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Le Cratère/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 104-118).




CHAPITRE IX.


L’homme est riche avec peu, tant qu’il est probe et bon ;
La nature a si peu de besoins ! mais ses vices
Donnent, hélas ! naissance à des besoins factices.

Young



Il y aurait eu folie à Marc à persister dans son projet. Jamais personne, sans excepter ces insulaires, qui sont connus pour passer la moitié de leur vie dans l’eau, n’aurait pu rejoindre une embarcation, quelle qu’elle fut, courant à la dérive par une pareille tempête ; et le jeune marin tomba anéanti sur le roc. Son angoisse était extrême, et c’était pour Bob qu’il était inquiet bien plus que pour lui-même, car il ne voyait pour l’infortuné presque aucune chance de salut. Cependant le vieux loup de mer ne perdait pas la tête. Au milieu de la fureur des éléments, il conservait un sang-froid admirable, et ce fut avec autant d’anxiété que d’intérêt que Marc suivit tous ses mouvements.

Betts n’essaya même pas de jeter son ancre de touée ; il savait trop bien que ce serait peine perdue. Il n’eût pas été prudent de chercher à maintenir la pinasse dans le creux des lames ; le plus sage était de courir vent arrière jusqu’à ce qu’il fût sorti des brisants, et alors de tâcher de rester en panne. La Neshamony s’était élancée l’arrière le premier, ce qui était assez naturel, puisque généralement les bâtiments en construction ont leurs bossoirs tournés du côté de la terre. Dès que Bob s’aperçut qu’il était bel et bien en dérive, il s’élança sur les écoutes de l’arrière, et mit la barre dessous. Forcée de culer, la pinasse obéissante fit son abatée, et présenta le côté au vent, et quoiqu’elle n’eût aucune voile d’établie, presque aucun cordage en place, elle n’eut pas plus tôt saisi le courant d’air que, s’inclinant devant sa puissance, elle sembla prendre son élan, et bondit dans l’espace. Marc respirait à peine en la voyant se précipiter sur les brisants, comme un cheval emporté qui ne sait où l’entraîne sa course impétueuse. Du point culminant où il était, il découvrait de l’Océan tout ce que les vapeurs qui remplissaient l’atmosphère permettaient d’en apercevoir. Il n’était plus possible de distinguer la place des brisants à l’écume blanche qui les couvrait ordinairement : la mer furieuse offrait partout le même aspect.

Vingt fois Marc s’attendit à voir disparaître la pinasse dans ces lames courroucées qui s’ouvraient pour l’engloutir, mais lorsqu’il la croyait brisée en mille pièces, elle s’élançait de nouveau en avant, comme l’oiseau de mer qui, les ailes presque trempées dans l’eau, n’en poursuit pas moins son vol. Il commença à espérer que son ami franchirait heureusement les récifs qui pourraient se trouver sur son passage, et qu’il parviendrait à gagner le large du côté sous le vent. La crue subite de la mer motivait cette espérance, et autrement, en effet il ne serait pas resté une seule planche de la Neshamony cinq minutes après qu’entraînée par les eaux elle avait roulé à la mer. Une fois sous le vent des nombreux écueils qui entouraient le Cratère, il était probable que Bob trouverait une mer plus tranquille, et qu’il pourrait faire tête à la lame. À voir l’affreux bouillonnement à travers lequel la pinasse était emportée, on eût plutôt dit une immense chaudière en ébullition sous l’action de feux souterrains, que le mouvement régulier des vagues, même lorsqu’elles sont soulevées par la tempête.

Pendant un quart d’heure à peu près, Marc put suivre l’embarcation au milieu de la tourmente, quoique déjà il l’eût perdue plus d’une fois de vue, à cause de la distance, de son peu de hauteur, de l’absence de toute voile, et du tumulte des éléments. Mais alors un coup de vent terrible le força à baisser la tête, et, quand il la releva, la Neshamony avait disparu !

