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Le Cratère/Chapitre VI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 29p. 63-77).




CHAPITRE VI.


Ils viennent du soleil saluer le retour,
Et goûter à longs traits les prémisses du jour.
Mais les moments sont chers ; leurs jardins les attendent.
Ils sont deux seulement pour les soins qu’ils demandent ;
À de si grands travaux, comment suffiront-ils ?

Milton



Nos deux marins ne manquaient pas d’instruments de travail. Il est peu de bâtiments sur lesquels on eût trouvé une provision d’outils de toute espèce, pareille à celle qui avait été réunie à bord du Rancocus, ce qui provenait du long séjour qu’il devait faire au milieu des îles où il était envoyé. Ainsi les haches et les pioches ne manquaient pas, le capitaine Crutchely ayant prévu la nécessité où il pourrait être d’établir une enceinte fortifiée contre des peuplades sauvages. Marc gravit alors la rampe du Cratère, la pioche sur l’épaule, et un long bout de cordage d’enfléchure passé autour du cou. Tout en montant, il se servait de la pioche pour former des marches, ce qui, dans cette direction, rendit le chemin beaucoup plus facile. Une fois sur le sommet, il trouva un quartier de roche qui faisait saillie, et il descendit un bout de son cordage dans le cratère. Bob y attacha le panier que Marc retira à lui et vida. En recommençant plusieurs fois la même manœuvre, ils transportèrent sur la hauteur tout ce dont ils avaient besoin. Bob retourna alors à l’embarcation pour rouler jusqu’au Cratère la petite tonne, remplie de balayures, qui y avait été aussi déposée.

Pendant ce temps, Marc cherchait les endroits qui dans sa première visite lui avaient paru les moins rebelles à la culture. C’étaient généralement de petites cavités détachées, sur lesquelles la croûte ordinaire ne s’était pas encore fermée, ou du moins avait disparu sous l’action des éléments. Il commença par piocher avec ardeur, puis, quand le sol fut bien émietté avec la houe, il le saupoudra légèrement de guano, suivant les instructions de Betts. Cela fait, il descendit le panier que son compagnon, déjà de retour, remplit des balayures du pont. Bob n’avait pas perdu son temps, pendant l’heure que Marc avait travaillé au soleil sur le sommet du Cratère. Il avait trouvé un grand amas d’herbes marines sur un rocher près de l’île, et il avait fait deux ou trois voyages dans le canot pour en rapporter. Cette petite provision suivit le même chemin, et fut hissée également à l’aide du panier. C’étaient des ressources qui n’étaient point à dédaigner ; Marc en fit des bottes qu’il mêla aux autres ingrédients dont il devait former sa couche. Bob le rejoignit alors, et ensemble ils travaillèrent encore une heure de cette manière.

Ils crurent alors pouvoir risquer de mettre la graine en terre. Ils semèrent des melons des deux espèces, des fèves, des pois et du blé de Turquie. Ils avaient aussi quelques graines de concombre et d’oignons dont ils firent également l’essai. Le capitaine Crutchely, avait emporté une quantité de semences diverses, qu’il comptait distribuer aux naturels des îles qu’il se proposait, de visiter, dans leur intérêt, comme dans celui des futurs navigateurs. C’était une attention de ses armateurs, qui étant de la secte qu’on appelle « les Amis », faisaient un alliage assez bizarre de la philanthropie avec l’avidité pour les biens de ce monde.

Marc n’était pas très-fort en jardinage, mais Bob n’était jamais embarrassé. Cependant il fit bien quelques méprises. Le Récif de Marc était situé juste entre les tropiques, par le 21e degré de latitude sud, mais la brise qui venait constamment de la mer y entretenait une assez grande fraîcheur ; et, s’il avait eu raison de semer les pois, et même les oignons, sur la hauteur, il aurait peut-être mieux fait de mettre les melons, les aubergines et deux ou trois autres graines, dans les endroits les plus chauds qu’il aurait pu trouver, au fond du cratère, par exemple. Mais où ils montrèrent tous deux une grande intelligence, ce fut en plaçant toutes leurs semences dans des cavités où la pluie séjournerait, et ils eurent soin de faire avec la houe les travaux nécessaires pour qu’elle ne restât ni en trop grande ni en trop petite quantité.

