauvais correcteur passera pour être supérieur à son collègue ; et, si l’on n’entre point dans l’examen et l’étude des corrections, le meilleur sera dédaigné et regardé comme un être inutile, un parasite dont il est nécessaire de se débarrasser. Au bout de quelques mois, de quelques jours parfois, avant même qu’on ait eu le temps de se rendre compte intelligemment de sa valeur intrinsèque, on le casse aux gages.

Oh ! ces épreuves d’auteurs, ces bons à tirer, que de ruines n’ont-ils point causées ? À combien de jugements mal assis n’ont-ils point conduit ?

Cette situation anormale est-elle un résultat de cette lutte sans pitié pour l’argent dont notre époque souffre si étrangement ? Nous ne saurions le dire ; mais il nous est particulièrement agréable de penser qu’il est d’heureuses exceptions à ces exemples regrettables. Sans fausse honte, le poète Scarron reconnaissait sa part de responsabilité dans les erreurs qui émaillaient sa prose. En une courte excuse Au Lecteur scandalisé des fautes d’impression qui sont dans mon livre, il écrivait : « Je ne te donne point d’autre errata de mon livre que mon livre même, qui est tout plein de fautes. L’imprimeur y a moins failli que moi, qui ai la mauvaise coutume de ne faire bien souvent ce que je donne à imprimer, que la veille du jour que l’on l’imprime : tellement qu’ayant encore dans la tête ce qu’il y a si peu de temps que j’ai composé, je relis les feuilles que l’on m’apporte à corriger, à peu près de la même façon que je récitois au collège la leçon que je n’avois pas eu le temps d’apprendre : je veux dire, parcourant des yeux quelques lignes, et passant par-dessus ce que je n’avois pas encore oublié[62]… »

Certains écrivains ont beaucoup plus souci de montrer qu’ils connaissent l’imprimerie que de faire œuvre utile de correction. Le fonds importe peu, la forme seule est l’objet de leurs soucis. Aucune des subtilités typographiques n’est inconnue de ces auteurs : « l’emploi de l’italique est d’une régularité qui étonne ; l’emplacement respectif des guillemets, de la ponctuation, des renvois de notes ne laisse prise à aucune critique ; les nombres à composer en lettres ou en chiffres sont correctement exprimés : le tout indiqué avec des signes de correction impeccables, élégants même ».

Alors l’incident est bien plus grave, bien plus redoutable de conséquences entre le directeur ou le patron et le correcteur. La « correction d’auteur » n’apparaît plus ; la faute typographique seule frappe les yeux.

Mais ces « forts en typographie » ne sont point — à l’exemple de maint correcteur pourvus de leur brevet élémentaire. Si, vers leur vingtième année, ils ont, au contact d’un compositeur ami, acquis un vernis typographique superficiel, ils n’ont point — chose pourtant plus importante — pris garde de suivre l’évolution de notre langue : comme ils ont appris dès leur jeunesse, ils écrivent sans plus de souci, heureux encore s’ils n’ont pas d’eux-mêmes apporté des modifications aussi surprenantes qu’inattendues à une orthographe admise au temps jadis ; au surplus, ils ignorent les dictionnaires, les lexiques dont les éditions se suivent de loin en loin. Les mots d’origine étrangère que les progrès incessants des sciences et des arts introduisent dans la littérature technique leur sont, au point de vue de l’orthographe, complètement étrangers ; nul livre ne leur a indiqué le genre de ces nouveaux admis, non plus que les modifications que le nombre apporte parfois à leur constitution. Aussi l’orthographe est par eux mise à mal avec un sans-gêne dont le dernier des écoliers craindrait les conséquences ; les règles les plus impérieuses de la grammaire semblent leur être choses inconnues ; la ponctuation n’a de nécessité qu’autant qu’elle impose à la phrase un commencement et une fin.

C’est particulièrement dans les annonces, dans les mises en vente des fonds de commerce, dans les cessions d’établissements, et surtout dans maintes réclames charlatanesques, que les néologismes, les expressions les plus inattendues se font jour ; les rédactions fantaisistes, les termes de terroir, l’argot de métier envahissent le style et s’imposent : Une charcuterie « fait » un porc par semaine, tel un apache au coin d’une rue « fait un pante » ; Un restaurateur réputé énumère soigneusement les hors-d’œuvres qui peuvent flatter le goût de sa clientèle. Sous prétexte que « cela se dit », se dactylographie sur un menu, un correcteur ne doit point « rouspéter », sans quoi on le « boucle » de suite, en lui rétorquant qu’il n’est point à la hauteur.

Peut-on juger la valeur d’un correcteur sur une telle littérature ? Peut-on, au point de vue typographique, à un correcteur opposer un tel auteur ?