Quel changement soudain et inattendu dans la position de Marc Woolston ! Avec son ami, il perdait tout moyen de sortir de l’île. Sans doute Bob était un simple matelot, sans usage du monde et sans instruction, mais jamais cœur plus honnête n’avait battu dans une poitrine d’homme ; et un dévouement à toute épreuve, une force peu commune, une rare habileté dans son état ! Il était homme à savoir se maintenir sous le vent des écueils jusqu’à ce que l’ouragan fût passé, et à les traverser alors de nouveau pour venir le rejoindre. Une seule chose inquiétait Marc : Bob n’entendait rien à la navigation. Jamais il n’avait pu en apprendre le premier mot. Jamais, par exemple, il n’avait pu distinguer la latitude de la longitude. Vingt fois Marc avait cherché à lui donner quelques leçons ; c’était peine perdue : son élève confondait toujours les degrés avec les minutes, et les minutes avec les degrés. Marc s’était tué à lui répéter que tout nombre qui excédait quatre-vingt-dix se rapportait nécessairement à la longitude ; Bob n’avait jamais pu se graver cette explication si simple dans la mémoire. Que le Cratère fût par le cent vingtième degré de latitude, ou par le vingtième, c’était tout un pour lui. Comment espérer qu’avec une pareille tête, il pût donner à personne les indications nécessaires pour trouver le Cratère, si, contre toute attente, il était jamais en position de le faire ?

Et cependant, malgré son ignorance, peu de marins savaient mieux que Bob Betts reconnaître leur route par la seule inspection de l’Océan. Il était très au fait de l’usage de la boussole, sauf les variations auxquelles il n’entendait rien et l’on n’eût point trouvé d’artiste qui eût le coup d’œil plus juste, quand il s’agissait de juger de la couleur de l’eau. En plus d’une occasion, il avait annoncé que le bâtiment était dans un courant, au vent ou sous le vent, lorsque le fait avait échappé, non-seulement aux officiers du bord, mais même aux hydrographes qui avaient dressé les cartes. Le clapotis des eaux, l’aspect des herbes marines, tous les signes ordinaires de l’Océan, étaient pour lui autant d’indices qui ne le trompaient presque jamais. Aussi, autant y avait-il peu de probabilité qu’une fois éloigné du Récif, il pût en retrouver la route au moyen des observations et des cartes, autant y avait-il de chances pour qu’il pût y revenir dans un court délai à l’aide des autres ressources qui s’offrent au navigateur. C’était à cette dernière considération que se rattachait le faible espoir que Marc conservait encore de revoir son ami quand la tempête serait apaisée.

Depuis le moment de la disparition du capitaine Crutchely, Marc n’avait pas éprouvé d’angoisse pareille à celle qui le déchira quand il perdit de vue Bob et la Neshamony. Ce fut pour le coup qu’il se sentit seul, sans personne entre Dieu et lui avec qui il pût échanger ses pensées. Aussi, sous l’impression des sentiments religieux qui l’avaient toujours animé, tomba-t-il à genoux sur le roc pour soulager son âme par une ardente prière. Puis, fortifié par cet acte de dévotion, le jeune marin se releva et s’efforça de tourner son attention sur l’état des choses autour de lui.

La fureur de la tempête ne s’était pas ralentie. De minute en minute les eaux s’élevaient davantage sur le Récif, et elles avaient fini par pénétrer dans l’intérieur du Cratère, par des gouttières creusées dans la lave ; les parties basses en étaient déjà couvertes dans une étendue de deux à trois acres. Quant au Rancocus, malgré ses fréquents mouvements de tangage, plus durs et plus irréguliers que Marc ne l’aurait cru possible dans le bassin qui l’abritait, il tenait toujours sur son ancre, et ne paraissait pas avoir souffert d’avaries.

