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Le Cratère/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 49-63).



CHAPITRE V.


Le fils du roi, vous dis-je, est débarqué dans l’île.
Je l’ai vu, de mes yeux, sur la plage stérile,
Assis, les bras croisés, dans des pensers amers,
Et poussant des soupirs à rafraîchir les airs.

La Tempête



Après avoir achevé ce premier examen du Cratère, Marc et Bob regrimpèrent au sommet de la muraille, et allèrent s’asseoir juste au-dessus de l’arche. C’était de là qu’ils pouvaient voir le mieux, non-seulement la petite île dans toute son étendue, mais Océan qui l’entourait. Marc commença à comprendre le caractère de cette singulière formation géologique, au milieu de laquelle le Rancocus avait été dirigé comme par la main de la Providence. Il était assis en ce moment sur le point le plus élevé d’une montagne sous-marine d’origine volcanique, sous-marine à l’unique exception du Cratère qui lui servait d’asile, et des blocs de lave dont il était entouré. Ces blocs, qui ne s’élevaient guère au-dessus de la surface de l’Océan en cinquante endroits qu’il pouvait apercevoir à peu de distance, formaient les innombrables brisants dont nous avons parlé ; mais excepté le récif de Marc, nom que Bob donna sur-le-champ à l’île principale, deux ou trois îlots détachés qui n’en étaient qu’à une encâblure, et quelques autres plus éloignés, où les oiseaux semblaient se donner rendez-vous, aucune autre terre n’était visible à quelque distance que ce fût.

Marc chercha à calculer jusqu’où pouvaient s’étendre les écueils dont il était entouré. Comparant ses observations actuelles à celles qu’il avait pu faire du bord, il évalua à une douzaine de lieues marines la zone qu’embrassaient les ramifications de la montagne volcanique. Si, dans son travail d’enfantement, la terre eût fait quelques efforts de plus sans doute on aurait vu surgir une île belle et fertile au lieu de ce roc à demi submergé.

Depuis le premier moment de son arrivée au pied du récif qui dorénavant doit porter son nom à tout jamais, Marc avait toujours eu présente à l’esprit la pénible idée qu’il pouvait être forcé d’y passer le reste de ses jours. Quelle perspective pour un jeune marié, et combien de temps pourrait-il trouver des moyens d’existence dans cette aride solitude ! Mais il concentrait sa peine en lui-même, et cherchait à imiter, du moins à l’extérieur, le calme de son compagnon. Celui-ci avait un grand fonds de philosophie naturelle, et une fois bien convaincu qu’il lui faudrait Robinsonner pendant quelques années, il n’avait plus d’autre pensée que de se tirer de son rôle le moins mal possible. Dans une pareille situation d’esprit, on juge facilement le tour que devait prendre la conversation entre les deux solitaires.

— Nous sommes bien et dûment bloqués, monsieur Marc, dit Bob, et nous voilà comme Robinson, si ce n’est que nous sommes deux, et qu’il était tout seul pour se tirer d’affaire, jusqu’à ce qu’il eût rencontré Vendredi.

— Je voudrais qu’il n’y eût point d’autre différence dans notre position, Betts, mais il n’en est pas ainsi. D’abord il avait une île et nous n’avons qu’un récif ; il avait un terrain fertile, et nous n’avons qu’un roc aride ; il avait de l’eau douce, et nous n’en avons pas ; il avait des arbres, et nous n’avons pas même un brin d’herbe. Toutes ces circonstances sont loin d’être encourageantes.

— Vous parlez comme un livre, Monsieur, et cependant ne lâchons pas le gouvernail. Nous avons un bâtiment aussi solide, aussi fin voilier que le jour où il a quitté le port, tandis que Robinson avait vu son navire sombrer sous ses pieds. Tant qu’il y a une planche à flot, un vrai marin ne désespère pas.

