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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/03/11/01

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I

VINGT ANS APRÈS.

Le critique G. Brandès dit de Dumas : « Il ne fut artiste que dans sa première jeunesse ; dans la période romantique il écrivit en romantique ; dans celle de l’industrie il écrivit en industriel[1]. » Ce jugement banal, et qui a le tort (fréquent chez les écrivains étrangers qui touchent à notre littérature dramatique) de mettre toutes les œuvres d’un écrivain en un ou plusieurs blocs, et toutes les œuvres de chaque bloc sur le même plan, — je crains qu’il ne contienne autant d’erreurs que de mots. Romantique, Dumas le fut, et de toute sa fougue, si l’on entend par là qu’il fut révolutionnaire ; mais, si je n’ai point abusé des textes, il fut dramaturge davantage, et surtout indépendant par son imagination. Industriel, il ne commence ni ne cesse de l’être : il l’est, dès son premier vaudeville. C’est la production qui importe, non l’étiquette. En vérité, même après 1840, il fit maint effort d’artiste, et dans un sens qu’il faut préciser, si l’on ne veut pas tomber dans l’erreur commune à ceux qui n’ont lu ni ne connaissent tout son théâtre.

Oui, quand il eut extrait d’Antony toute la substance, il continua. Il continua, au hasard des collaborations et des entreprises, à jeter dans ses drames ou parmi ses énormes machines historiques des gaillards découplés, musclés, friands de la lame et de l’amour, et dont les passions dirigent et illuminent l’histoire ou la vie à leur gré. Lorsqu’Antony se fut apaisé en d’Artagnan, il continua à peupler la scène d’Antony et de d’Artagnan, et de ces faibles femmes sensibles et sensuelles, héroïques et moites, soucieuses de leur réputation plus que de leur vertu, et qui se fondent en des langueurs au son de la voix des hommes. Il continua, peignant les mêmes figures populaires, à enrichir la scène de situations dramatiques souvent neuves, et à éprouver tous les ressorts nécessaires au drame de ses successeurs.

M. Victorien Sardou ne le contestera point, qui a écrit Patrie, un chef-d’œuvre à la façon de Dumas, qui a vingt fois à Dumas juxtaposé Scribe, et qui, poussant à bout la conception du drame historique selon le genre d’Henri III et de Caligula, a enfermé, pour le plaisir du public et les exigences nouvelles de l’érudition, l’intrigue passionnelle de Theodora dans les minutieuses splendeurs du décor archéologique. Ni Émile Augier ne fut rebelle à l’influence de cet inventeur de situations[2], ni même MM. Meilhac et Halévy, qui par leurs fines railleries, n’ont pas peu contribué à le démoder[3]. Il me plaît d’entendre Piquillo, dans le cachot des maris récalcitrants, s’écrier : « Femme de toutes les voluptés[4] ! » et cet acte de la prison est une impayable parodie de celui de la Tour de Nesle. Je me réjouis du roi Ménélas imitant son ancêtre Louis le Hutin[5], et les exclamations d’Antony : « Adèle ! mon Adèle ! » font un plaisant écho dans la Cigale[6]. Et j’aime aussi la Belle Hélène qui craint pour sa réputation[7], comme la duchesse de Guise, sans compter la Grande-Duchesse qui élève Fritz jusqu’au grade de général, aussi lestement qu’un Henri III anoblit un Saint-Mégrin[8]. Cette ironie me délecte par sa qualité, et par ce qu’elle dénote d’ingratitude. Pendant que MM. Meilhac et Halévy s’amusent de la phraséologie de Dumas, ils recueillent les situations de ses drames, et au besoin les personnages. La Cigale même, je la reconnais. Cigale ressemble fort à la Ketty de Kean et à Rose de Noël des Mohicans de Paris. Quant à Fanny Lear, vous en trouverez le sujet et les scènes principales dans Paul Jones, drame en cinq actes et en prose d’Alexandre Dumas père, remis au goût du jour par MM. Meilhac et Halévy. La marquise d’Auvray, qui a commis une faute, pour sauver son bon renom chambre son mari fou ; Fanny Lear, qui a commis beaucoup de fautes, et encore celle d’épouser un gentilhomme ruiné, enferme son Noriolis atteint de folie… On voit l’analogie, et les ressemblances inévitées. Quand ces auteurs auront à se débarrasser de Froufrou, petite fille d’Adèle, ils la feront mourir de la poitrine, comme Henri Muller et la dame aux Camélias. Je n’incrimine point ; je note à quel point l’« industriel » fournit de matière l’industrie du drame moderne. Et, à mesure que j’avance en cette direction, le nom et les pièces d’Alexandre Dumas fils se trouvent plus fréquemment sous ma plume.