Réduit à l’impossibilité d’agir, Marc descendit dans le Cratère dont le vent qui sifflait avec tant de rage à l’entour n’avait pas franchi l’enceinte, et il se jeta dans un hamac, qu’il avait suspendu sous l’espèce de tente qu’avec le pauvre Bob il avait dressée près du jardin. Il y passa le reste du jour et toute la nuit suivante. Sans le mugissement des vagues en dehors, la lutte des vents entre eux sur le Sommet, et ce qu’il avait vu précédemment, il aurait à peine soupçonné la violence de la tempête qui sévissait si près de lui. De temps en temps une bouffée d’air passait sur sa tête ; mais, à cela près, il fut tranquille jusqu’au lendemain matin où la pluie tomba par torrents. Heureusement il avait eu la précaution de donner une forte inclinaison à toutes ses tentes, de sorte que l’eau ne fit que glisser sur la toile, et Marc, harassé de corps et d’esprit, finit par tomber dans un profond sommeil qui dura plusieurs heures.

Quand le sentiment lui revint, il resta une minute sur son séant, cherchant à se rappeler ce qui était arrivé ; puis il écouta s’il entendait encore la tempête. Tout était calme au dehors, et lorsqu’il se leva, il vit briller le soleil. Les porcs étaient à boire et les canards à se baigner dans des flaques d’eau qui s’étaient formées sur la surface du Cratère. Debout sur le point le plus élevé du Sommet, Kitty broutait l’herbe tendre que la pluie venait d’humecter, et qu’elle n’en trouvait sans doute pas plus mauvaise pour être imbibée de quelques particules de sel. Le jardin présentait l’aspect le plus riant, et les hôtes nouveaux qu’il avait fallu y introduire n’avaient encore touché à rien. Notre jeune ami fit sa toilette du matin à l’un des étangs, ensuite il traversa la plaine, chassant devant lui son petit troupeau, afin de préserver ses plantations qu’un plus long séjour aurait pu compromettre. En approchant de l’entrée du Cratère, il vit que la mer s’était retirée ; et certain que ces pauvres bêtes sauraient bien se tirer d’affaire, il les mit dehors et rétablit la voile qui fermait l’entrée. Alors il chercha l’un des escaliers qu’il avait pratiqués, et il fut bientôt sur le Sommet.

Les vents alizés étaient revenus, bien que leur douce haleine se fît à peine sentir ; les pointes des récifs reparaissaient sur la surface de la mer ; le Rancocus était immobile sur son ancre ; rien de plus reposé ni de plus frais que le spectacle que la nature offrait à son réveil. Partout l’Océan était rentré dans son lit ; seulement les cavités où il ne se trouvait ordinairement que de l’eau de pluie en renfermaient une alors qui n’était pas aussi douce. Encore les torrents qui étaient tombés pendant la nuit avaient-ils déjà fait disparaître en partie cet inconvénient. Une quantité prodigieuse de poissons couvraient la surface de l’île, et Marc sentit qu’il était urgent de s’en débarrasser.

Les porcs et les poules semblaient avoir compris sa pensée, car déjà ils s’étaient mis à l’œuvre et faisaient le plus grand honneur à leur repas improvisé ; mais jamais les pauvres bêtes, malgré leur bonne volonté évidente, n’en seraient venues à bout. Aussi Marc, après avoir été prendre quelque nourriture à bord du Rancocus, revint-il au Cratère, et prenant une brouetté, il se mit à ramasser activement les poissons, car les laisser exposés pendant plusieurs heures au soleil des tropiques eût suffi pour infecter l’île de miasmes insupportables. Jamais de sa vie le jeune marin n’avait travaillé avec une pareille ardeur. Les poissons étaient jetés à mesure dans une tranchée qui avait déjà été pratiquée à cet effet, et ils étaient recouverts aussitôt d’une couche de cendres. Sentant la nécessité de l’occupation, tant pour s’étourdir que pour se préserver de la peste que tous ces cadavres en putréfaction auraient pu amener, Marc, pendant deux jours entiers, ne prit pas un seul instant de repos, et il ne quitta ses outils que lorsque les exhalaisons fétides qui s’élevaient de toutes parts le forcèrent de s’éloigner. Heureusement les oiseaux du ciel vinrent, par milliers, à son secours, et on ne saurait croire quelle consommation ils firent de tous ces habitants des eaux.