Il était l’heure de dîner quand Marc et Betts furent prêts à quitter le Sommet, nom qu’ils commencèrent à donner à la seule auteur qui se trouvât dans leurs domaines. Bob avait prévu la nécessité de s’abriter, et il avait jeté dans le canot une vieille voile de perroquet. À l’aide de cette voile et de quelques matériaux, il réussit à établir au fond du Cratère une sorte de tente sous laquelle Marc et lui dînèrent et firent ensuite leur sieste. Assis sur une bonnette de rechange qui avait aussi été apportée, nos amis devisèrent ensemble de ce qu’ils avaient fait, et de ce qu’ils devraient commencer par entreprendre maintenant.

Marc avait travaillé jusqu’alors sous l’influence d’une agitation fébrile, qui se conçoit aisément dans sa situation, mais qui ne nous permet pas toujours de tirer le meilleur parti de nos efforts. Devenu plus calme, il commença à voir qu’il y avait des mesures à prendre d’une urgence plus grande encore que celles qui avaient attiré d’abord son attention. C’était, avant tout, de pourvoir à la sûreté du bâtiment. Tant que le Rancocus ne serait mouillé que sur une seule ancre, on ne pouvait être complétement tranquille ; car si le vent venait à sauter, il pouvait le pousser contre la « muraille de lave », comme ils appelaient le brise-lames naturel qui bordait le bassin ; et là, quand même le navire ne se briserait pas, il courait du moins risque de recevoir de fortes avaries. La prudence demandait donc qu’indépendamment de l’ancre, on se servît d’amarres pour le retenir. Les deux amis convinrent de ce qu’ils auraient à faire dans ce but, puis à deux heures ils se remirent à l’ouvrage.

Bob pensa qu’il était plus que temps de songer à donner à manger et à boire aux porcs ; les pauvres bêtes étaient à jeun depuis longtemps ; il y aurait eu de l’inhumanité à les oublier, et il faut se montrer humain, même pour les animaux. Marc approuva qu’on leur donnât à manger ; mais quant à boire, il fit observer qu’il allait tomber une pluie d’orage. Il est certain que le temps était menaçant, et Bob ne demanda pas mieux que d’attendre, avant de se donner une peine inutile. Quant aux porcs, ils étaient toujours à fouiller avidement, quoiqu’ils n’eussent encore rien trouvé qui récompensât leurs peines. Peut-être avaient-ils du plaisir à fourrer leur groin dans quelque chose qui ressemblât à de la terre, après avoir été si longtemps confinés entre les planches d’un navire. En les voyant ainsi à l’œuvre, Marc eut l’idée de faire un autre essai, qui certes annonçait une grande prévoyance, en même temps que peu d’espoir de sortir de l’île de plusieurs années : il avait de la graine de limons, d’oranges, de citrons, de figues, et de raisins, tous fruits qui viendraient très-bien dans l’île, s’ils trouvaient seulement un sol pour les nourrir. Un des porcs, en fouillant de son mieux, précisément sous la rampe du cratère, du côté du nord, avait fait une longue rangée de petits monticules de cendres, à des distances inégales il est vrai, mais assez bien disposés, pour recevoir des semences. Marc y enterra les siennes, charmé de faire une épreuve qui pourrait profiter plus tard à quelques-uns de ses semblables, s’il n’en profitait pas lui-même.

