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Le Diable au XIXe siècle/XXXVIII

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Docteur Bataille ()
Delhomme et Briguet (tome 2p. 737-754).

DIXIÈME PARTIE


LES LUCIFÉRIENS DISSIDENTS




CHAPITRE XXXVIII

Les diabolisants du grand monde


En dehors des personnages que j’ai classés comme goètes dans la précédente partie, et avant d’arriver aux théurges, aux vrais théurges modernes, tels que les a définis le docte Albert Pike, il faut nous arrêter un moment à une catégorie de diabolisants ; qui ne sont pas mages noirs et qui néanmoins, ne sauraient être confondus avec les palladistes.

Ils ne sont pas tout à fait lucifériens, selon la doctrine des triangles ; le Palladium Réformé Nouveau ne les compte pas, au surplus, au nombre de ses adeptes. Et cependant ils sont plutôt lucifériens que satanistes.

Ce sont, en général, des gens du grand monde, qui ont rompu depuis longtemps avec les banalités du spiritisme vulgaire, et qui, peu à peu sans le savoir, sans y prendre garde, sont devenus de vrais vocates procédants. Soit qu’il ne leur plaise pas de s’enrégimenter dans la secte maçonnique, soit que les recruteurs des loges ne se soient jamais adressés à eux, toujours est-il qu’ils ne sont pas francs-maçons. Ah ! s’ils appartenaient à la confrérie trois-points, ils seraient bien vite distingués dans les chapitres et les aréopages par les inspecteurs secrets du Palladium et leur affiliation au rite charlestonien des Ré-Théurgistes Optimales serait prompte ; car leur erreur diffère bien peu de l’idée luciférienne selon Pike.

Parmi ces lucifériens hors cadre, on peut, sans craindre de commettre une erreur, noter M. le duc de Camposelice, occultiste amateur, qui dépense des sommes folles à son culte passionné pour Lucifer.

C’est ainsi que, le 7 mai 1853, il avait loué la grande salle du Trocadéro pour lui et ses amis. Là, à portes soigneusement closes, il fit représenter un oratorio diabolique, de sa composition quant au libretto ; la musique était de Peter Benoît. L’orchestre, avec double chœur, ne comptait pas moins de 500 exécutants. Le baryton Blauwœrt tenait le rôle principal : Lucifer, dont l’oratorio portait hardiment le titre. M. de Camposelice avait, en outre, engagé le ténor Vergnet, de l’Opéra, Mme Montalba, soprano, de l’Opéra, Mme Vicini, la fameuse contralto de la Pergola, de Florence, et la basse Henri Fontaine.

Cette manifestation artistique en l’honneur de l’éternel ennemi de Dieu charma, dit-on, les invités, tous appartenant au monde aristocratique. La première partie met en scène le chaos, Lucifer divinisé, l’évocation des forces de la nature, l’enfance de l’humanité protégée par le Dieu-Lumière. Dans la seconde partie, la terre dit ses forces mystérieuses, l’eau chante ses ondes fraiches et ses vagues mugissantes, le feu célèbre son pouvoir divin. Tout le poème revêt ainsi une forme mystique, où Lucifer est grandi, glorifié, exalté ; l’humanité lui chante ses cantiques de foi, d’espérance et d’amour. Dieu n’est plus rien, Lucifer est tout ; c’est lui, le véritable dieu.

Ce dilettantisme invraisemblable caractérise bien notre fin de siècle. On voit par là que Satan met tout en œuvre pour se faire adorer sur la terre, pour ravir les âmes humaines au ciel.

Une autre personnalité bien connue, dans la haute société parisienne, et dont le nom s’est déjà trouvé plusieurs fois sous ma plume, c’est Mme la duchesse de Pomar (lady Caithness). Elle, non plus, n’est pas palladiste ; il est vrai que les propagandistes des triangles ne lui ont jamais fait d’avances et qu’elle fraye plus volontiers avec les goètes, les spirites, des diverses écoles : mais il n’est guère possible de la classer parmi les mages noirs, dont ses idées s’éloignent sur de nombreux points.

La duchesse de Pomar a écrit plusieurs ouvrages inspirés par le Bouddhisme ésotérique de l’anglais Sinnet. Présidente d’une branche française de la grande société théosophique de New-York, dite la Société théosophique d’Orient et d’Occident, elle dirige, sous le titre de l’Aurore ; une revue dont le but principal est de démontrer… l’identité du bouddhisme et du christianisme !

Les doctrines exposées dans ce journal sont, en grande partie, empruntées à une anglaise, miss Anna Kinsford, une des premières femmes à qui l’Académie de médecine d’outre-Manche ait donné le titre de docteur, et l’auteur du The Perfect-Way (la voie parfaite), dont une traduction française d’Édouard Shuré a fait le Christ ésotérique. « Bouddha, dit-elle, représente l’intellect ; Jésus, le cœur : Bouddha est la philosophie ; Jésus, la religion. Sans le bouddhisme ; le christianisme est inintelligible. » Quant à Shuré, il s’est en outre inspiré des doctrines de cet ouvrage dans un livre, paru d’abord en articles dans la Revue des Deux-Mondes, et intitulé : les Grands Initiés. C’est l’histoire(?) de la transmission de l’occultisme, de mage en mage, depuis Rama jusqu’à Jésus, en passant par Krishna, Hermès, Moïse, Orphée, Pythagore et Platon.

La propagande de la duchesse de Pomar ne se borne pas à la publicité des journaux d’occultisme dans lesquels elle écrit : elle a fait de son salon un cénacle occulte, où poètes, romanciers, philosophes occultistes se donnent rendez-vous pour développer dans des conférences ou des lectures les principes et les théories de la nouvelle science. On y entend successivement Richer, Victor du Bled, Papus, etc.