— Oui, Bob, c’est ma conviction, comme c’est la vôtre ; mais encore faudrait-il que ce bâtiment pût servir à quelque chose ; et le moyen de le tirer de là ?

— Il est certain qu’il n’a pas choisi le bassin le plus favorable, dit Bob en lançant le reste de sa chique dans le Cratère ; mais, monsieur Marc, m’est avis qu’il, pourra nous être utile de plus d’une façon, même où il est, si nous pouvons le maintenir à flot. La provision d’eau qui s’y trouve peut nous durer un an, pour peu que nous ne la prodiguions pas ; et quand viendra la saison des pluies, ce qui ne peut manquer d’arriver dans cette latitude, il ne tiendra qu’à nous de la renouveler. Et puis ce sera une maison pour nous, et une fière maison encore, je vous en réponds ! Vous habiterez l’arrière, et moi je suspendrai mon hamac sur le gaillard d’avant, comme si rien n’était arrivé.

— Laissons là ces distinctions, Bob, et qu’il n’en soit plus question entre nous. Le malheur, comme la tombe, nous rend tous égaux. Nous sommes partis du même point, nous avons mangé à la même gamelle, et il est bien probable que nous finirons comme nous avons commencé. Mais j’y songe : il est encore un moyen d’utiliser le Rancocus, dont vous n’avez point parlé, et qui est peut-être notre meilleure chance de salut. Nous pouvons le démonter, et, avec les pièces, construire une embarcation assez grande pour naviguer sur ces mers tranquilles ; et qui puisse cependant passer à travers et même par-dessus les blocs de lave. De cette manière, avec l’aide de la divine Providence, nous pouvons encore espérer de revoir nos amis.

— Courage, monsieur Marc, courage ! j’aime à vous entendre parler ainsi. Je sens, quand on a devant les yeux l’image d’une jolie petite femme qui vous tend les bras, qu’il serait cruel de ne pas s’ingénier de toutes les façons pour la rejoindre. Robinson lui-même a bien fini par démarrer, quoiqu’il ait eu une traversée diablement rude. Eh bien ! va pour la petite chaloupe, et je vous promets de vous donner un bon coup de main, et de tout mon cœur, quand vous vous mettrez à l’œuvre. Je ne suis pas un charpentier fameux, ça c’est vrai ; et s’il faut vous parler franchement, je ne crois pas non plus que vous vous entendiez très-bien à manier la hache et le rabot ; mais qu’importe ! deux hommes solides et de bonne volonté, et qui ont leur vie à sauver par-dessus le marché, sauront bien faire quelque chose de leurs quatre mains. Eh bien, vrai ! puisque j’étais destiné à faire naufrage, j’aime mieux que ce soit avec vous qu’avec tout autre.

Marc ne put s’empêcher de sourire de cette remarque naïve, qu’il ne pouvait que prendre en bonne part.

— À propos, Bob, dit-il après un moment de silence, j’ai réfléchi à la possibilité d’amener ici le navire. Savez-vous qu’une fois sous le vent de ce récif, à la hauteur de la pointe extrême de l’île, il n’y aurait pas de raison pour qu’il n’y restât pas plusieurs années, ou tant que les planches pourront tenir ensemble ? Si nous devons essayer de construire une chaloupe pontée, quelque chose enfin qui soit en état de résister à un coup de vent, il nous faudra plus de place pour le chantier que nous n’en aurions sur le pont. Et puis le moyen ensuite de la mettre à la mer ! Il faut, de toute nécessité, que de l’endroit où nous la construirons, nous puissions la lancer aisément. Notre petit canot a bien son mérite ; mais tout ce qu’il peut faire, c’est de nous contenir tous les deux, et ce serait bon tout au plus pour une courte traversée. Ainsi donc, tout bien considéré, je crois que nous n’avons rien de mieux à faire pour le moment que de chercher à amener le bâtiment ici, où nous aurons de la place, et où nous pourrons mettre nos plans à exécution.

