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Le Cratère/Chapitre VIII

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 91-104).



CHAPITRE VIII.


Tantôt, le jour naissant, de ses fertiles pleurs
Imbibe doucement le calice des fleurs ;
Tantôt, du roc ardent de grands flots de lumière
Rejaillissent, doublés, sur la prairie entière.

Savage



Dès que le petit pavillon fut établi sur le Sommet, Marc y passa la plupart de ses heures de loisir. Il y transporta une partie de ses livres, — et il en avait une collection assez nombreuse, — sa flûte, et tout ce qu’il faut pour écrire. De là, tout en s’occupant, il pouvait surveiller le développement de son potager aérien. Quant à Bob, il pêchait une grande partie du temps : il y trouvait tout à la fois plaisir et profit, car les porcs et les poules faisaient bonne chère. Tout prospérait en un mot, à l’exception de la pauvre Kitty, qui traînait un peu la patte. Elle aimait à suivre Marc, et jetait plus d’un regard d’envie sur le Sommet, lorsque, d’en bas, où elle était consignée, elle le voyait se promener au milieu de ses plantations.

Les légumes mis les premiers en terre venaient à merveille. Ils avaient été entourés de limon à plusieurs reprises, et rien de ce qui pouvait hâter la végétation ne leur manquait. Les melons ne tardèrent pas à promener leurs jeunes pousses sur la couche, ainsi que les concombres, les courges et les citrouilles ; et, à la fin du mois suivant, presque toutes les parties planes des hauteurs se paraient çà et là d’un commencement de verdure. Mais une nouvelle surprise était ménagée à Marc. Un jour qu’il était assis sous son pavillon, tous les rideaux ouverts, afin de donner un libre accès à la brise, il aperçut quelques points sombres qui se détachaient sur le roc ardent. Il s’approche de l’endroit, et il voit que quelques brins du gazon qu’il y a semé presque au hasard commencent à paraître. Ainsi donc ces rochers sur lesquels l’œil ne pouvait se fixer sans fatigue allaient être convertis en belles collines verdoyantes qui deviendraient, au contraire, un repos pour la vue. Il connaissait assez les lois de la végétation pour savoir qu’une fois que les racines des herbes se seraient infiltrées dans les crevasses presque invisibles de la roche, elles pourvoiraient d’elles-mêmes à leurs besoins par leurs émanations successives qui, en aidant à leur reproduction, ajouteraient à la fertilité. Toutefois, il ne manqua pas de faciliter ce travail de la nature en mettant encore partout du guano, puisque cet engrais avait produit de si merveilleux effets.

Bob montrait pour la pêche le même goût que Marc pour le jardinage, et il rapportait de telles quantités de poissons que celui-ci songea à en faire aussi de l’engrais. Profitant des quelques heures de fraîcheur du matin et du soir, il se mit à préparer, dans la plaine du Cratère, un emplacement convenable ; il y enfouit tous les poissons qui ne leur étaient pas nécessaires, pour les y laisser entrer en décomposition. Bob ne négligeait pas non plus l’approvisionnement d’herbes marines, qui s’élevaient en monceau, mêlées au guano et au limon. Mais ces divers travaux durent se ralentir à mesure que la saison avançait. Malgré la brise, le soleil avait une ardeur qui, en plein midi, n’était pas supportable, et qui pompait l’eau amassée dans les cavités des rochers ; aussi fallut-il pendant plusieurs semaines faire des distributions régulières au troupeau sur la provision d’eau qu’on avait eu le bon esprit d’amasser dans les temps d’abondance.

Marc consacra ces heures de loisir au bâtiment. Saisissant les moments favorables, il déferla successivement toutes les voiles, les sécha complétement, les désenvergua, et les rangea dans l’entrepont. La tente fut mise en place ; les ponts furent lavés matin et soir, ce qui avait le double avantage d’entretenir la propreté et d’empêcher le bois de jouer. Ce fut alors que, pour la première fois depuis leur solitude, la cale fut l’objet d’une visite et d’une inspection minutieuse. On y trouva beaucoup d’articles utiles, et, entre autres, deux barils de vinaigre que l’ami Abraham White avait fait mettre à bord pour mariner tout ce qui en serait susceptible, comme préservatif contre le scorbut. Marc fut charmé, de cette découverte, et, puisque ses couches d’oignons et de concombres lui promettaient une si belle récolte, il se promit bien d’en mettre une partie au vinaigre.