Après avoir fait cette plantation, Marc éprouva naturellement le désir de la conserver. En sortant du Cratère, il avait chassé les porcs devant lui, et il eut l’idée d’en fermer l’entrée avec la voile qu’il établit comme une porte en l’attachant des deux côtés du passage. Si ces animaux avaient eu quelques succès dans leurs recherches, il est probable que ce léger obstacle ne les aurait pas empêchés de retourner dans l’intérieur du Cratère ; mais, dans l’état actuel des choses, il se trouva suffisant, et la voile resta suspendue devant l’entrée, jusqu’à ce qu’on eût trouvé moyen d’y mettre une clôture plus solide.

L’orage semblait alors si imminent que les deux marins se hâtèrent de retourner à bord, pour éviter d’être mouillés jusqu’aux os. À peine étaient-ils rentrés que le grain commença, mais ce ne furent pas ces torrents de pluie qui tombent quelquefois avec tant d’impétuosité entre les tropiques. Ils eurent néanmoins un moment d’inquiétude qui leur fit voir de nouveau la nécessité d’amarrer le bâtiment. Le vent quitta brusquement la direction ordinaire des vents alisés, et se changea en un courant d’air qui la coupait presque à angle droit. Cela fit éviter le bâtiment, qui fut entraîné si près de la muraille de lave, qu’une ou deux fois il en laboura les parois. Marc, en sondant précédemment, s’était assuré que cette muraille surplombait, et qu’il y avait peu de risques que le bâtiment touchât le fond ; néanmoins, ce frottement même n’était pas sans danger, et pouvait, pour peu qu’il augmentât, compromettre la sûreté du navire.

Mais les vents alisés revinrent avec le beau temps, et le Rancocus reprit sa première position. Bob alors suggéra l’idée de porter à terre la plus solide de leurs ancres à jet, de l’établir au milieu des rocs, et d’y attacher de forts cordages qui viendraient s’accrocher au bâtiment, et à l’aide desquels on pourrait établir une voie de communication, qui permettrait de ne pas avoir sans cesse recours au petit canot. Marc approuva ce plan, et comme il fallait un radeau pour porter à terre l’ancre qui aurait pu faire chavirer la frêle embarcation, il fut décidé qu’on remettrait cet ouvrage au lendemain.

Le reste de la journée ne fut plus consacré qu’à des travaux peu fatigants. Marc était curieux d’observer l’effet de la pluie sur ses plantations, et la quantité d’eau qui pourrait être restée sur le Récif. Il fut donc décidé qu’on irait encore passer une heure ou deux dans l’île avant la nuit.

Avant de partir, Bob appela l’attention de Marc sur le poulailler. Il ne se composait plus que de six poules, d’un coq et de cinq canards. Les pauvres volatiles semblaient aussi souffrantes au moral qu’au physique ; elles étaient maigres et abattues ; ce qui n’était pas étonnant après un séjour de cinquante jours sur mer. Le brave garçon proposa de les lâcher en liberté dans l’île, leur laissant chercher leur nourriture comme elles le pourraient, bien qu’il se promît de ne pas les laisser tout à fait au dépourvu. Marc n’avait pas d’objection à faire, et les cages furent ouvertes. Chaque poule fut successivement portée à la lisse de couronnement et lancée en l’air, d’où elle allait s’abattre sur le Récif qui n’était qu’à deux cents pieds de distance. C’était un grand bonheur pour elles que cette délivrance. À la grande surprise de Marc, elles ne furent pas plus tôt dans l’île qu’elles se mirent à becqueter avidement, comme si elles eussent été au milieu de la basse-cour la mieux fournie. Marc n’y pouvait rien comprendre, mais son étonnement redoubla encore quand, détournant les yeux sur le pont, il y vit les canards livrés à la même occupation. Il se baissa pour regarder quel genre de nourriture ils avaient pu trouver ; le pont était couvert d’un grand nombre de petites particules mucilagineuses, qui étaient sans doute tombées avec la pluie, et dont tous les oiseaux, et même les porcs, se montraient avides. C’était donc une sorte de manne tombée du ciel qui allait faire le bonheur de ces pauvres bêtes, du moins pour quelques heures.

