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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/01/01/02

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II

L’ÉDUCATION DE SON ESPRIT.

Il sut de bonne heure prendre les oiseaux à la pipée ou à la marette. Il sut aussi tirer un lièvre proprement. Les éléments de la musique, l’escrime et la danse : c’est tout ou presque tout ce qu’il apprit sous le premier Empire, avec très peu d’orthographe et de l’arithmétique moins encore. Ses lectures furent dirigées par le hasard. Après la passée des ragots, ce qu’il lit d’abord le plus volontiers, c’est Buffon, Robinson Crusoé, la Bible, la Mythologie (il la connaissait à fond ; il y paraît dans ses romans), et les Mille et une Nuits. Le mélange n’est pas trop disparate : Buffon et Robinson, la science et le roman de la nature ; les Mille et une Nuits[1], la fête de la fantaisie ; la Mythologie et la Bible, l’histoire du merveilleux païen et le poème de l’humanité. Jusqu’ici le hasard n’a pas mal fait les choses. Puis Télémaque, adaptation française de l’Odyssée, où poésie, merveilleux, nature, mœurs, se retrouvent en raccourci, avec une pointe d’imagination chimérique. Cependant il traduit Virgile et Tacite sous l’abbé Grégoire : mais son professeur lisant le latin en des éditions enrichies d’une traduction, il subtilisait la traduction et pratiquait peu le texte. L’abbé Fortier, qui fut son premier pédagogue pendant une courte scolarité, semble avoir été aussi solide[2].

Une épigramme d’un compatriote, Auguste Lafarge, lui tombe alors entre les mains. Il prie bravement son maître de lui apprendre à faire des vers français[3]. Villers-Cotterets s’enorgueillissait d’avoir nourri deux poètes : l’un, Demoustiers, son mort illustre, l’autre, qui est tout justement notre abbé, rimeur officiel de toutes les fêtes patronales ou autres. Dumas s’exerça sur des bouts-rimés : après huit jours, il a en avait assez[4]  ». Quoiqu’il ait écrit, en dehors du théâtre, beaucoup plus de poésies qu’on ne croit communément[5], il en aura assez pendant toute sa vie. Il sentira et déplorera son insuffisance. Il l’exagérera même[6]. Car, sans méconnaître les bons vers qu’il a écrits, il a surtout gardé rancune au vers dramatique de la peine qu’il lui coûtait, et de l’échec relatif de Charles VII, qui ne fit point d’argent. Nous verrons si c’est vraiment la langue poétique qui a trahi le drame, comme on l’a trop répété d’après l’auteur.

Pendant que Dumas étudie chez l’abbé Grégoire, le hasard malicieux lui glisse entre les mains les Aventures du Chevalier de Faublas, dont l’immoralité ne le séduit point. (Notez le fait : ce n’est pas chez lui la fantaisie qui est immorale ; il a seulement plus de tempérament que de scrupules.) Mais ce livre lui plaît à cause que c’est « un roman plein d’invention, offrant des types variés, un peu exagérés sans doute, mais qui avaient leurs modèles dans la société de Louis XV[7] ». Sa tête s’échauffe ; il rêve d’être un nouveau Faublas ; il s’en reconnaît la complexion et la vocation. Et il échoue d’abord auprès d’une Mademoiselle Laurence[8], qu’il aime fougueusement, à en mourir, comme il les aimera toutes. À cette heure, il a quinze ans, et ne veut pas mourir encore.

En somme, les deux bons curés, qui ont nourri son enfance, l’ont peu dirigée. Deux autres hommes exercèrent plus d’influence sur sa tête paysanne. L’un, Adolphe de Leuven, lui apporte l’air de Paris et les échos du théâtre ; l’autre, Amédée de la Ponce, officier de hussards, qui vient de s’établir à Villers-Cotterets, lui inspire le goût du travail. Dumas apprend l’italien, lit le roman d’Ugo Foscolo, imitation de Werther, qu’il traduira plus tard et publiera sous ce titre : Dernières lettres de Jacopo Ortis. « Ce livre me donna une idée, un aperçu, une intuition de la littérature romanesque, qui m’était tout à fait inconnue[9]. » L’étude de l’allemand le décourage ; Schiller, à qui il doit beaucoup, il le lira traduit. Pour Shakespeare, il lui fut révélé d’abord par une troupe d’élèves du Conservatoire venus à Soissons pour représenter l’Hamlet de Ducis. Il ne connaissait alors ni Ducis ni Hamlet. Même Corneille et Racine, que sa mère lui avait mis entre les mains, l’avaient « prodigieusement ennuyé[10] ». Mais cette soirée de théâtre lui produisit un effet « prodigieux[11] ». Il y a toujours du prodige dans ses premières impressions : s’il est ignorant, il ne sent pas à demi.