Cependant notre jeune ermite était retourné à bord où il passa toute une semaine, les vents réglés emportant avec eux les miasmes infects. Il se hasarda seulement alors à retourner dans l’île, et il jugea qu’il pouvait y rester à la rigueur mais ce ne fut qu’au bout d’un grand mois que le Récif fut complètement assaini. Il lui fallut encore aller chercher au Rocher du Limon de son précieux engrais pour en couvrir ce qui restait de poissons ; car malgré les efforts combinés de tous les mangeurs ailés ou vêtus, la table servie par la mer avec une si funeste abondance était loin d’être épuisée.

C’est une des grandes bizarreries de la nature humaine que nous supportions avec beaucoup plus de courage les grandes infortunes que les petites contrariétés. Malgré son affection pour Bob, malgré les graves conséquences que la perte de son ami avait pour lui-même, il est certain que les ravages causés par l’inondation occupaient plus ses pensées et lui étaient plus sensibles pour le moment que la disparition de la Neshamony. Il n’avait pas manqué néanmoins pendant qu’il était à bord, de la chercher sur tous les points de l’horizon et il passait alors une partie de la journée dans les barres de perroquet, prêt à saluer son retour par des transports de joie. Combien de fois il avait cru la voir et toujours c’était où l’aile de quelque goëland ou la pointe de quelque récif éloigné. Mais enfin son retour dans l’île avait donné un autre cours à ses idées, et le travail, ce grand consolateur, était venu à son secours.

Rien n’était plus pénible ni plus fatigant pour notre solitaire que la réverbération d’un soleil ardent sur les rochers et sur les cendres rougeâtres du Cratère ; et souvent il eût été obligé de fermer les yeux s’il n’avait pu les détourner sur les petits compartiments de verdure qui de distance en distance, reposaient la vue sur le Sommet, en même temps qu’ils faisaient les délices de la pauvre Kitty qui avait grand soin de ne jamais laisser l’herbe longue, ce que Marc voyait sans peine, car il savait qu’elle n’en serait que plus belle et plus épaisse. Le succès de cette épreuve, le désir si naturel de ménager sa vue, ce besoin fébrile d’action qui le dévorait plus que jamais depuis qu’il était seul, lui firent concevoir la pensée d’ensemencer toute la partie de la plaine qu’il ne comptait pas mettre en potager. L’Ami Abraham White avait embarqué deux barils de graine de gazon ; Marc se mit à l’ouvrage. De fortes averses vinrent à tomber ; il n’en travailla qu’avec plus d’ardeur. La terre humectée n’en était que plus propre à recevoir la semence ; un des barils, y passa presque tout entier, mais le soir le pauvre Marc était tout ruisselant de pluie et de sueur.

Il se coucha dans son hamac, sous la petite tente du Cratère ; mais quand il se réveilla le matin, il sentit que sa tête était lourde comme du plomb, et son palais desséché : une fièvre ardente le dévorait. Ce fut alors que le pauvre ermite comprit son imprudence, et qu’il sentit toute l’amertume de sa situation. Il ne pouvait se le dissimuler : il allait être sérieusement malade, et il fallait mettre à profit le peu d’instants qui lui restaient. C’était seulement à bord qu’il pouvait trouver les choses qui lui seraient nécessaires ; il fallait donc à tout prix tâcher de s’y rendre, s’il voulait avoir quelque chance de salut. Ouvrant un parapluie et soutenant ses pas chancelants à l’aide, d’un bâton, Marc entreprit une marche de près d’un mille, sous un soleil presque perpendiculaire, dans la saison la plus chaude de l’année. Vingt fois le jeune malade crut qu’il allait tomber sur le roc nu, d’où il ne se serait certainement pas relevé sous la double influence du soleil des tropiques et de la fièvre dévorante. Le désespoir lui donna des forces ; et, après des pauses fréquentes pour reprendre haleine, il parvint à entrer dans la cabine, à la fin de l’heure la plus pénible qu’il eut passée de sa vie.

