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Le Diable amoureux/14

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Texte établi par Gérard de NervalPlon (p. 229-237).
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XIV


Après des fatigues incroyables, nous arrivâmes à Lyon. Je consentis, par attention pour elle, à m’y reposer quelques jours. Elle arrêtait mes regards sur l’aisance, la facilité des mœurs de la nation française. « C’est à Paris, c’est à la cour que je voudrais vous voir établi. Les ressources d’aucune espèce ne vous y manqueront ; vous ferez la figure qu’il vous plaira d’y faire, et j’ai des moyens sûrs de vous y faire jouer le plus grand rôle ; les Français sont galants : si je ne présume point trop de ma figure, ce qu’il y aurait de plus distingué parmi eux viendrait me rendre hommage, et je les sacrifierais tous à mon Alvare. Le beau sujet de triomphe pour une vanité espagnole ! »

Je regardai cette proposition comme un badinage. « Non, dit-elle, j’ai sérieusement cette fantaisie…

— Partons donc bien vite pour l’Estrémadure, répliquai-je, et nous reviendrons faire présenter à la cour de France l’épouse de don Alvare Maravillas, car il ne vous conviendrait pas de ne vous y montrer qu’en aventurière…

— Je suis sur le chemin de l’Estrémadure, dit-elle, il s’en faut bien que je la regarde comme le terme où je dois trouver mon bonheur ; comment ferais-je pour ne jamais la rencontrer ? »

J’entendais, je voyais sa répugnance, mais j’allais à mon but, et je me trouvai bientôt sur le territoire espagnol. Les obstacles imprévus, les fondrières, les ornières impraticables, les muletiers ivres, les mulets rétifs, me donnaient encore moins de relâche que dans le Piémont et la Savoie.

On dit beaucoup de mal des auberges d’Espagne, et c’est avec raison ; cependant je m’estimais heureux quand les contrariétés éprouvées pendant le jour ne me forçaient pas de passer une partie de la nuit au milieu de la campagne, ou dans une grange écartée.

« Quel pays allons-nous chercher, disait-elle, à en juger par ce que nous éprouvons ? En sommes-nous encore bien éloignés ?

— Vous êtes, repris-je, en Estrémadure, et à dix lieues tout au plus du château de Maravillas…

— Nous n’y arriverons certainement pas ; le ciel nous en défend les approches. Voyez les vapeurs dont il se charge. »

Je regardai le ciel, et jamais il ne m’avait paru plus menaçant. Je fis apercevoir à Biondetta que la grange où nous étions pouvait nous garantir de l’orage. « Nous garantira-t-elle aussi du tonnerre ? me dit-elle… — Et que vous fait le tonnerre, à vous, habituée à vivre dans les airs, qui l’avez vu tant de fois se former et devez si bien connaître son origine physique ? — Je ne craindrais pas, si je la connaissais moins : je me suis soumise par l’amour de vous aux causes physiques, et je les appréhende parce qu’elles tuent et qu’elles sont physiques. »

Nous étions sur deux tas de paille aux deux extrémités de la grange. Cependant l’orage, après s’être annoncé de loin, approche et mugit d’une manière épouvantable. Le ciel paraissait un brasier agité par les vents en mille sens contraires ; les coups de tonnerre, répétés par les antres des montagnes voisines, retentissaient horriblement autour de nous. Ils ne se succédaient pas, ils semblaient s’entre-heurter. Le vent, la grêle, la pluie, se disputaient entre eux à qui ajouterait le plus à l’horreur de l’effroyable tableau dont nos sens étaient affligés. Il part un éclair qui semble embraser notre asile ; un coup effroyable suit. Biondetta, les yeux fermés, les doigts dans les oreilles, vient se précipiter dans mes bras : « Ah ! Alvare, je suis perdue !… »

Je veux la rassurer. « Mettez la main sur mon cœur, disait-elle. » Elle me la place sur sa gorge, et quoiqu’elle se trompât en me faisant appuyer sur un endroit où le battement ne devait pas être le plus sensible, je démêlai que le mouvement était extraordinaire. Elle m’embrassait de toutes ses forces et redoublait à chaque éclair. Enfin un coup plus effrayant que tous ceux qui s’étaient fait entendre part : Biondetta s’y dérobe de manière qu’en cas d’accident il ne pût la frapper avant de m’avoir atteint moi-même le premier.

Cet effet de la peur me parut singulier, et je commençai à appréhender pour moi, non les suites de l’orage, mais celles d’un complot formé dans sa tête de vaincre ma résistance à ses vues. Quoique plus transporté que je ne puis le dire, je me lève : « Biondetta, lui dis-je, vous ne savez ce que vous faites. Calmez cette frayeur ; ce tintamarre ne menace ni vous ni moi. »

Mon flegme dut la surprendre ; mais elle pouvait me dérober ses pensées en continuant d’affecter du trouble. Heureusement la tempête avait fait son dernier effort. Le ciel se nettoyait, et bientôt la clarté de la lune nous annonça que nous n’avions plus rien à craindre du désordre des éléments.

Biondetta demeurait à la place où elle s’était mise. Je m’assis auprès d’elle sans proférer une parole : elle fit semblant de dormir et je me mis à rêver plus tristement que je n’eusse encore fait depuis le commencement de mon aventure, sur les suites nécessairement fâcheuses de ma passion. Je ne donnerai que le canevas de mes réflexions. Ma maîtresse était charmante, mais je voulais en faire ma femme.

Le jour m’ayant surpris dans ces pensées, je me levai pour aller voir si je pourrais poursuivre ma route. Cela me devenait impossible pour le moment. Le muletier qui conduisait ma calèche me dit que ses mulets étaient hors de service. Comme j’étais dans cet embarras, Biondetta vint me joindre.

Je commençais à perdre patience quand un homme d’une physionomie sinistre, mais vigoureusement taillé, parut devant la porte de la ferme, chassant devant lui deux mulets qui avaient de l’apparence. Je lui proposai de me conduire chez moi ; il savait le chemin, nous convînmes du prix.

J’allais remonter dans ma voiture, lorsque je crus reconnaître une femme de ma campagne qui traversait le chemin suivie d’un valet : je m’approche ; je la fixe. C’est Berthe, honnête fermière de mon village et sœur de ma nourrice. Je l’appelle ; elle s’arrête, me regarde à son tour, mais d’un air consterné. « Quoi ! c’est vous, me dit-elle, seigneur don Alvare ! Que venez-vous chercher dans un endroit où votre perte est jurée, où vous avez mis la désolation ?…

— Moi ! ma chère Berthe, et qu’ai-je fait ?…

— Ah ! seigneur Alvare, la conscience ne vous reproche-t-elle pas la triste situation à laquelle votre digne mère, notre bonne maîtresse, se trouve réduite ?

— Elle se meurt… elle se meurt ? m’écriai-je.

— Oui, poursuivit-elle, et c’est la suite du chagrin que vous lui avez causé ; au moment où je vous parle, elle ne doit pas être en vie. Il lui est venu des lettres de Naples, de Venise. On lui a écrit des choses qui font trembler. Notre bon seigneur, votre frère, est furieux : il dit qu’il sollicitera partout des ordres contre vous, qu’il vous dénoncera, vous livrera lui-même…

— Allez, madame Berthe, si vous retournez à Maravillas et y arrivez avant moi, annoncez à mon frère qu’il me verra bientôt. »