C. — Le correcteur jugé d’après ses relations avec le personnel


Un point sur lequel on s’appuie parfois pour juger le correcteur est le suivant : le correcteur est-il estimé du typographe ou en est-il détesté ?

Le correcteur modèle, celui à qui rien n’échappe, est redouté du compositeur, prétendent certains ; et maint état-major de Maison n’hésite point à dire que tel correcteur est « détesté », précisément parce que bon correcteur.

Erreur grossière, qu’il importe de dissiper.

La qualité de la correction ne saurait se mesurer à la quantité d’encre qu’il plaît à un « chasseur de coquilles » d’épandre à la surface du papier. Les traits, les flèches, les portées, les zigs-zags qui émaillent une épreuve ne sont point le critérium incontestable d’un texte épuré. Du « tas de copeaux » qui jonchent les marges il est présomptueux et prématuré de conclure que la surface à raboter était fort rugueuse, ou que ses aspérités sont entièrement disparues.

Il a suffi de dire au correcteur de premières de soigner de très près la correction, pour qu’immédiatement il se croie obligé de « chercher la petite bête ». Par tous les procédés dont il s’est composé un monopole grotesque, il s’ingénie à cette tâche fastidieuse ; il s’y attache avec une hâte fiévreuse ; il s’y livre même avec une sorte de frénésie : une virgule insuffisamment apparente, une lettre mal venue à la presse, un accent dont la pointe semble défectueuse, une lézarde imaginaire, un chevauchement dû à un plissement de l’épreuve, tout et rien en un mot lui sont prétexte à renvois et à coquilles.

Est-ce là un travail irréprochable ? Est-ce là une correction parfaite ? Est-ce l’indice d’un bon correcteur ? On peut en douter.

Que vient, en réalité, de faire le correcteur ? Déprécier le travail du compositeur, humilier celui-ci et le ravaler au rang d’un apprenti. Le typographe ne s’y trompe point : il comprend que toutes ces « ridicules corrections » ne sont que mauvais prétexte à rehausser la valeur d’un esprit médiocre et à tromper un examinateur superficiel.

Le compositeur ne peut-il exprimer son mécontentement de pareils procédés ? De cordiales relations pourront-elles s’établir entre ces deux artisans, dont l’un, par intérêt purement personnel, peut commettre un tel acte de bassesse ? La réponse n’est point douteuse.

Ce n’est certes point sur de telles relations qu’il faut juger du plus ou moins de valeur du correcteur.

2° Il est encore un fait sur lequel nous ne saurions trop insister, car il est indéniable : l’influence qui se dégage des mauvais rapports entre artisans d’une même Maison est pernicieuse à tous égards, et particulièrement au sommet de l’échelle industrielle.

À ce point de vue, quelques considérations ne seront pas ici hors de propos sur un sujet particulier.

De très sérieuses qualités sont indispensables pour faire un prote ; dans un ordre d’idées voisin, on conviendra que des qualités non moins sérieuses sont nécessaires au correcteur, en outre de quelques connaissances spéciales. L’un et l’autre ont leurs attributions, leurs responsabilités, leurs soucis ; celui-là commande, celui-ci doit obéir. Mais jusqu’où va le pouvoir de l’un ? Où doit s’arrêter la soumission de l’autre : « son amour-propre meurtri, sa valeur méconnue, ses aspirations étouffées » ne sont-ils point une limite suffisante à la patience de ce dernier ? « Avoir un chef qui n’est point de son étoffe, dont la banalité froisse sa délicatesse, dont l’éducation rudimentaire égratigne son raffinement, dont il sent l’infériorité intellectuelle et dont il subit néanmoins la supériorité hiérarchique », est-ce enfin assez ? Le correcteur doit-il encore se laisser dominer entièrement, se résigner à un rôle passif, gros cependant de conséquences ; peut-il se réclamer dans l’accomplissement de ses fonctions au moins de ce peu de liberté et de libre arbitre auxquels lui donnent droit et sa situation et ses connaissances ? Alors qu’on le veut rien, peut-il exiger être quelque chose ?

Et pourquoi cet antagonisme irraisonné, involontaire parfois sans doute, du prote à l’égard du correcteur ? Pourquoi, à moins de nécessité absolue, cette ingérence d’un technicien dans des questions littéraires dont trop souvent il lui serait impossible de solutionner les plus minimes difficultés ? Le prote ne peut-il entrevoir les conséquences d’une aussi regrettable attitude : « le mauvais exemple donné à toute une équipe de typographes qui, pour si intelligents que soient ceux qui la composent, n’en arrivent pas moins à tenir le correcteur pour un personnage insignifiant, un être inférieur, auquel on ne doit aucun égard ».