Bob prit les canards et les jeta par-dessus bord et en voyant leur joie à barboter dans l’eau, ceux qui les avaient mis en liberté ne purent s’empêcher de la partager jusqu’à un certain point.

Il ne restait plus à bord d’autre être vivant que la chèvre, et quoiqu’il ne fût pas probable qu’elle leur fût jamais d’une grande utilité et qu’il ne leur fût pas facile de pourvoir à sa subsistance, il répugnait à Marc de s’en défaire. La Providence ne les avait-elle pas conduits ensemble jusque-là ? et puis ne serait-ce pas un joli tableau de la voir courir de roche en roche ? elle animerait un peu le paysage, qui en avait grand besoin. D’un autre côté ce serait un danger de plus pour les plantations, si les légumes venaient à pousser. Quoi qu’il en pût être, un répit lui fut accordé, et il fut décidé qu’elle serait conduite dans l’île, et qu’on attendrait encore quinze jours avant de prononcer définitivement sur son sort.

En débarquant, Marc trouva les moindres cavités pleines d’eau. Il y en avait assez pour remplir toutes les futailles du bord, et il ne s’en était presque pas perdu. C’était encourageant pour l’avenir, car la crainte du manque d’eau était une de ses plus grandes perplexités. Si les vivres venaient à être rares, la mer pourrait y suppléer au besoin ; mais de l’eau potable, c’était ce qu’elle ne pouvait fournir.

On ne saurait se figurer la joie des canards au milieu de ces étangs improvisés. En voyant leurs ébats, Marc ne pouvait s’empêcher de se demander quel droit avait l’homme de contrarier les instincts d’aucune des créatures de Dieu. Mettre en prison des oiseaux, des oiseaux créés pour voler, c’était ce qui lui avait toujours répugné ; et il n’admettait pas cette réponse qu’ils étaient nés en prison, et qu’ils n’avaient jamais connu la liberté. Leur instinct les portait à s’élever dans les airs, et combien ne devaient-ils pas regretter l’usage qu’ils ne pouvaient faire de leurs ailes ! N’était-ce pas en prison qu’il se trouvait lui-même, et quoiqu’il pût marcher, courir, nager faire tous les mouvements du corps, en sentait-il moins amèrement les privations qu’il était condamné à subir !

Il était évident que la pluie n’avait pas encore endommagé les semences. Tous tes monticules étaient dans l’état où Marc les avait laissés bien qu’ils eussent été saturés d’eau. Quelques-uns même semblaient en avoir reçu plus que leur contingent, mais le soleil des Tropiques ne tarderait pas à y porter remède. Sa grande crainte était d’avoir commencé ses plantations trop tard, et que bientôt elles n’eussent à souffrir de la sécheresse. En tout cas, elles venaient de recevoir un bon arrosoir, comme disait Bob, et, connaissant l’influence du soleil sous cette latitude, Marc était persuadé que le résultat de la grande épreuve qu’il avait faite serait bientôt connu. S’il pouvait réussir à faire sortir quelque végétation des débris du Cratère, leur subsistance était assurée pour le reste de leur vie ; mais si cette ressource venait à leur manquer, ils n’avaient plus d’autre espoir que de chercher quelque issue sur une embarcation qu’ils auraient construite eux-mêmes. Dans aucun cas, à moins d’une nécessité extrême, Marc n’aurait renoncé à ce dernier projet, dont la réalisation pouvait seule le rendre au monde habité, et le ramener dans son pays auprès de Brigitte.

