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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/02/08/02

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II

LE DRAME DE « LA TOUR DE NESLE »

« … Oui, je suis passé à deux heures du matin au pied du Louvre, et la Tour de Nesle était brillante ; les flambeaux couraient sur les vitraux ; c’était une nuit de fête à la Tour. Je n’aime pas cette grande masse de pierre, qui semble, la nuit, un mauvais génie veillant sur la ville[1]… » Les hommes de peu d’imagination feront sagement de n’aller pas plus loin. Ce chef-d’œuvre leur est fermé. Mais le populaire, dont la fantaisie est avide et simple, sent dès ces mots que la Tour règne sur le théâtre, et qu’elle est là pour lui. Ses yeux se dessillent ; il remonte le cours des siècles ; il est le peuple des truands. Il s’identifie avec lui. « Si vous saviez ce que le peuple raconte[2] !… » Le peuple d’aujourd’hui déguste les récits de celui d’autrefois. Il savoure la légende de Brantôme. Au pied de la Tour de Nesle, de cette tour d’enfer, la Seine rejette chaque matin trois cadavres sur la grève ; pêcheurs, bateliers, écoliers commencent à menacer cette « hôtellerie royale[3] » en criant « malédiction ! » Malédiction sur les orgies de la reine Marguerite de Bourgogne, première femme du roi Louis X, et de ses deux sœurs Jeanne et Blanche : famille royale, famille perdue de vices ! Malédiction sur la Tour de Nesle ! Ces quatre mots résonnent, refrain lugubre : « Et nous, enfants, à la Tour de Nesle ! — … Alors, une échelle, une épée, et suis-moi. — Où cela, capitaine ? — À la Tour de Nesle[4], malheureux. » Dès les premiers tableaux, et durant tout le drame, la Tour de Nesle obsède nos yeux de ses clartés sinistres sous un ciel noir déchiré d’éclairs ; son nom poursuit nos oreilles comme un glas. Elle est le protagoniste immuable, l’unité mystérieuse, le symbole massif de l’œuvre. Peuple de France, peuple issu des manants de l’an 1314, qui frémis au seul bruit de ces quatre mots assemblés : la Tour de Nesle, frémis, mais écoute.

Ce symbole, qui a d’abord ému ton imagination, est pour remuer en toi un vieux levain de ressentiments et de rancunes. Il n’y a pas si longtemps que tes pères ont pris d’assaut une autre poterne et démoli la citadelle de la « tyrannie ». Ecoute, écoute et souviens-toi. En cette Tour maudite, femme et filles de rois prennent leurs ébats, « s’enivrent de vin, de caresses et de voluptés[5] ». Malheur ! malheur ! L’épernay ruisselle dans ces fêtes ; et sur les manants pleuvent comme grêle taxes, gabelles et impôts. En cette Tour ferme sur ses assises de pierre, qui semblent défier le temps et braver ton courroux, ô peuple, règne le plaisir, le bon plaisir féodal. Tu te souviens. L’idée et le symbole du drame sont bien pris à ta taille. Dans les murs, hors des murs de ce repaire s’engage la lutte entre le passé et l’avenir ; et ce sont encore tes destinées qui, sous d’autres noms et sous le couvert de la légende, se débattent une fois de plus. Le vice royal (royauté n’étant que vice et abus) est aux prises non pas avec la vertu de l’ancien théâtre, mais avec la volonté, l’intelligence, l’énergie et les hommes d’action du nouveau. Marguerite et Buridan poursuivent un combat inégal et acharné, l’une armée de tous les pouvoirs et de tous les prestiges, l’autre fort des seules ressources de son génie[6]. Peuple de 1830, postérité de Figaro, qu’on a tant grisée de grands mots, ne sens-tu pas d’abord combien ce dramaturge est ton homme, à quel point son talent et son sujet sont tiens, et comment, grâce à son zèle populaire, du texte de Brantôme naît dès le premier acte un drame qui est l’image de ta vie à travers les siècles, ou du moins celle que tu t’en fais en ta pensée.