Non point que nous songions à dénier au prote son droit d’observation. Puisqu’il est le premier, le chef, le responsable vis-à-vis du patron, incontestablement il doit s’efforcer de sauvegarder cette responsabilité ; mais il y a la manière : « le correcteur est un rouage utile, qui a son importance dans le mécanisme de l’imprimerie : il mérite mieux que d’être considéré comme une sorte de bouc émissaire que l’on peut charger de tous les méfaits ».

« Parmi les divers personnels que le prote aura à commander, il trouvera toujours en bon nombre des confrères instruits, distingués, pleins d’amour-propre, corrects, compensant par leur déférence les peines que d’autres auront pu lui causer[63]. » Le correcteur n’est-il point de ces « confrères instruits » ? Pourquoi alors le tenir constamment à l’écart ? Pourquoi le jalouser ? Pourquoi même le brimer[64] ?

Serait-ce pour aboutir à cette conclusion, dont on peut dire qu’elle porte in cauda venenum : « La correction fait généralement partie des attributions du prote : s’il ne corrige pas, c’est que l’importance de la Maison réclame par ailleurs son concours. Or, plus une Maison est importante, plus le prote doit être instruit, afin de commander aux correcteurs[65]. »

Ainsi, tout se résume à ceci : « commander aux correcteurs ». De cette subordination du personnel intellectuel à l’élément ouvrier dépend le salut du prote.

Comme il est aisé, à la lumière de cette revendication extraordinaire, d’expliquer l’attitude de certain prote : durant quarante années d’une trop longue carrière dans la même Maison, son plus grave souci fut d’opposer l’un à l’autre ses meilleurs correcteurs ; puis, après les avoir élevés, de les briser sans pitié sous les plus futiles prétextes. Il n’eut point cependant, pour justifier cette attitude, l’excuse inattendue de l’un de ses collègues déclarant, avec un sang-froid digne d’une plus mauvaise cause, que « la plupart des correcteurs sont des incapables[66] ». Notre prote n’exigeait, certes, point que ses correcteurs fussent « pourvus de leur brevet élémentaire[67] » — ah ! le bon billet, un brevet élémentaire ! — mais, de peur « d’être battu » par eux, suivant la pittoresque expression de Ch. Ifan, il préférait, n’ayant pas lui-même le « brevet élémentaire… d’honnêteté professionnelle », les casser aux gages.

Ce n’est point sur de tels faits qu’il faut juger de la valeur d’un correcteur.


D. — Le correcteur jugé par comparaison avec ses collègues


Doit-on juger un correcteur en comparant ses corrections avec celles de ses collègues ?

Nullement.

Dans les Maisons où l’on compte plusieurs correcteurs, il arrive — le fait est assez rare, nous le concédons, mais il existe parfois — il arrive que certains veulent paraître plus forts que les autres. Souvent alors ce sont les plus médiocres qui réussissent, parce que plus roublards ou plus audacieux, à passer pour les plus experts.

Afin de s’assurer quelque supériorité sur leurs collègues, ils couvrent un bon à tirer de corrections : ponctuations modifiées sans nécessité, lettres empâtées ou à remplacer, capitales succédant à des bas de casse, etc.

Si l’esprit du patron n’est point prévenu, l’épreuve lui semblera sérieusement « épluchée ». Il estimera que cette lecture était non seulement utile, mais indispensable, qu’elle sauvegarde sa responsabilité.

Le prote jugera — et c’est là l’essentiel, cela seul à quoi l’intéressé visait, sciemment peut-être — que le correcteur est un correcteur modèle.

La conviction de l’alter ego sera encore plus complète, et son jugement plus ferme, si le correcteur est le correcteur chef[68].

Pour justifier leur raison d’être, pour faire preuve de plus de capacités que leurs soi-disant inférieurs, « pour diminuer aussi le plus possible l’importance des fonctions » de leurs subordonnés et, à l’encontre, rehausser le prestige des leurs, certains correcteurs chefs n’hésitent pas à noircir de corrections les épreuves qui passent sous leurs yeux. Mais examinez le bien-fondé de toutes ces corrections, leur valeur. Vous reconnaîtrez vite qu’elles sont insignifiantes, inutiles même. Et alors, si vous ne tenez pas compte de toutes ces corrections futiles, vous estimerez qu’il ne reste pas deux corrections par page qui soient sensées et nécessaires.

Cependant, parfois, ces « supérieurs » sont si « rigides qu’ils ne peuvent souffrir qu’une correction indiquée par eux soit omise » ; ils surveillent avec un soin jaloux les revisions et n’omettent point de jeter un regard indiscret sur les tierces pour s’assurer que « la virgule marquée à la deuxième ligne, après le mot or ou le mot cependant, a bien été ajoutée ».

Disons-le nettement : une telle attitude ne décèle ni un chef, ni un professionnel « amoureux de son art » ou « méticuleux à l’excès », mais simplement un personnage futile, inutile et nuisible.