Bob donna son assentiment à ce projet, et il fit à l’appui quelques réflexions qui n’étaient pas venues à Marc. Ainsi, il était certain que, si jamais le Rancocus pouvait sortir de ce labyrinthe inextricable, ce serait en partant sous le vent : l’amener à l’île était donc autant de gagné sur la route à faire. Une fois qu’il serait à l’ancre dans la petite baie, qui sait si à force d’observer les courants à l’ouest, et à l’aide de bouées, il ne serait pas possible de trouver un passage ? C’était toujours revenir sur la même idée ; mais cette idée ne devait-elle pas se présenter à chaque instant sous toutes ses faces, tors même que, l’instant d’auparavant, elle avait paru dénuée de toute vraisemblance ? Un autre avantage encore, c’était de mettre en sûreté la provision d’eau douce. Qu’il survînt une tempête, et que le Rancocus fût lancé sur les brisants, il serait mis en pièces en moins d’une heure, et tout ce qu’il renfermait périrait avec lui. Ce fut donc après être tombés complètement d’accord sur ce point, que Marc et Bob descendirent du sommet du cratère pour retourner à leur embarcation.

Comme le temps était toujours calme, Marc ne se pressa pas ; il passa une demi-heure à sonder la petite baie formée par la ligne de rochers submergés à la hauteur de l’extrémité est du cratère, et il reconnut que non-seulement il y avait la quantité d’eau suffisante, mais, ce qui le surprit, il trouva aussi un fond sablonneux, formé sans doute par les particules enlevées aux rochers voisins par l’action incessante des vagues. Le bassin présentait donc toutes les garanties désirables pour que le Rancocus y fût en sûreté ; il ne s’agissait plus que de l’y amener.

Enfin Bob gouverna vers le bâtiment, pendant que Marc avait la sonde à la main. Mais celui-ci reconnut qu’il y avait deux grands obstacles pour mettre en communication les deux points qui les intéressaient. Le premier consistait dans une double rangée de brisants, qui se prolongeait pendant un quart de mille sur une ligne presque parallèle, et qui n’étaient qu’à une demi-encâblure de distance l’une de l’autre. Dans l’espace intermédiaire, il y avait beaucoup d’eau, mais si peu de place pour manœuvrer un grand bâtiment ! Marc y passa à quatre reprises différentes, jetant la sonde presque à chaque pas, et plongeant les yeux jusqu’au fond, car dans ces eaux transparentes, surtout au milieu du jour, on pouvait voir à deux ou trois brasses de profondeur. Il s’assura du moins que, s’il était possible de maintenir le cap parfaitement droit, il n’y avait point de danger à craindre.

Le second obstacle était beaucoup plus sérieux. C’était un bloc détaché qui était recouvert d’une quantité d’eau assez considérable, mais pas assez, cependant, pour pouvoir porter un navire comme le Rancocus, si ce n’est pourtant sur un point qui n’avait pas cent pieds de large. Des deux côtés de cette passe il faudrait de toute nécessité placer des bouées, car la moindre déviation à droite ou à gauche entraînerait la perte infaillible du bâtiment.

Nos deux navigateurs n’étaient de retour à bord du Rancocus qu’à près de trois heures. Ils trouvèrent tout dans l’état où ils l’avaient laissé. Les porcs, les poules et la chèvre, parurent charmés de les revoir, car il leur tardait de recevoir leur pitance accoutumée. Des porcs et des poules se voient à bord de tous les bâtiments ; mais des chèvres, c’est chose plus rare. Le capitaine Crutchely en avait emmené une pour qu’elle lui fournît du lait pour son thé, boisson qu’il aimait presque autant que le rhum, ce qui n’est pas peu dire. Après s’être occupé de la basse-cour, Bob alla rejoindre Marc auprès du cabestan, qui était leur table ordinaire, et ils mangèrent quelques restes de viande froide, car ils n’avaient pas eu le courage d’allumer du feu. Dès qu’ils eurent terminé ce repas frugal, Marc plaça dans le canot deux bouées avec les crampons de fer nécessaires pour les assujettir, et il partit aussitôt avec son compagnon.

