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Le Démon du calvaire (Gilkin)

La bibliothèque libre.
La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 217-223).




LE DÉMON DU CALVAIRE



I


Dans l’oratoire obscur où brûle une veilleuse,
À genoux pour dompter ma révolte orgueilleuse,
Je fixe éperdument mon regard éperdu
Sur un tableau bizarre au vieux mur suspendu.

Là roulent à grands flots sur les choses chagrines,
Au fond d’un ciel verdâtre aux lueurs sous-marines,
Des nuages houleux où nagent des corbeaux.
Il y passe parfois des lueurs de flambeaux
Ou de lointains reflets de flammes infernales.
Et le vent et la pluie, et la grêle en rafales
Soudain font rage avec de rauques hurlements.
C’est la sinistre nuit des épouvantements.
Les démons ailés d’ombre errent dans la tempête
Et brûlent les rochers de leurs ongles. Au faîte
D’un roc lugubre et noir on aperçoit des croix.
Des brouillards ténébreux les baignent toutes trois,

Mais on les voit surgir au feu des éclairs blêmes.
Et des plaintes, des cris, des râles, des blasphèmes,
Dominant le chaos hideux des éléments,
Élèvent vers le ciel ces lourds gémissements :

« Là-bas, dans le cachot, les bourreaux sans entrailles
« Ont fait jaillir mon sang jusque sur les murailles.
« Les lâches m’ont fouetté d’âpres verges de fer
« Où pendaient des lambeaux pantelants de ma chair.
« Les crachats se mêlaient aux soufflets sur ma face.
« Puis, mourant, j’ai traîné ma croix sur cette place
« Et dans mes pauvres mains et dans mes pieds des trous
« Horribles ont subi la torture des clous.
« La croix, alors, ils l’ont dressée et dans la fosse
« Lourdement fait tomber avec un choc atroce
« Où chaque plaie encore plus large a du s’ouvrir.
« Oh ! je souffre ! Je souffre ! Oh ! comme on peut souffrir !
« Tout cela, Dieu puissant, mon Père, par ta faute !
« Voilà ton univers ; voilà l’homme, son hôte ;
« Voilà ton œuvre enfin, cet enfer monstrueux
« Plein de crimes, d’horreurs, de forfaits tortueux,
« De souffrances sans nom et de sanglants délires.
« D’affreux martyres, puis de plus affreux martyres,
« Du sang coulant à flots sur du sang mal séché,
« Le voilà, ton chef-d’œuvre, ô Père, — ou ton péché !
« Penses-tu l’expier, crois-tu sauver le monde
« En me crucifiant sur cette croix immonde ?
« Tout ce que tu veux faire avorte et c’est en vain
« Que je laisse en ton nom couler mon sang divin.

« La douleur, je la bois jusqu’au fond du calice.
« Père, comment veux-tu que ton Fils te bénisse ?
« Ah ! je ne voudrais pas être le créateur :
« Les maux de l’univers me briseraient le cœur
« Et je mourrais d’horreur en voyant mon ouvrage.
« Mais tu vis sans remords et ton lâche courage
« Regarde sans rougir ceux qui meurent pour toi.
« Du fond des maux humains, j’entends monter vers moi
« Un horrible concert de sanglots et de râles.
« Ils t’accusent, ô Père, et tes anges, tout pâles.
« Sur l’escalier de feu des saintes visions
« T’apportent l’encens noir des malédictions.
« Étais-tu sage et tout-puissant lorsque ta force
« Créa ce triste monde et peupla son écorce,
« Ou la folie a-t-elle égaré tes esprits
« Et la faiblesse fait trembler tes doigts surpris ?
« Moi qui souffre et qui meurs pour ta honte, ô mon Père,
« Je t’accuse ! Car c’est par toi qu’on désespère ;
« C’est toi qui mets la haine au fond des cœurs malsains ;
« Tu formes les bourreaux après les assassins ;
« Dans tous les paradis tu glisses la couleuvre ;
« Le Démon n’a rien fait de pire que ton œuvre
« Et lui-même est ton fils, et le plus malheureux ! »



II


— Qui frissonne ? À genoux sur les carreaux poudreux
Prie un bel ange noir aux grands yeux d’émeraude.
— Et j’ai baisé ses pleurs sur sa chair tendre et chaude.