Ce n’est certes point d’après la valeur personnelle, trop souvent insignifiante, de ce chef — à qui et à quoi doit-il sa situation[69] ? — que l’on doit juger la valeur de ses collègues.


E. — Dernières considérations


Enfin, pour solutionner sainement la question qui nous occupe, il est indispensable de ne pas oublier que, dans une Maison quelle qu’elle soit, tous les travaux ne doivent pas être exécutés avec une hâte semblable. Certains correcteurs ont pour ainsi dire la spécialité de faire le travail pressé ; d’autres, le travail qui peut attendre ou, tout au moins, le travail que l’on peut soigner. Dans les deux cas le résultat peut-il être le même, et peut-on de l’examen des épreuves d’auteur tirer une conclusion pour la valeur respective des deux correcteurs ? Est-il possible de toujours faire bien et de toujours faire vite avec un manuscrit difficile ?

Ne peut-on aussi, bien que la chose paraisse secondaire, tenir compte du plus ou moins de tapage qui se fait autour des correcteurs, — des conditions du local où ils travaillent, — des moyens mis à leur disposition plus ou moins parcimonieusement, — et enfin, et surtout, du gâchis des marches toujours et sans cesse remises en question.

Ah ! cette question de la marche à suivre — et du Code typographique, par voie de conséquence — que d’encre elle a fait couler sans résultat ! « D’une imprimerie à une autre existent des divergences de travail aussi déplorables que désastreuses » : chaque Maison s’est créé à elle-même des règles spéciales, radicalement opposées à celles de la « Maison en face » ; et, parfois, en changeant de « boîte », l’auteur se refuse à changer de méthode. Alors, ici et là c’est l’anarchie ; au gré et au caprice du client sont, pour le plus grand dommage de chaque établissement, abandonnées et la typographie et l’orthographe.

De quelle valeur personnelle le correcteur peut-il faire preuve dans ces circonstances ?


F. — Conclusion


Pour connaître un correcteur et savoir l’apprécier, il est une foule d’éléments qui s’imposent : il faut tenir compte de la nature du travail, des difficultés que présente la copie, de l’érudition indispensable pour mener l’œuvre à bonne fin ; il est nécessaire de connaître les conditions de temps, de lieu dans lesquelles la correction a été exécutée ; il est bon aussi de juger la valeur des compositeurs qui ont exécuté le travail, de s’assurer du soin plus ou moins grand qu’ils ont apporté à l’exécution des corrections de leurs épreuves ; enfin, il est indispensable d’examiner le bien-fondé des rectifications marquées par le correcteur, aussi bien celui de premières que celui de secondes, et de s’inquiéter de l’entêtement d’un client, et parfois d’un collègue correcteur, à voir une faute là où il n’y en a pas.

Ce n’est point au surplus, en un jour, ni même en une semaine, sur un labeur bien déterminé que l’on peut juger de la valeur d’un correcteur. Il importe d’accorder au nouveau venu le temps matériel de se libérer des usages, des erreurs, parfois même des entraves dont sa situation précédente l’a comme emprisonné ; une étude approfondie de méthodes nouvelles lui est nécessaire ; et, pour donner sa pleine mesure, une connaissance complète du matériel et des ressources typographiques de la Maison lui est indispensable.

Le maître imprimeur ne saurait omettre une seule de ces considérations dans le jugement qu’il porte sur la valeur de ses correcteurs.



