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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/08/01

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I

LE GENIE DU DRAME POPULAIRE.

Enfin j’arrive à la Tour de Nesle, chef d’œuvre du théâtre extra-historique et de l’esprit d’aventures, vraiment chef-d’œuvre en son genre et son temps. Le génie du drame populaire y souffle en tempête. Affranchi des exigences de l’histoire, Dumas s’engage dans le plein courant de la fantaisie énorme de la foule. Il ressuscite un moyen âge pantagruélique, une épopée napoléonienne fantastique, une révolution de 1830 fantasmagorique, mêlant tout, fondant tout, avec une belle et claire allégresse. Cela est nôtre excellemment ; voilà ce que vous ne trouverez pas ailleurs, en dépit de quelques réminiscences exotiques que j’ai signalées à leur place[1]. Cette Tour de Nesle apparaît sinistre et dramatique, poterne séculaire qui hanta l’esprit de Brantôme, et que la Seine durant de longues années lécha de ses courtes lames, à l’extrémité de la bonne ville du roi Louis le Hutin, lointain ancêtre du bon roi Louis-Philippe. Parce que la verve qui anime cette œuvre est au rebours d’une verve aristocratique, ne glissons pas dans le distingué ridicule de la méconnaître : elle est française.

Ni Gaillardet ni Janin n’avaient cette encolure. Il y fallait un ouvrier de Paris, solide et sûr de son tour de main. Il y fallait je ne sais quelle mesure dans l’orgie ; et une certaine discipline nécessaire à cette débauche d’imagination. Certes, cet art n’a rien de commun avec le goût des humanistes, et c’est néanmoins de l’art considérable, qui met l’imagination des foules sens dessus dessous. Il est avisé, il est sobre à sa manière. Je ne rougis ni ne me pique d’y insister, sans crainte des beaux esprits, qui ne sont pas toujours de bons esprits, comme sans souci du paradoxe, celui-ci n’étant à l’ordinaire qu’une vérité incomplète ou insuffisamment éclaircie.

Le 25 avril 1832, quelques semaines avant la première représentation de la Tour de Nesle, parut l’Écolier de Cluny de Roger de Beauvoir [2]. Que Dumas ait connu l’ouvrage préalablement, ou non, la question n’a aucune importance[3]. Ce qui est autrement notable, c’est la comparaison qu’on en peut faire et les éclaircissements qu’on en doit tirer. Le romancier ne manque pas d’imagination. Il possède même tout justement celle qui plaît aux romantiques, et qui consiste à ranimer la couleur d’une époque. Il a des visions, mais confuses ; le xive siècle ne ressuscite pas, il grouille. Il y a, dans ces peintures, de l’énorme et du minutieux, de l’éclat et peu de clarté. Il y manque du jour et de la vie. Tout cela est badigeonné consciencieusement, réchampi, et à pièces rapportées. L’auteur s’est employé, échauffé tant qu’il a pu ; mais c’est une tour de Babel, et non point la Tour de Nesle. Il allègue des textes très anciens en des notes très compendieuses[4]. Il est proprement ce qu’il reproche à d’autres, un « artisan de fouilles historiques », qui se fait « caduc à plaisir », et « ride son style au point d’effrayer parfois l’intelligence du lecteur[5] ». Cet air de science et conscience n’est que le prétexte d’une truculente fantaisie. Walter Scott semble peu documenté et Dumas fade auprès de Roger de Beauvoir.

Dumas a le génie du drame et la mesure du théâtre ; deux exemples tirés du roman suffisent à le mettre en évidence.