Gaillardet novice avait coupé sa pièce en cinq actes, comme une tragédie[7]. Pour que cette lutte se précipite au gré de ton émotion impatiente, pour qu’au milieu de ces événements fictifs et de ces vicissitudes tu n’aies pas le caprice de te ressaisir, on te prendra par le régal des yeux : ton dramatiste connaît ta faiblesse, bon peuple. Il divise sa pièce en tableaux, parmi lesquels l’intérêt ne saurait languir. Et quels tableaux et combien de ton goût ! Tu entreras à la taverne d’Orsini, près la porte Saint-Honoré ; manants, ouvriers sont assis à la table de droite ; la noblesse à part, à gauche, Philippe d’Aulnay écrivant sur un parchemin entre un gobelet et un pot de vin[8]. Tu iras aussi à la Concurrence, chez Pierre de Bourges, par devers les Innocents. On te gâte, visiblement[9]. On te montrera le vieux Louvre et la prison du grand Châtelet[10] : cour, prison, tavernes, toute une synthèse qui ne dépasse point ton savoir, animée, colorée, théâtrale, sans luxe inutile. On ne te découvrira point l’alcôve de la Tour de Nesle, parce qu’on est, sinon trop moral, au moins plus prudent. On évite de prostituer l’intérêt du drame et d égarer ton émotion en des curiosités dommageables. Mais tu verras le cabinet de toilette et la reine en déshabillé[11]. C’est quelque chose ; c’est assez. En revanche, quelles joies égalitaires le spectacle te réserve ! Le premier ministre et la reine, tu les considéreras tantôt à la cour, et tantôt au cabaret ; surtout, ne perds pas un mot du dénoûment, qui te sera d’un plaisir extrême : la reine et le premier ministre y seront arrêtés devant toi et pour toi, dans le traquenard de la Tour de Nesle[12]. Alors tu pourras retourner au logis, satisfait d’avoir parcouru toutes les étapes de ce monde, et passé, sans ennui, de la taverne à la Tour, de la Tour au Louvre, du Louvre à la prison. Ces contrastes philosophiques t’auront graduellement amené jusqu’au seuil du néant, où s’abîment ces grandes puissances que nous voyons d’en bas, que tu regardes désormais en face. Sens-tu avec assez de joie combien cet auteur, qui avait droit à la particule, est avec toi ?

Il est un maître ouvrier. Tout n’a pas la même valeur dans sa pièce ; mais, hormis Patrie de M. Victorien Sardou, je ne connais point de drame, dont la composition soit réglée avec une telle exactitude sur le sentiment de la foule. C’est une progression et une diversité, un engrenage de spectacles, de scènes, de situations, un savant mélange de la terreur, du rire, et parfois du comique terrible, comme au huitième tableau, pour aboutir à un dénoûment que Dumas a pu, sans forfanterie, comparer à celui d’Œdipe Roi et même à la force scénique de Shakespeare[13].

L’exposition est fameuse. L’action s’engage au pas de charge, épée au clair. Invisible et présente, la Tour de Nesle verse sur les personnages l’ombre et le mystère. Tous ces hommes agiles en sont comme envelopés. Alerte ! au meurtre ! au guet ! Buridan et son « secret qui le tuera ou fera sa fortune[14] » ; Philippe et le récit de sa rencontre avec une femme qui lui fixe un rendez-vous ; et (voyez le dramaturge) la scène, qui vient d’être racontée, maintenant exécutée sur le théâtre, la femme voilée, qui entre et touche Buridan à l’épaule, et le même langage, et le même anneau : mystère ! mystère ! Cette scène a été faite vingt fois ; elle est dans la Chronique du règne de Charles IX, dans Ruy Blas, et même dans les premières poésies de Musset[15] ; nulle part, elle n’excite au même degré une curiosité pareillement inquiète. Et voici Gaultier d’Aulnay, frère de Philipi)e, favori de la reine Marguerite, et les croix rouges au bras gauche des deux jumeaux, et Buridan, capitaine d’aventure, qui s’engage à fond avec ces jeunes gens, dont il est le père sans le savoir. La Seine a charrié trois cadavres, et l’heure approche des trois rendez-vous. Orsini ferme son cabaret.