On peut se faire une idée de la doctrine professée extérieurement par la duchesse de Pomar en se reportant au passage d’Anna Kinsford que je viens de citer. Mais, à côté de cette théorie de l’inintelligibilité du christianisme sans le bouddhisme, on rencontre des doctrines moins précises et moins claires ; celle-ci entre autres, de l’invention aussi d’Anna Kinsford : « La pensée est le créateur du monde ; la création ex-nihilo n’est qu’une invention des curés de campagne, hypnotisés par la lettre des Ecritures. » Par une autre théorie, miss Anna Kinsford, qui n’est pas docteur en médecine pour rien, découvre « dans l’embryogénie l’indication d’un mode d’être du non-être ». On comprend qu’après d’aussi lumineuses révélations, le christianisme n’a qu’à bien se tenir. « Les efforts de quelques prêtres, dit Eugène Nus en portant aux nues la science de la doctoresse, seront impuissants ; que les chanoines catholiques et les pasteurs protestants qui ont mis un pied sur la Voie Parfaite en prennent bravement leur parti.» Comme Satan se moque de ceux qu’il aveugle !

. Mais ce qu’il importe de dire surtout sur le cas de la duchesse de Pomar, c’est qu’elle est vocate procédante au plus haut degré, à tel point que, si elle s’affiliait aux triangles, elle passerait bientôt vocate élue, il est du moins permis de le croire. En effet, la duchesse est sybille ; elle vit en relation des plus intimes avec les esprits ; Lucifer entre en elle, tout comme en Sophia Walder, et elle prophétise. On raconte que, lors de l’élection de Léon XIII, elle eut un accès sibyllin. « Que fera Léon XIII ? » lui demanda-t-on. Elle répondit, ou, du moins, Lucifer répondit par sa bouche : « Léon XIII ne fera rien. Je vois le règne de ce pontife. Ce pape pense, mais il n’agit pas. Cependant, c’est sous son pontificat que s’opèrera dans les âmes la grande révolution morale qui changera la face du monde. » Nous savons ce que le diable veut dire par là ; mais, jusqu’à présent, il n’a prophétisé que son désir, car le luciférianisme est loin d’être entré dans les âmes.

« Notre Dieu, écrit dans l’Aurore la duchesse de Pomar, est le Cosmos lui-même, l’âme de la nature, son esprit et son corps. » (1890, page 76.)

La voilà donc panthéiste.

Puis, un autre jour, l’Esprit entre encore en elle, et la duchesse, qui pourtant n’est pas maçonne, écrit ces lignes stupéfiantes :

« La Cène est une institution purement maçonnique, pratiquée par Jésus, lorsque, dans son dernier repas, il passa la coupe au Chapitre secret des Douze. Chaque Chapitre se composait alors de douze Compagnons, maîtres de Loges, et chaque Loge avait soixante-douze Frères. » (Aurore, 1890, page 158.)

Les générations, régénérées à la lumière de l’ésotérisme pomarien, devront encore professer : la génération éternelle des cycles et des mondes, la nature androgyne de la divinité, les émanations par couples d’éons mâles et femelles (nous voilà dans le gnosticisme !), enfin l’absorption finale de tout dans la substance du premier principe.

En somme, la duchesse de Pomar est une personnalité à part dans le monde de l’occultisme, bien que chez elle tous les diabolisants des divers groupes avoués se donnent rendez-vous ; et si ses théories sont le plus souvent confuses, ce qui est clair, par contre, c’est que le démon est maître en son salon. Là, en petit comité, les apparitions sont fréquentes. Un diable, empruntant la forme de Marie Stuart, s’est même constitué son génie familier, son conseil et protecteur. Elle l’évoque, et il vient à son appel. Il lui parle à haute voix, s’il demeure invisible ; mais il se montre aussi, et les hôtes de la maison l’ont vu.

« — Travaillez dans votre joli boudoir, lui dit un jour ce démon ; travaillez là, et vivez de la vie divine. »

Elle lui donne des rendez-vous à minuit. La duchesse a raconté tout au long une de ces entrevues, sous le titre : Une visite nocturne à Holyrood.

Il me faut aussi signaler la baronne Adelma de Vay-de-Vaga, une jeune femme de vingt-six ans, hongroise, de Styric, autre vocate procédante du grand monde. On lui doit la fondation de la Société spirite de Buda-Pest.

L’Étoile est pleine de ses révélations. Il faut dire, à la décharge de l’Étoile, que la baronne paie les frais d’impression. Elle y raconte, avec les plus minutieux détails, les découvertes faites dans ses voyages aériens où les esprits la transportent dans les sphères célestes. S’il faut en croire ces récits extraordinaires, plus rien ne nous est inconnu de ce qui se passe dans Vénus ou dans la Lune. Ainsi, par exemple, nous apprenons que les habitants de la planète Vénus professent la religion déiste et n’ont d’autres moyens de locomotion que des ballons très bien organisés, des bateaux aériens ; qu’il n’y a dans Vénus ni monarchie, ni aristocratie, etc.

Les révélations doctrinales sont à la hauteur des révélations astronomiques. La baronne appelle « esprits élémentaires » certains des démons avec lesquels elle est en communication. Ces esprits sont projetés du soleil par Lucifer ; chaque rayon de l’astre central de notre système planétaire en contient des myriades. C’est ainsi que le Dieu-Soleil pénètre en nous, nous illumine et nous tient sous sa sublime domination. Un corps charnel va naître ; aussitôt Lucifer en prend possession par ses esprits élémentaires, dont sept s’incarnent dans le nouveau-né ; ce qui fait, dit la baronne, que l’homme n’est plus un binaire, ni un ternaire, mais un hepténaire.

Le démon, en se jouant ainsi de cette malheureuse baronne Adelma de Vay, lui fait proclamer des extravagances où la folie se mêle au dogmatisme sacrilège. C’est ainsi que la baronne enseigne un système insensé de « l’union duale des esprits », que Satan n’a imaginé que pour blasphémer contre le Christ et sa divine Mère. D’après ce système, chaque esprit est régulièrement mâle et femelle, et l’esprit dual de Jésus n’est autre que la Vierge Marie. De là, la baronne Adelma de Vay, sous l’inspiration du diable, part pour donner cette explication luciférienne de l’Immaculée-Conception :

« Un cordon fluidique unit entre eux les esprits duals. Lors de l’incarnation de Marie, ce cordon fluidique fut élargi, tendu, sans se rompre. C’était Marie qui s’incarnait elle-même, en vertu de la connaissance qu’elle avait des lois divines, les fluides duals contenant en eux des lois créatrices. Après leur mission accomplie sur terre, Marie et Jésus redevinrent, comme avant, des esprits duals premiers-nés, et ils portent ensemble au ciel le nom de Fils de Dieu. »

Voilà ce que la baronne Adelma de Vay écrit sous la dictée de ses daimons protecteurs, « tout à fait mécaniquement, nous dit-elle, comme une machine. »

Ce luciférianisme, inepte autant que sacrilège, confond vraiment l’imagination.

