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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/03/12

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CHAPITRE XII

L’ÉCRIVAIN. — CONCLUSION.


I

LE STYLE DRAMATIQUE DE DUMAS.

J. Janin définit Dumas : « une vive intelligence servie par une plume toujours taillée[1]. » La périphrase est rare pour désigner un improvisateur.

Improvisateur, il le fut assidûment. Il fut même improvisé, n’ayant guère fait d’humanités. Pendant quarante ans il pratiqua le métier d’écrire ; il en a plus connu les joies que les angoisses. Il lui est arrivé couramment de négliger ponctuation, orthographe, correction, mesure et goût, de donner dans la brutalité (jamais obscène), l’emphase, le bavardage, et même le gribouillis, et de grossoyer, et de n’avoir point de style, — sauf dans le drame. Rénovateur du genre, il renouvela la forme.

Le théâtre était seul capable de discipliner cette verve peu minutieuse. Ce n’est pas qu’il y acquière, par une grâce d’état et en toute propriété, ce qui lui manque trop souvent ailleurs. Les philologues et les délicats s’exposent à des mécomptes en lisant ses drames, qui veulent être vus. Manque d’études premières, c’est lui qui n’évite pas toujours le jargon. Il ne le distingue point du reste. Parmi certaines scènes, barbarismes et solécismes prennent leurs naïfs ébats. Même dans les pièces en vers, où sa plume s’appliquait, pensant faire œuvre d’art, il est sujet à des accidents. Je laisse de côté Christine, œuvre de début. Mais plus tard il ne devient guère plus prudent. J’ai signalé dans Charles VII un barbarisme immodeste par enjambement[2]. Les conjugaisons lui sont épineuses. Il en est moins sûr que de lui-même. Il dit : « Pourquoi me senté-je ?[3] ou a « Peut-être cèdai-je en ce moment[4]. » Or les deux fautes sont bien compliquées pour être imputables au typographe. Quand il joue de l’élégance, il se heurte à des imparfaits d’une grâce inquiétante. « Mais je voudrais bien, dit-il avec un sourire, qu’ils ne fuyassent point de notre côté, mademoiselle[5]. » Il a des solécismes d’habitude, et d’autres qui ne manquent pas de recherche. Il écrit hardiment : « Penche-toi vers celui qui t’aspire de toute sa puissance[6] », et couramment : « Si vous n’êtes pas de service ce soir, ce qui est probable, puisque vous l’êtes ce matin[7] », ou : « Est-ce que vous ne voyez pas que madame du Maine est en correspondance suivie avec la reine d’Espagne ? » — « Ma mère l’est bien avec toutes les reines de ce monde[8]. » Joignez qu’il emploie à tout coup voici pour voilà, qu’il abuse de : « et puis ensuite », qu’il ose : « tous ses délices[9] », et que « dans un seul but[10] » lui échappe. Quelles minuties !

Il procède d’inctinct, de verve et de métier. Il a un goût empirique, c’est-à-dire hasardeux, mais qui sait toucher à propos le public. Je ne parle plus de ce formidable arsenal d’exclamations qu’il emprunte de Shakespeare et de Schiller, ni des jurons historiques qu’il glane dans Scott : mode du langage, violent et à poings tendus en 1830, subtil et cotonneux en 189***. Cela n’a guère plus d’importance que la mode des chapeaux. Et, certes, faute de goût, Dumas est capable d’engoûment. De l’horrifique galimatias il ne s’est jamais guéri, par la raison que certaines métaphores à d’Hamlet ou de Fiesque firent d’abord impression sur son cerveau. Il passera sa vie et ressentira une grosse joie robuste à en ressasser la brutalité devenue banale. Entre ses mains elles ne seront plus qu’un arsenal à tintamarre, un tonnerre de quincaille qui ne fait que du bruit. Les poisons brisent les vases ; il ne faut pas moins de vingt poignards pour fouiller un cœur. Si l’orage gronde, on sait que c’est un étrange concert, où Dieu et Satan… etc., etc. Le sang du vieillard retombe « pendant l’éternité, goutte à goutte » sur notre cœur, « dévorant comme du plomb fondu[11] ». Il ne saurait se tenir en deçà du style qu’il imite. Il balance d’effroyables antithèses. « Je disais donc, messeigneurs, qu’avant de renvoyer à Dieu, sa tête à la main, celle qu’il nous avait envoyée, une couronne sur la tête[12] … » Il a de suffocantes ellipses. « Des nuits pleines de spectres, si elles ne l’étaient de volupté[13]. » Ce fracas ne va pas sans fanfaronnade. Parmi tous les noms, prénoms, surnoms, agnoms, que les Romains avaient à leur disposition, Catilina fait un étrange choix : « Je m’appelle poignard ; tu t’appelles flambeau[14]. » Quand il plaît à Dumas d’être terrible et de semer l’épouvante, alors « ce n’est plus une parole, c’est un rugissement de tigre[15] ». Il ne ménage rien, pas même les effets de lumière. « L’ombre est plus noire qu’autre part ; la lumière est plus blafarde qu’ailleurs ; n’importe, à cause de cela même, continuons. » Et, puisqu’il l’a dit, il continue : « Paris est un Pandémonium, un enfer[16] !… » Je cueille ces citations au hasard, dans ses pièces pires ou meilleures ; car un peu partout il s’amuse à ces billevisées. Mais je songe que, si ce vocabulaire épileptique n’est pas pour rehausser la qualité littéraire de son œuvre, encore convient-il de ne le pas trop admirer chez les étrangers, qui lui ont servi de modèles. Or, je lis dans un drame bourgeois de Schiller que Dumas connaissait bien : … « Non, non, cette vengeance serait trop satanique… Du poison ! Du poison ! Seigneur, mon Dieu ! Je le crains. Ta limonade a été assaisonnée dans l’enfer. C’est un toast que tu as porté à la mort[17] », et en une seule page je trouve la quintessence de ce faux tragique que Dumas se plaît à agiter.