Cette nuit-là, nos marins dormirent plus profondément qu’ils ne l’avaient encore fait depuis la perte de leurs compagnons. Les deux jours suivants furent employés à consolider le navire. Bob réussit à faire un radeau très-convenable avec les espars de rechange, en sciant en deux les mâts de hune et les basses vergues, et en les aiguilletant fortement ensemble. Mais Marc imagina un moyen de descendre à terre les deux ancres à jet, sans avoir recours au radeau. Ces ancres étaient sur la poupe, et deux hommes pouvaient sans peine les suspendre aux bossoirs. Il avait remarqué que sur le bord du Récif, de même que dans toutes les autres parties de cette montagne volcanique, le roc s’élevait perpendiculairement comme une muraille, et que le bâtiment pouvait approcher jusqu’à sa base. D’ailleurs, dans tous les navires construits sur les chantiers de Philadelphie, à cette époque, l’étrave était très-élancée ; rien n’était donc plus facile que de filer du câble, de laisser le navire dériver vers l’île jusqu’à ce que les ancres se trouvassent suspendues au-dessus des rochers, puis ensuite de les laisser tomber. Tout cela fut exécuté de point en point, et le radeau fut réservé pour une autre occasion.

Malgré la facilité avec laquelle les ancres avaient été transportées, il fallut aux deux travailleurs une grande demi-journée pour les établir dans le roc à l’endroit précisément nécessaire. Mais aussi, quand ils eurent réussi, ils avaient obtenu une tenue meilleure encore que celle de la grande ancre. Les jas ne furent pas employés mais les ancres furent posées à plat sur le roc, l’une contre l’autre, de manière à ce que les pattes fussent enfoncées dans les crevasses de la lave, tandis que les verges sortaient par des cannelures naturelles. À l’organeau de chaque ancre furent amarrés trois cordages, retenus à égale distance par des pièces de bois, et le tout fut maintenu par une ligne régulière de traversins, établis le long des cordages de dix pieds en dix pieds, ce qui leur donnait partout le même niveau. Avant que les traversins fussent posés, les différentes parties des cordages furent tendues d’une manière égale. Par ce procédé, le Rancocus se trouvait à cent pieds environ de l’île, amarré en même temps par l’avant et par l’arrière, ce qui le maintenait toujours dans la même position. Enfin des planches placées sur les traversins et solidement assujetties établirent une communication facile entre le bâtiment et l’île, sans qu’il fût besoin d’avoir recours au petit canot.

Ces travaux ne furent terminés que dans l’après-midi du second jour, qui se trouvait être un samedi. Marc avait résolu d’observer à l’avenir le dimanche, et de le consacrer au service de son créateur. Il était de l’église épiscopale, et il fit part de sa détermination à son ami Bob, qui était un quaker déterminé, quoique assez ignorant. Il fut donc entendu que, pour bien commencer, le lendemain serait un jour de repos, comme l’entendent les chrétiens, et qu’il en serait de même de tous les dimanches. Marc avait toujours été porté vers les idées religieuses. Son attachement pour Brigitte l’avait préservé des écarts dans lesquels ne donnent que trop de marins, et plus d’une fois des entretiens sérieux sur la vie future s’étaient établis entre lui et sa fiancée. Le temps de l’adversité est celui où les hommes sont le plus disposés à se rappeler leurs devoirs envers Dieu ; il n’est donc pas étonnant que le jeune officier sentît se réveiller en lui avec une nouvelle vivacité des sentiments de reconnaissance et de repentir.

Tandis qu’il parcourait ses étroits domaines dans cette disposition d’esprit, Bob sautait dans l’embarcation, et il se dirigeait avec ses instruments de pêche vers quelques rochers qui montraient la tête au-dessus de la surface de l’eau, dans la direction nord-ouest du Cratère. Il pouvait y en avoir une vingtaine, tous à moins d’un mille de distance ; les plus grands n’avaient pas plus de six à huit acres de surface, tandis que plusieurs n’avaient pas même cent pieds de diamètre. Contenue par ces rochers, placés comme des digues à des distances irrégulières, la mer était tranquille, et à moins de rafales très-fortes, le petit canot pouvait y voguer sans crainte, pourvu qu’il ne sortit pas des limites qui étaient tracées par la muraille de lave.