À la Tour de Nesle, pour terminer l’exposition. C’est le tableau de l’orgie et de Marguerite de Bourgogne. J’y reconnais la main de Dumas, ses audaces avisées, et son expérience du théâtre et du public. Nous sommes bien dans la Tour légendaire et détestée. Le décor est circulaire : c’en est la preuve. Mais la toilette, les chaises et les fauteuils que nous apercevons sur le théâtre ne sont que truchements. Dans la chambre à côté se font la débauche, l’amour et les tueries. Nous n’en verrons sur la scène que les intermèdes, les préparatifs, et les suites. Marguerite apparaîtra masquée : et cela suffit pour la deviner ; fripée et chiffonnée : et c’est assez pour la connaître. L’orage gronde ; les éclairs traversent les vitraux, « le fleuve grossit comme pour aller au-devant des cadavres… C’est un beau temps pour aimer[16]. » On sait le monologue d’Orsini ; il est terrible ; c’est un ambigu fantastique de cadavres, d’éclairs, d’amour, d’orgie, de caresses, de sadisme enluminé, très romantique, c’est-à-dire assez bourgeois. Mais il ea dit plus à l’imagination que le récit de Roger de Beauvoir, sur ces femmes de toutes les voluptés et sur la mort qui attend leurs victimes. « Il est deux heures ; la pluie tombe ; tout est tranquille ; Parisiens, dormez[17]. » Enfin Marguerite paraît. Elle veut, pour une fois, soustraire à la mort Philippe, « enfant tout damour et de passion »[18], qui ressemble à son Gaultier comme un frère. Le drame se noue. Philippe lui fait à la joue une éraflure d’épingle pour la reconnaître. L’imprudent signe son arrêt de mort. « Cette marque… Priez Dieu !… Qu’on se souvienne de mes premiers ordres[19] ! » Elle sort. Orsini ferme la fenêtre et emporte la lumière. Après l’éclat de la fête, la nuit, plus rien que la nuit sillonnée par le feu du ciel. Qui est là ? Philippe ! Buridan ! Le troisième compagnon anonyme s’attarde en compagnie de la troisième sœur. Oh ! ce sont de grandes dames[20]. Où sommes-nous ? « Regarde devant toi… — Le Louvre. — À tes pieds. — La Seine[21]. » Autour de nous, c’est la Tour de Nesle. Et c’est la mort. Vite, des tablettes, sur lesquelles le jeune homme écrit de son sang, à la pointe de l’épingle enlevée à la coiffure de la reine : « J’ai été assassiné par… « Buridan possède un gage, Philippe étant le frère du favori. La lutte est désormais engagée entre Marguerite et le capitaine. L’un saute par la fenêtre dans la Seine : c’est le chemin de la fortune et des héros romantiques ; l’autre reparaît, frémissante et fatale, une torche à la main, et penchant vers le pauvre Philippe à l’agonie son visage enfin démasqué : « … Regarde et meurs. » — « Marguerite de Bourgogne, reine de France[22] ! » La nuit est tranquille, les Parisiens dorment, et Buridan va s’évertuer.