Un jour que Bob était à fureter dans la cale et que Marc le regardait, car c’était alors l’endroit où il y avait le plus de fraîcheur, il mit la main sur une pièce de bois, et s’efforça de la tirer du milieu d’un tas qui était par terre dans un coin obscur. Après plusieurs tentatives la pièce de bois vînt à lui, et Marc, frappé de sa forme particulière, lui dit de l’approcher de l’écoutille pour qu’il pût la voir au jour. À entendre Bob, impatienté sans doute de toute la peine qu’elle lui avait donnée, c’était « un mauvais bâton fourchu, un propre à rien, qui tenait là une place inutile ; » mais Marc reconnut au premier coup d’œil que ce n’était ni plus ni moins qu’une des pièces de la membrure d’une embarcation d’une dimension peu commune.

— Voilà, pour le coup, qui est providentiel ! s’écria Marc ébahi. Votre bâton fourchu, Bob, fait bel et bien partie de la pinasse dont vous parliez, et que nous désespérions de trouver à bord !

— Vous avez raison, monsieur Marc, vous avez, parbleu bien raison ! et je suis un grand sot de ne pas m’en être aperçu quand j’avais tant de peine à la tirer ! Mais si nous avons mis la main sur un des os de la pinasse, les autres ne doivent pas être bien loin : ils ont sans doute été arrimés tous dans la même latitude.

C’était la vérité. Chaque partie de la membrure fut trouvée successivement et portée à la timonerie. Ni Bob ni Marc n’étaient de bien habiles constructeurs ; mais ils n’étaient pas non plus sans quelques notions premières, et ils savaient du moins parfaitement où chaque pièce devait être placée.

Quelle révolution cette découverte n’opéra-t-elle pas dans les sentiments du jeune mari ! Il n’avait jamais perdu tout espoir de revoir Brigitte ; il avait une imagination trop vive et trop ardente pour cela ; mais néanmoins cet espoir allait s’affaiblissant de jour en jour. Il avait vécu longtemps, si l’âge doit se mesurer moins au nombre des années qu’à l’expérience qui nous a mûris avant l’âge. Si cette cruelle séparation devait finir quelque jour, combien ne pouvait-elle pas se prolonger encore ! Et dans toutes les dispositions qu’il prenait, il agissait comme si toute sa vie devait se passer dans cette solitude où il avait été jeté par un soudain et mystérieux décret de la Providence. Lorsque Bob était revenu plusieurs fois à la charge pour lui dire que les matériaux de la pinasse devaient être à bord, il avait toujours repoussé obstinément cette idée, parce qu’il lui semblait impossible qu’une mesure de cette importance eût été prise à son insu et il ne réfléchissait pas à cette époque, qu’absorbé par ses adieux, il avait à peine le sentiment de ce qui se passait autour de lui.

Maintenant que l’existence de la pinasse n’était pas un rêve, maintenant qu’elle était là, sous ses yeux, il eut peine à soutenir l’excès de sa joie ; tout son sang reflua vers son cœur, et il fut obligé de s’appuyer contre une caisse. Mais ce moment d’absence de lui-même fut loin d’être sans charme. À travers ses paupières entr’ouvertes, l’avenir lui apparaissait sous des couleurs toutes nouvelles. Il n’avait pas le moindre doute qu’avec Bob il ne réussît à assembler ces bienheureuses pièces, et qu’il ne parvînt ensuite à franchir l’Océan à bord d’une embarcation convenable. Et que voyait-il sur le rivage ? sa jeune, sa chère fiancée qui lui tendait les bras. Ce n’était pas une illusion le problème était résolu avec une certitude, avec une précision presque mathématique.

L’agitation fébrile à laquelle Marc était en proie se prolongea pendant plusieurs jours, et le rendit incapable de toute occupation. Il était devenu presque méconnaissable, même à ses propres yeux. Le gazon commençait à s’étendre de tous côtés sur les lèvres du cratère ; des collines verdoyantes succédaient aux roches arides ; toutes ses plantations réussissaient au gré de ses plus chères espérances : c’est à peine s’il y paraissait encore sensible. Il ne pouvait plus parler que d’une chose : de Brigitte ; penser qu’à une chose : au moyen inespéré qui se présentait de quitter le Récif pour voler auprès d’elle !