Jamais nous ne parviendrons à décrire la délicieuse sensation de fraîcheur que Marc éprouva, malgré le sang qui bouillait dans ses veines, quand il se sentit à l’ombre dans la cabine. Il sentait en lui tous les symptômes d’une grave maladie. Sa vie pouvait dépendre de l’usage qu’il allait faire d’une heure, d’une demi-heure peut-être. Il se jeta sur un canapé pour prendre un peu de repos tout en cherchant à rassembler ses idées et à calculer ce qu’il devait faire. La boîte aux médicaments restait toujours dans la cabine, et plus d’une fois lui-même il y avait eu recours pour venir en aide à quelque matelot souffrant. Il savait qu’il s’y trouvait toujours des potions toutes prêtes. Il s’approcha de la table en chancelant, ouvrit la boîte, prit la préparation qu’il crut la mieux appropriée à son état, l’étendit d’eau filtrée, et l’avala.

Notre jeune ami pensa toujours, par la suite, que ce fut cette potion qui lui sauva la vie. Le premier effet fut de le rendre complétement malade et d’agir sur tous ses organes. Pendant une heure il resta sous cette influence, et seulement après cet intervalle il eut la force de gagner son lit, sur lequel il tomba anéanti. Combien de temps resta-t-il dans cet état ? c’est ce qu’il ne sut jamais. Ce fut plusieurs jours, peut-être plusieurs semaines. La fièvre avait apporté le trouble dans ses idées, quoique par moments il lui revint comme un éclair de raison, et alors c’était pour comprendre l’horreur de sa situation. Il avait de l’eau et des aliments plus qu’il ne lui en fallait ; la fontaine filtrante était à portée de sa main, et il y avait souvent recours ; enfin, le sac aux biscuits était tout à côté, mais c’était à peine s’il pouvait en avaler une seule bouchée, même après l’avoir trempée dans l’eau. Enfin tout mouvement lui devint impossible, et il resta plus de deux jours dans la même position, sans pouvoir presque fermer l’œil, mais dans un état d’anéantissement complet.

À la longue la fièvre perdit de sa violence ; mais elle prit un caractère peut-être plus dangereux encore pour un homme dans la position de Marc Woolston, en se réglant et en le minant insensiblement, Marc comprit que s’il se laissait aller à cet état de faiblesse qui allait s’augmentant de jour en jour, il était perdu. Il y avait à bord quelques bouteilles d’excellente bière de Philadelphie, et une de ces bouteilles était sur une planche au-dessus de son lit. Il l’aperçut, et il lui prit l’envie d’en goûter. En se soulevant sur son séant, il pouvait l’atteindre, mais comment la déboucher ? Il n’en aurait pas eu la force, quand même il aurait eu un tire-bouchon à sa portée, ce qui n’était pas. Mais il avait un marteau sur la même planche ; il s’en servit pour faire sauter le goulot, et se versa un grand verre, qu’il vida d’un seul trait. Cela lui parut délicieux, et il recommença. L’effet du breuvage ne se fit pas attendre. À peine s’était-il renfoncé sous sa couverture, qu’il fut saisi comme d’une espèce de vertige ; tous les objets semblaient tourner autour de lui, puis il eut une demi-heure de sommeil agité ; enfin la transpiration s’établit, et notre malade s’endormit profondément.