Un « kabbaliste » de l’Étoile loue tout cela dans ces termes :

« Ma bien-aimée sœur, la baronne de Vay-de-Vaga, est un médium dont toutes les révélations qu’elle obtient des Esprits portent le cachet divin, sont une véritable initiation aux secrets de Dieu. »

Je dois, en passant, mentionner Mme Lucie Grange, la pythonisse d’Auteuil, très en faveur auprès des cerveaux troublés de l’aristocratie parisienne. Cette personne, dont le daimon familier est Hermès, ne veut, à aucun prix, être considérée comme sataniste ; elle est, tout au contraire, pour « le Dieu inconnu qui est un fleuve de lumière ».

Mme Lucie Grange est la veuve d’un franc-maçon qui a joué un rôle assez actif dans l’armée de la Commune. Ancien vénérable, athée avant son mariage, le F∴ Adolphe Grange fut converti par sa femme au spiritisme, et s’efforça dès lors d’établir une entente entre la Maçonnerie et le Spiritisme.

Mme Lucie Grange, qui a déclaré la guerre à la Magie noire, est dédaignée et vilipendée par l’Initiation, mais est au mieux avec le groupe de l’Étoile, qui reçoit ses communications et insère ses visions. Elle se donne une mission surnaturelle, qu’elle a reçue… de l’archange saint Michel !

L’archange lui apparut en 1883, environné d’une multitude d’esprits représentant tous les pays du monde ; un immense étendard bleu céleste le dominait tenu par un esprit allégorique : la Lumière. Elle fonda alors une revue portant ce titre : La Lumière, destinée à prêcher le Nouveau Spiritualisme, ou la doctrine du Pur Amour, « révélation nouvelle qui doit nous unifier dans un immense amour sans préjugés et dans une majestueuse vérité sans voiles. » Le symbole choisi par Mme Lucie Grange est : un cœur embrasé, divinisé dans le triangle. Elle attend et prophétise le nouveau Messie : « Les Israélites, dit-elle, qui attendent encore leur Messie, vont le recevoir en grande pompe au sanctuaire du temple colossal universel ».

Elle a fondé une association spirite sous le nom de : Communion universelle des âmes dans l’Amour divin.

Mme Lucie Grange est très chatouilleuse à l’endroit de la propriété des révélations spirituelles qui lui viennent de l’autre monde. C’est ainsi qu’en 1891 elle a fort malmené la duchesse de Pomar, qui avait eu l’audace de s’approprier des inspirations qu’elle lui avait communiquées, la traitant de plagiaire et l’accusant de « détournement de documents inspirés ». L’abbé Roca se trouvait impliqué dans l’accusation, pour avoir osé attribuer à la duchesse les révélations de Mme Lucie Grange.

M. Jules Bois, qui l’a visitée dans son sanctuaire d’Auteuil, raconte ainsi son entrevue :

« J’ai passé des heures troublantes, boulevard Montmorency, dans le salon de Mme Lucie Grange. L’an passé, je la visitai après un article déconcertant qu’elle avait écrit sous ce titre : Guerre à la Magie Noire ! — Que je me trompai en croyant entrer dans un arsenal magique ! Autour de moi, rien de belliqueux : un petit poêle, une large table de travail, une gentille perruche qui pirouette autour de son barreau, deux pieux tableaux représentant la Vierge Marie et le Sauveur, faisant bon ménage avec des masques d’Hermès, d’Apollon et d’Isis ; enfin, planant sur ce temple familier, un grand étendard bleu.

« — Je sens autour de moi les fluides malfaisants de nos ennemis », m’explique tranquillement Mme Lucie Grange ; « mais je ne les crains pas. J’ai déclaré la guerre aux occultistes qui pratiquent l’envoûtement par voie ténébreuse. Tout autre à ce jeu courrait un danger de mort ; mais Hermès me protège et m’inspire. Invisible, visible souvent, il est toujours là auprès de moi… d’autres aussi. »

« À ce moment, de petits bruits crépitèrent : il me sembla que les murs disaient oui et que le poêle approuvait d’un pétillement.

« Devant ma stupéfaction, la prophétesse se mit à éclater d’un bon rire :

« — Vous voyez, ils répondent, eux aussi… Tout autre ferait sourde oreille ; mais j’ai appris le langage des choses qui est souvent le langage des esprits.

« — Les morts, n’est-ce pas ? questionnai-je.

« — Non, pas les morts précisément. La plupart sont trop imparfaits, trop semblables à nous. Leurs manifestations sont le plus souvent inférieures. Je suis en rapports avec les âmes des âmes, avec les puissances qui dirigent l’univers, que vous les appeliez les Génies de la Rose-Croix, les Devas de l’Inde antique, les Amschaspamds de la Perse, les Khéroubs de la Khaldée ou les Archanges de l’Apocalypse. L’un d’entre eux s’est attaché à moi ; il m’a d’abord dit se nommer Salem et être un prêtre égyptien ; puis, il me révéla qu’il était Hermès lui-même, le grand Hermès, décidé à se servir de la pauvre et ignorante femme que je suis pour rénover l’univers… Vous êtes ici dans la moderne Memphis. Nous y recevons les visites des plus grands hommes de tous les temps… Je suis voyante à l’état conscient, sans être endormie par personne. C’est ainsi que j’ai obtenu la résurrection fluidique d’un papyrus égyptien… Salem-Hermès vient à moi : tantôt il fait passer sous mes yeux des tableaux et des images symboliques, tantôt il amène près de nous d’autres intelligences, comme celles de Marcellus, de Miriam, de saint Michel, qui me révèlent d’éblouissantes vérités. Il y a en moi une âme toute changée qui se montre en ces extases, et contre qui se révolte parfois ma personnalité habituelle. Je ne suis pas seulement Lucie Grange, je suis le médium Hab, diminutif de Habimelah, qui veut dire, selon le commentaire d’Hermès, Force du Père. »

« Ces jours-ci, j’ai pénétré encore dans la Pyramide d’Auteuil, continue M. Jules Bois ; le drapeau bleu flottait avec une sorte d’ostentation magnanime.