  1. Claudin, Histoire de l’Imprimerie en France, t. I, p. 20.
    xxxx Les premiers typographes avaient compris qu’ils ne triompheraient de l’hostilité violente qu’allait soulever dans la corporation des copistes la découverte de l’imprimerie qu’en donnant à leurs productions l’aspect des manuscrits qu’ils voulaient remplacer, et surtout en imitant leur écriture. À l’époque où Gutenberg réussit à mettre au jour ses premières œuvres, la forme de la lettre manuscrite était, en Allemagne, exclusivement gothique ; en Italie, elle était romane ; en France, le goût d’alors était en faveur de l’écriture gothique.
    xxxx Nous savons pourquoi Friburger, Gering et Crantz, à l’encontre des habitudes de notre pays, choisirent la lettre romane. Disons, toutefois, qu’à leur départ de la Sorbonne, obligés de renouveler leur matériel, ils adoptèrent, lors de leur installation au Soleil d’Or, la forme gothique ; celle-ci devait avoir exclusivement les préférences des imprimeurs français jusqu’à la fin du xve siècle.
    xxxx Conrad Sweynhem et Arnold Pannartz, élèves de l’atelier de Mayence, s’étaient installés en Italie, au couvent de Subiaco, dès l’année 1467, dit-on ; imitant l’écriture employée par les humanistes italiens, ils avaient abandonné la lettre gothique de leur patrie et gravé des caractères romains. — Jenson, le graveur de la Monnaie de Tours envoyé par Charles VII à Mayence, s’installait à Venise vers 1470 et, perfectionnant la gravure de Sweynhem et Pannartz, créait des types merveilleux qui devinrent d’un usage général en Italie.
    xxxx En 1501, Josse Bade (p. 56), correcteur d’imprimerie à Lyon, venait s’établir à Paris, où il tenait d’abord (1503) boutique de libraire, puis quelque temps après (vers 1512) d’imprimeur. Il fut, dit-on, l’un des premiers, en France, qui songea, au xvie siècle, à substituer la lettre romane au caractère gothique. Un autre correcteur d’imprimerie Geoffroy Tory (p. 44), qui également fut libraire (1518) et imprimeur à Paris, lui aurait apporté, à partir de 1529, l’aide la plus efficace. Sous l’influence de ces deux lettrés, liés d’amitié et en correspondance suivie avec tous les érudits, avec tous les imprimeurs et les libraires de leur époque, les types gothiques furent enfin définitivement abandonnés en France et remplacés par des caractères romains.
    xxxx En 1502, un libraire de Lyon, appelé Balthazard de Gabiano, pour la reproduction des œuvres de Virgile, d’Horace, de Juvénal, etc., éditées par Alde Manuce, copiait les caractères dénommés aldins (p. 61).
  2. Voir chap. II, p. 42, 43, 45 et suiv., et ce même chapitre, p. 437.
  3. Cet ouvrage, dont la Bibliothèque municipale de la Ville du Mans possède un exemplaire, est un in-8o gothique, imprimé en noir et rouge, sur deux colonnes de 44 lignes à la page ; il comporte 400 folios.
  4. Il ne faut pas confondre le privilège, qui fut un acte gracieux, une faveur, avec la permission, l’autorisation d’imprimer que tous les libraires ou imprimeurs devaient obtenir — d’abord de l’Université, plus tard de censeurs nommés par le Pouvoir — préalablement à la mise en vente d’un ouvrage.
  5. D’après Max Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 118.
  6. Juste Lipse, né à Isque (Belgique), le 18 octobre 1547. — Plantin fut le premier éditeur de Juste Lipse, pour lequel il commença à imprimer, croyons-nous, en 1569, Variarum lectionum libri III. Juste Lipse, au cours de l’un de ses voyages, s’étant arrêté à Iéna, y accepta une chaire d’éloquence et d’histoire qu’il conserva de 1572 à 1574. Il mourut le 24 mars 1606, à Louvain. (Biographie universelle ancienne et moderne, t. XXIV, p. 591. — Vve Desplas, éditeur, Paris ; Henri Plon, imprimeur.)
  7. Charles Estienne (1501-1564) devint à son tour imprimeur en 1551. Il mourut au Châtelet où ses créanciers l’avaient fait enfermer.
  8. Robert Estienne, né en 1503, mort à Genève le 7 septembre 1559 (voir p. 46).
  9. Voir p. 80.
  10. Voir p. 50.
  11. Voir p. 51.
  12. Frédéric Ier Morel, d’une famille étrangère au précédent, né en 1523, en Champagne, épousa en 1559 une fille de Vascosan et s’établit imprimeur rue Saint-Jean-de-Beauvais, à l’enseigne du Franc-Meurier. Il fut nommé en 1571 premier imprimeur du roi. Lorsqu’il décéda en 1583, son fils Frédéric II lui succéda.
  13. Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 5e série, p. 158.
  14. Id., Ibid., 5e série, p. 160.
  15. Id., Ibid., 5e série, p. 194.
  16. Déclaration, donnée à Versailles, le 23 octobre 1713, en interprétation de l’édit d’août 1686, concernant les libraires et imprimeurs de Paris : Art. 2 : « Il sera permis à tous maîtres imprimeurs et leurs veuves de prendre, pour travailler dans leurs imprimeries, autant d’ouvriers qu’ils en auront besoin, quand même ils n’auroient pas fait d’apprentissage chez un maître imprimeur, à condition néanmoins que lesdits maîtres imprimeurs et leurs veuves donneront de l’ouvrage par préférence aux compagnons qui auront fait apprentissage. »