Puis, il parcourt le Louis IX d’Ancelot et les Vêpres Siciliennes de Casimir Delavigne, les œuvres dramatiques du jour, que lui envoie de Leuven. Il n’en est point illuminé. Cela n’appartenait pas « à cet ordre de littérature dont il devait être appelé un jour à sentir, à comprendre et à essayer de reproduire les beautés[12] ». De Leuven était destiné à mieux réussir par ses confidences que par ses envois. Cependant de la Ponce lui ayant lu, d’aventure, la ballade de Bürger intitulée Lénor[13], avait mis le feu aux poudres. Cette poésie exotique et rêveuse différait sensiblement des concetti de Demoustiers, des rimes amoureuses de Parny, et des élégies du chevalier Bertin. Sur l’heure même, il avait essayé vainement de la traduire en vers. L’Allemagne qui l’inspira d’abord l’alimentera de sujets de pièces jusqu’à la fin, encore qu’il n’ait jamais su

 
le patois
Que le savetier Sachs mit en gloire autrefois[14].

Tel est l’état de son esprit, au moment où de Leuven fait à Cillers-Cotterets un voyage décisif pour l’avenir de Dumas. Adolphe traîne après lui un peu de l’atmosphère des coulisses. Il connaît Arnault, Scribe, Soulié, Talma, Mademoiselle Duchesnois, toutes ces dames. On imagine l’effet produit par ses propos incendiaires sur notre sauvageon. Adolphe a ses entrées dans les théâtres et dans les cabinets directoriaux. Il propose à son ami de faire en société un vaudeville en un acte, le Major de Strasbourg. Au sortir d’une éducation buissonnière, Dumas entrait de plain-pied dans le genre bouffon. « C’est tout bonnement à faire frémir[15] », dit J.-J. Weiss. Je n’en frémis point. La vérité est qu’en 1820, à la veille de partir pour Paris, au moment où il écrivait dans le Major de Strasbourg le couplet de facture :

… Tu vois, enfant, je ne me trompais pas,
Son cœur revole aux champs de l’Allemagne[16]

Dumas ne savait rien, de son propre aveu. Du moins n’avait-il presque rien lu qui pût contrarier ses dons naissants. Et dans les lectures qu’il avait faites, l’imagination avait trouvé sa substance. Qu’il ne fût pas bachelier, c’était une force. Je le dis sérieusement. Ses éducateurs de rencontre ne lui furent point nuisibles. Il n’avait pas ânonné les maîtres de la scène. Tout était neuf et verdissant en lui. Il manquait de goût ; il n’en aura jamais. Ses audaces ne seront ni théoriques ni littéraires. Il est ainsi plus près de la nature et du peuple. La fortune, après tout, n’était pas si mauvaise, à peine échappé du plein air et des forêts, de prendre contact avec l’âme de la foule, fût-ce au théâtre de l’Ambigu.

Enfin il vient à Paris. D’abord il voit Talma. Je ne parle pas de cette visite qu’il lit à l’artiste dans sa loge, ni de ce singulier baptême que lui conféra le tragédien ironique, au nom de Shakespeare, de Gœthe et de Schiller, de la Trinité Sainte[17]. Il voit Talma en scène ; il est étonné de ce jeu vrai et de cette diction admirable. Nous ne savons plus assez l’action qu’exerça cet artiste sur les hommes de son époque, auxquels il apparaissait, même en des rôles médiocres, comme une esthétique vivante, un commentaire original et fécond. Il modernisait son art par un souci de réalisme très étudié. « Lorsqu’il était sur le point de créer un rôle, aucune recherche, soit historique, soit archéologique, ne lui coûtait[18]. » Il passa son existence à jouer des tragédies, et il paraît bien qu’il avait le goût du drame. Il ne négligeait rien de ce qui pouvait rajeunir les œuvres fanées ou les situations vieillottes, qu’il était condamné à défendre. Il allait loin en ce sens. Séchan nous conte, et Dumas le confirme, que dans Sylla il s’était fait le visage de Napoléon[19]. Et Madame de Staël conclut à propos de ce talent chercheur et novateur : « Cet artiste donne, autant qu’il est possible, à la tragédie française ce qu’à tort ou à raison les Allemands lui reprochent de n’avoir pas, l’originalité et le naturel. Il sait caractériser les mœurs étrangères dans les diverses pièces qu’il représente, et nul acteur ne hasarde davantage de grands effets par des moyens plus simples. Il y a dans sa manière Shakespeare et Racine artistement combinés. Pourquoi les écrivains dramatiques n’essaieraient-ils pas de réunir dans leurs compositions ce que l’acteur a su si bien amalgamer par son jeu[20] ? »