Ce n’est pas qu’il soit incapable de donner de lui-même dans le galimatias, en dehors des beautés exotiques à la mode. Dans la fièvre de l’improvisation, il lui arrive d’écrire : « Ce que je vois de plus clair dans tout cela, c’est que voilà un homme avec lequel je me brûlerai certainement la cervelle[18]. » Ailleurs le jargon est analytique : « Je te surveille dans tes oscillations ; je te poursuis dans les ténèbres ; et, à la moindre obscurité, au moindre doute, j’étends la main sur toi, chétif, et je te jette pantelant à la hache du bourreau[19]. »

À la fin de ces vagues développements d’une image à peine ébauchée, le bourreau rend de signalés services pour clore la phrase. Cela ne saurait finir que sur une atrocité. Quant à la psychologie, trop souvent elle se traduit par gestes et vocables intenses :

Une haine, sais-tu ce que c’est ? C’est l’enfer ;
C’est notre cœur qu’on broie avec des dents de fer[20].

Ou en prose, plus longuement : « Une injustice me révolte, mon sang bout, la parole monte menaçante à mes lèvres, j’ouvre la bouche, je vais parler… Oui, mais le sentiment de ma honte me prend aux cheveux, ma conscience me crie…[21] etc. » Lorsque la psychologie n’est ni gesticulante ni violente et ne recherche pas l’expression pathologique, elle tombe parfois dans la fadeur et l’amphigouri. C’est trop souvent la romance de Dupuis et Cotonet[22] : étoiles, azur, ileurs, petits oiseaux y font un agréable flonflon.

Et il est poète. Parmi ces enfantillages, au moment qu’Arthur a « embrassé »[23] une carrière, il rencontre le mot qui peint. « Mon golfe de Naples, où le soir les étoiles tombent comme des perles[24]. » Malgré les incorrections, la léthargie du goût, et le galimatias facile où l’improvisation glisse, en dépit des brutalités voulues et de l’analyse par trop rudimentaire, il est poète. Son style jaillit de la source populaire. Si le drame est la passion en acte, la langue de Dumas est proprement celle du drame.

Je ne reviens pas à ses vers. Toutes les qualités qu’il y montre, il les possède dans la prose, où plus en contact avec son public, sa force apparaît décuplée. Il y est lui-même. Et lui-même se compose de deux hommes distincts, mais non contraires.

L’un, vulgarisateur médiocre et superbe, est médiocre par la pensée, et superbe et gargantuesque par la forme. Celui-là est romantique, mais plus délirant que lyrique, et surtout occupé à projeter dans la foule un état d’âme complexe et emprunté, dont il se croit le plus fidèle interprète, étant le plus forcené. Oh ! que celui-là écrit mal, et qu’il a des attitudes de style réjouissantes ! C’est lui, dont le byronisme, le satanisme, le titanisme et autres barbarismes, font aujourd’hui sur la scène un bruit de vieille ferraille. C’est lui qui à tout coup défie le ciel, brave l’enfer, évoque les cadavres, ou s’écrie : « Tu es à moi comme l’homme est au malheur[25] ». Il est littéraire et voué à la caricature.

Ses déclamations sont comme des épées[26],

qui tracent dans l’air un moulinet de parade. Même apaisé, le Dumas qui a lu, aura de la peine à se désaccoutumer des grands mots d’Antony, qui firent explosion sur le public de 1830.