Bob prenait les choses plus philosophiquement. Il s’était mis dans la tête de « Robinsonner » pendant quelques années, et son parti en était pris. Sans doute il eût préféré que le canot fût plus grand, mais il n’aurait pas eu la moindre objection à ce que la pinasse fût réduite au quart de ses dimensions actuelles. Cependant Marc avait prononcé, il se soumit avec son humilité et son empressement ordinaires. Marc ne voulait pas même attendre un temps plus frais pour se mettre à l’œuvre, et Bob lui prêta son aide, sans se permettre de remontrances.

Mais le soleil qui n’avait pas été consulté, vint déranger un peu ces beaux projets. La chaleur était si intense, pendant la plus grande partie du jour, que tout travail devenait impossible si les travailleurs ne se construisaient un abri. La carcasse de la pinasse ne pouvait être montée que près de l’eau pour qu’il fût possible ensuite de la mettre à flot. Or, sur la côte, il n’y avait d’ombre nulle part ; il fallait donc aviser aux moyens de s’en procurer. Marc, dont l’impatience ne connaissait plus aucun retard, s’en occupa sur-le-champ.

Il fallait d’abord choisir remplacement du nouveau chantier, et, après mûre délibération, il fut décidé que ce serait la pointe occidentale du Récif. Sans doute c’était ajouter beaucoup à la peine, puisqu’il faudrait y transporter tous les matériaux et que la distance était de plus d’un mille. Mais la configuration particulière du rocher sur ce point offrait plus de facilité que partout ailleurs pour la mise à l’eau. C’était déjà une considération importante ; il en était une autre plus décisive encore à la forme de la base extérieure de la montagne volcanique, à la surface généralement lisse du Récif qui, malgré ses nombreuses inégalités, semblait avoir reçu une sorte de poli par suite d’invasions périodiques de la mer, à d’autres signes assez manifestes qui se rencontraient jusque dans la partie inférieure de la plaine du Cratère, il semblait évident que la masse tout entière du Récif, le Cratère excepté, avait été souvent envahie par les eaux de l’Océan, et cela à une époque qui ne devait pas être très-éloignée. Si aucune saison n’était à l’abri des ouragans, c’était, surtout pendant les mois d’hiver que les tempêtes devaient éclater avec le plus de violence sous cette latitude. Or, nos deux marins n’avaient pas encore été à même d’apprécier par eux-mêmes l’influence de l’hiver, mais ils avaient vu souvent, à peu de distance, à la suite de simples bourrasques, les vagues s’élever de plusieurs pieds en moins d’une heure. Si la mer venait jamais à s’élancer sur le Récif, si les flots amoncelés en balayaient la surface, il était fort à craindre que la pauvre pinasse ne fût emportée, avant même d’être entièrement terminée, ce qui demandait au moins six à huit mois, à moins qu’on ne pût la placer dans un lieu à l’abri de ces inondations. C’était précisément l’avantage que présentait la pointe occidentale, où l’embarcation serait sous le vent de l’île. En même temps le roc avait à cet endroit trois ou quatre pieds d’élévation de plus que partout ailleurs ; et l’emplacement projeté était assez près de la mer pour que la mise à l’eau pût s’effectuer sans peine. Aussitôt, le radeau fut mis en réquisition, et la carcasse entière, avec quelques-unes des planches nécessaires pour commencer l’ouvrage, fut portée à la pointe.

Avant de placer la quille de la pinasse, Marc la nomma la Neshamony, du nom d’une crique située presque en face du Rancocus, autre baie de la Delaware, qui avait donné son nom au bâtiment, d’après cette circonstance que l’Ami Abraham White était né sur ses bords. Il y avait une grande mesure préliminaire à prendre ; c’était de trouver les moyens de travailler malgré l’ardeur du soleil. Ce fut encore à l’aide du radeau qu’on put commencer les dispositions nécessaires pour mener à bonne fin cette grande entreprise. Une grande voile de rechange fut tirée de la soute et mise sur le radeau avec une provision de cordages ; des mâts furent coupés à la longueur convenable, puis jetés à l’eau pour être remorqués à la suite, et Bob conduisit assez aisément le tout à bon port.