  17. Les apprentis étaient, à cette époque, tenus de posséder une instruction assez étendue : ils devaient connaître le latin et lire le grec ; ils passaient avec le maître un contrat dont la durée était en général de quatre années ; ils pouvaient, après avoir été compagnons, devenir maîtres (voir, p. 104, art. 5 du règlement de 1649).
  18. Les alloués ne furent, dès les premiers temps, astreints à aucune condition pour entrer dans l’imprimerie ; l’accès à la maîtrise leur était interdit.
  19. D’après J. Radiguer et P. Mellottée.
  20. Les apprentis qui devaient connaître le latin et savoir, au moins, lire le grec.
  21. D’après J. Radiguer.
  22. D’après J. Radiguer.
  23. Voici, au surplus, le texte de l’article 15 des lettres patentes de juin 1618 relatif à cet objet : « Défenses seront faites à tous imprimeurs et leurs compagnons de retenir plus de quatre copies de tous les livres qu’ils imprimeront ; à sçavoir, une copie pour le libraire qui fera imprimer lesdits livres, une pour le maître imprimeur, une pour le correcteur et la quarte et dernière pour les compagnons, à la charge qu’ils seront tenus la représenter à celui qui la fera imprimer, laquelle il sera tenu leur payer, ou, en cas de refus, il leur sera loisible d’en disposer ainsi qu’il leur semblera bon estre, et où il s’en trouveroit davantage, seront pris comme infracteurs des ordonnances… » — L’article 19 du Règlement du 30 août 1777 modifia ainsi cet usage : « Il ne pourra être levé par les ouvriers de l’imprimerie que six exemplaires seulement des ouvrages qu’ils impriment, dont deux pour les maîtres, un pour le directeur, et les trois autres pour être partagés en commun entre lesdits ouvriers. Ils seront tenus néanmoins de présenter leursdits quatre quatre (sic dans le texte que nous avons consulté) exemplaires à celui qui aura fait faire l’impression, et qui pourra, si bon lui semble, les retenir en les payant. »
  24. D’après J. Radiguer.
  25. Si l’on en croit Bertrand-Quinquet, cette coutume survécut à la période révolutionnaire : « Un ancien usage voulait qu’on laissât aux ouvriers deux copies de chapelle, c’est-à-dire deux exemplaires de chaque ouvrage que l’on imprimait. Cet usage subsiste encore en quelque sorte, car les ouvriers prennent ordinairement ces copies quand on ne les leur donne point. Mais, comme il vaut mieux accepter que dérober, il nous semble qu’on devrait bien les leur laisser. Il est des cas cependant où l’auteur comme l’imprimeur désirent qu’il ne reste pas de traces d’un ouvrage, ou bien encore que les exemplaires en totalité ont chacun leur destination particulière ; alors il faut payer aux ouvriers un prix convenable pour les exemplaires qu’ils auraient en quelque façon droit d’attendre. Par là on se les attache, la confiance s’acquiert par la confiance, et cette réciprocité tourne encore au profit et des ouvriers et du directeur de l’imprimerie. » (Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie, p. 278.)
  26. Brune (Guillaume-Marie-Anne), né en 1763, à Brive-la-Gaillarde, vint à Paris prendre les « formes de la procédure » ; pour vivre, il devint compositeur d’imprimerie ; il imprima lui-même son journal jusqu’au 30 octobre 1789.
  27. Tallien, né à Paris en 1769, fut prote de l’imprimerie du Moniteur ; il mourut en 1820.
  28. Voir chapitre ii, p. 90 et suiv.
  29. J. Radiguer.
  30. Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie (dédié à Pierre Didot, citoyen français, « premier imprimeur de l’Europe »), p. 15-16.
  31. La Société des Correcteurs des Imprimeries de Paris, fondée en 1865 et approuvée par arrêté ministériel du 26 juillet 1866, avait pour but :
    xxxx 1o D’établir des liens de fraternité entre les correcteurs d’imprimerie au moyen de rapports plus fréquents et d’échange de bons offices ;
    xxxx 2o De faciliter le placement des sociétaires sans travail, et, après eux, des autres membres de la corporation ;
    xxxx 3o De créer une caisse de secours destinée à payer une indemnité journalière aux sociétaires atteints de maladie ou d’infirmités temporaires ;
    xxxx 4o De venir en aide à la veuve ou aux enfants du sociétaire décédé.
    xxxx Se réclamant exclusivement, on le voit, de la mutualité et n’ayant point en vue, ostensiblement tout au moins, la défense des intérêts corporatifs (il était indispensable de ne point effaroucher les susceptibilités du Pouvoir, qui n’admettait pas encore les coalitions), la Société des Correcteurs n’avait pas cru devoir élaborer un tarif. D’ailleurs, bien que les correcteurs des imprimeries de banlieue aient pu se faire inscrire parmi les adhérents, le nombre des membres de la Société, en 1869, s’élevait à peine, d’après Boutmy, au tiers des correcteurs travaillant dans les ateliers de Paris et de la Banlieue. — L’indifférence des correcteurs pour les sociétés professionnelles, même mutualistes, ne date point d’aujourd’hui, on le voit.