Troisième tableau : au Louvre, dans la chambre à coucher de la reine. Depuis la journée du 10 août, le peuple force toutes les portes des palais. Marguerite est couchée sur un lit de repos : elle cuve son orgueil et sa débauche. Cette femme, quoique reine, sera vaincue. Elle n’a pas l’endurance de son ennemi, qui, après une telle nuit, s’en est allé à ses affaires et a revêtu un costume de Bohémien. Dumas déclare que ce tableau est mauvais[23]. Il est plutôt long, et il a le tort de continuer l’exposition. Nous apprenons que Marguerite aime Gaultier d’un amour pur. Pour romantique qu’elle soit, la gaillarde nous étonne. Dumas a des pudeurs que la pudeur ne connaît pas. Des deux fils de Marguerite un seul a eu ses faveurs. Cette réserve plaît, mais cette invraisemblance pèse sur le mouvement de la scène. Ce sont subtilités romanesques, où le bon sens populaire ne les attendait point et les écoute sans intérêt. Dumas se ressaisit bientôt. Buridan a l’épingle, qui a marqué la royale joue. « Tu vois, dit-il à voix basse, que je sais tout, Marguerite ; que ton amour, ton honneur, ta vie sont entre mes mains…[24] » Vertudieu ! Qui donc commande en ce palais ? Le Bohémien, l’aventurier, l’échappé de la Tour de Nesle, par le seul pouvoir de son énergie et de sa judiciaire. Réjouissons-nous, compagnons du parterre ; et applaudissons, comme il faut, l’homme d’action qui ne balance point, qui ne déclame point, comme Ruy-Blas, et qui ordonne à la reine de s’enfermer dans son appartement, en attendant le rendez-vous qu’il lui fixe à la taverne d’Orsini. En vain Gaultier vient demander compte à son idole du cadavre de son jeune frère ; en vain il pleure, « tombe et se roule », tel un héros d’Homère, de Sophocle ou de Shakespeare ; la porte est condamnée et la reine invisible par l’ordre de Buridan. Et l’on voit que si le début du tableau languit, la fin ouvre brusquement la carrière à l’imagination des milliers de Buridans, dont l’ambition et les appétits sont lâchés à travers le monde. Du muscle, du muscle, et encore du muscle !

Marguerite est venue à la taverne d’Orsini. Le peuple de France remarquera qu’elle n’y semble point dépaysée. Cela n’est pas pour déplaire à nos amours-propres de manants. Il n’y a pas plus loin du Louvre à la porte Saint-Honoré que du Louvre à la Tour de Nesle[25]. Cette observation judicieuse et démocratique est du capitaine Buridan. Vous dites que la scène est d’une prodigieuse invraisemblance ? Dumas le confesse, le regrette, et ne s’en attriste pas autrement[26]. Il n’a point tort. Car elle est tout entière soutenue par le sentiment égalitaire, qui l’anime, et qui en masque l’artifice. L’individu s’y dresse devant le pouvoir royal, et l’imagination, la toute-puissante imagination, emporte d’un mouvement hautain cette gageure de déclamation énorme, imprévue, et vraiment douce à l’âme de la garde nationale. Plus tard, Dumas développera la scène en six volumes, dans la Comtesse de Charny. Buridan, qui avait en main l’épingle, possède aussi les tablettes de Philippe. Cela donne à un homme de sa taille beaucoup d’aplomb et de l’esprit. Si les tablettes ne réussissent point, patience : il tient en réserve un autre talisman. « Que voulez-vous de moi alors[27] ? » dit la reine. Veut-il l’argent, le pouvoir, le sceau et le parchemin à discrétion ? « Je veux tout cela », repart Buridan. Le mot est grand comme le monde moderne ; il est l’épilogue de la Révolution et de l’Empire ; il dit l’ivresse de l’individualisme triomphant. Que ne dit-il point ? Qu’importe, après cela, que ce benêt de Gaultier se laisse dérober ces tablettes accusatrices à lui remises, dans une scène artificielle et compliquée ? La reine n’est pas de force à lutter avec le capitaine. Et vivent les hommes d’énergie ! Buridan triomphe.