Deux heures le matin, deux heures après le coucher du soleil, c’était tout le temps que les deux constructeurs, malgré tout courage, pouvaient consacrer au travail, même lorsqu’il ne s’agissait que d’établir une sorte d’appentis. Il fallut d’abord percer huit trous dans la lave, à une profondeur de deux pieds. C’est un ouvrage qui aurait pris plus d’un an, si Marc n’avait eu l’idée de faire usage de la poudre à canon. Il jeta une petite quantité de poudre dans la trouée que la pince avait faite ; la lave éclata, et les pierres furent alors détachées facilement à l’aide de pioches et de leviers. On peut se faire une idée des peines que durent se donner les deux travailleurs infatigables par cette circonstance qu’un grand mois fut nécessaire pour dresser les huit poteaux. Mais du moins l’ouvrage avait été exécuté avec cette conscience et ce soin minutieux que les marins mettent à tout ce qu’ils font ; et quand ils furent en placé, ils remplissaient parfaitement leur destination. À l’extrémité de chaque poteau fut amarré un palan à l’aide duquel la voile fut hissée en place. Pour empêcher qu’elle ne fasiât, ce qui n’eût pas manqué d’arriver dans une tente de cette dimension, plusieurs bois droits furent placés au centre pour lui servir de support, mais sans qu’il fût nécessaire de les enfoncer dans le roc.

Bob était dans le ravissement de son nouveau chantier de construction : il avait toute la dimension de la grande voile d’un navire de quatre cents tonneaux, assurait un ombrage complet, et avait en outre l’avantage de laisser circuler la brise. Marc n’était pas moins content du résultat, et dès le lendemain il s’occupa de poser la quille sur le chantier.

Ce jour-là fut mémorable à un autre point de vue. Bob était monté au Sommet pour chercher un outil qu’il y avait laissé en dressant le pavillon et en donnant un coup d’œil sur les plantations, il s’aperçut que les melons commençaient à mûrir. Il en rapporta trois ou quatre, et Marc put se convaincre, en savourant ces fruits délicieux, que le ciel avait béni ses efforts et sa persévérance. Sans doute il était prudent de n’en faire usage qu’avec modération ; mais quelle ressource inespérée, quel régal pour de pauvres solitaires qui ne vivaient depuis si longtemps que de salaisons et de légumes secs. Ce n’étaient pas les melons seuls qui arrivaient à maturité. Marc ayant été faire à son tour une visite à ses couches, trouva des patates, des concombres, des oignons, des tomates et plusieurs autres légumes également bons à manger. Aussi n’y eut-il plus de jour où l’on n’en pût mettre plusieurs dans la casserole, ce qui ne contribua pas peu à calmer certaines appréhensions qui étaient venues de nouveau assaillir Marc au sujet du scorbut. Quant au jardin d’en bas, dessiné avec tant de coquetterie, et d’une étendue tout à fait respectable, il n’était pas aussi avancé, ce qui n’avait rien d’étonnant, puisqu’il avait été ensemencé le dernier ; mais les apparences n’en étaient pas moins belles et Marc s’assura qu’une seule acre, bien cultivée, suffirait et au delà à leur consommation. Mais revenons au chantier.

En examinant ses matériaux, nos ouvriers reconnurent que chaque partie de la membrure, chaque planche, en un mot tout ce qui appartenait à la pinasse, était marqué et numéroté. Des trous avaient été percés d’avance, et il était évident que les armateurs avaient voulu faciliter, autant qu’il dépendait d’eux, le travail de ceux qui auraient sans doute à ajuster les pièces dans quelque contrée éloignée. Dès que la quille fut en place, Marc monta les couples et chevilla les bordages. Comme toutes les pièces avaient déjà été ajustées, il n’y avait pas à faire usage du rabot ; seulement il fallait s’armer de patience, changer les matériaux plusieurs fois de place, jusqu’à ce qu’on eût trouvé celle à laquelle ils s’adaptaient. Marc eut un plein succès, et toute la coque fut posée, sans qu’il eût fallu enlever la plus petite parcelle de bois. Ce fut l’affaire de huit jours.