« — Vous voyez, la Lumière a vaincu, me dit Mme Grange, je ne pense plus à la magie noire. Elle est renversée à jamais. »

« À ce moment quelqu’un entra.

« — M. Christian fils », dit le médium Hab.

« Le visiteur s’inclina avec grâce, puis s’assit, et je le vis feuilleter des parchemins aux signes biscornus, ainsi que des planches d’archéologie.

« — Monsieur, me dit-il, je suis archéologue, et j’avoue être très dérouté par les phénomènes qui se passent dans cette maison. Je dois cependant en reconnaître la réalité. Des fleurs, des branches, pendant les séances, s’écroulent du plafond sur les têtes des expérimentateurs. Des objets fort lourds sont déplacés. Récemment, Mme Grange crut apercevoir Napoléon : il lui annonça qu’il se manifesterait bientôt. En effet, le lendemain, à l’heure dite, nous fûmes bousculés par un vent terrible : qui traversa l’escalier et nous pensâmes être renversés. »

« Puis, ayant fait quelques pas vers moi, et après avoir consulté une petite boussole, M. Christian fils me serra les mains avec effusion :

« — Je vous félicite, monsieur, vous venez de vous asseoir entre l’Orient et le Nord. Ce sont les points les plus fortunés, et celui qui spontanément prend place à cet angle ne peut être un méchant homme. Si vous vous étiez fixé au Midi, vous seriez un faux ami, à l’Orient un avare, à l’Occident un calomniateur, au Nord un envieux et un hypocrite. Tels sont les mystères de la Sainte Kabbale et la meilleure manière d’être édifié sur ses relations. »

Mme Lucie Grange a le privilège d’apparaître à ses abonnés jusque dans les pays les plus lointains, en Tunisie par exemple (La Lumière 1888, page 8).

« Dans les derniers jours de juin 1893, écrit-elle au Phare de Normandie, je fis un rêve où il me fut prédit que je devais bientôt expérimenter le fluide électrique, subir la mort et ressusciter. Or, le 1er juillet, au moment où un orage se déclarait à Auteuil, mon guide, Salem-Hermès, me dit de quitter la place que j’occupais et d’aller m’étendre sur mon lit ; je ne devais pas toucher le parquet. Bien étonnée de ce conseil, je m’y soumis néanmoins, comme je l’avais accepté en rêve. Le soir venu, la foudre entra dans ma chambre, et m’endormit. Le lendemain matin, j’étais paralysée, sans mémoire et sans force. Peu à peu les vertiges et les douleurs se sont passés, me laissant aussi faible que si j’avais fait une maladie de trois mois. Un oiseau en cage qui se trouvait dans mon cabinet de travail est resté paralysé, lui aussi, jusqu’au lendemain soir. Je tais de nombreux faits qui sont encore plus remarquables, mais je puis vous dire que la foudre a toujours joué un très grand rôle dans ma vie ; ce qui n’empêche pas que je sois un esprit de paix !…

Au sujet de Mme Lucie Grange, les opinions sont très partagées dans le monde des occultistes ; beaucoup la traitent d’hallucinée ; mais d’autres affirment qu’elle obtient réellement des résultats visibles et qu’elle n’est nullement folle. Selon ceux-ci, il ne faudrait pas tenir compte de l’ironie qui perce dans le récit de M. Jules Bois ; car cet écrivain est, nous le savons, un mage noir, et il est porté, par conséquent, à tourner en dérision, par parti-pris, quiconque ne s’enrégimente pas sous sa bannière. Les dames spirites du beau monde font grand cas de la pythonisse d’Auteuil, et Hermès a été vu bel et bien plusieurs fois au boulevard Montmorency.

Quoi qu’il en soit, il était bon de noter ce mode de tromperie du démon, mode si bizarre entre tant d’autres. Si l’espace ne m’était pas limité, il y aurait beaucoup à dire sur ces gens du monde qui ont oublié le chemin de l’église, et qui ne gardent leur croyance au surnaturel que pour se livrer aux pratiques si condamnables du spiritisme. On comprend que le diable se moque d’eux et leur souffle les doctrines les plus saugrenues.

C’est ainsi que beaucoup en sont arrivés à considérer Lucifer comme la troisième personne de la Trinité ; cette erreur folle est répandue parmi tous les occultistes qui procèdent de la secte des Johannites. On a tant et tant mis à l’ordre du jour dans certains salons l’idée de la réconciliation de Satan avec Dieu, — idée prônée par Victor Hugo, entre autres, — qu’une sorte d’école, sans chefs, s’est créée, voyant en Lucifer l’esprit-saint, le Messie futur qui opèrera la fusion de toutes les religions en une seule. Jéhovah, disent ces aveugles, ces insensés, a eu son œuvre terminée à la naissance du Christ ; puis, Jésus, seconde personne de la Trinité, a accompli un grand effort pour instaurer la vraie religion dans le monde ; mais Jéhovah, s’étant mis en antagonisme avec l’Esprit-Saint, qui n’est autre que Lucifer, il en est résulté un désordre moral dans le monde surnaturel aussi bien que dans le monde naturel, et la religion non-idolâtre s’est trouvée toute différente de ce qu’elle devrait être. Il n’y a que Lucifer qui puisse tout remettre en ordre, et le chaos religieux cessera, dès que Jéhovah se sera réconcilié avec lui. Le Christ et Lucifer ne sont donc ennemis qu’aux yeux des prêtres catholiques ; en réalité, ils se complètent l’un l’autre. Actuellement l’œuvre du Christ est terminée, et c’est celle de Lucifer qui commence. Partant de ce raisonnement, ces infortunés, ces pauvres dupes du prince des ténèbres, adorent un Dieu en trois personnes (Jéhovah, le Christ et Lucifer) et souhaitent la prochaine réunion indissoluble de la Sainte Trinité, telle qu’ils la conçoivent.