L’écolier de Cluny, Buridan, poursuivi par le guet

« des métiers » s’échappe, grâce à l’obscurité, le long des fossés de la Porte de Nesle. Le vent siffle, le ciel est noir ; les cris « sus ! sus ! » redoublent avec fureur. Soudain « la trace rougeâtre et fugitive d’un éclair » lui montre à l’une des fenêtres « treillissées » de la Tour une femme, qui lui fait signe. « Ce fut l’ange d’une vision[6]. » Il se précipite vers la porte entr’ouverte, « non sans ouïr sur-le-champ retomber sur lui, comme par miracle ( ?), les lourds battants à clous de fer[7]. » On voit déjà l’intolérable procédé ; mais cela n’est qu’un avant-goût de ce style coloré, érudit et romanesque. Lisons donc plus avant. « Un panneau de bois glissa sur ses gonds, et maître Jehan se trouva introduit dans une chambrette assez basse et bien close, d’où s’échappait dès l’ost forte odeur de parfum et de verdure fraîchement coupée. C’était du reste la seule esjouissance de ce lieu nu autant qu’étroit, éclairé à demi par une lampe apposée sur un bahut, près de la couchette aux larges courtines, que surmontait un long tableau représentant les dix commandements d’amour, œuvre d’un frère lai de Saint-Benoit, enrichie d’oiseaux et d’enluminures. L’âtre enfermait toutefois tisons de bruyères sèches qui pétillaient ardemment, non sans répandre douce et avenante clarté. — « Soyez le bienvenu, bel amy… » — L’écolier resta muet, lorsque, en ramenant les plis de son capuce, il rencontra le sourire mystérieux d’une femme à demi vêtue. Au premier aspect de cette figure pâle de blancheur, immobile sous ses longs cheveux, et comme parée de son désordre, il y avait fascination. Sa taille était grande, ses bras nus, aussi éclatants qu’hermine, un œil insidieux de mollesse, tout un éclair de volupté. « Et donc, sire bachelier, votre cape ruisselle encore, besoin est tout d’abord[8]… » C’est le pastiche, le rebutant et facile pastiche qui obscurcit et hérisse le style, un ramas de mots techniques et archaïques, un abus d’inversions et de suppressions d’articles, beautés douteuses piquées comme épingles en la pelote. Exercice d’écolier, où l’a peu près tient lieu de savoir. À ces enjolivures, qui en sont la couleur historique, se mêle le plus banal de la phraséologie romantique, qui en fait la couleur romanesque. Pastiche des deux parts. Je ne dis pas que cela fût pour choquer le goût de Dumas, ni pour déplaire à son imagination avide de vocables éclatants et sonores. Mais lisez et comparez. Le génie dramatique a imposé sa loi au mauvais goût et opéré la transposition nécessaire. Il a conservé des archaïsmes juste l’essentiel, quelques mots, exclamations ou tours de phrase encore très clairs dans le drame. Drame mort-né, s’il eût été écrit en cette langue tour à tour laborieuse et emphatique, et surtout impropre à l’action.

La scène principale du roman de Roger de Beauvoir, la nuit de Buridan à la tour, se trouvait indiquée chez Brantôme ; elle avait de quoi séduire les conteurs de 1830. Dumas, qui a fait au peuple libre, au peuple ennemi des rois Veto et des reines amoureuses la bonne mesure d’abominations dans la Tour de Nesle, Dumas est un auteur sage et presque sobre. Si vous alléguez la tirade des « grandes dames », écrite d’ailleurs par J. Janin[9] : « … À peine sommes-nous entrés dans cet endroit éblouissant et chaud à enivrer, qu’elles nous ont accueillis avec mille tendresses, qu’elles se sont livrées à nous sans détour, sans retard ! à nous, tout de suite, à nous inconnus et tout mouillés de cet orage. Vous voyez bien que ce sont de grandes dames[10]… » — si vous vous récriez, non pas seulement contre la logique, mais aussi contre la vivacité d’un couplet, où ces grandes dames avérées se sont « abandonnées à tout ce que l’amour et l’ivresse ont d’emportement et d’oubli…, etc., etc. », — lisez, lisez les mêmes choses dans l’Écolier de Cluny ; et suivez jusqu’au bout, s’il vous est loisible, l’indécente et incandescente imagination du romancier.