Il fallut une heure pour retrouver la passe, et une autre heure pour placer les bouées. Ce travail terminé, on retourna à bord sans perdre un instant, car il y avait toute apparence que le temps allait changer. C’était un moment où il fallait montrer autant de sang-froid que de décision. Il ne restait pas plus d’une heure de jour, et il fallait décider si l’on essaierait de mettre le bâtiment en mouvement, pendant qu’on avait encore la mémoire toute fraîche de la direction à suivre, et avant que l’ouragan éclatât, ou bien si l’on se fierait au câble qui était tendu, pour résister à toutes les atteintes. Marc, malgré sa jeunesse, montrait une grande sagacité dans tout ce qui touchait à sa profession. Il savait que des lames pesantes allaient déferler sur les brisants au milieu desquels le bâtiment était amarré, et il tremblait que le câble ne vînt à chasser et à se rompre, s’il survenait une forte bourrasque qui durât vingt-quatre heures. Ces lames au contraire viendraient s’amortir contre les rochers avant d’arriver à l’île, et il crut qu’il y avait de plus grandes chances de salut à se mettre en marche sur-le-champ qu’à rester où l’on était. Bob se soumit à cette décision avec le même empressement que si Marc eût toujours été son officier, et à peine l’eut-il apprise qu’il sauta de voile en voile et de cordage en cordage, comme un écureuil saute de branche en branche. Bob déferla le foc, le grand hunier et le foc d’artimon, et mit la brigantine en place. En même temps, Marc avait l’œil à la bosse de la grande ancre, qu’on venait, d’apprêter pour servir au moment où le capitaine Crutchely avait disparu.

Il était bien temps en effet de se presser. Le vent commençait à se faire sentir par rafales, le soleil s’enfonçait derrière un épais rideau de nuages, et tout le long de l’horizon du côté du vent le ciel prenait un aspect lugubre et menaçant. Un moment Marc changea d’idée ; il reculait devant le risque qu’il allait courir, et il allait laisser tomber la grande ancre, quand Bob lui cria que tout était prêt, et Marc revenant à lui, leva la hache dont il était armé, et en frappa un grand coup sur le câble. Cela décida la question ; un toron tout entier avait été coupé, et trois ou quatre coups de plus séparèrent le bâtiment de son ancre. Marc courut aussitôt aux drisses de foc, et aida Bob à hisser la voile. À peine cette manœuvre était-elle exécutée qu’il courut au gouvernail, où il arriva à temps pour veiller l’abatée. La brigantine fut alors appareillée avec toute la vitesse dont deux hommes sont capables, et ensuite Bob se précipita à l’avant pour voir si le lien de fer qui maintenait le bâton de foc était solidement attaché, et pour chercher de l’œil les bouées.

Dans une pareille navigation la moindre méprise eût été fatale, et Marc recommanda la plus grande vigilance à son compagnon. Plus de vingt fois il le héla pour s’informer si les bouées se montraient, et enfin, à sa grande satisfaction, il reçut une réponse affirmative.

— N’arrive pas ! défie ! Monsieur Marc, ne craignez rien ; nous sommes au vent du passage. — Bon ! c’est cela, monsieur Woolston ! — À merveille, mon commandant ! Est-ce que vous-même vous ne voyez pas encore les bouées ?

— Pas encore, Bob, et c’est une raison de plus pour que vous redoubliez d’attention.

— Tenez, prenez ma place, commandant. Il n’y a que vous qui puissiez enfiler droit cette passe. C’est trop fort pour moi.