Au surplus, rien n’est plus inouï que la variété de doctrines que le diable a la malice d’imaginer pour jeter les âmes dans l’erreur et les perdre ; le mensonge, dont il est le père, sait revêtir mille formes.

Lucifer en est arrivé jusqu’à se féminiser ; car voici l’étrange théorie professée par Mme Olympe Audouard, dans son petit cénacle de Maisons-Laffitte.

Il existe, de toute éternité, deux dieux contraires, deux principes au-dessus desquels il n’y a rien. L’un est mâle et noir, c’est le dieu Chaos ; l’autre divinité est femelle et blanche, c’est la déesse Lux. Chaos est méchant, Lux est bonne. Autrefois, il y a de cela plusieurs centaines de siècles dont le nombre n’est pas fixé, la bonne Déesse, voulant créer, mais ne pouvant rien par elle-même toute seule, captiva le méchant Dieu, se résigna à s’unir un moment à lui, et de cette union naquirent les mondes. Puis, la guerre recommença entre les deux principes divins, Chaos mettant ses efforts constants à vouloir tout anéantir, et Lux, au contraire, s’employant à multiplier partout la vie.

En cela est l’explication du bien et du mal qui se manifestent incessamment dans l’univers. Tout ce qui est mauvais provient de l’influence du dieu Noir ; tout ce qui est bon, de l’influence de la déesse Blanche.

Telle est la doctrine secrète que professeraient certains groupes féministes.

Dans l’humanité, l’homme, sans le savoir, est fils du Noir, et la femme, fille de la Blanche. L’homme est, par instinct, méchant, cruel, égoïste ; la femme, bonne, douce, altruiste. L’homme s’est adjugé tous les privilèges de l’existence. Il est menteur, même lorsqu’il dit : Liberté, Egalité, Fraternité. Le Noir a son sacerdoce, son culte : son culte préféré et celui qui lui est rendu par le catholicisme romain, dont les prêtres sont mâles. La Blanche est obligée de tenir son culte secret, et, à travers les âges, ses prêtresses ont été les pythonisses, les sybilles, les sorcières, verseuses de breuvages d’amour.

Jusqu’à présent, c’est Chaos qui règne sur l’humanité ; les femmes sont asservies à l’homme ; aussi, tout va de mal en pis. Mais la victoire définitive est assurée à Lux.

Le mouvement de rénovation sociale se prépare lentement, mais infailliblement, par la libre-pensée, qui émancipe peu à peu les femmes de la tutelle des hommes. La femme trahit la cause de la bonne Déesse, quand elle se fait adoratrice du méchant Dieu ; cela, c’est l’abomination de la désolation.

Au jour de la rénovation sociale, le monde sera complètement retourné. Il n’y aura plus de prêtres du Noir ; le culte saint étant adopté alors par l’humanité entière, la Blanche étant reconnue par tous bonne Déesse, le sacerdoce sera exercé uniquement par des prêtresses. Les femmes diront la messe nouvelle et confesseront les hommes. L’Esprit de la Femme pénètrera toute l’humanité de sa bienfaisante influence ; l’Esprit de l’Homme sera enchaîné dans les abimes, d’où il n’aurait jamais dû sortir. Chaos étant réduit à l’impuissance, l’harmonie, avec tous ses bienfaits, règnera sur notre globe, et il en sera ainsi dans les autres mondes ; car toutes les planètes des divers systèmes solaires sont habitées, et là il y a aussi actuellement, comme chez nous, les mêmes antagonismes, les mêmes maux, les mêmes injustices. Le règne du Noir cessera partout à la fois dans l’univers, par le triomphe de la Blanche au sein des régions de l’invisible.

Visiblement, la bonne Déesse, la Blanche, ce qui veut dire la lumineuse, d’où son nom Lux, se manifeste, multipliée à l’infini, sous la forme d’astres-soleils, qui sont tout autant de centres de mondes planétaires. La bonne Déesse à placé là son principe vivifiant, qui est le feu du ciel, et qui répand partout la chaleur et féconde l’univers. Visiblement, le méchant Dieu, le Noir, l’aveugle et obscur Chaos, se manifeste par tout ce qui entrave l’œuvre de la Blanche : c’est lui qui déchaine les fléaux décimant l’humanité, les orages détruisant, avant la moisson et la vendange, les fruits de la terre donnés aux peuples par le principe divin émanant du soleil ; c’est lui, l’auteur de toutes les catastrophes, de tous les cataclysmes, depuis le déluge antique jusqu’aux tremblements de terre qui ont renversé tant de villes modernes.

Avec l’harmonie future, que rêvent les adoratrices de la Blanche, les hommes auront perdu leur rudesse, leur égoïsme et leur barbarie. Il n’y aura plus de guerres. En politique, les nations feront un pacte social qui règlera une bonne fois, sans le concours de parlements permanents, l’administration des peuples, et ce pacte sera fidèlement observé partout. La politique, telle qu’elle existe aujourd’hui avec toutes ses intrigues, aura cessé d’exister et aura fait place à une sage administration, réglée par les lois les plus simples, administration à laquelle participeront toutes les capacités nationales, sans distinction de sexe. L’homme continuera à travailler, les conditions du travail étant partout adoucies ; son gain, variant d’après son intelligence et son activité, mais n’étant plus soumis à l’arbitraire du capital spéculateur et créateur de la misère, apportera l’aisance et le bien-être à la famille. Le sacerdoce masculin sera partout aboli, puisque le méchant Dieu ne sera plus adoré nulle part. La femme, rétablie au rang qui lui est dû, heureuse et ne faisant autour d’elle que des heureux, sera la bonne fée et la reine du, foyer, comme mère, comme épouse et comme prêtresse. Ainsi le culte rendu à la divinité se confondra avec l’amour, et, selon la nature et la logique, il est juste que la femme ait le monopole du sacerdoce, qu’elle soit la gardienne du dogme et des saintes traditions, comme elle est la gestatrice, la nourrice et l’éducatrice de l’enfant, c’est-à-dire des générations éternellement renouvelées. Ainsi sera le vrai âge d’or.