Marc mesura alors la pinasse. La quille avait vingt-quatre pieds de long ; la distance de l’étrave à l’étambot était de six pieds de plus. Le maître-bau avait six pieds, et la cale pouvait avoir cinq pieds de profondeur ce qui donnait à peu près une mesure de onze tonneaux. Comme un bâtiment de onze tonneaux pouvait faire très-bonne contenance sur mer ; ce résultat fut accueilli avec de grandes acclamations de joie.

L’assemblage des bordages de la Neshamony n’offrit pas beaucoup de difficultés, mais il n’en fut pas de même du calfatage. Quoique Bob ne fût pas tout à fait novice dans cette partie il lui fallut quinze grands jours pour en venir à bout. Pendant qu’il y travaillait, il fit encore, en rôdant dans la cale du Rancocus pour y chercher quelques chevilles, une véritable trouvaille. C’était une quantité de vieux cuivre, entassé dans un coin, et sur lequel était écrit « cuivre pour la pinasse ; » nouvelle attention de l’Ami Abraham, qui, songeant aux vers qui abondaient dans ces basses latitudes, avait acheté le cuivre d’un vieux bâtiment qu’on venait de démolir, pour en doubler son embarcation. Dès que les coutures furent brayées comme il faut, les plaques de cuivre furent appliquées, ce qui ne prit pas beaucoup de temps ; alors il n’y eut plus que le pinceau à faire agir. Les peintres ne furent pas moins habiles que les calfats, et la toilette de la pinasse se trouva complètement faite. Il n’avait pas fallu moins de huit semaines d’un travail sans relâche pour achever cette besogne, et l’été avançait rapidement. La pose du pont fut ce qui donna le plus de peine, parce qu’il ne couvrait pas toute la surface de l’embarcation, mais qu’on avait ménagé à l’arrière de petites chambres pour la commodité des passagers.

Cette grande opération heureusement terminée, il en restait une autre qui n’était ni moins importante ni moins difficile ; car jusqu’alors la besogne avait été en quelque sorte taillée d’avance, il ne s’était agi que d’ajuster des pièces toutes préparées ; mais il fallait maintenant lancer la pinasse.

Nos deux marins avaient souvent vu des bâtiments sur le berceau, et ils avaient quelque idée de la manière dont il fallait s’y prendre. Marc avait placé la quille aussi près de l’eau qu’il avait été possible, et cette précaution leur épargnait beaucoup de peines. Il ne manquait pas de vieilles planches pour former les coittes du berceau ; mais la difficulté était de les établir de manière à ce qu’elles ne se rapprochassent pas trop. Les poteaux qui soutenaient la tente leur furent d’un grand secours. Des planches furent mises de champ, en travers de ces poteaux, et sur ces planches venaient s’appuyer les accores. Ils ne parvinrent pas du premier coup à établir le berceau ; il fallut recommencer plus d’une fois. Enfin Marc déclara que, suivant lui, ils avaient pris toutes les précautions nécessaires, et il proposa d’essayer le lendemain de lancer la pinasse. Mais Bob fit une proposition qui modifia ce plan, et entraîna un délai qui faillit avoir les plus graves conséquences.

Depuis quelques jours le ciel se couvrait de nuages et prenait un aspect menaçant, et Bob ouvrit l’avis d’amener la grand’voile qui formait la tente, d’établir les bigues sur le roc, et de placer le pied du mât de la pinasse dans sa carlingue, avant de la lancer, ce qui leur épargnerait quelque peine. Marc y consentit. La grand’voile fut donc amenée ; et pour la mettre à l’abri de tout accident, surtout hors de la portée des porcs, qui auraient bien pu la déchirer, elle fut placée sur deux brouettes et roulée jusque dans l’intérieur du Cratère, où ces animaux n’avaient pas encore trouvé moyen de pénétrer. Le mât fut mis en place et gréé. Rien n’empêchait donc de lancer la pinasse, et l’opération allait être fixée au lendemain, lorsque Bob eut encore une nouvelle idée. Pourquoi ne pas profiter du moment où tous les mouvements étaient faciles autour de la pinasse, pour arrimer toutes les provisions qu’elle devait recevoir ? En conséquence, les futailles furent remplies d’eau douce et mises sur le radeau avec un baril de bœuf, un autre de porc, et une provision de biscuits. Le radeau déposa sa cargaison sur le roc, d’où elle fut transportée auprès de la quille sur des brouettes, et enfin hissée à bord à l’aide de drisses. Un grappin et une ancre à jet, trouvés parmi les matériaux destinés à la pinasse, furent également mis en place. En un mot, toutes les dispositions furent prises pour que, quand on le voudrait, il n’y eût plus qu’à mettre à la voile.