Reste l’autre Dumas, doué du tempérament et du style même du drame. Il crée, il donne la vie : mystère à peu près autant inexplicable en matière de langage que de physiologie. Il la répand à profusion, à travers le dialogue, à un point qui ne s’exprime ni ne s’analyse. Cette faculté se reconnaît premièrement à la couleur locale, si l’on veut, pittoresque peut-être, descriptive jamais, dramatique assurément et continuellement, juste dans l’exacte proportion et perspective de la scène. Il ne pignoche point ; il brosse à larges touches. Il accuse des reliefs, il appuie sur les contours. C’est du toc ! — Examiné de près et à la loupe, c’est du toc. Et voilà pourquoi c’est du théâtre : peinture à la grosse, et pour être vue à distance, aux chandelles. Prenez garde qu’il faut un instinct très clairvoyant et un talent au-dessus de la distinction, j’allais dire : au-dessus du talent littéraire, pour y réussir. J. Janin, styliste élégant et prolixe, ayant écrit la tirade des grandes dames de la Tour de Nesle, se reposa. Ne méprisons donc pas trop ce talent ; mais plutôt souvenons-nous que de ces tons flamboyants est né le réalisme démonstratif du drame moderne et qu’à la cour d’Henri III a succédé le salon de la vicomtesse, c’est-à-dire la mise en scène des milieux[27].

Ce style est vraiment une force, « une force qui va[28] ». Ce mot, que Hernani s’applique à faux, définit exactement les qualités et limites de Dumas écrivain dramatique. Il est riche de mouvements variés et expressifs, qu’il presse le dialogue coupé ou balance les tirades. Lisez à cet égard Antony. Vous serez toujours frappé de l’exacte adaptation des mouvements à l’émotion qui en doit résulter. Le monologue du IIIe acte, les divagations apparentes sur la mort, le suicide, le « linceul des morts » ne sont pas ce qui doit nous plaire davantage [29]. Il faut pourtant se rendre compte de la variété, de la rapidité, de la précision scénique que l’auteur y a mises, des angoisses qu’il y a semées et qui ne nous laissent pas un seul instant de répit. Nous sommes entraînés malgré nous, par des théories furibondes, mais par un progrès continu et qui ne nous fait point grâce, à la violence extrême de cet acte, à la cruauté meurtrière de la fin. (Comparez la méditation de Chatterton sur le suicide[30].) Narrations[31], scènes d’exposition, ou même de déclamation, tout est animé des mouvements nécessaires et tout y est en scène : dialogue rapide, progression haletante, esprit en dehors et en haleine. J. Janin, quand il affirmait qu’Antony est trop long, répétait la même erreur que l’acteur Firmin[32]. Du comédien elle étonne plus que du critique. Même quand Antony déclame, il agit. Supprimez la scène du hasard ou des préjugés[33], on sait, à cette heure, le germe fécond qui manquerait au drame. Démontez-les ; elles sont solidement ajustées ; et, en dépit des exclamations terribles, tout y tend fiévreusement à l’action. On ferait la même étude de la scène du « feuilleton[34]  » pour arriver à pareille conclusion sur la vitalité du style et de l’expression. À plus forte raison, quand l’écrivain approche d’une péripétie ou du dénoûment. Non seulement il jette à propos le mot de théâtre ou la formule d’une situation ; mais le mécanisme du dialogue se serre à fond ; cela devient une angoisse. Et alors, péripéties et dénoûment sont abordés les poings serrés, comme d’assaut. Ce style dramatique est de la force en acte.

Il exprime la passion comme une énergie. Considérez de près « les scènes de feu »[35]. Le style n’y a rien de « magique »[36], l’émotion jaillit de la vigueur de la volonté et de la sensibilité. Les femmes, les faibles femmes dépensent en leurs défaillances une fougue éperdue. Elles livrent le pont de Clausen avec de violentes effusions. Rien n’est perdu, fors l’honneur. Dumas ne s’égare jamais longtemps dans le lyrisme passif. Il ne s’attarde guère à chanter :

 
J’ai des rêves sans nombre ;
Je vous aime de loin, d’en bas, du fond de l’ombre[37].

Sa langue n’est pas analytique ; elle n’éclaire point le secret des âmes. Il est incapable d’écrire :

Même aux pieds des autels que je faisais fumer,
J’offrais tout à ce dieu que je n’osais nommer[38].