Quand il se réveilla, et bien des heures s’étaient écoulées dans l’intervalle, peut-être deux jours et deux nuits tout entières. Marc sentit qu’il n’était plus malade ; mais il ne se rendit pas sur-le-champ bien compte de son extrême faiblesse. Dans le premier moment, il lui sembla qu’il n’avait qu’à se lever, à prendre un peu de nourriture et à retourner à ses occupations ordinaires. Mais la vue de ses jambes amaigries et le premier effort qu’il fit pour se lever le convainquirent qu’il avait encore à passer par de longs jours de convalescence avant de se retrouver tel qu’il était une ou deux semaines auparavant. Un grand bonheur pour lui c’était, à ce premier retour de la vie, d’avoir du moins la tête aussi libre et les idées aussi nettes que lorsqu’il se portait le mieux.

Marc regarda comme un bon symptôme l’envie qu’il avait de manger. Quoiqu’il fût très-brouillé dans les dates, et qu’il n’eût aucun moyen de calculer le temps qu’avait duré sa maladie, il était certain que bien des jours s’étaient passés sans qu’il eût pris d’autre nourriture qu’une ou deux bouchées de biscuit. Ces circonstances se retracèrent à sa mémoire en même temps qu’il réfléchit qu’il fallait qu’il fût tout à la fois son médecin et sa garde-malade. Pendant quelques minutes, il resta tranquille, occupé à remercier Dieu de lui avoir au moins conservé la vie jusqu’au retour de sa raison. Alors il se mit à songer, autant que sa faiblesse le lui permettait, à ce qu’il avait à faire. Sur une table de la cabine, qu’il pouvait voir de son lit, à travers la porte, était une cave à liqueurs qui contenait plusieurs espèces de vins, de l’eau-de-vie et du genièvre. Notre jeune ami savait qu’il s’y trouvait d’excellent vin de Porto, qui était spécialement destiné aux malades. Il pensa qu’il serait tiré d’affaire s’il pouvait en boire quelques cuillerées. Mais comment y parvenir ? Il fallait trouver la clef, ouvrir la cave, verser le vin, trois opérations dont la plus facile semblait être encore tout à fait au-dessus de ses forces.

La clef de la cave était dans le tiroir d’un secrétaire ouvert, qui, par bonheur, était placé entre la table et lui. Il fit un nouvel effort pour se lever, et cette fois du moins il réussit à se mettre sur son séant. La brise qui se faisait sentir dans la cabine le ranima un peu, et il put étendre la main et tourner le robinet de la fontaine filtrante que, dans son accès de fièvre, il avait approchée de son lit. Une seule gorgée d’eau lui fit plus de bien qu’il ne l’aurait cru possible. Près du verre dont il s’était servi, il y avait un reste de biscuit de mer, qu’il y trempa. Il voulut alors essayer de se tenir sur ses jambes, mais il fut pris d’une sorte de vertige qui le fit retomber sur son lit. Revenu à lui, il fit, au bout de deux minutes, une seconde tentative, qui fut plus heureuse, et le pauvre diable, en s’appuyant contre les murs, et en se traînant de chaise en chaise, parvint au secrétaire. Il prit la clef, arriva jusqu’à la table ; mais alors ses forces étaient épuisées, et il tomba sur un fauteuil sans connaissance. Il était en chemise, et la brise rafraîchissante de la mer produisit sur lui le même effet que s’il avait pris un bain. Il reprit peu à peu ses sens, ouvrit la cave, eut besoin de faire usage de ses deux mains pour en tirer le flacon, quoiqu’il fût presque vide, et en versa quelques gouttes. C’était à peine s’il lui restait assez de force pour porter le verre à ses lèvres, il y parvint néanmoins, et ce fut sans doute ce qui le sauva. Il est devenu de mode depuis quelques années de décrier le vin, probablement parce que c’est un don de la Providence dont on a étrangement abusé. Pour Marc Woolston, ce fut, suivant sa destination primitive, un bienfait au lieu d’un fléau. Une seule gorgée de cette liqueur généreuse produisit sur lui un effet magique. Il eut bientôt la force de remplir d’eau son verre, et il y versa le reste du flacon.