Betts était grand amateur de pêche, et il eût passé des journées entières livré à ce paisible amusement, pourvu qu’il eût eu une quantité suffisante de tabac. Une de ses grandes consolations, dans son infortune, c’était l’immense provision qu’il en avait trouvée à bord. Tous les marins du Rancocus, à l’exception de Marc, faisaient usage du tabac, et pour un si long voyage chacun avait pris ses précautions. Dans cette occasion, il put donc se livrer tout à son aise à ses deux occupations favorites.

Ce que Marc aimait, lui, c’était la chasse ; mais son fusil lui était peu utile dans cette occasion : de tous les oiseaux qui fréquentaient ces parages, il n’en était pas un seul qu’à moins de famine extrême il fût possible de manger. Il se promena donc dans l’île, accompagné de la chèvre qui y avait été conduite par le nouveau passavant, et qui jouissait de sa liberté avec autant d’entrain que les canards. En la voyant cabrioler autour de lui, et le suivre partout, Marc se rappela involontairement les chèvres de Robinson puis, par une association d’idées toutes naturelles, les différentes relations de naufrages qu’il avait lues se présentèrent à son esprit, et il fut amené à comparer son sort à celui des malheureux qui avaient été obligés de séjourner plus ou moins longtemps dans des îles inhabitées.

Sur beaucoup de points cette comparaison lui était défavorable : d’abord, l’île était dépourvue de toute espèce de végétation ; il n’y avait ni arbres ni plantes d’aucune sorte. C’était une grande privation ; restait à savoir s’il y avait moyen d’y remédier, et si l’essai qu’il avait tenté réussirait. Il lui semblait que cette aridité, qui le désolait, n’aurait pas été si complète, si les débris du Cratère eussent contenu quelques substances productives. Il n’était pas assez versé dans la nouvelle branche de la chimie appliquée à l’agriculture, pour comprendre que l’adjonction de certains éléments pouvait vivifier des principes jusqu’alors latents. Et puis le Récif n’avait pas d’eau et, bien que pour le moment il tombât chaque jour une pluie bienfaisante, il ne fallait pas oublier qu’on était au printemps, et que les grandes chaleurs amèneraient la sécheresse à leur suite. Enfin, pour dernière objection, le Récif manquait d’étendue comme de variété ; on l’embrassait d’un coup d’œil, et il n’y avait que le Cratère qui fît quelque diversion à son aride monotonie. Une fois la provision de bois qui était à bord épuisée, il n’y avait ni branches ni broussailles d’aucune espèce pour alimenter le feu.

Mais ces graves inconvénients étaient compensés par de grands avantages. Le Rancocus leur était resté avec tout ce qu’il contenait ; il leur fournissait une demeure, des vêtements, des vivres, de l’eau et du combustible pour bien longtemps ou même, pour peu qu’il fût possible de glaner quelque chose sur ces tristes rochers, pour toute leur vie. Sa cargaison, qui eût été de peu de valeur dans un pays civilisé, leur offrait de grandes ressources. Sans doute les verroteries et les colifichets qu’on avait emportés pour faire des échanges avec les sauvages, ne leur seraient d’aucune utilité, mais les armateurs étaient, comme nous l’avons dit, des quakers aussi prévoyants que zélés, qui entendaient leurs intérêts à merveille. Outre une collection d’outils et d’instruments de tout genre, ils avaient embarqué un assortiment d’étoffes grossières, de faïence commune, de ces mille-petits riens, très-utiles à ceux qui savent s’en servir.

Quant à l’eau potable, il n’y avait pas autant de crainte à avoir que Marc l’avait pensé dans le premier moment. La saison des pluies devait durer au moins plusieurs semaines, et les cavités nombreuses qui se trouvaient dans le cratère formaient autant de citernes naturelles. Il suffisait donc d’avoir soin de remplir à certaines époques les futailles du bâtiment. Sans doute c’était une grande privation de ne pouvoir étancher sa soif à une source limpide ; mais de l’eau de pluie, recueillie sur un roc bien lisse, et conservée dans des tonneaux, était une boisson très-tolérable pour un marin ; d’ailleurs, le capitaine Crutchely avait fait placer une fontaine filtrante dans la cabine, et l’on y passait l’eau avant de la servir.