Cette doctrine étrange n’est pas affichée. Aussi, il y a quelque temps, je fus bien surpris en lisant un journal que le hasard mit entre mes mains et dont le principal article a dû étonner bien des lecteurs. Ce journal a pour titre : l’Esprit de la Femme. Cela signifie-t-il seulement que les femmes ont de l’esprit, ce que personne ne conteste, et qu’il est juste qu’elles aient un journal à elles, simplement féministe ? Je ne me prononce pas, ignorant si la rédactrice en chef, Mme Renée Marcil, — une femme très élégante, et, je crois, Vauclusienne, — est disciple d’Olympe Audouard.

Mais je ne puis m’empêcher de faire quelques remarques. Le principal article, signé de la rédactrice en chef (n° du 26 mars 1893), est intitulé La Vraie Église, et l’auteur y combat vivement un M. Paul Desjardins, qui aurait tenté, paraît-il, de fonder un néo-catholicisme.

Mme Renée Marcil, dans son programme, à elle, déclare : « étudier les problèmes sociaux, et en chercher les solutions pratiques ; combattre sans merci les préjugés politiques, philosophiques et religieux ; faire la guerre au fanatisme, à la bêtise, à l’esprit jésuitique ; indiquer quelle est la mission de la Femme, ce qu’elle est, ce qu’elle doit être dans la société renouvelée », etc.

Citons quelques passages de l’article en question :

« Où va M. Paul Desjardins ? Au protestantisme ? Non ! il paraît que là, les grandes hauteurs y sont moyennes… Le judaïsme ? horreur !… Le Bouddhisme ? Mais c’est bien vieux et bien loin ; et puis M. Paul Desjardins se déclare chrétien, et il l’est ! mais qu’il le soit alors franchement ! Dès lors, à quoi bon le pathos extraordinaire, les divagations abrutissantes qu’il nous sert ? Qu’est-ce que cette façon désinvolte de pétrir et repétrir l’argile des temples, de ravauder les étoles et les nappes d’autel, comme il prétend le faire ? De quelles mixtures sera composé son encens ?

« La Vraie Église !… On conçoit ces mots appliqués par exemple : à la religion sociale, en véritable formation, à l’Altruisme égalitaire. Mais cette vraie Église de M. Desjardins ne réforme rien ! n’innove rien ! Elle garde tout jalousement : et la confession, et le culte des saints, et le salut, et tous les ingrédients et recettes du culte actuel, et le paradis, et l’enfer, et tout le tremblement qui a tant effaré la conscience des hommes. »

Luther n’est pas trop mal vu de Mme Renée Marcil :

« Luther, au moins, était un refaiseur, sinon un constructeur de religion ; il taillait, il sapait, il marchait !… Mais qu’est-ce qu’il taille, qu’est-ce qu’il sape, le moderne apôtre ? Où va-t-il ? Il ne va pas même comme les écrevisses qui se hâtent ?

« Il faut être confit en religiosâtrerie, un raffiné de mysticisme, pour entendre un traître mot à la phraséologie de ces néo-chrétiens, qui se bornent à ajuster leur robe longue ou courte à la mode du jour, au dernier cri du scepticisme hypocrite de nos contemporains !

« Voici des hommes, — mettons qu’ils soient d’excellents êtres, — actuellement occupés à marier le Sultan avec la Vierge Marie. Ils se cassent la tête pour essayer de galvaniser les morts les plus trépassés ! ils suent sang et eau pour rassembler les fidèles. »

L’Esprit qui inspire le catholicisme, c’est le Chaos :

« Etranges ces néo-chrétiens qui consentiraient à faire quelques innocentes coupures dans la lettre, mais dont l’esprit reste plus que jamais enfoncé dans le passé, Esprit que le plus simple prêtre de village ne pourra bientôt plus déchiffrer !

« Eh ! messieurs, soyez chrétiens, si c’est votre métier ! et vive la liberté de conscience ! Mais, du moment que vous vous proposez pour un autre salut que le vôtre propre, que vous annoncez un remède nouveau, une sorte de panacée sociale, ne nous exhibez pas la manne et le sené de nos arrière-grands-papas !… »

Mme Renée Marcil définit ainsi ces doctrinaires chèvre-et-chou du genre de M. Paul Desjardins, qui annoncent s’être donné la mission de réformer le catholicisme :

« Sans point d’appui sérieux pour soulever un mouvement salvateur ; réduits aux éternels sophismes de la chicane religieuse ; en désarroi complet parmi les vieux moteurs rouillés de la vieille machine ; ajoutant une cheville ici, essayant là une fausse clef, et cependant incapables de faire rendre à leur vénérable instrument autre chose qu’un grincement révélateur. »

Et elle s’écrie :

« Où est l’outil vraiment neuf dans la main de tous ces rétameurs de vieux dogmes ?

« Doctrinaires de ce temps, aussi douloureux que sublime, je ne voudrais pas être injuste envers votre intellect masculin, breveté (avec garantie du. gouvernement). Aussi, je vous le dis : je ne crois pas à votre réelle i impuissance.

« S’il n’y avait à risquer que la chance d’un ordinaire tournoi spirituel, peut-être le problème divin serait-il résolu à la satisfaction de tous, et peut-être la fameuse formule libératrice des erreurs et des doutes serait-elle en route en vos pieux cerveaux !

« Oui ! car je n’en veux pas à la gloire intellectuelle de l’homme, mais seulement à sa misère morale. Je veux croire que, si vous ne pouvez tirer de vos alambics aucune essence, de vos creusets aucun grain d’or pur, de tous vos ingrédients philosophiques si longtemps dosés, mélangés, concentrés, la moindre petite étincelle,… eh bien, c’est que vous ne le voulez pas !…

« Si vous ne trouvez pas la lumière, c’est que vous ne descendez pas assez au fond du puits où git, dites-vous, la Vérité ! Vous avez toujours peur du saut dans l’abîme, à gens de peu de foi !

« Vous préférez aller vers le chemin qui monte, c’est votre droit ! mais alors, si la Lumière est là-haut, vous ne devez pas jeter assez de lest… car vous êtes aveugles, hélas ! désespérément, et vous ne voyez même pas le vide immense qui se fait autour de vos spéculations.