Il était trop tard ce jour-là pour procéder à la mise à l’eau, opération qui fut remise définitivement au lendemain matin. Marc profita de la dernière heure du jour pour monter au Sommet, choisir quelques melons, et jeter un coup d’œil sur ses plantations. Avant de monter, il parcourut le jardin qu’il avait tracé dans la plaine du cratère, et il constata de nouveaux progrès dans la végétation. Partout les légumes poussaient avec une abondance merveilleuse, et la plupart étaient déjà bons à manger. Étrange disposition de l’esprit humain ! À la vue de ces produits de son industrie, de ces trésors qui de tous les côtés à la fois semblaient sortir de terre à son commandement, Marc éprouva un moment comme une sensation de regret à la pensée qu’il allait s’éloigner pour toujours. Il lui sembla même qu’il aurait un certain plaisir à revenir au Récif, et il en vint au point de se tracer un instant un tableau dans lequel il se voyait ramenant Brigitte dans ces parages pour y passer avec elle le reste de ses jours dans le repos et la tranquillité. Il est vrai d’ajouter que cette impression ne fut que passagère, et qu’elle s’effaça bientôt devant les images qui se présentèrent en foule dans son esprit, suscitées par l’approche du grand événement qui devait avoir lieu le lendemain.

En parcourant les allées de son jardin, il remarqua sur la lisière même du Cratère des traces toutes nouvelles de végétation. Il y courut et trouva une longue rangée d’arbustes, qui s’élevaient déjà de quelques pouces, et commençaient à se couvrir de feuilles. Il avait jeté là presque au hasard et sans espoir de succès, de la graine d’orangers, de citronniers, de figuiers, et autres fruits des tropiques. Pendant qu’il était occupé d’autres choses, ces semences avaient prospéré, et les divers arbustes poussaient avec cette promptitude et cette richesse de végétation qui est particulière à ces climats. Sur le Sommet, même spectacle l’attendait ; et, faut-il ajouter, peut-être aussi encore même mouvement de regret, aussi passager sans doute mais non moins réel.

Cette nuit-là Marc et Bob dormirent à bord du Rancocus. Ils se disaient que ce serait peut être la dernière fois, et leur attachement pour leur vieux navire les portait à retourner coucher à bord ; car, depuis assez longtemps, ils avaient suspendu leurs hamacs dans le chantier, afin d’être plus à proximité de leur travail.

Marc fut éveillé de grand matin par le bruit que faisait le vent dans les agrès, bruit auquel il n’était plus accoutumé, et qui, dans le premier moment, ne lui fut pas désagréable. S’habillant à la hâte, il alla sur le pont, et il vit qu’une véritable tempête était au-dessus de leurs têtes. Il n’avait jamais rien vu de pareil sur l’océan Pacifique. La mer était violemment agitée, les lames venaient déferler sur le Récif avec une force et une impétuosité qui semblaient ne tenir aucun compte des obstacles. Le jour commençait à poindre, et Marc alarmé appela Bob.

L’aspect des éléments n’était rien moins que rassurant, et dans le premier moment, les deux marins eurent des craintes sérieuses pour la sûreté du bâtiment. Les blocs de lave qui protégeaient le bassin résistèrent bien au choc des vagues qui les atteignaient ; mais quoique brisées par cet obstacle, elles n’en arrivaient pas moins jusqu’au navire avec une violence qui donnait au câble une tension extraordinaire. Heureusement l’ancre mordait fortement le fond, qui était excellent. D’ailleurs la conservation du bâtiment n’avait plus pour eux qu’un intérêt secondaire. Certes, il leur eût été pénible de voir le Rancocus se briser contre les rochers ; mais le sort de la pinasse avait une bien plus grande importance à leurs yeux, et ils ne pouvaient être indifférents aux dangers qui la menaçaient. Les lames avaient à peine replié leurs sommets sur elles-mêmes, qu’elles se relevaient plus courroucées, et déjà elles commençaient à envahir les parties basses du Récif, qui semblait menacé d’une inondation générale.