Je ne suis même pas assuré qu’il se doute que cela est universellement beau. Mais pour ce qui est du corps « transi et brûlant », des yeux qui ne voient plus, de la bouche muette, des symptômes extérieurs de la passion, il excelle d’abord à les rendre. Et comme ils sont, lui et son style, dans la pleine joie de vivre, c’est par les sensations que l’amour s’exprime d’emblée. Et comme il est sensible, un peu moins que son style, et sensuel peut-être davantage, le dialogue n’est jamais immoral de parti pris, mais quelquefois scabreux à cause du jeu des muscles. Cette sensibilité, qui lui est une douceur, est aussi un moyen dramatique. Au moment où le sang s’échauffe, et parmi les préliminaires de l’action, il a des romances exquises et caressantes en prose, et courtes. Certaines complexions de femmes en sont tout alanguies ; la voix tremble ; les yeux se noient. « Qu’as-tu ? » — « Rien… rien. Je meurs[39] », soupire Angèle. Bientôt la passion éclate, le style se ramasse et bondit. C’est le triomphe de la bête humaine, oui, sans doute, et aussi du superbe animal humain, énergique, vigoureux, audacieux, et vainqueur. Le style de Dumas, aux bons moments, ce style, qui n’a rien de littéraire, est tout cela ensemble. Il s’élance, nerveux, à la façon des héros légendaires et modernes, à travers les dangers, par brusques saillies et tirades dévorantes ; il frappe ses coups par formules irrésistibles. Peu de larmes, peu de lamentations ; de l’action, toujours de l’action, qui décidément y domine, plus que la sensibilité, plus que l’imagination. Et cela n’est pas peu, puisque c’est le drame même.

Certes, Dumas est homme à pervertir son talent par l’abus[40]. Mais les écrivains de théâtre sauront puiser à la source vive. C’est que, par ses origines et par définition, le drame exprime le mouvement, la sensibilité, l’action : sinon, il ne serait qu’une tragédie bâtarde. Aussi, quand la comédie moderne aura besoin d’y recourir, c’est nécessairement ce style de Dumas qu’elle prendra pour modèle. Elle sera réaliste avec même intensité et pareille force de projection. Dumas fils ne s’y est pas mépris. Dès qu’il remue le fond de la passion, il revient à cette forme dramatique. Il écrit au milieu de Monsieur Alphonse : « Je ne sais si je n’aimerais pas mieux ta colère. Tu vas douter de tout ce que je t’ai dit et de tout ce que je te dirai maintenant… Ah ! le maudit ! le lâche ![41]… etc. » Je cite cette scène entre vingt autres, où la logique du fils ressent toute la fièvre du père, cette fièvre des tempéraments robustes, qui ont de la chaleur vitale en excédent.

Dumas dispose d’une autre force, qui est l’esprit. Son dialogue n’en est pas pétillant, mais pétulant. Combien il a la verve saine, drue, confiante, joviale, pantagruélique, et avisée et scénique, je l’ai dit. Son esprit de comédie n’est pas tout à fait celui qu’il met dans le drame. L’un rappelle Marivaux, avec une grâce parfois laborieuse ou étudiée. L’autre est proprement de la santé en liesse. De subtilité, point ; mais des mots sans amertume et qui expriment l’aise et la plénitude de tous les organes. En ses mélodrames les plus hâtivement expédiés, cette qualité se retrouve, naturelle et habile. On lit dans je ne sais quelle Tour Saint-Jacques : « Gardez votre argent, maître Flamel. Je vole et ne mendie pas[42] » Et encore : « Il paraît que madame Pernelle a un caractère…… » — « Épineux. » — « Je cherchais le mot ; vous l’avez trouvé. » — « C’est qu’il y a plus longtemps que vous que je cherche[43] », repart le mari. Puis, comme corollaire : « Embrassez madame Pernelle pour moi. » — « Il faut bien que ce soit pour vous[44]. » Quand Dumas s’égaye, quand il entame une scène ou un récit comique, tenez-vous bien : il prépare quelque chose. C’est une tactique, dont son fils n’a pas compromis le secret. Jamais le père n’a plus d’esprit qu’au dénoûment ; et l’on sait combien ses dénoûments sont dramatiques. Jamais le fils n’est plus souriant que lorsque l’émotion est extrême, et la logique à bout. Chez l’un et chez l’autre, le mot final est un dernier coup de force, en même temps qu’une suprême saillie de la verve. Le vers qui termine Christine fait songer à la réplique qui achève l’Étrangère[45]. C’est le sourire de l’athlète qui a réussi[46].


II

CONCLUSION. DUMAS ET LE DRAME
DU XIXe SIÈCLE.

Le style est l’homme ; et Dumas est une force populaire. Aussi a-t-il trouvé, lui premier, ce drame de vie et d’action, que cherchait la littérature, — s’il l’a écrit un peu en dehors d’elle.