« Ô demi-sages ! ô quarts d’apôtres ! qui n’osez pas vous livrer à la Vérité, qui n’osez pas dire ce qu’il faut dire, et alors vous manquez de vertu, ou qui ne pouvez pas le dire, et alors vous manquez d’autorité !

« Êtes-vous, oui ou non, capables de fixer ou bien de créer une formule qui s’adapte enfin à l’universalité des êtres, et non plus à un peuple, à une race, à une caste, à un seul sexe ?

« Non ! car il faudrait oser, il faudrait risquer, il faudrait être libres ; et vous êtes peureux, avares et soumis.

« Et vous croyez si peu, — ou si mal, — à ce que vous appelez Dieu, que vous ne lui prêtez que les volontés qui se peuvent accorder à vos intérêts et orgueils !…

« Ce que vous appelez « la vraie Église » et que vous opposez à la fausse, qui est l’Église catholique romaine, — que certes ! nous n’avons pas pour mission de défendre, voire d’exalter, puisqu’elle s’oppose à notre avènement féminin, et que tant qu’elle aura durée, nous resterons l’Ève pécheresse, — cette Église prétendue nouvelle n’est qu’une vieille chapelle rebadigeonnée au mieux, selon l’esthétique moderne, aux couleurs éteintes, mais absolument semblables aux anciennes. »

On le voit, Mme Renée Marcil ne veut pas d’une « demi-réforme » ; et voici comment elle insinue l’idée de la femme-prêtresse :

« Ne pense-t-on pas, parmi les gens qui ont le réel désir d’un idéal plus haut que celui de la matérielle pâture, autant que parmi ceux qui ne peuvent concevoir l’idée de la Morale dégagée de l’idée de Dieu, ne pense-t-on pas que la venue de la Femme, dans la philosophie, même dans la chaire religieuse, se fait quelque peu désirer ?

« Ne pense-t-on pas que c’est là précisément l’élément du nouveau idéal, auquel l’âme inquiète et troublée des peuples aspire ?

« Ne voici-t-il point de longs siècles que l’encens est allumé par la main des prêtres ? Pourquoi ne demanderait-on pas aux modernes prêtresses l’interprétation des oracles et la consultation des augures ?…

« Après la femme-médecin et la femme-avocat, la femme-prêtresse ! Pourquoi non ?… Est-ce que les Gaulois n’avaient pas les druidesses et les Romains les vestales ? Est-ce que la Grèce n’avait pas ses pythonisses ? Est-ce que la république mosaïste n’avait pas ses prophétesses ?… Et dans l’Inde antique, le grand Bouddha Çakia-Mouni chassait-il-la Femme de l’arbre Bodhi ? N’étaient-elles pas admises à l’étude de la Sagesse ?…

« Peut-on nier dès lors à qui revient la responsabilité de l’ostracisme féminin, et ne point considérer et reconnaitre l’immense et séculaire misère de l’humanité, ainsi amputée d’une de ses ailes et s’immobilisant dans un sommeil plein de cauchemars infernaux, n’ayant rien de commun avec la divine quiétude du Nirvâna ?

« Laissez venir à nous la Femme-Prêtresse, qui dégagera la voie divine terriblement encombrée !… Je ne vois plus guère qu’Elle qui puisse faire parler, — au lieu de vos dieux sourds et muets, — le Dieu entendant et parlant de la Nature, que l’athée lui-même salue dans le lever sublime du soleil. »

Un peu plus loin :

« … Pourquoi la Femme, aux mains si délicates, au cœur si intuitif, ne serait-elle pas admise à panser les plaies de l’âme aussi bien que celles du corps ?

« Craint-on qu’elles n’enseignent un Dieu point assez orthodoxe, point assez cruel, capricieux, autocratique, point assez semblable à l’homme fait à son image ?

« Craint-on que le Dieu nouvellement traduit ne se courrouce enfin contre le vieil attirail, louche et féroce, de notre civilisation, dont l’esprit religieux est cependant la clef de voûte et une clef que les saints portiers des Temples ne sont pas disposés à rendre de bonne grâce ?

« Il est certain que l’Esprit de la Femme s’envolera plus haut vers la sainte Pitié, — d’autant plus simple que plus logique et appuyée sur les faits humains, — et que son Eglise sera beaucoup plus vraiment la vraie Eglise que celle de MM. Paul Desjardins et Cie.

« L’Esprit de la Femme est profondément rationaliste, et, depuis la dernière levée des féminins boucliers, d’aucuns parmi ses adversaires, aussi bien que parmi ses amis, s’avisent qu’Elle est à la fois très positive et très pratique, sans 'préjudice de son idéalité essentielle, que la plus simple traduit par la sensibilité, faute de pouvoir la formuler autrement.

« Or, c’est précisément ce positivisme qui, joint à l’Idéalisme, fait l’équilibre féminin, équilibre parfait chez les femmes bien douées naturellement et renforcé par l’habitude de l’analyse et de l’analogie, qui l’élève à l’esprit de synthèse et fera de la Femme future un précieux et sincère élément de renouvellement social. »

Ennemie jurée au confessionnal catholique que M Desjardins conserve dans sa réforme, Mme Renée Marcil ajoute immédiatement :

« Je ne vois pas à l’horizon le Dieu masculin, guérisseur des maux humains, que les néo-chrétiens espèrent guérir ou au moins soulager à coups de confession ? »

Voici la conclusion de cette longue polémique contre les néo-chrétiens :

« Est-ce notre faute, si votre nouvelle Église ne nous dit rien de bon, non plus que le bloc enfariné de la fable ?

« Non ! vous n’allez pas à l’Altruisme ! à ce grand torrent qui doit laver les souillures de l’humanité et qui s’épanche sur le monde, pour le féconder à nouveau !

« Non ! vous êtes poussés aux agenouillements de l’immobilisme, bien que vous sembliez vous agiter ; vous êtes rivés à l’hypnose confessionnelle, peut-être parce que vous vous sentez criminels, à force d’impuissance à concevoir la définitive conception du Bien !