La scène se déroule sous nos yeux : c’est le dangereux avantage du roman qu’il a plus de liberté et d’espace. La scène s’espace donc. La reine est moins grande dame. Elle sèche son écolier près de l’âtre. Elle lui offre à boire et à manger pour le réparer. — « Humeriez peut-être, après si grand orage, tesson de Cervoise ou d’Épernay ? Parlez, mon gentil cœur… Si gâteau de mil, cidre, ou beurrée[11]… » Ce n’est pas encore une orgie, mais une collation à la Tour : on est nourri. Buridan se répare et se prépare. J’ai cité les détails du mobilier de cette garçonnière, au temps du roi Louis le Hutin. Ne retenons plus que quelques traits d’un réalisme suggestif… « On eût pu remarquer un léger désordre dans la symétrie des corbeilles et des traces récentes de lie au vieux gobelet à demi renversé sur sa large patène d’étain. La chambre avait aussi quelque apparence de surprise ou d’abandon. Des vêtements de femme épars çà et là, un hanin rouge à broderies fanées… Par-dessus tout les tentures enfumées de l’alcôve relevées comme à la hâte, et les courtines du lit grimaçantes à l’instar de figures cabalistiques… De tout cela l’écolier ne voyait rien… Enlacé d’avance par le charme, il restait là, pensif, dans un étonnement timide, comme une de ces figures soumises à la baguette du bohémien qui endort, ou l’une de ces têtes si délicieusement recueillies de Murillo dans un demi-jour vague et suave[12]. » Quant à la femme, «… vous eussiez dit une de ces beautés fatales que Callot, Michel-Ange ou autres (!!) semblent, dans leurs tableaux, traîner à plaisir par les cheveux devant un Saint du désert[13] ». C’est donc la passion échevelée qu’il s’agit de peindre, avec une pointe de sadisme que rehausse la timidité rêveuse d’un enfant en proie à cette goule, d’un enfant que « l’énigme tourmente » et dont « l’âme est un chaos »[14]. Roger de Beauvoir prend de la peine pour mêler l’angoisse à notre plaisir ; il y a du ragoût. Aux premières questions de la reine, messire Jehan Buridan répond (tel l’amoureux de Mon Isménie), qu’il n’a jamais aimé que deux personnes : sa mère et… son ami Arthur[15]. Enfin l’on vient au fait. « Tout à coup il sentit un bras l’étreindre avec puissance… « Ma mère ! ma mère ! »… « Je serai ta mère ! »… Il voulut écarter cette vision et repousser le fantôme. En ce moment le lit rougeâtre de clarté lui apparut. « L’enfer ! » — « L’enfer à deux[16]… » Je n’ai cité que l’indispensable, et je recours en hâte aux points suspensifs que l’auteur a semés tardivement. Encore ces points suspendent-ils la scène sans l’épuiser. Entre le réveil de Buridan, l’écolier malgré lui, et l’apparition du sac mortuaire dans lequel le juif Manassés, exécuteur de la reine, le doit envelopper, la femme insatiable, la créature de volupté, lasse et non soûle, embrase l’esprit et les sens de messire Jehan[17]. « C’est d’un style magique et ardent qu’elle peint la passion, n’est-ce pas[18] ? » dit un personnage de la Tour de Nesle. On devine que Dumas est un dramatiste beaucoup trop adroit pour offrir à nos regards ces scènes de feu, et que l’expression s’est apaisée, grâce à une claire conscience des nécessités dramatiques et au goût d’une certaine mesure à la fois imposée et subie par le spectateur, fût-il du commun.

À défaut du manuscrit original de Gaillardet, qu’il se peut que Gaillardet lui-même ait détruit, nous avons quelques renseignements de Dumas sur le travail de remaniement et d’invention auquel il se livra d’après ce manuscrit[19]. Certes, il convient plus que jamais d’être sur ses gardes à la lecture de Mes mémoires. Encore paraît-il bien que le véritable auteur du drame, je dis celui qui mit la chose au point, a dû s’écarter de l’exécution primitive autant et de la même façon qu’il s’éloigne de l’Écolier de Cluny. La même idée avait attiré Roger de Beauvoir et Gaillardet, qui la trouvaient dans Brantôme : c’était la peinture d’une nuit d’amour et d’orgie dans la Tour aux lueurs sinistres. Nous savons que Gaillardet avait exécuté cette scène la première[20] : mauvais signe. Ensuite, à travers les demi-aveux ou les discussions du procès, on devine que la pièce s’égarait, probablement comme l’Écolier de Cluny, dans les détours sans fin de la légende de Buridan[21]. Dumas, reprenant en main le sujet, fait, lui aussi, la scène de la Tour, mais il se garde de s’y engager de but en blanc ; et, après qu’il l’a faite, il la refait comme Molière celle de Tartuffe et d’Elmire, comme Racine celle de Titus et Bérénice, en grand dramaturge qu’il est. Buridan n’est plus un écolier : il s’agit bien d’autres licences. Au chef-d’œuvre populaire il infuse le charme qui plaît au peuple. Aux têtes combustibles il prépare un autre aliment ; plus circonspect et mesuré que Roger de Beauvoir, et plus malin que Gaillardet. Il a même la profitable crainte des sifflets, qui lui donne presque du goût. N’est-il pas établi, avéré, et d’une certitude incontestable, que Gaultier d’Aulnay, le jeune premier, le cavalier amoureux, dont la reine, après les nuits de débauche à la Tour, soupire le nom en des rêves suaves et purs, s’appelait Anatole[22] ?


