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Le Dragon blessé/Nos missionnaires

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Grasset (p. 209-212).

Nos Missionnaires



P our la fête du 14 juillet, le Consul de France et sa famille ont gentiment décoré à nos couleurs le club international. Des drapeaux, des cocardes et des banderoles tricolores donnent à la grande salle anonyme un accent qui, en plein Mandchukuo et à des milliers de lieues de la France, est singulièrement émouvant.

À midi, les invités de toutes nationalités affluent. En apprenant que je suis Français, ils me serrent les mains avec effusion en s’écriant :

— Félicitations, 14 juillet ! Félicitations, 14 juillet !

Je n’ai jamais été autant félicité pour un 14 juillet et cependant je n’y suis véritablement pour rien !

Toutefois, ce n’est point cette petite fête qui m’a laissé le plus grand souvenir, mais bien la réunion intime qui, à neuf heures du matin, s’est tenue chez notre Consul et qui groupait, avec les rares Français de Moukden, quelques-uns de nos missionnaires.

Lorsque l’on accomplit le tour du monde en ce moment, l’on s’aperçoit que partout la peur alimente la haine, que chaque peuple craint la guerre pour lui mais la souhaite pour le voisin et que tout le monde déteste tout le monde. Aussi serais-je rentré de mon voyage avec une piètre opinion des hommes si je n’avais rencontré nos missionnaires et nos sœurs dont les âmes sublimes m’ont réconcilié avec l’humanité.

Il faut avoir voyagé en Chine pour se rendre compte du nombre et de la virulence des épidémies qui, chaque année, déciment ces fourmilières d’hommes. C’est au cœur de ces foyers d’infection que vivent les Pères et les Petites Sœurs. Celles-ci se penchent sur des maladies qui font pâlir même les médecins, lavent et soignent les plaies les plus répugnantes, et cela jour et nuit, sans répit, pendant des années, sous un climat empoisonné et sans autre salaire que le bon Dieu. Je ne cite pas d’exemples : la vie des missionnaires en foisonne, mais ces êtres magnifiques sont tellement modestes qu’on n’apprend leur sacrifice que lorsqu’il est consommé : chacun d’eux est le Soldat inconnu.

Il ne s’agit pas ici de religion, — je ne suis pas qualifié pour en parler. Je me place simplement au point de vue humain et français. C’est notre prestige que maintiennent en Extrême-Orient ces lazaristes, ces dominicains, ces jésuites, ces frères de la Doctrine chrétienne, ces sœurs. Ce sont nos ambassadeurs les plus influents. Aussi, au bout d’un an d’Extrême-Orient, je défie le plus coriace de nos anticléricaux de rester anticlérical, ou alors, c’est qu’il n’est pas Français !

Les missionnaires étaient arrivés chez le Consul de divers points du Mandchukuo et de la Mongolie. Ils avaient voyagé, et dans quels trains ! une, deux ou trois nuits, fait des lieues à pied ou en chaise, tout cela pour porter un toast à la santé de la France et regagner ensuite leur poste. Il y en avait de tout vieux, en Chine depuis cinquante ans, qui n’étaient jamais retournés en Europe. Ils étaient tannés, maigris, recuits, presque aussi jaunes que des Chinois. L’un d’eux, un jeune homme au visage ascétique avec une petite barbe noire, toussait tout le temps.

— Il est perdu, me dit le consul, mais il ne veut pas que l’on s’inquiète de lui.

Un autre, courbé, offrait une figure terreuse, brouillée de rides et des paupières rongées.

Je savais leurs privations, leurs souffrances, leur pauvreté héroïque. Cependant je n’ai jamais vu, parmi les privilégiés du monde, des visages plus sereins, des sourires plus confiants et des regards plus heureux. On m’a souvent demandé quelles étaient les choses qui m’ont le plus impressionné en Extrême-Orient : en voilà une !