Et Bob courut à l’arrière. Tout mécontent qu’il était que ce changement eût lieu dans un instant si critique, Marc ne fit qu’un bond jusqu’à l’avant, et chercha les bouées. Il ne les vit pas tout de suite et maudit l’imprudence de Bob qui avait quitté son poste dans un pareil moment. Mais une minute après, il en aperçut une, puis, bientôt après, la seconde, qui lui parut terriblement proche de l’autre. Cependant, mesurant l’espace de l’œil, il reconnut qu’il était rigoureusement suffisant, et cria à Bob de mettre la barre au vent : Arrive tout ! À peine l’ordre fut-il exécuté, que le Rancocus s’éleva à la lame. Marc épiait ses moindres mouvements avec une anxiété fébrile. Il tremblait qu’il ne s’écartât un peu trop à droite ou à gauche. Il respira à peine quand le vit cingler résolument entre les deux sombres sentinelles ; il lui semblait que le vent ou le courant avaient changé de position. Mais il était trop tard pour modifier la manœuvre. Marc vit le navire se dresser sur les vagues de l’Océan, et chaque fois qu’il retombait, il semblait au jeune marin qu’il allait entendre la quille labourer le fond. Mais l’instant d’après, les bouées se montrèrent par le travers du bâtiment. Ce premier danger était passé !

Restait à accomplir la seconde partie de la traversée. Il ne fut pas facile de reconnaître le passage qu’ils avaient découvert entre deux blocs de lave. Depuis quelques heures, le vent avait augmenté, à tel point que la mer brisait partout contre les roches. Mais quand il fut sûr de l’avoir retrouvé, Marc ne s’en inquiéta pas. Il voyait alors distinctement le cratère ; seulement il devenait nécessaire d’augmenter la voilure pour que le navire pût gouverner facilement. Marc cria à Bob d’amurer la barre en serrant le vent le plus près possible, et de courir aux drisses de la voile de grand étai, et de l’aider à l’établir. Il en fut de même successivement des autres voiles ; puis chacun retourna à son poste.

Dès que le Rancocus sentit de nouveau la barre, il se dressa comme un coursier qui va s’élancer dans l’arène, et franchit la passe en droite ligne. Il ne restait plus qu’à doubler l’extrémité septentrionale du Récif, laquelle formait le bassin intérieur, et, une fois entrés, de choisir un point favorable. Pour faciliter la manœuvre, Marc commença par amener le foc. Le bâtiment atteignait alors l’extrémité des roches cachées sous l’eau. Bob mit aussitôt la barre à tribord pour la doubler. La voile d’étai fut amenée en un instant, et Marc sauta sur le gaillard d’avant, en criant à Bob d’amarrer la barre sous le vent. La minute d’après, Bob était à côté de son jeune commandant, et tous deux attendirent que le bâtiment vînt au lof en se rapprochant le plus possible du Récif. Le succès couronna leurs efforts, et Marc détacha la barre à vingt pieds du rempart que formaient les rochers, juste au moment où le navire commençait à dériver. Les voiles furent carguées, et le câble fut filé jusqu’à ce que le Rancocus fût arrivé au milieu du bassin, où il était enfin en sûreté. Alors Bob lança son bonnet en l’air en poussant trois acclamations, tandis que Marc, debout à l’arrière, remerciait Dieu tout bas de l’avoir guidé dans cette difficile expédition.

Il est vrai que leur position, toute triste qu’elle était encore, se trouvait singulièrement améliorée. Non-seulement le Rancocus était mouillé sur sa meilleure ancre et avec son meilleur câble, dans un fond solide, au milieu d’un bassin où le flot se faisait peu sentir, et n’entrait qu’obliquement, ce qui lui ôtait encore de sa force mais il n’était qu’à cent cinquante pieds de l’île, dans un endroit où pourrait toujours pénétrer le petit canot, qu’il eût été impossible de risquer hors du bassin, dès que le vent aurait fraîchi le moins du monde. En un mot, il n’était guère possible de souhaiter à un bâtiment un mouillage plus sûr et en même temps plus commode pour les futurs habitants de l’île.