Somme toute, en établissant la balance, Marc trouvait qu’il avait au moins autant à se féliciter qu’à se lamenter. Aussi résolut-il de s’armer de tout son courage, et il reprit sa promenade avec un calme et une résignation qu’il n’avait pas eue depuis la malheureuse entrée du Rancocus au milieu des brisants.

En jetant les yeux autour de lui, Marc fut amené assez naturellement à se demander ce qu’il fallait faire des animaux domestiques, qui tous alors avaient été débarqués dans l’île. Les porcs pourraient lui être plus ou moins utiles, suivant que son séjour se prolongerait. Il y avait encore pour eux de la nourriture à bord pour quelques mois, mais cette nourriture était celle qu’on donnait aussi aux poules, et il importait plus encore aux deux naufragés d’avoir des œufs que du porc frais. Restait la chèvre ; il n’y avait plus grand service à attendre d’elle, et elle ne trouverait rien à brouter. Mais la petite provision de foin n’était pas épuisée, et tant qu’elle durerait, Marc décida que la jolie bête, si joyeuse et si folâtre, serait épargnée. Bien lui prenait de se contenter d’une nourriture qui ne pouvait convenir à aucun autre animal.

Marc ne pouvait rien apercevoir sur les rochers dont un volatile pût se nourrir, et cependant les poules étaient toujours à becqueter quelque chose. Elles trouvaient sans doute des insectes qui échappaient à sa vue. Quant aux canards, ils barbotaient à cœur joie dans les mares que la pluie venait d’improviser. Toutes ces créatures du bon Dieu continuèrent à recevoir leur pitance accoutumée, et leurs joyeux ébats semblaient exprimer la joie qu’elles avaient de vivre. En se promenant au milieu d’elles, Marc réfléchissait de quels sentiments de gratitude il devrait être animé, puisqu’il était encore en position de goûter un genre de bonheur complètement inconnu aux êtres inférieurs de la création. N’avait-il pas toujours à sa disposition son esprit avec toutes les ressources qu’il avait puisées dans l’étude et dans l’expérience, et son intelligence qui s’élevait jusqu’à Dieu, son créateur, et lui montrait en perspective une éternité bienheureuse ! Et son affection pour Brigitte, si elle avait son amertume, n’avait-elle pas aussi ses charmes ? Comment se rappeler sans émotion les traits si fins et si gracieux de son amie, la constance qu’elle lui avait jurée, et à laquelle il était bien sûr qu’elle ne manquerait jamais, et tant d’entretiens chastes et délicieux qu’ils avaient eus ensemble, et qui avaient tenu tant de place dans sa courte existence

Le soleil se couchait lorsque Bob revint de sa pêche. À la grande surprise de Marc, la petite embarcation avait de l’eau jusqu’à son plat-bord, et il s’empressa d’aller à la rencontre de son ami qui se dirigeait vers l’entrée du Cratère. Bob avait pris une douzaine de poissons dont plusieurs étaient d’une grosseur considérable, mais tous d’espèces qui leur étaient inconnues. Mettant de côté ceux qui avaient la plus belle apparence, Marc jeta les autres sur le rocher, à la merci des porcs et des poules. Les porcs ne se firent pas prier, et se mirent à la besogne sans s’inquiéter des écailles ni des arêtes. Les poules, se montrèrent plus difficiles ; dans le premier moment elles firent la petite bouche ; sans doute le repas d’insectes qu’elles avaient fait en était cause ; mais longtemps avant la fin du festin, elles s’étaient ravisées et elles avaient fait largement honneur au festin. Les deux marins étaient donc rassurés sur ce point essentiel : leur petit troupeau aurait toujours de quoi manger, sauf la pauvre Kitty. Il est vrai que la chair de ces animaux pourrait bien sentir un peu le poisson ; mais ce serait quelque chose de nouveau et, si le goût en était par trop désagréable, en leur donnant quelques jours à l’avance leur nourriture ordinaire on parviendrait à le corriger.