À le voir, Dumas sentit frémir en lui, non pas l’âme d’Oreste ni de Macbeth, mais celle d’Antony et de Buridan. Les comédiens anglais, qui donnèrent des représentations à Paris en février 1827, lui imprimèrent une nouvelle secousse. Ce spectacle fut pour lui une révélation. Lorsqu’il écrit ses Mémoires, il en a gardé un tel frisson, que pour louer Shakespeare, il cite la Bible[21]. Sans doute il avait lu les principales pièces du dramatiste anglais ; il déclare même qu’il les savait « par cœur[22] », ce qui est une façon à lui de dire qu’il les avait lues. Et non pas toutes, mais les plus connues en France, les drames d’amour ou de passion : Hamlet, Roméo, Macbeth, Othello, Shylock, et probablement aussi Richard III, Jules César et sans doute enfin la Tempête. Et je crois bien que c’est tout. IL connaît Falstaff,peut-être de réputation. S’il a parcouru la série des Henri, elle a dû bien l’ennuyer. On n’en trouve pas trace dans son théâtre. Kemble et miss Smithson, puis Macready, Kean et Young lui ont été de vivantes intuitions de Shakespeare, ou plutôt des œuvres que j’ai dites, des tragédies passionnées plutôt que des drames historiques. Hamlet surtout l’a bouleversé. Il le traduira plus tard avec M. Paul Meurice : aucune de ses impressions vives n’a été vaine dans sa carrière. Elles se sont prolongées sous forme d’adaptation ou de traduction. Il avait vu surtout dans Hamlet des situations et des scènes : la plate-forme, l’éventail, les deux portraits, la folie, le cimetière…[23]. De la représentation de cette pièce se dégage une manière de pathétique ambigu et douloureux (dont la brutalité est très inférieure, je pense, à la conception profonde de l’œuvre), sans compter l’abus d’une terreur presque physiologique, qu’on trouve déjà dans les Choéphores, et dont Dumas dut être remué en effet. Ce don d’ébranler les nerfs et de prendre le public à la gorge, qui est la barbarie de Shakespeare, sera toujours aux yeux de Dumas la plus forte marque de ce génie. Même il n’est pas assuré qu’il y ait vu bien d’autres choses. Il suffoque, il étouffe d’admiration. Il avait aussi, pour le confirmer dans ces émotions vives, Frederick Lemaître et Dorval, qui parurent ensemble dans Trente ans ou la vie d’un Joueur de Ducange et Goubaux, avec un grand succès. C’était un mélodrame violent, fort bien conduit d’ailleurs, et dont le dénoûment était emprunté de le Vingt-quatre février, de Werner. En souvenir des rudes impressions qu’il en rapporta, Dumas traduira un jour Werner, ne pouvant traduire Ducange ni Goubaux. Il parlera de cette soirée dans ses Mémoires sur le mode lyrique : « Le drame populaire avait son Talma ; la tragédie du boulevard avait sa mademoiselle Mars[24] ». Il lui manquait son Corneille ou son Beaumarchais. La place était bonne à prendre.

Ici encore, le hasard ne sert pas mal Dumas. Les amitiés de rencontre lui ont été profitables. Il apprend la physique, la chimie, un jeu de physiologie et d’anatomie, sur le conseil d’un médecin nommé Thibaut[25]. Son voisin de bureau, Lassagne, qui est renseigné sur le mouvement littéraire et théâtral, lui indique avec beaucoup de sens les œuvres propres à mettre quelque suite dans les connaissances de cet esprit enthousiaste et mal débrouillé. Dumas dévore Eschyle, Sophocle, Corneille, Racine, Molière, Gœthe, Schiller, Calderon (celui-ci, avec moins de profit, quoiqu’il le nomme), Schiller surtout et Byron et Walter Scott[26], qu’il cite à chaque pas, et Beaumarchais assurément, dont il ne parle guère. Il faut, certes, consulter ses Mémoires avec précaution. Mais on ne saurait douter qu’il ait fait d’abondantes lectures, la plume à la main, pendant les six années qu’il vécut expéditionnaire. Et, si ce travail aboutit encore à l’éclosion de deux vaudevilles, la Chasse et l’Amour et la Noce et l’Enterrement, celui-ci en collaboration avec Lassagne, hélas ! le même Lassagne qui le nourrissait de la « moelle des lions », comme Hector faisait le petit Astyanax, — j’ai dit qu’il ne s’en faut pas émouvoir, et que Dumas avait la chance de tâter, sans davantage attendre, le vrai public sur un vrai théâtre. De l’éducation dramatique il avait demandé le secret, pendant six années, durant des nuits entières, aux maîtres de la scène, dont il poussait l’étude comme le futur praticien celle du squelette ou de l’écorché. S’il n’alla pas, comme il le pense, « jusqu’au cœur chercher les sources de la vie et le secret de la circulation du sang[27] », longuement il apprit son métier avant d’exercer son génie. C’est une erreur chère à la jeunesse de notre temps que la croyance en la génération spontanée des ouvrages dramatiques, qui font date. Avant d’écrire Christine ou Henri III et sa Cour, Dumas avait étudié de près, « le scalpel à la main », le meilleur du répertoire français et étranger. On s’en avisa après la Tour de Nesle ; on l’a trop oublié aujourd’hui.