Marc et Bob ne tardèrent pas à avoir tout sujet de se féliciter du parti qu’ils avaient pris. Il y eut de telles rafales pendant la nuit, qu’il était douteux que le navire eût pu y résister, s’il fût resté à son ancien ancrage ; et s’il eût été jeté contre les brisants dans l’obscurité, leur perte était à peu près certaine. Les vagues soulevées venaient s’amonceler avec fracas tout autour de l’île et couvraient la mer d’écume ; mais, arrêtées par la muraille naturelle qui protégeait le Rancocus, elles venaient s’y briser en rejaillissant en des nuages de vapeurs sur le navire qu’elles inondaient, sans lui faire d’autre mal. Marc resta sur le pont jusqu’après minuit. Voyant alors que l’ouragan commençait à se calmer, il entra dans la cabine et y dormit profondément jusqu’au matin. Quant à Bob, il avait été faire son quart en bas dès le commencement de la soirée, et il faisait grand jour quand il reparut sur le pont.

Marc monta encore une fois dans les barres de perroquet pour jeter un nouveau regard sur la mer, sur les brisants et sur l’île. La position était changée, et il découvrait un plus grand espace du côté de l’ouest, mais rien ne s’offrit à sa vue qui pût ranimer l’espoir qu’il y aurait quelque moyen de tirer le Rancocus de son étroite prison. Il redescendit donc sur le pont, avec cette conviction plus arrêtée que jamais, pour partager le déjeuner que Bob s’était mis à préparer dès qu’il avait quitté le poste où il avait été, comme autrefois, suspendre son hamac sur le gaillard d’avant, car Marc n’avait jamais pu le décider à prendre une des chambres de la cabine. Cette fois ce fut sur la table du capitaine que le déjeuner fut servi, déjeuner à peu près complet, dont le café fit même partie. Le ciel était sans nuages, et les rayons du soleil avaient une force qui rendait peu agréable de s’asseoir autre part qu’à l’ombre. Pendant le repas, un nouvel entretien s’établit dans la cabine.

— À la manière dont le vent soufflait la nuit dernière, dit Marc, je doute fort que nous eussions eu ce matin une salle à manger aussi agréable, et une table aussi bien servie, si nous étions restés là-bas.

— Il était temps d’en sortir, monsieur Marc, répondit Bob, et s’il faut vous parler à cœur ouvert, tout en étant d’avis d’en risquer l’aventure, j’avoue que je croyais que nous n’arriverions jamais jusqu’ici ; car ces diablesses de lames ne s’amusaient pas à s’arrêter devant les brisants ; elles les enjambaient de la belle manière pour venir caresser le vieux Rancocus, qu’elles pouvaient réduire en poudre à force de tendresse. Pour ma part, je rends grâces à Dieu du fond du cœur de ce que nous sommes dans ce bassin.

— Vous avez raison, Bob, et malgré le malheur qui nous est arrivé, nous devons être reconnaissants en comparant notre sort à celui de nos compagnons, les pauvres diables ! — à celui de tant de marins qui ont perdu leur bâtiment.

— Ah ça ! oui, c’est beaucoup d’avoir sauvé le nôtre. On ne peut pas appeler cela un naufrage, monsieur Marc ; tout ce qu’on peut dire, c’est que nous avons fait un plongeon, voilà tout.

— J’avais déjà entendu parler de navires portés par-dessus des récifs et des bancs de rivières dans des mouillages qu’ils ne pouvaient plus quitter, répondit Marc. Mais réfléchissez donc, mon ami, combien notre position est meilleure que si nous avions été jetés sur cette île sans avoir d’autre ressource que les débris du bâtiment que nous aurions pu recueillir.