Une quantité d’objets de différentes natures avaient été laissés sur la côte, et il était urgent de les mettre en sûreté. Malgré ses projets de départ, Marc se hâta de transporter tout ce qu’il pouvait dans l’intérieur du Cratère. À l’extérieur, la mer faisait des progrès de plus en plus rapides ; et les porcs, par la manière dont ils couraient çà et là dans une agitation extrême, et par leurs grouillements, témoignaient qu’ils avaient aussi l’instinct de quelque danger. Marc détacha la voile qui fermait l’entrée, et laissa les animaux entrer dans le Cratère. La pauvre Kitty fut charmée de la permission ; et en un instant, sautant sur les marches que ses maîtres avaient pratiquées, elle fut sur le Sommet. Heureusement pour les légumes, l’herbe y croissait en abondance, et comme c’était son mets de prédilection, elle ne fit pas même attention aux autres. Quant aux porcs, ils n’eurent pas plus tôt trouvé un tas d’herbes marines, que, sans s’inquiéter des plates-bandes et des richesses qu’elles déployaient, ils se mirent à s’y vautrer et à le retourner de toutes les manières.

Cependant la tempête redoublait, les eaux s’accumulaient de plus en plus, les alentours du Cratère étaient inondés. Envoyant avec quelle violence les vagues venaient battre la base du Cratère, Marc se rendit compte alors de la manière dont elle avait été minée sourdement. Un courant impétueux parcourait alors d’une extrémité à l’autre la plaine extérieure ; on eût dit que l’eau, en se précipitant sous le vent sur l’île, cherchait à tout prix à franchir cet obstacle pour fuir devant la tempête.

Marc passa une grande demi-heure à mettre à l’abri ses livres et tout ce qui se trouvait dans le pavillon. Après s’être assuré que les poteaux étaient solidement établis et ne couraient aucun danger, il dirigea ses regards vers le Rancocus, qui était aussi de ce côté de l’île. Le vieux navire s’élevait et s’abaissait avec les vagues qui troublaient le bassin ordinairement si tranquille où il était amarré ; mais il tenait toujours sur son ancre et ne semblait pas en péril. Heureusement nos marins, lorsqu’ils avaient désenvergué les voiles, avaient amené tout bas les vergues, ce qui avait diminué de beaucoup la tension du câble. Les mâts de perroquet avaient été amenés également, de sorte qu’il ne restait aucune surface qui pût donner prise au vent. C’eût été une vraie douleur pour Marc de voir son pauvre navire sombrer, bien qu’il n’espérât plus en tirer grand service, mais c’était un de ces vieux amis dont il coûte toujours de se séparer.

Rassuré sur le compte du Rancocus, Marc fit le tour du Sommet, non sans manquer deux ou trois fois d’être renversé par la bourrasque, et il arriva à la pointe qui s’avançait sur la porte d’entrée. C’était la position la plus rapprochée du chantier, et il n’était pas fâché d’examiner un peu ce que devenait la pinasse, car il pouvait bien alors y avoir deux ou trois pieds d’eau sur le Récif. À sa grande surprise, Bob, qu’il croyait toujours à l’entrée du Cratère occupé à mettre le reste de leurs effets en sûreté, était descendu au chantier en ayant de l’eau jusqu’à mi-jambes, et il était grimpé à bord de la Neshamony pour veiller à sa sûreté. La distance entre la pointe sur laquelle Marc était debout et la pinasse, était de plus d’un demi-mille, et le vent n’eût pas soufflé, qu’à cette distance il eût été difficile de se faire entendre. On juge s’il y avait moyen même de le tenter au milieu du mugissement de la mer et des sifflements aigus de la tempête. Mais du moins Marc pouvait voir son ami, et il remarqua qu’il gesticulait avec force comme pour lui dire de venir le joindre. Ce fut alors que pour la première fois il s’aperçut que la pinasse semblait abandonner son lit. L’instant d’après, les coittes qui la soutenaient furent emportées par les vagues toujours grossissantes, et la pinasse cula d’une demi-longueur.

Marc s’élança en bas du rocher pour se jeter dans les flots irrités, et courir à la nage au secours de Bob, mais au moment où il allait se précipiter dans l’eau, il vit la pinasse, soulevée par une lame, glisser rapidement à la mer.