Son verre à la main, le malade essaya de traverser la cabine et d’arriver au lit qui était dans le cabinet en face. C’était pour lui un voyage qui lui prit plusieurs minutes, et qu’il fit en s’appuyant sur une chaise qu’il passait devant lui, et dans laquelle il fut obligé de s’asseoir à trois reprises différentes. Ranimé par une ou deux gorgées de son breuvage souverain, il arriva enfin au pied du lit qui avait été préparé pour Bob, mais dont le vieux matelot avait toujours refusé obstinément de se servir, par respect pour son officier. Ce fut donc dans des draps tout blancs qu’il put enfin s’étendre, après être resté si longtemps couché dans le même lit, qu’il avait trempé si souvent de sa sueur.

Ce changement seul amena les plus heureux effets. Après quelques instants de repos, Marc se traça un nouveau régime. Sans doute il ne fallait pas se fatiguer trop, mais il fallait en même temps ne négliger aucune précaution. Il avait mis tremper un biscuit dans un verre d’eau et de vin. Il en prit une bouchée, une seule, qu’il mâcha bien avant de l’avaler. C’était, à bien dire, le premier aliment que prenait le pauvre malade. La faim le sollicitait de revenir à la charge, mais ce n’eût pas été prudent, et cependant il était bien difficile de résister à la tentation, s’il ne donnait un autre cours à ses idées. Il se contenta de tremper ses lèvres au bord de verre, et essayant de se tenir sur ses jambes, il se traîna jusqu’au tiroir dans lequel le pauvre capitaine Crutchely mettait son linge. Il y prit une chemise, et d’un pas chancelant il sortit de la cabine.

Il avait placé lui-même à côté de la tente un grand baquet pour recevoir l’eau de pluie. C’était un abreuvoir où Kitty, qui faisait de fréquentes visites au bâtiment venait se désaltérer. Il le trouva plein d’eau, comme il s’y attendait, et ôtant la chemise qu’il portait depuis si longtemps, il entra dans le baquet. Il y resta quelques minutes seulement malgré le plaisir qu’il y trouvait, craignant qu’un bain trop prolongé ne lui fût nuisible, et lorsqu’il en sortit le malade était un autre homme. Après être resté si longtemps confiné dans le même lit, en proie à la fièvre, sans pouvoir changer de linge une seule fois, se trouver enfin rafraîchi, purifié, c’était une sensation délicieuse à laquelle l’esprit ne pouvait manquer de participer aussi bien que le corps. Sa toilette achevée, il regagna sa couche d’un pas qui n’était pas encore très-assuré ; puis, quand il fut dans son lit, il prit encore une bouchée de biscuit, quelques gorgées de sa boisson bienfaisante, et mettant la tête sur son traversin, il tomba bientôt dans un profond sommeil.

Le soleil allait se coucher au moment où il était entré dans sa petite chambre, et il faisait grand jour quand Marc ouvrit les yeux pour la première fois. Il avait donc dormi plus de douze heures sous l’action bienfaisante du bain et du peu de nourriture qu’il avait prise. Le premier son qu’il entendit, ce fut le bêlement de Kitty qui passait sa tête à la porte. La pauvre Kitty avait visité tous les jours la cabine, et elle se trouvait auprès du malade au moment où Marc était dans le délire de la fièvre ; on eût dit que dans cet instant elle venait savoir de ses nouvelles. Marc lui tendit la main, et parla à sa compagne qui, pour lui répondre à sa manière et comme si elle comprenait son langage, accourut lui lécher la main. Délaissé comme il l’était, Marc trouva un grand charme dans cette preuve d’affection, même de la part d’une pauvre bête.

