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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/03/09/01

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I

LES ORIGINES.

Si Antony n’était qu’« une scène d’amour en cinq actes[1] », c’est-à-dire une manière de rapsodie lyrique en prose, il serait une oeuvre secondaire en un temps et sur un théâtre où le lyrisme coule à flots. La jactance de Dumas trouvait son compte à ce que la pièce passât pour avoir jailli de son cerveau ou de son cœur, comme Minerve sortit du front serein de Jupiter. Gardons-nous de le croire, et, au contraire, élevons-nous contre cette prétention. Il se flatte, mais il dénature et rapetisse son œuvre, outre qu’il en fausse la portée.

Le drame historique et le drame moderne sont les deux faces d’une même conception. À l’origine de l’un et de l’autre, deux monologues, celui d’Hamlet et celui de Figaro, l’un qui restitue à la thèse ses droits sur la scène, l’autre d’oîi le théâtre social découle comme d’une source vive. Drame moderne et drame historique répondent aux mêmes aspirations d’une même époque. La peinture des milieux diffère ; mais le procédé de couleur est le même. Une fois trouvé, il était aussi naturel de l’appliquer au xixe qu’au xive ou xvie siècle. C’est affaire de décor et de cadre, et non pas encore de minutieuse observation. L’homme qui avait commencé par Henri III devait écrire Antony. C’est ce que le « feuilleton » explique fort bien, en dépit de ce que l’écrivain en a pu dire ailleurs.

Au reste, la technique y est semblable, porte la même date et marque le même état de l’esprit français. Il demeure entendu que la fantaisie n’y saurait tenir la seconde place : on n’observe pas froidement ; on a des intuitions ; on anime les milieux, les mœurs et les passions actuelles du même style dont on ressuscite le passé. Ici encore, ici surtout, on laisse voir qu’on a lu Hamlet, les Brigands, Werther, Childe-Harold, dont on se fait une personnalité exotique, personnalité d’emprunt, masque fatal, scepticisme violent, Acre dédain des préjugés ; et l’on est toujours le Dumas un peu gascon, un peu naïf (à cet âge du moins), qui s’engoue de nouveautés, s’entête de révolutions, et pense être bien lyrique. Ce lyrisme-là n’est que fard. Lavez-moi cette bonne figure tristement grimée ; et, si lyrisme il y a, vous en découvrirez un autre, autrement dramatique, dans le sens de la tradition de notre théâtre, et pris sur le vif de la société et de l’imagination françaises en 1830.

Le monologue du barbier a retenti dans tout ce théâtre. L’individu s’est dressé devant le passé : de là le drame historique. Et debout, il juge et défie le monde nouveau : de là Antony. Le « tandis que moi, morbleu ! » est inscrit en toutes lettres, à toutes les scènes. Le cri douloureux : « Femme, femme, femme ! » y éclate à toutes les situations critiques, avec acharnement. Anonyme Figaro, Antony le Bâtard, sont pareillement fils du hasard, ce dieu des sociétés bouleversées. Mais le dernier venu est autrement âpre en ses convoitises et hautain dans ses revendications. C’est le départ de l’homme d’action, à la conquête du siècle. Le drame moderne se met en marche avec lui. Que sert de recourir à La Chaussée ou à Mercier, quand on a les modèles en pied : Figaro et son successeur immédiat, Napoléon ? Déjà l’on voit que la qualité d’Antony n’est pas tant dans les réminiscences lyriques et exotiques ; c’est le théâtre français qui reprend son développement, à la suite de l’individualisme triomphant et de la France rajeunie. Si la scène des enfants trouvés est un écho du Mariage de Figaro, celle du hasard appartient à la légende napoléonienne, qui ouvre l’ère attendue. Antony et Buridan sont frères.