On conçoit l’étonnement d’un Casimir Delavigne, plus instruit, plus humaniste et curieux d’art[47]. On comprend surtout la sévérité des classiques et l’embarras d’un J. Janin[48]. Jamais exemple plus magnifique n’accusa plus évidemment l’insuffisance de la critique littéraire au regard du théâtre. Depuis cinquante ans et davantage, le drame est comparé à la tragédie et jugé sur les préfaces et les pièces de Victor Hugo. Et cet exercice d’Ecole continue. Longtemps, longtemps encore, on disputera des conventions de la tragédie et du drame, et l’on démontrera victorieusement la supériorité de Bérénice sur Hernani. Du changement des conditions scéniques, des mœurs sociales et des nécessités dramatiques, à peine est-il question. Sous l’influence de la philosophie positive, quelques théoriciens ont accompli ce progrès d’employer à l’usage de leur idéal de plus en plus absolu des classifications plus rigoureuses et des principes plus universels. On disserte par abstraction des genres les moins abstraits. On fait de la critique, comme on ferait de la géométrie, dans l’espace. C’est le cas, lorsqu’il s’agit de Dumas, de modifier légèrement le mot de Chatterton : « Jamais ils ne purent enchaîner dans des canaux étroits et réguliers les débordements tumultueux de son esprit[49] ». Aussi l’auteur d’Antony, d’abord pris au tragique, n’est-il plus pris au sérieux.

Il nous a paru qu’il était temps de réparer sa renommée et de lui restituer dans l’histoire du drame sa vraie place, qui est la première. Pour y réussir (si tant est que nous y ayons réussi), l’obligation s’imposait de déplacer ensemble et d’élargir l’horizon de notre étude ; d’envisager son œuvre du point où nous sommes, du tournant du xixe siècle, et non des hauteurs du xviie siècle ; de renoncer à des dissertations théoriques, qui sont matière de dissertation, et non de théâtre ; de rebuter ces antiques et inutiles disputes de couleur locale, d’unités, de sublime et de grotesque, de mélange des genres ; d’élaguer, en un mot, de notre dessein toute la partie scolastique, et de faire, autant qu’il était en nous, la part à peu près égale à l’intérêt dramatique, social et littéraire. Nous devons à des lectures classiques chaque jour poursuivies, assez de goût et peut-être de raison pour reconnaître ce point de maturité et de perfection que fut la tragédie. Mais enfin les temps ont changé. La société de 1789 et le drame de 1829 ont suivi leur carrière. La scène a eu d’autres choses à exprimer, peut-être moins grandes et moins considérables, pour lesquelles une technique nouvelle était pourtant nécessaire. Il en est du théâtre comme de la peinture où la réforme des moyens matériels est la condition première de tout progrès. Celui qui d’abord mit le drame au point de la scène et du public est le novateur, non pas celui qui en édicta les oracles préliminaires. Dumas fut celui-là ; la critique dramatique ne s’y peut méprendre. D’autre part, un drame qui serait plein d’idées, ou seulement de vers admirables, s’il n’est au point ni du public ni de la scène, est mort-né. Victor Hugo a commencé par Cromwell et fini par les Burgraves. Dumas n’eût écrit ni l’un ni l’autre, faute du même style, et parce qu’il avait plus de talent et ne se détachait point de l’âme qui fait vivre le théâtre, celle de la foule et de la société. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit d’art dramatique et surtout de celui du xixe siècle, l’étude sociale devient une nécessité. L’esthétique littéraire, la critique technique même ne suffisent plus. Les mœurs et les milieux ont envahi la scène avec l’individu, souvent même aux dépens des caractères. Le drame est né de cette évolution, et le génie de Dumas de cette intuition. Il n’a jamais perdu le contact du grand public populaire. Ce n’est pas le moindre mérite d’Antony et de la Tour de Nesle. Sur ce pied, et pour sa part, la critique littéraire entre en compte, qui détermine la qualité des œuvres et des genres. Ici est manifestement l’infériorité du drame et de Dumas. Il ne nous a point coûté de le constater d’abord.

Cet homme de théâtre fut un tempérament au service d’une imagination, à une époque où le peuple et l’individualisme venaient de rompre les barrières. De là ses fautes de goût dans ses œuvres et dans sa vie. De là vient qu’il fut un gâcheur de son génie, et qu’il a souvent offensé, au profit de ses convoitises de toute sorte, la grammaire et la morale. L’influence française de Rousseau[50], il l’a recueillie d’un génie allemand, Schiller, dont les rêves tumultueux l’avaient singulièrement adultérée. Il n’a guère vu Shakespeare qu’à travers les violences du langage et du geste. Du byronisme il s’est fait un masque. En Walter Scott il a trouvé un décorateur. Lorsqu’il vise à la littérature et traduit sur la scène son âme acquise, celle de ses lectures, il s’exalte, il fait rabâcher Antony, il est plus badaud que bizarre, et plus vulgaire que singulier. Mais quand il suit sa complexion il crée le drame sous toutes ses formes.