— Je suis charmé de vous entendre parler d’une manière si rationnelle, monsieur Marc ; c’est la preuve que vous ne perdez pas courage, et que vous ne prenez pas la chose trop à cœur. Je craignais que l’image de miss Brigitte ne vous empêchât de goûter les consolations que nous pouvons trouver ici.

— Ma séparation d’avec ma femme me cause un vif chagrin, Bob, je ne m’en défends pas, mais je place ma confiance en Dieu. C’est par sa volonté que nous nous trouvons dans cette situation extraordinaire ; j’ai bon espoir qu’il ne voudra pas nous y laisser.

— Sans doute qu’il ne le voudra pas. Voilà ce qu’il faut dire, et vous avez grandement raison. En attendant, nous avons de l’eau en abondance, du bœuf et du porc pour plus de six ans, du pain et de la farine plus que nous n’en mangerons jamais, sans parler de toutes sortes de petites douceurs.

— Oui, le bâtiment est bien approvisionné, et, comme vous dites, il renferme des vivres pour plus d’une année. Mais nous avons une chose à craindre contre laquelle il est urgent de nous prémunir. Voilà cinquante jours que nous nous nourrissons de viandes salées si nous continuons encore pendant cinquante jours, nous n’échapperons pas au scorbut.

— Oh ! Monsieur, Dieu nous préserve de cette affreuse maladie ! j’ai fait connaissance avec elle, une certaine fois que je doublais le cap Horn, et je n’ai pas envie de recevoir de nouveau sa visite. Mais il ne doit pas manquer de poissons dans ces rochers ; nous avons du pain ; en laissant dormir le bœuf et le porc salé pendant quelques jours de temps en temps, n’éviterons-nous pas ce danger ?

— Le poisson serait une bonne chose ; la tortue nous serait encore d’une grande ressource si nous pouvions en rencontrer ; mais c’est une nourriture variée, tantôt de la viande, tantôt des légumes, qui entretient la santé. Ce qui nous manque, c’est un peu de terre végétale pour en faire venir. Je n’ai pas aperçu la plus petite touffe d’herbe, ni la plante marine la plus commune quand nous étions dans l’île hier. Si nous avions un peu de bonne terre, il ne manque pas de graines à bord ; et, sous ce climat, la végétation irait grand train.

— Oui, sans doute, et je ne suis pas non plus sans ressources à cet égard. Vous rappelez-vous les succulentes pastèques et les délicieux melons musqués que nous avons mangés dans notre dernier voyage en Orient ? Eh bien, Monsieur, j’en ai gardé les graines, pensant les donner à mon frère, qui est un fermier de Jersey ; mais un marin, vous savez, ça n’a pas plus de tête que cela : une fois dans le port, j’ai tout oublié. Si nous avions quelques poignées de terre pour les y mettre, je gage qu’avant deux ou trois mois nous mangerions des fruits magnifiques, comme de vrais seigneurs !

— Voilà une bonne pensée, Betts, et il ne faut pas la perdre de vue. Ce serait une ressource précieuse. C’est justement le moment favorable pour faire des semences, et les melons pousseraient pendant que nous ferions nos autres dispositions. Il me semble qu’il doit nous rester aussi un peu de pommes de terre.

Pendant le reste du déjeuner, ils achevèrent de préparer en imagination un potager complet, et ils se voyaient déjà en possession d’une douzaine de belles couches couvertes de melons. Aussi, en quittant la table, Marc n’eut-il rien de plus pressé que de réunir les graines, pendant que Bob ôtait le couvert et remettait tout en place.