Vingt ans après, Dumas père fait, de son œuvre, fascine à Dumas fils. Il tâche à s’adapter à la société qui évolue. Entre 1840 et 1855, son idéal dramatique se transforme. C’est toujours le même homme (mêmes muscles, même imagination, même allégresse dans l’exécution), qui n’observe pas beaucoup davantage, qui procède encore par intuitions, et chez qui l’instinct est du génie. Toutefois, pendant que les actes s’ajoutent aux actes, les tableaux aux tableaux, que les romans se muent en drames, et les anecdotes de l’histoire en drames-romans ; pendant que se déroulent et se succèdent les images innombrables de la lanterne magique et que s’allongent indéfiniment les soirées des théâtres du boulevard, — alors, par intervalles, Dumas se reprend ; il tâte le public ; il s’oriente au milieu des mœurs qui changent ; il s’écarte de la légende ; il s’accroche résolument à la réalité d’où son imagination prend son essor. La vie moyenne s’insinue dans le Chevalier d’Harmental, avec la contagion et les bals de l’Opéra. Dans ses machines le plus hâtivement expédiées, un drame raccourci, poignant se glisse : drame de petites gens et de la vie bourgeoise. Ses adaptations du théâtre étranger sont des indices. Vingt ans auparavant, il traduit Fiesque ; à présent l’Intrigue et l’Amour, « drame intime ». Même Halifax, qui est une doublure du Figaro de Beaumarchais, pétille de l’esprit familier et avisé, qui va éclater dans la Dame aux Camélias : passavant des plus réalistes audaces dans le Demi-Monde ou Francillon. Il y a beaucoup de cette verve prophylactique au IIe acte d’Halifax, comme au I d’Angèle.

Le 22 mai 1854, Dumas donne au Vaudeville le Marbrier, drame en trois actes. Déjà la Dame aux Camélias et Diane de Lys étaient représentées. Mais Dumas ne subit pas encore l’influence « d’Alexandre », ne croyant pas encore en lui. Le Marbrier n’est point une pièce de qualité littéraire ; mais serrée, ramassée, domestique, significative. N’était la fantaisie mélodramatique de cet Américain, qui vient demander pour son fils la main d’une jeune fille, et, après lettre du jeune homme qui se dégage, s’enthousiasme au point de faire la demande pour lui-même (voir les Corbeaux de M. Henry Becque, dont les rares moyens ne sont décidément ni vraisemblables ni neufs) ; n’était ce trou que creuse avec sans gêne l’invention romanesque, on y prévoit le tour de main qui enlèvera les trois actes de la Princesse Georges et de Francillon. Le marbrier qui vient prendre les ordres ; tableau d’une famille en deuil ; le fils désolé simplement, sans grands mots ni gestes ; préparations indiquées lestement, de scène en scène : c’est déjà l’exécution ramassée, haletante, sinon logique, de Dumas fils. La parenté est manifeste. L’idée même de la pièce, cette jeune fille qui a pris la place de la morte pour éviter au père longtemps absent une douleur qui peut être mortelle, cet enfant supposé qui est « un faux perpétuel et vivant[9] » dans la maison, nous sert d’un passage au drame juridique et passionnel qui va suivre. Songez-y : tout cela — l’intimité du sujet et le serré de la facture — était au fond du drame conjugal d’Henri III et d’Antony. Dumas fléchit aux temps nouveaux, au réalisme, au positivisme. Il tient, comme il peut, l’imagination en bride. Le cadre ni la couleur ne flamboient plus. Et, certes, il y peine : la folle du logis s’échappe ; il n’arrive pas encore à franchir par la seule force de la déduction et de l’observation les passes difficiles ; il a recours à un Américain résolu pour sauver les invraisemblances. Il ne se déchaîne plus ; mais, malgré tout, il s’élance et prend son essor vers l’azur. Et le Marbrier se termine, ainsi que Monsieur Alphonse, par une élévation : « Ô mon Dieu ! Que vous êtes bon ! Que vous êtes grand[10] ! etc. »

Vingt ans après Antony, Richard, Angèle, cette imagination est à la fois attirée par les antagonismes domestiques et les nobles idées simples et symboliques. Il n’est pas douteux que ce symbolisme soit un écho du romantisme. Mais il ne s’agit plus de « tout regardé sous toutes ses faces[11] ». C’est du sein de la réalité, du cœur même de la vie réelle que Dumas l’exprime. Séduit par une trilogie d’Iffland, Crime par ambition, il l’adapte à la scène française et au goût du moment. Mais en même temps, il essaye d’objectiver une idée générale, de mettre à la scène la Conscience. Sans doute, il n’y réussit qu’à moitié, puisque la conscience est l’œil de Dieu et non celui des hommes : du moment qu’Édouard Ruhberg avoue son crime, il ne relève plus d’elle seule. Néanmoins, la tentative est notable de ce drame en six actes, trois dans le monde bourgeois, trois dans un milieu aristocratique, avec, dominant cette opposition, une idée générale personnifiée : sinon la Conscience, au moins l’Expiation. Cette incarnation scénique de notions abstraites date de Corneille ; mais c’est Dumas fils qui en fera un élément constitutif du drame moderne.