Dans Henri III et sa Cour l’effort littéraire n’est pas le meilleur. L’auteur y subit l’influence persistante de la tragédie, et notamment celle de Corneille, qui lui enseigna le progrès logique des péripéties, la fécondité des sujets et des situations, la rigueur des caractères tout d’une pièce, mais qui l’égara aussi en des drames tragiques, œuvres hybrides, dont je persiste à croire qu’elles ne sont pas son fait, malgré le succès relatif et tardif de Charles VII chez ses grands vassaux et malgré le prologue de Caligula. Mais Henri III est une œuvre considérable, étant la première où le drame national, et surtout populaire, trouva sa formule et son inspiration. Après avoir étudié, disséqué, traduit les maîtres étrangers, pour rattraper la technique et l’esprit français, c’est à Beaumarchais qu’il s’adresse. Sans doute, cette conception de l’histoire à la mode de Figaro est peu scientifique, et peut-être le théâtre est-il réfractaire à la science de l’histoire. Mais ce que le peuple de France demandait au passé, une image agrandie de lui-même et toutes les puissances ravalées à son niveau, Henri III et sa Cour le réalisait sous ses yeux, par vives couleurs, mouvement, passion, et avec verve. Le drame est né, le genre créé. La Reine Margot, la Dame de Monsoreau, le Chevalier de Maison-Rouge, toutes les époques, mais surtout les époques d’action, le xvie siècle et la Révolution y pourront revivre, au moins sur la scène, et pour un public qui appelait ce spectacle de tous ses vœux. M. Victorien Sardou ne s’est pas mépris sur la portée véritable du drame historique. Il a suivi les progrès de l’archéologie : il a dépensé plus d’érudition plus sûre dans le costume, mais engrené dans le mécanisme de Dumas même passion et inspiration, réussissant presque toujours au gré des galeries, et jamais au goût des historiens.

À la vérité, dès Henri III et sa Cour, notre dramatiste penchait du côté de la Tour de Nesle, vers le drame de cape et d’épée, qui mit dans le plein de la légende, du napoléonisme, des fringales Imaginatives, et qui fut une manière de Cid, dans sa sphère, en son temps, pour son public. Mélodrame, dit-on. Pourquoi pervertir les termes ? « Melos, musique, et drama, drame[51] », observe judicieusement Cotonet. Un mélodrame est supérieur à une méchante tragédie, quand il va au cœur des masses profondes, quand il exalte copieusement l’énergie alerte d’une race, et s’il est une œuvre de théâtre telle qu’un demi-siècle de drames et mélodrames s’en nourrit. Parce que Dumas a écrit la Tour Saint-Jacques, et que des Tour de Londres se sont dressées à la suite, ne méconnaissons pas la Tour de Nesle.

Le même souffle appointa Antony. Le drame social est la contre-partie du drame historique, Antony d’Henri III. L’un et l’autre furent trempés à la source populaire. Dans l’un, trois éléments entrent en jeu : l’abus des mémoires et chroniques, qui est excès d’école ; la mise en scène et en action de la cour et de l’époque ; et le drame passionnel, dont l’adultère est le ressort. En l’autre, on peut faire de l’intérêt trois parts : la rhétorique romantique d’Antony, affaire de mode, vulgaire transposition de Byron et de Gœthe ; une peinture des mœurs et de la société modernes ; et un drame passionnel, dont l’adultère aiguise l’émotion. Antony est une œuvre romantique, certes, par sa date et sa littérature ; mais il n’est pas sensiblement plus lyrique ni autrement qu’Henri III, l’un et l’autre étant dramatiques par-dessus tout. « Les foyers brûlants[52] » où ils ont puisé la flamme, c’est le même monologue de Figaro. Celui d’Hamlet n’y est qu’en seconde place, relégué dans les feuilletons ou parabases, en attendant qu’il devienne la thèse. Faites sauter le masque byronien, que Dumas s’est imposé pour quatre ou cinq ans encore, reste le drame moral et social, reste la passion d’Adèle et d’Antony, prototypes du théâtre réaliste, légal, moderne. Grâce aux Lettres à Mélanie nous avons pu mettre en lumière que ce qu’il y a de personnel y est réduit à un point de départ, comme pour la Dame aux Camélias ou Diane de Lys. À l’aide du manuscrit primitif, et par une étude critique du travail de correction et de remaniement, nous avons pu établir que dans l’œuvre définitive le lyrisme est allé se resserrant, la passion se dramatisant, la peinture des mœurs et du milieu se développant et se précisant, et que la pièce a pris enfin son plus ferme appui sur l’antagonisme de l’individu et de l’opinion, de l’amour indépendant et du monde, de l’adultère et de la société. Adèle en meurt.