« L’Égotisme se cache et roule ses plis orgueilleux sous le manteau de pitié et d’amour dont vous vous revêtez, peut-être ingénument…

« Et voilà pourquoi nous souhaitons tous, nous qui pensons, nous qui avons souffert et médité, hommes et femmes, artisanes et reines, nous souhaitons la venue de la Femme qui changera la face du monde, cette face grimaçante, hypocrite et immonde qui donne aux justes l’horreur de l’existence !

« Car la Femme, c’est l’Altruiste par excellence, et pour peu que nous opposions l’Égotisme à l’Altruisme, nous verrons que l’Égotisme est essentiellement masculin, de vice masculin, de vice suprême : l’homme est un loup pour l’homme.

« L’Altruisme, au contraire, est d’essence féminine, de vertu féminine, de vertu suprême, je dirai presque fatale : par ses flancs et par son cœur, étant Maternité, c’est-à-dire Bonté et Amour. Or, l’Altruisme est tout cela.

« Oui, l’Altruisme émane de l’âme féminine, et c’est pourquoi il est la vraie religion de l’humanité. Aujourd’hui, il se révèle aux peuples, mais dégagé de tout crépuscule ; il n’est plus le détachement bouddhique, ni le sacrifice chrétien, et c’est en cela surtout qu’il est féminin, plus que jamais à notre heure actuelle de Lumières approchantes. Car il n’est plus, cet Altruisme, la loi du renoncement, — loi de convention ou de vertu individuelle, — qui ne peut s’ériger en loi véritablement humaine, c’est-à-dire universelle…

« Non, l’Altruiste ne renonce pas : il veut la juste répartition, la part à chacun, et il réclame sa part légitime.

« Ainsi fait la Femme !

« Elle clame et réclame son droit au soleil, à la vie, à l’amour !

« Elle se refuse virtuellement à la loi de sacrifice et de douleur, érigée en dogme, et qui lui fut, surtout à Elle, impitoyablement imposée !

« Elle réclame : elle est mère ; elle veut la vie et les fruits de la terre pour ses fils ; elle ne refuse point les dons de la Nature…

« Créatrice, elle ne saurait confesser le néant ; elle croit au bonheur ici-bas, et y attache fortement ses berceaux !

« Elle est vraiment Altruiste ; car, si elle demande, — et c’est ce qu’elle fait aujourd’hui, — son dû à l’homme pétrisseur de dieux injustes, elle ne le demanderait jamais au détriment de la collectivité.

« Il sera facile de faire cette preuve.

« La Femme, — et c’est aujourd’hui sa grandeur et le signe de sa mission, — ne se réclame que du droit humain, du droit de l’être créé égal ! Elle repousse la conception da Dieu partial ; elle n’accepte plus la Faute et la responsabilité du Péché et du Mal, mais elle se lève pour les écraser sous son frêle talon.

« Et voilà la Genèse nouvelle et la nouvelle religion : la religion du Droit. »


Rien n’est plus curieux, n’est-ce pas ? que ce mélange d’anticatholicisme, de socialisme féministe et de mysticisme rationaliste.

Ailleurs, dans le même numéro, Mme Renée Marcil termine ainsi son premier article :


« Femmes que la Science fit conscientes, femmes que la Libre-Pensée fit libres, unissez-vous pour libérer le peuple immense de celles qui souffrent et gémissent sur la terre.

« Après le Noir, la Blanche ! »

Et, dans son en tête, faisant allusion à l’Esprit féminin dont elle s’inspire, elle écrit en épigraphe :

« Cet Esprit-là ne fait plus peur qu’aux lâches et aux imbéciles. »

Que penser de toutes ces phrases, où, sous chaque mot, l’on sent un sens caché ? Que dire de ces déclarations où perce un secret, toujours sur le point de s’échapper, mais que l’on s’empresse de recouvrir d’un boisseau par quelque déclaration personnelle incidente, arrivant en contradiction avec le reste ?

L’étude de la maçonnerie et de l’occultisme nous a habitué à ces jeux de style. Il m’est donc bien difficile de ne voir que de simples coïncidences dans tous les passages que je viens de relever de ce curieux article de journal.

Y aurait-il vraiment, derrière certains groupes féministes, une sorte de religion secrète, un luciférianisme spécial se rattachant au manichéisme à divinité double et bi-sexuelle de Mme Olympe Audouard ? Sans l’affirmer expressément, on peut le soupçonner avec quelque raison. En tout cas, on le saura quelque jour ; car tout finit par se découvrir.

Mais j’en ai terminé, cette fois, avec tout ce qui dans l’occultisme contemporain, n’est pas la Théurgie orthodoxe, c’est-à-dire avec tout ce qui est étranger au Palladisme. Certainement, on pourrait poursuivre cette revue des mondains diabolisants, bien plus nombreux qu’on ne se l’imagine : l’occultisme, à notre époque, s’est répandu partout, dans toutes les classes de la société, et il a ses prêtresses, sous prétexte d’art, jusque parmi les grandes cantatrices, les célébrités du théâtre ; telle, par exemple, Mlle Emma Calvé, une des chanteuses les plus à la mode, dont le grand succès dans les salons n’est pas dû uniquement à sa voix, mais aussi à ses aptitudes spéciales en spiritisme plus ou moins luciférien. Mais je m’arrête.

Je ne veux pas, cependant, clore cette dixième partie de mon ouvrage sans rappeler le nom d’un occultiste, plus examinateur et chercheur que pratiquant : M. J.-K. Huysmans. Celui-ci, en effet, doit être classé tout à fait à part ; il résulte de mes informations les plus récentes que M. Huysmans s’était donné, comme moi, mission d’étudier de près le monde mystérieux des diabolisants, mais dans un autre milieu. Son but est de faire connaître, lui aussi, en les réprouvant, les mages noirs ; et s’il dénonce leurs coupables pratiques, ce n’est pas pour édifier un occultisme contre leur occultisme. M. Huysmans est un indépendant, dont on peut ne pas partager la manière de voir sur bien des points ; mais il ne pactise pas, je le répète, et, à ce titre, il ne doit pas être confondu avec les mages noirs ou blancs, pas plus avec les satanistes qu’avec aucune espèce de lucifériens, orthodoxes ou non orthodoxes, organisés où non organisés.