Au vrai, Dumas a deviné que la Révolution renouvela toute la matière des dramaturges, et que, si l’individu était profondément modifié, le rôle de l’amour et de la femme en était singulièrement atteint. Je ne dis pas qu’il l’ait vu si clairement ; mais il l’a mis en scène, et cela nous suffit. Il s’est aperçu — son propre tempérament l’y aidait sans doute — que les « immortels principes », justifiant toutes les ambitions, déchaînaient du même coup tous les appétits, et que la femme toute neuve, la femme idéale et improvisée du xixe siècle, qui remplaçait inopinément duchesses et marquises, étant placée très haut dans l’admiration politique des démiurges et la vénération bourgeoise des poètes, était d’autant plus menacée par les désirs des hommes, malgré la protection à double tranchant des lois. Grâce à sa sensibilité effrénée et à son imagination peu timide, il a du premier coup jeté le drame moderne dans le courant de la passion populaire. Un frisson de sensualité et d’angoisse a secoué les spectateurs pendant les représentations d’Antony : la société nouvelle y venait de prendre conscience de ses penchants et de l’état social où ils la devaient entraîner : c’est-à-dire le règne du positivisme et du code, que le théâtre peindra plus tard, après 1850[2]. En attendant, l’adultère est maître de la scène, et n’en sera pas délogé de si tôt. Dans la Mère coupable, Beaumarchais l’avait amené au seuil de la famille nouvelle[3]. Il se contente encore ici d’une chambre d’auberge ; mais ni les palais ni les hôtels de la bourgeoisie ne lui seront fermés. Déjà Dumas avait esquissé le drame de mœurs et préparé la matière dramatique de la pièce sociale dans Henri III ; et il a raison d’écrire que Saint-Mégrin s’enflammait « aux mêmes foyers brûlants ». Mais c’est Antony qui fonde le drame moderne.

« Ils ont dit que Ghilde-Harold, c’était moi. Que m’importe[4] ? » Il n’importe, en effet. Antony n’est point Dumas ; le lyrisme frelaté en est le moindre caractère et le moins durable.


  1. Mes mémoires, t. VIII, ch. cc, p. 117 : « Antony n’est point un drame, Antony n’est point une tragédie, Antony n’est point une pièce de théâtre. Antony est une scène d’amour, de jalousie, de colère en cinq actes. »
    Cf. les vers servant d’épigraphe à l’article : Comment je devins auteur dramatique (Th., I, p. 1) :
     
     
    Je ne cacherai plus où ma plume fidèle

    A trouvé d’Antony le type et le modèle……

  2. Mes mémoires, t. VIII, ch. cc, p. 120. Voir le commentaire d’Antony, et la différence du cocuage au xviie siècle et de l’adultère au xixe : « Le code civil . Bon ! que vient faire ici le code civil ? etc. » Dumas pose assez bien la question , quoiqu’à moitié. L’adultère au théâtre est désormais une question sociale, beaucoup plus que morale ; il met en discussion l’état de la femme dans la société nouvelle. Cf. notre Théâtre d’hier, Alexandre Dumas fils, § V, pp. 159-182, et Henry Becque, § III, pp. 426-427. Le théâtre contemporain évolue en ce sens. La question y est de plus en plus présentée comme sociale. Voir les Tenailles de M. Paul Hervieu ; le Partage de M. Albert Guinon.
  3. La Mère coupable, IV, sc. xiii. J. Janin observe judicieusement (Histoire de la littérature dramatique, t. VI, p. 311) « que Beaumarchais a mieux aimé tuer son joli page que de nous le montrer quand la belle comtesse a succombé ».
    Il est vrai que le même J. Janin affirme (ibid., p. 162) qu’Antony est un pastiche du Fils naturel de Diderot. Pour un critique dramatique, l’affirmation est au moins hasardeuse.
  4. Épigraphe d’Antony, cf. Mes mémoires, t. VIII, ch. cc, p. 118 : « Antony, c’était moi, moins l’assassinat. Adèle, c’était elle, moins la fuite. »