Le drame en vit depuis lors. Antony est une de ces productions typiques que toute une époque incessamment refait. Dumas d’abord, et pour dégager entièrement les voies. L’idée était si féconde que jusqu’à la fin son théâtre en sera comme alimenté. Mais les Suites d’Antony sont premièrement Richard Darlington, Angèle, Kean. Antony était le type synthétique et complet, étant l’individualisme d’hier qui se dresse et regimbe au début de la carrière. Il réunissait et contenait en soi tous ces types. Orienté vers la politique, il donne l’assaut au pouvoir ; vers la fortune, il escalade l’éternel féminin ; vers le théâtre ou les arts, il est tout génie, tout désordre, prodigalité d’intelligence et de cœur.

Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes[53].


Tous ces héros battent la campagne avec volupté ; ils ont ce grain de folie qui plaît au peuple et le console de n’être qu’une individualité sans génie et sans nom.

Ils personnifient à ses regards autre chose : c’est à savoir les mœurs sociales qui s’affirment et font leur trouée sur la scène avec la passion des temps nouveaux, laquelle prend sa forme et son mouvement dramatiques, invente, traverse des situations imprévues, et soulève, dans sa course furibonde, mais réglée, les émotions neuves du drame. Balzac n’a pas encore agi sur ces personnages ; la fantaisie est la plus forte, mais éclairée par d’heureuses intuitions. Aussi, lorsque dans la seconde partie de sa carrière, Dumas sera plus calme, et lorsqu’il ira aux sujets moins violents, alors il aura mis en scène tant de passion, et combiné pour elle, en des milieux si divers, tant de scènes et péripéties, que sa maîtrise se reconnaîtra clairement dans la partie dramatique des œuvres de ses successeurs, que ni la force comique d’Émile Augier ni l’ironie sentimentale de MM. Meilhac et Halévy n’y seront réfractaires, et qu’enfin, quelque vingt ans après Antony, apparaîtra glorieuse la part d’hérédité chez le plus proche et le plus original de ses confrères, qui fut son fils. Tant il est vrai que la même main qui construisit la Tour de Nesle sur le sable doré de la légende, avait établi sur de fortes assises le drame moderne.

Parce qu’il fut l’homme de son époque, doué d’une imagination insatiable et d’un tempérament dévorant, il n’a point créé de caractères, et sa psychologie n’est pas subtile. Mais il a mis au jour le type même du drame ; il en a pétri et manipulé la substance pour un long temps. Je n’ai pas à décider si son fils fut « son meilleur ouvrage[54] » ; mais j’ai dû marquer à quel point il est son ouvrage, et non celui d’un La Chaussée. Et, au moment de conclure, embrassant d’ensemble son théâtre et son influence, je ne regrette décidément pas trop que Dumas n’ait pas été plus littéraire ; au contraire, je regretterais peut-être qu’il y eût quelquefois tâché. Car il fut le génie populaire, la force créatrice, la sève nourricière et vitale de notre scène moderne.

Le xixe siècle touche à sa fin. À cette heure du crépuscule, lorsqu’on suit la trace féconde et profonde de cette œuvre qui reflète l’aurore, et si l’on songe quel audacieux et ferme génie en reçut l’impulsion et en rajeunit la vigueur, il semble désormais que les deux soirées du 11 février 1829 et du 2 février 1852 se complètent, que le nom du père et celui du fils s’unissent et se fondent, et qu’à l’horizon de l’art dramatique de ce siècle domine haut le drame d’Alexandre Dumas.