III


Toutes les visions ont disparu, mais mon
Triste cœur arrose par les pleurs du Démon
Et tout brûlant encore des flammes de ses lèvres
Roulait mille pensers où bouillonnaient les fièvres.
— « Quel monstre fais-tu donc, disais-je, ô Dieu puissant !
« Quel noir Baal gorgé de larmes et de sang !
« Les fétiches honteux, les idoles terribles,
« Les dieux mangeurs d’enfants moins que toi sont horribles.
« Ta sagesse destine aux souillures les fleurs ;
« Tu créas par plaisir le monde et les douleurs
« Et les milliers et les milliers de maux infâmes
« Qui gangrènent les chairs et torturent les âmes.
« C’est à toi que l’on doit et les os cariés,
« Et le sang noir dans les muscles putréfiés,
« Et la lèpre et la peste et les hideux ulcères,
« Et tous les maux secrets qui rongent nos viscères,
« Et l’abrutissement des cerveaux ramollis.
« Nous te devons aussi les jeunes cœurs salis
« Et la honte, et l’envie, et le meurtre, et la guerre !
« Que tes bienfaits sont grands, ô Seigneur, notre Père,
« Toi qui fis les péchés et la mort et l’enfer,
« Le crime et le bourreau, la victime et le fer !
« Triple lâche, abusant de ta force infinie
« Pour jouir de nos maux et de notre agonie,
« Sache que nous valons mille fois mieux qu’un Dieu !
« Notre mépris te frappe au fond de ton ciel bleu,

« Mais nous brûlons d’amour et de miséricorde :
« Dieu, pour te rendre bon, que le Destin t’accorde
« De n’être, un jour, qu’un homme, et de pouvoir souffrir
« Et de pouvoir aimer enfin jusqu’à mourir !… »

Or, un homme eut pitié de ce Dieu misérable.
Il assuma le poids de son œuvre exécrable
Et tenta d’expier les crimes du Seigneur.
Ô Christ ! Le créateur put trouver un Sauveur !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il était doux et pur comme un lys de lumière ;
La bonté parfumait sa bouche printanière ;
Ses doux propos chantaient comme de gais oiseaux.
Au bord d’un lac tranquille, assis dans les roseaux,
Il contait doucement de fraîches paraboles ;
Les ailes de l’amour battaient dans ses paroles
Et ceux qui l’écoutaient sentaient fondre leur cœur.
Il chassait les démons, la haine et la rancœur
D’un geste harmonieux et d’un calme sourire.
Sur la nature entière exerçant son empire
Il n’avait qu’à parler, l’eau se changeait en vin
Et pour nourrir un peuple il suffisait d’un pain.
Il guérissait d’un mot, sous les obscurs portiques,
Les aveugles, les sourds et les paralytiques.
Et quand il se penchait sur l’humaine douleur
Ses lèvres tendrement enfantaient le bonheur.
Dans la joie et l’amour il fondait son royaume.
Sur tous les cœurs blessés versant l’huile et le beaume,

Il faisait de la terre un jardin de douceur
Et réparait le mal fait par le créateur.

Quand il se proclama Fils de l’Être suprême
Quel était son dessein ? Se disant Dieu lui-même
Afin de laver Dieu de tous les maux humains,
Voulait-il, sur la croix où le clouaient nos mains,
Montrer que le bourreau, pour expier ses crimes,
Devenait la victime enfin de ses victimes ?…
Que ta cendre tressaille, ô Christ, dans le tombeau !
L’univers n’est, hélas ! ni meilleur ni plus beau.

Dieu, tu l’es devenu, comme le Bouddha, comme
François d’Assise, mais comme eux tu n’es qu’un homme,
Le plus grand, le plus saint, le plus pur, le plus doux
Des hommes, et l’on doit t’adorer à genoux.
Ô Christ, on t’a fait Dieu pour mieux t’être infidèle.
Homme, tout homme eût dû te prendre pour modèle,
Mais hypocritement ils ont dit : « Il est Dieu !
« Et qui de nous pourrait être semblable à Dieu ? »
— Dieu, tu l’es devenu dans l’idéal du monde,
Par ta pitié sans borne et par ta mort féconde
Qui nous donna l’amour, l’espérance et la foi,
Et seuls ceux-là sont Dieux qui sont pareils à toi.
Ô Fils de l’Homme, ô Christ, je t’aime et je t’adore
De tous les feux du vaste amour qui me dévore,
De toute la pitié qui déchire mon cœur,
Dès que j’entends gémir l’éternelle douleur,

Et de l’ardent espoir où mon âme s’embrase :
Car ta voix nous convie à la suprême extase,
Tu nous a délivrés du joug de tous les dieux
Et tu fais rayonner l’Homme au plus haut de cieux !


IV


Un long rugissement ébranla l’oratoire.
L’ange noir devant moi dressa sa tête noire
Et son torse d’ébène et ses sinistres bras.
Il leva sa tunique en riant aux éclats,
Du rire qui jadis incendia Sodome :
« Baise humblement cela, cria-t-il : Voilà l’Homme ! »