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Le Diable amoureux/13

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 221-228).
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XIII


Nous arrêtons à la première auberge de quelque apparence : je fais porter Biondetta dans la chambre la plus commode ; je la fais mettre sur un lit et m’assieds à côté d’elle. Je m’étais fait apporter des eaux spiritueuses, des élixirs propres à dissiper un évanouissement. À la fin elle ouvre les yeux.

« On a voulu ma mort, encore une fois, dit-elle ; on sera satisfait.

— Quelle injustice ! lui dis-je ; un caprice vous fait refuser à des démarches senties et nécessaires de ma part. Je risque de manquer à mon devoir si je ne sais pas vous résister, et je m’expose à des désagréments, à des remords qui troubleraient la tranquillité de notre union. Je prends le parti de m’échapper pour aller chercher l’aveu de ma mère…

— Et que ne me faites-vous connaître votre volonté, cruel ! Ne suis-je pas faite pour vous obéir ? Je vous aurais suivi. Mais m’abandonner seule, sans protection, à la vengeance des ennemis que je me suis faits pour vous, me voir exposée par votre faute aux affronts les plus humiliants…

— Expliquez-vous, Biondetta ; quelqu’un aurait-il osé ?…

— Et qu’avait-on à risquer contre un être de mon sexe, dépourvu d’aveu comme de toute assistance ? L’indigne Bernadillo nous avait suivis à Venise ; à peine avez-vous disparu, qu’alors, cessant de vous craindre, impuissant contre moi depuis que je suis à vous, mais pouvant troubler l’imagination des gens attachés à mon service, il a fait assiéger par des fantômes de sa création votre maison de la Brenta. Mes femmes, effrayées, m’abandonnent. Selon un bruit général, autorisé par beaucoup de lettres, un lutin a enlevé un capitaine aux gardes du roi de Naples et l’a conduit a Venise. On assure que je suis ce lutin, et cela se trouve presque avéré par les indices. Chacun s’écarte de moi avec frayeur. J’implore de l’assistance, de la compassion ; je n’en trouve pas. Enfin l’or obtient ce que l’on refuse à l’humanité. On me vend fort cher une mauvaise chaise : je trouve des guides, des postillons, je vous suis… »

Ma fermeté pensa s’ébranler au récit des disgrâces de Biondetta. « Je ne pouvais, lui dis-je, prévoir des événements de cette nature. Je vous avais vue l’objet des égards, des respects de tous les habitants des bords de la Brenta ; ce qui vous semblait si bien acquis, pouvais-je imaginer qu’on vous le disputerait dans mon absence ? Ô Biondetta ! vous êtes éclairée : ne deviez-vous pas prévoir qu’en contrariant des vues aussi raisonnables que les miennes, vous me porteriez à des résolutions désespérées ? Pourquoi…

— Est-on toujours maîtresse de ne pas contrarier ? Je suis femme par mon choix, Alvare, mais je suis femme enfin, exposée à ressentir toutes les impressions ; je ne suis pas de marbre. J’ai choisi entre les zones la matière élémentaire dont mon corps est composé ; elle est très-susceptible ; si elle ne l’était pas, je manquerais de sensibilité, vous ne me feriez rien éprouver et je vous deviendrais insipide. Pardonnez-moi d’avoir couru le risque de prendre toutes les imperfections de mon sexe, pour en réunir, si je pouvais, toutes les grâces ; mais la folie est faite, et constituée comme je le suis à présent, mes sensations sont d’une vivacité dont rien n’approche : mon imagination est un volcan. J’ai, en un mot, des passions d’une violence qui devrait vous effrayer, si vous n’étiez pas l’objet de la plus emportée de toutes, et si nous ne connaissions pas mieux les principes et les effets de ces élans naturels qu’on ne les connaît à Salamanque. On leur y donne des noms odieux ; on parle au moins de les étouffer. Étouffer une flamme céleste, le seul ressort au moyen duquel l’âme et le corps peuvent agir réciproquement l’un sur l’autre et se forcer de concourir au maintien nécessaire de leur union ! Cela est bien imbécile, mon cher Alvare ! Il faut régler ces mouvements, mais quelquefois il faut leur céder ; si on les contrarie, si on les soulève, ils échappent tous à la fois, et la raison ne sait plus où s’asseoir pour gouverner. Ménagez-moi dans ces moments-ci, Alvare ; je n’ai que six mois, je suis dans l’enthousiasme de tout ce que j’éprouve ; songez qu’un de vos refus, un mot que vous me dites inconsidérément, indignent l’amour, révoltent l’orgueil, éveillent le dépit, la défiance, la crainte ; que dis-je ? je vois d’ici ma pauvre tête perdue, et mon Alvare aussi malheureux que moi !

— Ô Biondetta ! repartis-je, on ne cesse pas de s’étonner auprès de vous ; mais je crois voir la nature même dans l’aveu que vous faites de vos penchants. Nous trouverons des ressources contre eux dans notre tendresse mutuelle. Que ne devons-nous pas espérer d’ailleurs des conseils de la mère qui va nous recevoir dans ses bras ? Elle vous chérira, tout m’en assure, et tout nous aidera à couler des jours heureux…

— Il faut vouloir ce que vous voulez, Alvare. Je connais mieux mon sexe et n’espère pas autant que vous ; mais je veux vous obéir pour vous plaire, et je me livre. »

Satisfait de me trouver sur la route de l’Espagne, de l’aveu et en compagnie de l’objet qui avait captivé ma raison et mes sens, je m’empressai de chercher le passage des Alpes pour arriver en France ; mais il semblait que le ciel me devenait contraire depuis que je n’étais pas seul : des orages affreux suspendent ma course et rendent les chemins mauvais et les passages impraticables. Les chevaux s’abattent ; ma voiture, qui semblait neuve et bien assemblée, se dément à chaque poste, et manque par l’essieu, ou par le train, ou par les roues. Enfin, après bien des traverses infinies, je parviens au col de Tende.

Parmi les sujets d’inquiétude, les embarras que me donnait un voyage aussi contrarié, j’admirais le personnage de Biondetta. Ce n’était plus cette femme tendre, triste ou emportée que j’avais vue ; il semblait qu’elle voulût soulager mon ennui en se livrant aux saillies de la gaieté la plus vive, et me persuader que les fatigues n’avaient rien de repoussant pour elle.

Tout ce badinage agréable était mêlé de caresses trop séduisantes pour que je pusse m’y refuser : je me livrais, mais avec réserve ; mon orgueil compromis servait de frein à la violence de mes désirs. Elle lisait trop bien dans mes yeux pour ne pas juger de mon désordre et chercher à l’augmenter. Je fus en péril, je dois en convenir. Une fois entre autres, si une roue ne se fût brisée, je ne sais ce que le point d’honneur fût devenu. Cela me mit un peu plus sur mes gardes pour l’avenir.