Il est vaincu. C’est le troisième acte. Buridan arrête Marigny, et Gaultier Buridan. Ainsi passent les puissances. Le tableau est spirituel ; mais surtout il nous plaît par un respect notable de l’autorité, qui est, comme chacun sait, la caractéristique de l’esprit français. Marigny, le premier ministre, sera pendu : c’est une douceur. Et Buridan est enfermé au Châtelet[28], lié et couché sur la paille d’un cachot, où l’on accède par deux cent vingt marches et douze portes qu’il a comptées, en souvenir du républicain Verrina[29]. Son prestige est fort compromis. Mais il le relèvera. Il le faut. On a trop bien su éveiller en sa faveur nos instincts indépendants. Cet aventurier a de la poigne et du sens. Il y joint, à l’égard des femmes, une philosophie expérimentale, qui n’est pas sans valeur ; si ces femmes sont reines, cette philosophie nous devient tout à fait savoureuse. L’épingle, les tablettes ont échoué. Mais Buridan a la boîte, la boîte enfouie dans sa chambre sous la septième dalle à partir du crucifix[30], une boîte de lettres écrites jadis à certain Lyonnet de Bournonville par une certaine Marguerite. Or ceci est l’acte de la prison, qui, outre la psychologie féminine qu’il révèle, est un des plus jolis tours de théâtre, et tout à fait dans le sens des audaces chères au peuple que nous sommes. C’est une règle d’intérêts composés, que Dumas a nettement expliquée[31], et dont l’énoncé revient à ceci : étant donné un ennemi vaincu, désarmé, enfermé, qui n’a plus que la parole pour se défendre, et la femme victorieuse, mais curieuse de jouir de son triomphe, trouver les formules et la solution qui renverseront les rôles, délieront les bras et les pieds meurtris, élèveront l’humble, abaisseront le puissant, et feront de l’aventurier un premier ministre. La solution en est élégante, simple, émouvante, stupéfiante, et graduée avec coquetterie. Granier de Gassagnac a prétendu que la scène était tirée de Lope de Vega ; Gaillardet affirmait qu’elle était de lui[32]. Oh ! qu’elle est de Dumas, et préparée et filée avec un art digne des plus belles œuvres scéniques, avec cette pointe d’impertinence, qui est au fond du caractère de l’auteur et des hommes de sa génération, et qui fait de Buridan un d’Artagnan révolutionnaire. Il sourit, il est chevalier, il est Français ; il ajuste le degré d’insolence qui convient dans la défaite ; il est délicieux de grâce et d’élégance dans la victoire finale. Qu’était-il tout à l’heure ? Rien. Que veut-il être ? Tout. Ce n’est ni Lope, ni Gaillardet ; c’est la propre verve puissante, gasconne, adroite et communicative de Dumas. Cette scène de la prison, Gaillardet (qui ne l’avait pas exécutée dans son premier manuscrit) reconnaît l’avoir ainsi placée dans le second, que Buridan devait terminer son récit en tendant les mains à Marguerite et en lui disant : « Délie ces cordes ! » Marguerite le déliait, à genoux. « M. Dumas a triplé cet effet…, ajoutet-il, voilà ce que je dois avouer et dire[33]. » Fit-il pas mieux que de se taire ? La trouvaille dramatique est là, et non ailleurs ; de là jaillit rémotion croissante du récit, qui finit par dominer le public au point d’absoudre un assassin (car il assassina, l’infâme !) et de provoquer son apothéose. Buridan a un crime sur la conscience, il triomphe d’une femme, qui fut autrefois sa complice, qui est aujourd’hui son ennemie ; et tous les cœurs vont à lui, toutes les mains. Oh ! le beau coup de théâtre ! Et combien populaire ! « Où allons-nous ? — Au-devant du roi Louis X, qui rentre demain dans sa bonne ville de Paris[34]. »

Le quatrième acte est long, mais plein d’esprit, de cet esprit qui n’est pas royaliste, ni aristocratique assurément. Le roi rentre dans sa ville et impose une nouvelle taxe. Le peuple crie : Noël ! se fait crosser ; crossé, il crie : Vive le roi ! C’est un bon peuple[35] ; il crie, donc il payera. Cependant arrive l’ordre de pendre Enguerrand de Marigny. On sait de mémoire ces mots fameux qui montent jusqu’au cintre… « Nous voilà toujours fixés sur un point : c’est que le premier ministre sera pendu… Le roi avait promis de faire quelque chose pour son peuple[36]. » Buridan se débarrasse de son prédécesseur, dont il nous a dit : « Cet homme est un juste[37] » ; un prédécesseur est toujours bon à pendre. Gaultier d’Aulnay, favori de la reine, est relégué par lettres patentes en Champagne. Buridan suit la pure tradition révolutionnaire. Il est parvenu, politique, exclusif, à la française. Il tend un double piège à la reine et au favori, à l’une pour avoir tué Philippe, à l’autre pour avoir oublié le cadavre de son frère. À ce soir donc, à la Tour de Nesle, où Gaultier sera l’instrument de la ruine de Marguerite, où Marguerite compte écraser Buridan, où Buridan pense se défaire de Marguerite et de Gaultier. En sorte que la fin du quatrième acte réunit les fils, resserre l’action, tend l’émotion, en quelques répliques symétriques, à la façon du vieux Corneille, selon la formule des Dumas. De nouveau la Tour de Nesle apparaît à l’horizon chargé d’orages : soupirail de l’enfer, caverne du vice et de la vengeance. Enfin, par un effet de symétrie plus dramatique encore, de même qu’au quatrième tableau Enguerrand fut arrêté par Buridan, qui fut appréhendé par Gaultier d’Aulnay, — pareillement, à cette heure décisive, Marguerite donne dans la souricière de Buridan, qui se prend au guet-apens de Marguerite. Cela fait une suite de beautés philosophiques. À nous deux la France, et non à nous trois ; et non pas même à nous deux, mais à moi[38]. À personne, messire : la France au peuple français. On ne perd rien à le lui dire.

