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Le Dragon blessé/Protocole

La bibliothèque libre.
Grasset (p. 213-216).

Protocole



Q ue pensez-vous, Monsieur, de notre « tyrannique » occupation en Mandchourie ?

Le Consul général du Japon, chez qui je dîne, me pose cette question sur un ton dont la politesse n’exclut pas l’ironie. Il y a longtemps qu’à ce sujet ma religion est éclairée. Sans doute j’ai pu constater à Moukden même certaines répressions brutales, voire expéditives, mais dans ce pays bouleversé par l’anarchie, le Japon représente l’ordre, la sécurité et, dans ces régions dévastées par les épidémies, l’hygiène. Pour tout dire, le Japon c’est la civilisation.

— Je pense, dis-je, que vous avez parfois la main un peu lourde. À cela près j’estime que si les Japonais n’étaient pas installés ici il conviendrait de les y inviter.

Les convives, tous Japonais, ont un sourire surpris.

— Je croyais, s’écrie le Consul, que les Français étaient opposés à notre occupation en Mandchourie ?

— Cela prouve que vous lisez davantage les rapports officiels que les relations de nos écrivains les plus qualifiés. MM. Abel Bonnard et Pierre Benoît, plus récemment M. Pierre Lyautey, hier encore MM. Sauerwein et Chadourne, ont exprimé un avis opposé auquel je me range entièrement.

J’aurais bien autre chose à ajouter que je ne veux pas dire et notamment que si les Japonais ont étendu leur domination en Corée, en Mandchourie, s’ils cherchent à gagner la Mongolie, c’est qu’ils ne peuvent pas faire autrement et qu’il y a bien là de notre faute. Autrefois, le Japon comme aujourd’hui la Chine, était décimé par les épidémies. Celles-ci compensaient la formidable surpopulation annuelle. L’Amérique et l’Europe ont débarqué avec leurs médecins, leurs médicaments, leur progrès. Les épidémies sont enrayées, de sorte qu’actuellement la population du Japon s’accroît de 900 000 âmes par an.

L’on ne peut plus compter que sur les tremblements de terre ! devait me dire plus tard, avec une souriante amertume, un Japonais.

— Et quand croyez-vous, demandai-je en détournant la conversation, que j’aurai l’honneur d’être reçu par l’Empereur ?

Depuis trois jours que je suis à Moukden, la date de l’audience a été deux fois différée et je pressens une dernière remise. J’ai été trop optimiste en télégraphiant à Dairen pour que, sur le bateau en partance, l’on me réserve une cabine.

À ma stupeur, un éclat de rire général me répond. Je ne connais pas encore bien les Japonais et ne sais comment interpréter cet accès d’hilarité. Mieux au courant, je comprendrais qu’ils souhaitent ne pas répondre et qu’ils sont gênés. L’audience, d’ailleurs, commence à me sembler incertaine. Le colonel X…, un officier japonais, est la veille venu me voir, intrigué par le fait que, Français, je sois descendu au consulat britannique, et m’a demandé si mon « titre » était celui de reporter. Je sais que le parti militaire nippon souvent en désaccord, en Mandchourie, avec le parti civil, redoute et méprise l’indiscrète engeance des reporters et a l’horreur des journalistes.

J’ai répondu que j’étais à l’occasion journaliste et ajouté, en appuyant sur le mot, que j’en revendiquais l’honneur. Là-dessus, le colonel a ri, lui aussi, et courtoisement a pris congé.

Au reste, je n’ignore pas que le dernier journaliste reçu par Sa Majesté était un Américain et que l’on est encore sous le coup de son reportage.

À tout hasard, devant le rire des convives, je prends le parti de rire aussi. À ce moment précis, un secrétaire survient, murmure quelques mots à l’oreille du consul.

— Excusez-moi, nous dit-il en se levant, l’on m’attend au téléphone. C’est de Hsin-King, précisément.

Un malaise plane dont je me sens responsable. Au bout de quelques minutes, le consul rentre, dit rapidement une phrase à ses invités et l’atmosphère brusquement s’éclaircit : on ne rit plus, on sourit.

— Sa Majesté vous attend après-demain matin, dit le consul, et vous retiendra sans doute à déjeuner. J’aurai l’honneur de vous accompagner moi-même à la gare et votre appartement est retenu à l’hôtel.

À l’heure actuelle, je me demande encore ce qui s’est passé !