  1. Voir plus haut, pp. 90, 96.
  2. Calmann Lévy, éditeur. Nouvelle collection Michel Lévy.
  3. Dumas indique dans ses Mémoires, t. IX, cb. ccxxxvi, p. 202, qu’un certain Fourcade était venu, quelques jours avant que Harel lui parlât du manuscrit de Gaillardet, lui proposer le sujet de Marguerite de Bourgogne. Roger de Beauvoir était ami de Dumas ; il est certain que, de ce côté-là aussi, il a eu des propositions ; voir ibid., p. 202. « Je ne puis le prendre, répond-il d’abord à Harel, j’ai refusé, l’autre jour, de le traiter à quelqu’un qui me l’offrait. — Et pourquoi cela ? — Parce qu’un de mes amis, qui, je crois, a beaucoup plus d’esprit que vous, ce qui n’est pas peu dire, en fait un drame. — Qui donc ? — Roger de Beauvoir. — Vous vous trompez ! C’est un roman intitulé l’Écolier de Cluny. » Voir même affirmation, ch. ccxxxiv, p. 163.
    Voir pour toute cette question de la Tour de Nesle, sources, succès, procès, duel, Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxv-v-vi-vii, pp. 126-234. De toutes les pièces citées par Dumas il me semble résulter qu’en somme il fut de bonne foi, et qu’Harel fut seul coupable de trop d’habileté : c’était Mascarille à la direction d’un théâtre.
  4. Pour les sources de la pièce, cf. notes de l’Écolier de Cluny et l’article publié par Gaillardet dans le Musée des familles et cité par Dumas, Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxvi, pp. 193-199.
  5. Préface de l’Écolier de Cluny, p. ii.
  6. L’Écolier de Cluny, ch. i, p. 66.
  7. Ibid.
  8. L’Écolier de Cluny, ch. i, p. 67.
  9. Voir plus haut, p. 175, n. 3.
  10. La Tour de Nesle (Th., IV), I, tabl. ii, sc. v, p. 21.
  11. L’Écolier de Cluny, ch. i, p. 68.
  12. L’Écolier de Cluny, ch. i, p. 68.
  13. Ibid., p. 69.
  14. Ibid., p. 70 et p. 71.
  15. Ibid., p. 71.
  16. L’Écolier de Cluny, ch. i, p. 72. Voir, ibid., tout le tintamarre du pire romantisme. « C’était une haleine de feu passant d’abord sur les boucles de ses cheveux, puis un regard d’ange tombé lascif et suave ; un bras qui repousse, un bras qui cède, une bouche qui prie, un front ployé sous une caresse, un combat de réprouvé, un étonnement d’élu. — « Je serai ta mère ! » disait-elle… »
  17. L’Écolier de Cluny, ch. i, pp. 74 à 75.
  18. La Tour de Nesle, V, tabl. viii, sc. iii, p. 85.
  19. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxiv, pp. 170-171, ch. ccxxxv, pp. 177-182, et ch. ccxxxvi} : Lettre de Dumas au Musée des familles, p. 205 : « Quant aux deuxième, troisième, quatrième et cinquième actes, ils s’écartaient tellement des habitudes du théâtre, qu’il était impossible d’en rien tirer. »
  20. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxiv, p. 170.
  21. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxiv, p. 170. « Je commençai le second (acte) ; mais je proteste que je n’allai pas plus loin que la huitième ou dixième page. Le drame déviait complètement de la route qu’à mon avis il devait suivre. »
  22. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxvi, p. 205.