Pour lui est fait le cinquième acte, pour lui le pathétique et les frissons d’orgueil. Deux tableaux. Le huitième est rapide. Buridan brûle ses vaisseaux ; mais il n’a pas brûlé les fameuses lettres, son dernier moyen, que la reine redoute, qui dessille les yeux de Gaultier, gentilhomme loyal, mais que l’amour absorbe : lettres de pensionnaire que le roi Louis le dixième lira demain avec bien du plaisir. Qui donc a dit que ce drame est immoral ? Nous sommes à la taverne : Buridan se recueille et songe à la vie de famille. Il voit clair dans son passé. Il apprend de Landry que Philippe était son fils, que Gaultier est frère de Philippe, l’un qu’il a vu assassiner, l’autre qu’il vient d’envoyer à la Tour de Nesle, c’est-à-dire à la boucherie. Désormais apparaissent inévitables la punition des crimes et le rachat des fautes, dans la Tour justicière.

Ce dernier tableau est d’un grand dramaturge qui tient la terreur à sa merci. Ni les moyens ni le style ne sont pour satisfaire les délicats. Aussi bien n’est-ce pas de délicatesse qu’il s’agit, mais d’une fatalité populaire, plus mécanique que celle d’Œdipe roi, et aussi plus moderne. Je crois savoir ce qui manque ici pour atteindre à la même grandeur. Mais je sais reconnaître tout ce que Dumas y a concentré d’émotion pressante, inéluctable. C’est une fièvre de l’action qui se hâte vers la fin, une tension des nerfs et des sentiments parmi l’atmosphère étouffante des suprêmes catastrophes. Buridan entre par le balcon, à la façon de Figaro : c’est une manie de ces héros, la plus innocente. Il déclare hautement qu’il dira plus tard, « pourquoi par cette fenêtre et non par cette porte[39] ». Je ne suis pas assuré qu’il le dise jamais. Mais à quoi bon noter ces bagatelles ? Il pénètre dans la Tour comme la foudre et la mort. Juste au moment que par une scène de double confidence Marguerite et Buridan apprennent l’un de l’autre leur misère morale, et cependant se reprennent à la vie pour l’amour de celui de leurs deux enfants qui reste, alors Orsini fait son œuvre dans l’escalier et assassine Gaultier. On entend les cris ; le père et la mère veulent porter secours au malheureux. L’infernale porte résiste, cède ; le jeune homme paraît ensanglanté, mourant, et maudissant sa mère. Et Buridan tire une conclusion à l’antique de ce dénoûment effroyable : « Enfants damnés au sein de leur mère… Un meurtre a présidé à leur naissance, un meurtre a abrégé leur vie[40]. » Ce n’est peut-être pas la pure morale chrétienne, encore que le péché originel frappe tous les hommes pour une faute du premier homme. Une bonne fois, ne chicanons ni sur la fin ni sur les moyens. On n’entraîne pas les fils des grenadiers par des effets de saynète. Ces imaginations en disponibilité ne se sauraient assouvir (elles s’en flattent au moins) des menues prouesses de la criminalité coutumière. Shakespeare, après des temps aussi troublés, s’en était douté pareillement. Et avant lui Eschyle et même Sophocle. Mais aucun d’eux, même en des œuvres d’une portée supérieure, n’a pénétré plus avant dans l’obscure conscience de tes instincts et de tes désirs, ô Populaire tumultueux et sensible.