  32. L’Imprimerie, février 1874, no 111, p. 403.
  33. La Bibliothèque de Tours possède deux exemplaires de ce remarquable travail : l’un est imprimé sur peau de vélin et orné d’enluminures merveilleuses, l’autre est tiré sur papier. In-folio gothique, en noir et rouge, deux colonnes de 43 lignes à la page, il comprend 490 pages.
  34. Aussi ne faut-il point s’étonner de voir ce même Pierre Larousse écrire, dans l’« Achevé d’imprimer » du Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, à l’instar des éditeurs du xve et du xvie siècle : « Enfin, nous ne devons pas oublier M. Charles Bournot, metteur en pages et chef de l’atelier de composition, ainsi que MM. Eugène Boutmy, A. Bernier et F. Lhernault, correcteurs, dont le zèle constant et éclairé a beaucoup contribué à la bonne exécution du travail. » (Aux Lecteurs du « Grand Dictionnaire », t. XV, p. 1528.)
  35. Egger, Histoire du Livre, p. 244.
  36. Boutmy (Dictionnaire de l’argot des typographes, p. 113), qui rapporte également ce fait, paraît le tenir en médiocre estime d’exactitude : Se non è vero…, dit-il avec un certain scepticisme.
  37. Genèse, chap. iii, verset 16.
  38. D’après J. Radiguer.
  39. Histoire de Leander et de Hero, mise de latin en français par Clément Marot ; Lyon, chez S. Gryphius ; 1541. — D’après Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 8e série, p. 149.
  40. Imprimé à Lyon, par Pierre Roussin (Baudrier, Bibliographie lyonnaise, 2e série, p. 257).
  41. Angeli Rocchæ Dissertatiancula de Origine typographiæ, excerpta ex ejus Bibliotheca Vaticana commentario illustrata, impressa Romæ, in Typographia Vaticana, anno 1591, in-4o.
  42. Incliti Cenobii Athanensis in diocesi Lugd. Ordinis divi Benedicti Missale… (Bibliographie lyonnaise, 1re série, p. 426.)
  43. C’est-à-dire « vers le protestantisme ».
  44. Bibliographie lyonnaise, 10e série, p. 91.
  45. D’après Max Rooses, Christophe Plantin, imprimeur anversois, p. 190.
  46. Parmi les ouvrages les plus remarquables écrits par Kiliaan, auquel un écrivain décerne le titre de « père de la philologie néerlandaise », il faut citer : Histoire de Louis XI, roi de France, et de Charles, duc de Bourgogne, d’après Philippe de Comines. (1578), Description de toutes les Néerlandes, Dictionnaire latin-grec-français et néerlandais, Dictionnaire latin-néerlandais, Cinquante homélies sur la droiture qui convient à un chrétien (1580), Etymologicon teutonicæ linguæ (1599), etc.
  47. L. Degoorges, la Maison Plantin à Anvers, 3e éd., 1886, p. 64.
  48. Id., Ibid., p. 60.
  49. Laurent Beyerlinck, Theatrum vitæ humanæ, t. VII.
  50. Bibl. Nat., ms fr. 22062 : Mémoire, f° 130 et suiv.
  51. D’après J. Radiguer.
  52. Traité de l’Imprimerie, p. 109.
  53. L’Imprimerie, juillet-août 1867.
  54. « Les personnes qui n’ont aucune notion de l’imprimerie s’étonneront à bon droit que les auteurs, qui sont les correcteurs naturels de leurs ouvrages, aient réellement besoin de cet auxiliaire ; elles comprendront difficilement que la science d’un homme de lettres soit insuffisante pour obtenir, sinon la perfection, du moins une exécution satisfaisante. Un homme du métier s’offenserait d’abord d’une semblable erreur, mais, en réfléchissant, il la pardonnera sans peine, s’il n’a pas oublié l’exemple de notre célèbre La Bruyère : ce profond observateur, ce moraliste éclairé, que son esprit, ses études de mœurs, et surtout ses relations fréquentes avec les imprimeurs auraient dû mettre en garde contre un tel démenti à la vérité, La Bruyère n’a pas craint de présenter l’état de correcteur comme le pis-aller de toutes les capacités avortées, de toutes les espérances déçues… » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 16.)
  55. L’Imprimerie, no 44, août-septembre 1867, p. 516.
  56. Voir quelques-unes de ces considérations, page 244.
  57. Cet auteur confond prote et correcteur.
  58. « Nous sommes forcés d’en convenir, si depuis quelques années surtout nous avons vu pleuvoir de toutes parts des ouvrages aussi mal imprimés, si nombre d’ouvriers ont donné dans le désordre, la faute en a été à ceux qui ont pensé qu’il suffisait d’avoir des écus pour acheter des presses et des caractères, et de suite devenir imprimeurs ; la faute en est à ceux qui n’ont voulu ni soigner ni surveiller les ouvriers, les ont traités avec trop de hauteur et de mépris, ou se sont mis au-dessous d’eux. » (Bertrand-Quinquet, Traité de l’Imprimerie, p. 238.)
  59. Et. L… (dans un Croquis de M. Robert Oudot sur le Correcteur). Nous conseillons au lecteur de comparer cette modeste poésie, dont l’expression trahit la mélancolie d’un esprit désabusé, avec les vers célèbres du correcteur Kiliaan :
    Officii est nostri mendosa errata librorumxxx
    Corrigere, atque suis prava notare locis
    …,