Aux hasards heureux, dès 1823, il suppléa énergiquement, sans autre règle que son instinct, mal défendu contre les erreurs de jugement ou d’enthousiasme par une instruction dépareillée, mais soutenu par une opiniâtre volonté. Il s’était fait la main ailleurs que dans le vaudeville. L’employé de bureau avait traduit en vers et moulé de sa belle écriture un drame en cinq actes de Schiller. Cette adaptation est « une chose importante dans son histoire littéraire[28] », étant un des tout premiers essais de son talent dramatique.

  1. Mes mémoires, t. I, ch. xxi, p. 230, ch. xxii, p. 248, ch. xxiii, p. 250, et ibid., p. 252.
  2. Ibid., t. II, ch. XXXII, p. 37, et t. I, ch. xxvii. Cf. Ange Pitou, t. I, pp. 5 à 12.
  3. Mes mémoires, t. II, ch. xxxii, p. 36.
  4. Ibid.
  5. Voir Ch. Glinel, op. cit., passim.
  6. Mes mémoires, t. V, ch. cxxi, p. 259. « … Je n’avais jamais entendu rien de pareil à ces vers de Marion de Lorme : j’étais écrasé sous la magnificence de ce style, moi à qui le style manquait surtout. »
  7. Mes Mémoires, t. II, ch. xlviii, p. 175.
  8. Ibid., pp. 176-189.
  9. Mes mémoires, t. II, th. liii et liv et notamment p. 241.
  10. Mes mémoires, t. II, ch. lv, p. 250.
  11. Mes Mémoires, t. II, ch. lv, pp. 249-250.
  12. Mes Mémoires, t. II, ch. lviii, pp. 290-292.
  13. Mes mémoires, t. II, ch. lix, pp. 300-301.
  14. A. de Musset, Nouvelles poésies. Dupont et Durand.
  15. J.-J. Weiss, le Théâtre et les Mœurs, p. 36.
  16. Mes Mémoires, t. II. Voir tout le chapitre lxi et notamment p. 312.
  17. Mes mémoires, t. III, ch. lxv, pp. 61-62.
  18. Mes mémoires, t. IV, ch. xciii, p. 75. À lire tout le chapitre, pp. 66-76.
  19. Ch. Séchan, Souvenirs d’un homme de théâtre (1831-1855), recueillis par Adolphe Badin, ch. iii, pp. 59-61. Cf. Mes mémoires, t. III, ch. lxvi, p. 56.
  20. De l’Allemagne, t. II, ch. xxvii, p. 286.
  21. Mes mémoires, t. IV, ch. cix, pp. 279-280. Cf. J. Janin, Histoire de la littérature dramatique, t. VI, § xii, pp. 341-342. (Édit. Michel Lévy.)
  22. Mes mémoires, t. IV, ch. cix, pp. 279-280.
  23. Mes mémoires, t. IV, ch. cix, p. 280
  24. Ibid., pp. 278-279.
  25. Mes mémoires, t. IV, ch. xciv, p. 78.
  26. Mes mémoires, t. III, ch. lxxix, pp. 215-220, et t. IV, ch. xciii, pp. 79-80. Il nomme ici Cooper, dont l’influence se borne au roman.
  27. Mes mémoires, t. V, ch. cxiii, p. 17.
  28. Sur la première page est collée la lettre suivante : « Mon cher Lévy, M. Allart a retrouvé un manuscrit que j’ai toujours cherché, mon drame de Fiesque qui manque à mon théâtre. Rachète-le-lui 250 fr., tu donneras 230 fr. à Charpillon (voir Propos d’art et de cuisine, p. 7) et tu auras une chose importante dans mon histoire littéraire. À toi. A. Dumas. »