  1. La Tour de Nesle, II, tabl. iii, sc. ii, p. 29.
  2. La Tour de Nesle, II, tabl. iii, sc. ii, p. 29.
  3. Ibid., p. 30.
  4. La Tour de Nesle, fin du tableau i, p. 14, et fin du tableau viii, p. 90.
  5. La Tour de Nesle, I, tabl. ii. sc. i, p. 15.
  6. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxiv, p. 170. « Ce qui ressortit pour moi comme l’essence du drame, ce fut la lutte entre Buridan et Marguerite de Bourgogne, entre un aventurier et une reine, l’un armé de toutes les ressources de son génie, l’autre de toutes les puissances de son rang. »
  7. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxvi, p. 214.
  8. La Tour de Nesle, tabl. i.
  9. La Tour de Nesle, tabl. viii.
  10. La Tour de Nesle, tabl. iii et viii ; — tableau vi.
  11. La Tour de Nesle, tabl. ii.
  12. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. v, p. 98.
  13. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxv, p. 182.
  14. La Tour de Nesle, I, tabl. i, sc. ii, p. 8.
  15. La Tour de Nesle, I, tabl. i, sc. iii, pp. 10 sqq. — Elle date de Macette de Mathurin Régnier. Molière l’a reprise dans l’École des femmes, II, sc. vi.
  16. La Tour de Nesle, I, tabl. ii, sc. i, p. 15.
  17. La Tour de Nesle, I, tabl. ii, sc. i, p. 15.
  18. La Tour de Nesle, I, tabl. ii, sc. iii, p. 17.
  19. La Tour de Nesle, I, tabl. ii, sc. iv, p. 20.
  20. La Tour de Nesle, I, tabl. ii, sc. v, p. 21.
  21. La Tour de Nesle, ibid., p. 22.
  22. La Tour de Nesle, I, tabl. ii, sc. vi, p. 24.
  23. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxv, p. 180.
  24. La Tour de Nesle, II, tabl. iii, sc. iii, p. 34.
  25. La Tour de Nesle, II, tabl. iii. sc. iii, p. 34.
  26. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxv, p. 181.
  27. La Tour de Nesle, II, tabl. iv, sc. ii, p. 40.
  28. La Tour de Nesle, acte III, tabl. vi, deuxième tableau du III.
  29. La Tour de Nesle, III, tabl. vi, sc. i, p. 54. Cf. la Conjuration de Fiesqne à Gênes, III, sc. i, p. 281.
  30. La Tour de Nesle, III, tabl. vi, sc. ii, p. 57.
  31. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxiv, p. 170.
  32. Voir plus haut, p. MO, n. 1 ; et Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxxvi, Lettre de Gaillardet à M. S.-Henry Berthaud, citée par Dumas, pp. 210 sqq.
  33. Mes mémoires, ibid., p. 215.
  34. La Tour de Nesle, III, tabl. vi, sc. v, p. 60.
  35. La Tour de Nesle, IV, tabl. vii, sc. iii, p. 70 : « Je vais donner l’ordre qu’une taxe soit levée sur la ville à l’occasion de la rentrée. — Vive le roi ! vive le roi ! — Oui, mes enfants, je m’occupe de diminuer des impôts… »
    Cf. Meilhac et Halévy, la Belle Hélène, III, sc. vii, p. 107 : « … La reine fera ce voyage, et c’est mon peuple qui payera les génisses blanches. — Vive le roi Ménélas ! — Oui, mes enfants, vous les payerez. »
  36. La Tour de Nesle, IV, tabl. vii, sc. v, p. 73.
  37. La Tour de Nesle, III, tabl. v, sc. v, p. 51.
  38. La Tour de Nesle, II, tabl. iv, sc. ii. p. 41, et IV, tabl. vii. sc. viii, p. 77.
  39. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. iii, p. 93. Il est évident que ces entrées par le balcon sont réglées sur celle de Figaro et du comte Almaviva à l’acte IV, sc. v, du Barbier de Séville. Voir plus haut, p. 135.
  40. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. iv, p. 97.