    dont nous donnons le texte et la traduction page 461.

  60. Voir des considérations analogues dans la Circulaire des Protes, années 1911 et suiv. (O. Campens, A. Thémisto, Aristarque, Théophraste, M. Dumont, Matrignat, Marsillac, etc.).
  61. Voir également, page 197 : le Correcteur et le Manuscrit.
  62. Scarron, « Préface » du Roman comique, édition de Londres, MDCCLXXXV.
  63. Ch. Ifan, le Prote, p. 47.
  64. « Lorsque le correcteur, que son érudition, d’ailleurs, place généralement au premier rang, s’acquitte avec zèle et discernement de la partie si importante d’une bonne impression, celle de la lecture des épreuves, on se repose entièrement sur lui de la pureté des textes et de la précision grammaticale. Il est alors l’ami et le conseiller du prote plutôt que son subordonné. Un prote que l’importance de la Maison qu’il dirige empêche de se livrer à la correction est un corps sans âme s’il n’a pas au moins un bon correcteur pour le seconder. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 8 ; Paris, 1843.)
  65. Ch. Ifan, le Prote, p. 25.
  66. M. Leconte, Compte Rendu du Congrès de la Société amicale des Protes et Correcteurs, tenu en 1910, à Saint-Étienne (Circulaire des Protes, no 171, p. 78). — Il faut rapprocher de cette appréciation l’opinion d’un maître imprimeur que nous rapportons plus loin, page 554.
  67. Id., Ibid.
  68. « L’audace, dit-on, tient souvent lieu de mérite, et, en chargeant les marges de cette épreuve de corrections qu’il serait bien en peine de justifier, le favori fascine l’œil du maître, entre les mains duquel elle peut passer, en même temps qu’il écrase ses collègues d’une supériorité dont on pourrait trouver le secret dans l’élasticité de la ponctuation, qui offre toujours une ressource à celui qui lit le dernier. Mais, à cet égard, je puis me montrer moins exclusif sans m’écarter de la vérité. Ce défaut, qui ne tend à rien moins qu’à altérer la pureté des textes en les couvrant d’irrégularités, à dénaturer même la pensée de l’auteur, ce défaut, dis-je, est malheureusement commun à trop de correcteurs (soit dit en passant et pour faire de suite la part de la critique que l’on peut tirer de ce sujet). En effet, ce qui a eu lieu à la tierce s’est souvent présenté à la seconde, et s’il fallait récapituler au bout d’une année tous les frais occasionnés par le seul fait de ces incertitudes, de ces petites rivalités d’amour-propre entre les correcteurs de certaines imprimeries, il en résulterait certainement un total dont la vue ne manquerait pas d’attirer l’attention du maître ou de celui qui le représente, et qui l’engagerait à intervenir d’une manière efficace dans les débats qui s’élèvent journellement au sein de cette petite république d’hommes plus ou moins lettrés. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 14-15 ; Paris, 1843.)
  69. « Dans chaque imprimerie, du moins dans plusieurs, on voit souvent un correcteur qui, à l’exclusion des autres, jouit de privilèges dont il use quelquefois assez largement pour se placer sur la ligne de celui qui les lui accorde. Si cette faveur était toujours la récompense du vrai mérite, de l’homme du métier que son instruction et son érudition appellent de droit à l’exercice d’une influence morale, d’une autorité tacite, dans un établissement, nous ne verrions en elle que l’effet d’une considération justement acquise, et il est un point de vue sous lequel nous pourrions l’envisager favorablement ; mais, donnée souvent à la sottise et à l’ignorance, une telle prédominance est préjudiciable dans ses conséquences aux correcteurs en général, elle est funeste aux compositeurs et aux imprimeurs en particulier, par les lenteurs qu’elle apporte dans le travail, par l’énorme impôt de temps qu’elle lève sur ceux-ci et par l’impôt dix fois plus considérable dont elle grève ceux-là. L’ignorance des matières, la présomption, le caprice amènent trop souvent des bévues, et par conséquent des corrections qu’il faut faire, refaire et supporter, soit dans une première typographique, soit dans une tierce ; ce point de départ vicieux cause d’ailleurs un si grand déficit au bout de l’année dans la caisse du maître imprimeur qui est affligé de cette calamité que, dût cette esquisse souffrir de la prolixité de mes détails aux yeux de quelques personnes étrangères à la typographie, j’insisterai sur ce point, dont la gravité fait à l’homme de l’art un devoir de signaler tous les abus. » (A.-T. Breton, Physiologie du Correcteur d’imprimerie, p. 9 ; Paris, 1843.)