Il y avait à bord quatre porcs, qui avaient eu la chaloupe pour habitation jusqu’au moment où elle avait été mise à la mer, dans la nuit où le Rancocus avait touché sur les brisants. Depuis lors on les avait laissés courir librement sur les ponts, ce dont l’ordre et la propreté du bâtiment avaient eu beaucoup à souffrir. Bob les prit l’un après l’autre, et les laissa glisser dans l’eau, bien sûr que leur instinct les porterait à gagner à la nage la terre la plus proche ; ce qui ne manqua pas d’arriver. Il ne tarda pas à les voir dans l’île, flairant, de tous côtés au milieu des rocs et s’efforçant de creuser le sol. En même temps, Marc s’occupait à recueillir les ordures de ces animaux, qui étaient restées accumulées : depuis quelque temps, on avait eu tout autre chose à faire que de nettoyer les ponts. Marc commençait à en remplir un petit tonneau pour le porter à terre et s’en servir comme d’engrais, lorsque Bob l’arrêta en lui disant qu’il savait où en trouver un qui valait deux fois mieux. Marc demanda une explication qui lui fut donnée sur-le-champ. Bob, qui avait fait plusieurs voyages, sur la côte occidentale d’Amérique, lui dit que les Péruviens et les Chiliens emploient pour engrais la fiente des oiseaux de mer, et qu’ils la recueillent sur les roches qui bordent la côte. Il y avait près du Récif deux ou trois rochers qui étaient toujours couverts d’oiseaux ; il y avait là évidemment une récolte à faire, et il proposa d’aller sur le petit canot à la recherche de cet engrais fertile. Il en faudrait très-peu, ajouta-t-il ; les Espagnols ne l’emploient qu’en petites quantités, et en mettaient autour de la plante à mesure qu’elle grossit. — C’est l’engrais qui est devenu un article si important de commerce sous le nom de guano. Marc connaissait Betts pour un homme de sens, incapable d’avancer ce dont il n’aurait pas été sûr. Il accepta donc avec empressement sa proposition ; et pendant qu’il apprêtait l’embarcation, Bob prenait un panier et les outils nécessaires. Ils se rendirent ensemble sur l’un des rochers, où, au milieu des cris perçants de plus de mille oiseaux, Bob recueillit une aussi belle récolte de guano que s’il eut été sur les côtes du Pérou.

Pendant qu’il était ainsi occupé, Marc remarqua que les porcs avaient gagné l’extrémité occidentale de l’île, flairant tout ce qu’ils rencontraient en chemin, et cherchant en vain à fouiller la terre, partout où ils pouvaient enfoncer leurs groins. Comme ce sont des animaux d’une sagacité remarquable, Marc ne les perdit pas de vue, pendant que Bob faisait sa provision de guano. Il avait un faible espoir que leur instinct les dirigerait vers quelque source. Il les vit entrer ainsi dans le cratère par le passage que nous avons décrit et qui lui servait de porte.

En retournant dans l’île, Marc eut soin de débarquer le plus près possible de cette ouverture ; Bob prit les outils sur ses épaules, tandis que Marc portait le panier, et ils se dirigèrent à leur tour vers le cratère. À la grande satisfaction de Marc, il vit les porcs occupés à gratter la terre avec quelque succès, en ce sens qu’ils la remuaient à la surface, mais sans rien trouver pour leurs peines. Il remarqua dans ce que nous avons appelé la plaine quelques places où il était possible, en brisant une sorte de croûte, d’arriver à une couche de cendres grossières. En les exposant à l’air, en les mêlant à des herbes marines et aux balayures qu’il pourrait réunir, le jeune marin se flatta d’obtenir assez de substances productives pour faire venir quelques légumes. Lorsqu’il était sur le sommet du mur d’enceinte du Cratère, il avait remarqué deux ou trois places qui lui avaient paru favorables, et résolut d’y monter et d’y faire son essai, d’autant plus que là son potager serait à l’abri des incursions de ses compagnons velus. S’il pouvait réussir à obtenir ainsi quelques melons, il sentait qu’il aurait un moyen de combattre les dispositions au scorbut qui pouvaient se manifester soit chez lui soit chez Bob. C’est avec cette sagacité que, malgré son jeune âge, Marc savait penser à l’avenir.