FIN.
  1. J. Janin, Histoire de la littérature dramatique, t. VI, p. 318.
  2. Voir plus haut, p. 199, et Charles VII, V. sc. iv, p. 312.
  3. Don Juan de Marana, I, tabl. I, sc. v, p. 13.
  4. Le Vampire, II, sc. ii, p. 174.
  5. La Chasse au Chastre (Th., XVII), III, tabl. vi, sc. v, p. 244.
  6. Le Chevalier de Maison-Rouge, III, tabl. viii, sc. v, p. 124.
  7. La Jeunesse de Louis XIV (Th., XIX), I, sc. xiv, p. 90.
  8. Le Chevalier d’Harmental (Th., XV), II, tabl. ii, sc. ii, p. 225.
  9. Don Juan de Marana, IV, tabl. vi, sc, i, p. 75.
  10. Kean, V, tabl. vi, sc. v, p. 195.
  11. Teresa, V, sc. iv, p. 229.
  12. Catherine Howard, IV, tabl. vii, sc. i, p. 291.
  13. La Tour de Nesle, V, tabl. ix, sc. iii, p. 94.
  14. Catilina, V, tabl. vi, sc. vi, p. 165.
  15. Le Chevalier d’Harmental, V, tabl. ix, sc. ii, p. 322.
  16. Les Mohicans de Paris (Th., XXIV), IV, tabl. vii, sc. i, p. 127.
  17. L’Intrigue et l’Amour, V, sc. viii, p. 483.
  18. Paul Jones (Th., VI), i, sc. v, p. 140.
  19. La Dame de Monsoreau (Th., XXIII), V, tabl. ix, sc. viii, p. 282.
  20. Charles VII chez ses grands vassaux, II, sc. v, p. 259.
  21. La Conscience (Th., XX), V, sc. i, p. 80. Lire tout le couplet.
  22. Lettres de Dupuis et Cotonet. Première lettre, pp. 208 et 209).
  23. Teresa, II, sc. v, p. 166.
  24. Teresa. III, sc. v, p. 184. Cf. ibid., p. 186. « Alors, du rocher de Capri ou de la pointe de Misène, tu me diras en me montrant la ville qui surgit au milieu de son golfe comme une corbeille de fleurs : « Là-bas, vois-tu, c’est Naples… » Cf. Charles VII, I, sc. iv, p. 241, et V, sc. ii, p. 304. Cf. Caligula, I, sc. i, p. 35 et passim.
  25. Antony, V, sc. iii, p. 224.
  26. A. de Musset, la Nuit de mai.
  27. Voir plus haut, p. 284.
  28. Hernani, III, sc. iv, p. 77.
  29. Antony, III, sc. iii, pp. 196-197.
  30. Chatterton, III, sc. i, pp. 54-58.
  31. Voir le récit de Buridan : « … En 1293, il y a vingt ans de cela, la Bourgogne était heureuse… » (La Tour de Nesle, III, tabl. vi, sc. v, pp. 60 sqq.) C’est tout simplement un chefd’œuvre d’action dramatique. On n’a pas fait mieux.
  32. Histoire de la littérature dramatique, t. VI, pp. 265 et 267. Cf. Mes mémoires, t. VII, ch. clxxv, p. 180.
  33. Antony, II, sc. iii et sc. v.
  34. Antony, IV, sc. vi.
  35. Antony, IV, sc. i, p. 203.
  36. La Tour de Nesle, V, tabl. viii, p. 85.
  37. Ruy Blas, III, sc. iii, p. 164.
  38. Phèdre, I, sc. iii.
  39. Angèle, I, sc. ii, p. 127.
  40. Il y a, même au théâtre, des moments où il grossoie, où il use ses procédés et formules, où il s’imite lui-même. Alors il tempête ou caresse à froid. « Il tient, comme dit de Musset, magasin de flammes et d’ardeurs, d’ivresses et de délires… » (Carmosine (Th., IV), II, sc. ii, p. 350.)
  41. Monsieur Alphonse (Th., VI), II. sc. ix, p. 129.
  42. La Tour Saint-Jacques (Th., XX), IV, tabl. vi, sc. vi, p. 291.
  43. La Tour Saint-Jacques, IV, tabl. vii, sc. vi. p. 302.
  44. Ibid., p. 304.
  45. Eh bien, j’en ai pitié, mon père… Qu’on l’achève !
    (Christine, V, sc. vii, p. 292.)


    « Vous êtes docteur, monsieur. » — « Oui, monsieur le commissaire. » — « Voulez-vous bien venir constater le décès ? » — « Avec plaisir. »

    (L’Étrangère, V, sc. x, p. 373.)
  46. À ceux pour qui d’avance il est entendu que Dumas n’a point de style, je rappelle le sentiment de Nisard : « Observateur moins profond (que Balzac), Alexandre Dumas conte avec plus de vivacité, dialogue avec plus de verve et de naturel, écrit dans une meilleure langue. » (Histoire de la litt. franc., t. IV, p. 547.)
  47. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxiii, p. 62. « C’est mauvais, ce que fait ce diable de Dumas ; mais cela empêche de trouver bon ce que je fais. »
  48. Histoire de la littérature dramatique, t. VI, pp. 238 sqq. Cette étude m’a paru un fouillis. Cf. article du Journal des Débats cité plus haut, à propos d’Angèle, du même J. Janin, et qui trahit la même indécision.
  49. Chatterton, I, sc. v, p. 31.
  50. Théâtre de Schiller. t. I, p. 357. « Fiesque, que je ne puis mieux recommander préliminairement qu’en disant que J.-J. Rousseau le portait dans son cœur. » (Avertissement de l’auteur au public.)
  51. Première lettre de Dupuis et Cotonet, p. 207.
  52. Théâtre, t. I, p. 1. Épigraphe citée de l’article préliminaire Comment je devins auteur dramatique.
  53. La Fontaine, la Laitière et le Pot au lait, liv. VII, fable x.
  54. Causeries, t. I, p. 8.