Marc se leva alors, très-content de sa personne. Il vida son verre et finit son biscuit, puis il prit un second bain qui ne lui fit pas moins de bien que son déjeuner. Pendant toute la journée il ne se départit pas de son régime de prudence et de modération. Un biscuit et deux ou trois verres d’eau et de vin sucrés, voilà la stricte ration à laquelle il se mit pendant vingt-quatre heures. Dans l’après-midi il voulut se faire la barbe, mais c’était aller trop vite en besogne, il fallut y renoncer.

Le lendemain il eut assez de force pour aller jusqu’à la cuisine et allumer du feu. Il se régala d’une bonne tasse de thé, puis il varia ses repas par de l’arrow-root et du cacao. En même temps il continua ses bains et changea de linge tous les jours. Le cinquième jour il réussit à se raser, ce qui lui fut un grand soulagement, et à la fin de la semaine il parvint à monter sur la dunette d’où il put contempler ses domaines.

Le Sommet se couvrait partout de verdure. Kitty paissait tranquillement sur le penchant du roc ; la douce créature avait appris à franchir l’entrée malgré la voile qui la recouvrait, et elle montait et descendait le sentier frayé, suivant son bon plaisir. Marc osait à peine regarder après les porcs : ils étaient à fouiller et à fourrager partout, et semblaient gras et contents. C’était d’un triste augure pour son jardin, car ils seraient morts de faim pendant sa maladie, s’ils n’y avaient cherché leur vie. Mais il ne pouvait songer encore à aller dans l’île, et il lui fallut se contenter de ce coup d’œil rapide jeté sur sa propriété. La gent volatile paraissait en parfaite disposition, et il crut même voir une petite troupe de poulets qui sautillaient autour de leur mère.

Il fallut encore huit grands jours avant que Marc se décidât à aller jusqu’au Cratère. En y entrant, il reconnut que ses conjectures étaient fondées. Les porcs, avec leurs groins, avaient retourné les deux tiers du potager aussi efficacement qu’il l’aurait pu faire avec sa houe lorsqu’il avait toute sa force. C’était partout un chaos de tiges brisées, de racines enlevées, de fruits à demi rongés : Kitty fut prise en flagrant délit, occupée à brouter des fèves. Les poules ne se faisaient faute ni de pois, ni de maïs ; en un mot tous les animaux avaient vécu dans l’abondance pendant que leur pauvre maître, dénué de tout secours, était entre la vie et la mort.

Marc trouva sa tente toujours en place, et il fut bien aise de se reposer une heure ou deux dans son hamac, après avoir fait le tour de son jardin. Pendant qu’il y était, les porcs entrèrent dans le Cratère et firent un repas complet sous ses yeux. À sa grande surprise, la truie était suivie de dix petites bêtes qui commençaient à être d’une grosseur raisonnable. Un appétit d’enfer était alors le plus grand tourment de notre convalescent, et les aliments qu’il pouvait trouver à bord étaient un peu trop lourds pour lui. Il avait mis la fleur de farine à toute sauce et était à bout de combinaisons ; il aurait bien voulu sortir un peu des viandes salées. Il y avait dans un coin de la tente un fusil de chasse tout chargé ; il attendit un moment favorable et abattit un des jeunes pourceaux. Quoiqu’il ne fût pas bien expert en cuisine, il parvint à le saigner et à l’écorcher. Le plus difficile fut de porter à bord la victime, quoiqu’elle n’eût pas six semaines ; il y parvint cependant, et il sut en faire plusieurs plats savoureux et nourrissants, qui contribuèrent puissamment au rétablissement de ses forces. Dans le cours du mois suivant, trois autres pourceaux partagèrent le même sort, ainsi que plusieurs des petits poulets, bien qu’ils fussent à peine éclos ; mais il lui semblait alors qu’il eût pu manger le Cratère lui-même, bien qu’il ne fût pas encore en état de grimper jusqu’au Sommet.