Dès le 22 novembre 1849 avait paru, sur le Théâtre-Historique, le Comte Hermann, en cinq actes, un épilogue et une préface, préface « véritable » qui précéda d’un jour la représentation. Or Dumas y disait : « … Il y a des époques où un peuple est calme comme un lac. Il y a des époques où un peuple est tempétueux comme un océan. La voix qui parlera à ce peuple sera-t-elle toujours la même ?… Voilà pourquoi l’auteur du Comte Hermann, quand on lui a dit : « Faites-nous, en 1849, un drame comme vous en faisiez en 1832, un drame simple, intime et passionné, comme Angèle et Antony », a répondu : « — Oui, je vous ferai un drame simple, intime et passionné, comme Antony et comme Angèle ; seulement, les passions ne seront plus les mêmes… Au lieu de l’amour physique, au lieu de la brutalité matérielle, la chasteté d’une femme et le dévoûment d’un homme sont appelés à produire ces effets d’émotions et de larmes que, quinze ans auparavant, l’auteur a demandés à d’autres passions[12]… » Je ne garantirais point que les passions y fussent aussi différentes qu’il le dit. Chastes elles sont avec la même frénésie que lorsqu’elles ne l’étaient point. Mais si le besoin d’exprimer une philosophie générale sur le théâtre, de prêcher devant le peuple est inséparable du romantisme et du drame national de 1830, insensiblement nous nous éloignons, vingt ans après, du théâtre d’Antony et d’Angèle. L’intérêt dramatique est toujours puisé à ces sources, et Dumas en fait foi ; mais il se modifie, il s’épure ; il se prend, sinon aux abstractions vagues (c’est l’erreur de Victor Hugo dans Angelo et ailleurs), du moins aux sentiments très généraux et assez humains pour résister au positivisme envahissant. De là le comte Hermann, symbole de la chevalerie[13], de l’homme qui fait honneur à l’homme ; homme rare, homme d’un autre âge, qui remonte à Arminius, mais un pauvre homme de chair et d’os, qui veut, qui souffre, se dévoue et meurt ; symbole vivant, avec quelque chose d’un Pantagruel dompté par la maladie, ou mieux, d’un Athos, l’Athos de Vingt ans après, père et guide de Raoul, et prêt à se sacrifier pour lui. Ce n’est plus un personnage de l’École des Vieillards ni de Teresa ; il appartient vraiment à la seconde moitié du siècle ; la Jeunesse de 1830 en eût médiocrement goûté l’héroïsme concentré et presque passif. De là Fritz, le médecin athée et empoisonneur, traître de mélodrame, bâti sur le modèle du Frantz de Schiller[14], mais déjà gagné de la fièvre du positivisme pseudo-scientifique. « … Fritz est une de ces exceptions monstrueuses comme en produit parfois la nature. La société, dans laquelle Dieu ne leur a pas fait de place, les détruit presque toujours, et, quand la société ne les détruit pas, elles se détruisent elles-mêmes, comme ces scorpions, qui, enfermés dans un cercle de feu, se tuent avec leur propre dard, s’empoisonnent avec leur propre venin.[15] » Qui parle ainsi ? Dumas ou Rémonin ? Le vieux Dumas ou Claude Ruper[16] ? Qu’est-ce que cette douce Marie de Stauffenbach, sinon l’esquisse de l’immatérielle Rébecca[17] ? Et qu’est-ce que cet épilogue « philosophico-toxicologique[18] », s’il n’est une première ébauche de la Visite de Noces et de l’Étrangère ? Quand ce symbolisme dramatique parut sur la scène, on crut, en dépit de l’émotion pathétique et continue du drame, à une traduction inavouée de l’allemand. Dumas avait tout simplement repris la situation d’une comédie qui sondera « sous les sifflets et les rires[19] ». De Jeune Vieillesse il tira le Comte Hermann, drame simple, drame intime comme Antony, héroïque et symbolique comme la Femme de Claude. Même s’il vous plaît d’avoir un avant-goût de l’Étrangère, dès 1868, étudiez Madame de Chamblay, et arrêtez-vous aux IVe et Ve actes[20].