Mais ces poissons ne faisaient pas la principale cargaison du canot. Bob l’avait rempli presque bord à bord d’une sorte de limon végétal qu’il avait trouvé dans le creux d’un rocher et qui devait avoir été formé par des amas d’herbes marines. Voici ce qui motivait cette supposition. Par sa configuration particulière, cette cavité recevait un courant qui y déposait une grande quantité d’herbes flottantes ; des orages successifs étaient venus sans doute ajouter leur contingent à la provision qui s’élevait au-dessus du niveau de la mer. Il n’y avait pourtant aucun signe de végétation autour du rocher ; mais cette circonstance s’expliquait facilement par l’action de l’eau salée qui en mouillait incessamment la surface et emportait ainsi tous les éléments productifs, excepté ceux qui appartiennent exclusivement aux plantes aquatiques.

— Voilà qui ressemble à s’y méprendre à une terre excellente ! s’écria Marc après avoir eu successivement recours à tous ses organes pour en apprécier la qualité ; est-ce qu’il s’en trouve beaucoup sur votre rocher ?

— Beaucoup, monsieur Marc ? assez pour remplir le vieux Rancocus, et plus d’une fois encore ! Je ne connais pas la profondeur de mon trésor, mais il occupe un espace qui n’est guère moins grand que votre Cratère.

— Allons, nous nous y mettrons la semaine prochaine ; voilà une importation qui n’est pas à négliger. Mais je n’abandonne pas mon idée de chaloupe, Bob, songez-y bien. En tout cas la prudence exige que nous cherchions à nous créer ici des moyens d’existence, si la volonté de Dieu n’est pas que nous nous remettions un jour en mer.

— En mer, monsieur Marc ! y pensez-vous ? ni vous, ni moi, ni âme qui vive, ne naviguera jamais sur le vieux Rancocus, retenez bien cela de moi. Quant à ma pièce de terre, je ne crois pas qu’on puisse y rien planter, car l’eau de la mer doit venir la baigner dès qu’il y a quelque bourrasque. Il est vrai, quand j’y pense, qu’il n’y aurait pas grand’chose à faire pour lui en interdire l’entrée. Les asperges, entre autres, y viendraient comme un charme. Il doit s’en trouver parmi toutes les semences que notre armateur, l’Ami Abraham White, avait réunies pour l’usage des sauvages : le tout est de savoir où nous pourrons mettre la main dessus.

— Tout ce qui reste de semences est dans deux ou trois caisses dans l’entrepont. Pendant que je monte au Cratère chercher une pelle pour décharger le canot, occupez-vous de faire cuire le poisson pour notre souper. Voilà si longtemps que nous ne mangeons que des salaisons que quelques aliments frais nous feront du bien.

Chacun s’occupa de sa tâche. Marc, à l’aide d’une brouette, — et à bord il s’en trouvait trois que l’Ami Abraham destinait encore à des cadeaux, — transporta, en plusieurs voyages, le limon dans l’intérieur du Cratère. Il en fit un grand tas, sur lequel il comptait jeter à mesure toutes les immondices de tout genre qu’il pourrait trouver.

Bob était retourné à bord pour s’occuper de sa cuisine. Il prit les deux poissons, les vida, coupa le plus gros en plusieurs morceaux qu’il mit dans une casserole avec des oignons, du petit lard et du biscuit de mer pour en faire une matelote le lendemain matin. Quant à l’autre, il en fit une friture que Marc et lui mangèrent le soir même avec délices.