D’Antony, et non d’ailleurs, est né le théâtre de Diane de Lys. Les drames, où Dumas a fait œuvre d'art — après 1840 — présagent ceux de son fils après 1870. Le réalisme de la passion, brutale chez l’un, logique chez l’autre, aboutit à un idéalisme symbolique, scientifique, et surtout véhément. Car tous deux ont un fonds commun de tempérament, à défaut d’une imagination égale. Dumas, dont j’ai marqué l’évolution, avait préparé et prévu celle de l’auteur de la Dame aux Camélias. « … Du moment, disait-il, où la toile se lève sur une pièce d’Alexandre, du moment où les personnages ont commencé de parler, le spectateur est pris et entraîné par un irrésistible charme ; ce n’est plus un théâtre… c’est un pan de muraille ouvert sur des personnages vivants et laissant voir le drame de la vie… Qui vous dit qu’un jour il ne prendra pas fantaisie au jeune dramaturge de faire à son tour une excursion dans le domaine de l’imagination, dans le royaume du rêve, et qu’il ne complétera pas son œuvre de réalisme par un voyage dans le pays de l’idéalisme[21] ?… »

Vingt ans après, Dumas était doublement le père de cet autre Alexandre.


  1. L’École romantique en France, p, 393.
  2. Il est plus près de Scribe mais, dans les scènes dramatiques, il lui arrive de se rappeler Dumas. J’ai indiqué plus haut, p. 319, n. 1, la scène de la pendule à l’acte II d’Antony et celle de Maître Guérin, IV, sc. vi, p. 157. La scène de Poirier décachetant la lettre de son gendre, III, sc. vii, p. 98, est analogue à celle de Delaunay dans Teresa, IV, sc. x, pp. 214 sqq. On trouvera dans le Chevalier d’Harmental un premier dessin de la Contagion.
  3. Voir plus haut, p. 319, n. 3, et p. 320, n. 1.
  4. La Périchole, III, sc. iv sqq., pp. 82 sqq. — Citation, p. 84.
  5. Voir plus haut, p. 271, n. 3.
  6. La Cigale, II, sc. ix, p. 81 et passim.
  7. Voir plus haut, p. 320, n. 1. Cf. l’apostrophe sévère, mais juste, de Dumas fils auxf heureux auteurs d’opérette. Préface du Fils naturel (Th., III), p. 21.
  8. La Grande-Duchesse de Gérolstein, I, sc. viii, xi ; et surtout xii, p. 44. « Non, il n’a pas le droit ! » — « Il faut être officier supérieur ! » — « Il faut être noble. — » etc. Cf. Henri III et sa Cour, II, sc. iv, p. 155.
  9. Le Marbrier (Th., XIX), II, sc. xii, p. 262.
  10. Le Marbrier, III, sc. viii, p. 280.
  11. Voir plus haut, p. 131.
  12. Théâtre, t. XVI, pp. 199-200.
  13. Le Comte Hermann, I, sc. iii, p. 207.
  14. Le Comte Hermann, III, sc. i, p. 252. Fritz lit un passage de Franz Moor des Brigands, comme plus tard la Dame aux Camélias lira un chapitre de Manon Lescaut.
  15. Un dernier mot à mes lecteurs. Théâtre, t. XVI, p. 317.
  16. L’ Étrangère ; la Femme de Claude.
  17. La Femme de Claude.
  18. Le Comte Hermann, pp. 312 sqq. On n’oubliera pas que le docteur Thibaut (voir plus haut, p. 22) eut sur Dumas père, à ses débuts, une influence que devait plus tard exercer sur Dumas fils le docteur Favre. Le père avait étudié l’anatomie, et le fils affronta la microbiologie.
  19. A. Dumas fils. Préface du Théâtre des autres, t. I, p. x.
  20. M. de Ghamblay n’est pas encore un vibrion, mais il est « un homme fatal, il est né sous quelque mauvaise planète, sous Saturne probablement ; il est de ceux qui portent malheur aux autres et à eux-mêmes ; une fois ruiné, et ce ne sera pas long, M. de Chamblay ne survivra pas à sa ruine ; l’adorable créature sera libre, et rien ne t’empêchera plus de l’adorer ». Madame de Chamblay (Th., XXV), V, sc. ii, p. 81. Cf. l’Étrangère, II, sc. I, pp. 257-259. On trouvera dans la même pièce l’idée de l’Antony millionnaire qui paye les dettes et apporte la clef du château ou de l’hôtel racheté ou acheté par amour, III, sc. ix, p. 61. Cf. la Princesse de Bagdad, I, sc. ii, p. 31, et II, sc. ii, p. 47.
  21. Causeries, t. I, p. 51.