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Le Drame d'Alexandre Dumas (Parigot)/03/12/02

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II

CONCLUSION. DUMAS ET LE DRAME
DU XIXe SIÈCLE.

Le style est l’homme ; et Dumas est une force populaire. Aussi a-t-il trouvé, lui premier, ce drame de vie et d’action, que cherchait la littérature, — s’il l’a écrit un peu en dehors d’elle.

On conçoit l’étonnement d’un Casimir Delavigne, plus instruit, plus humaniste et curieux d’art[1]. On comprend surtout la sévérité des classiques et l’embarras d’un J. Janin[2]. Jamais exemple plus magnifique n’accusa plus évidemment l’insuffisance de la critique littéraire au regard du théâtre. Depuis cinquante ans et davantage, le drame est comparé à la tragédie et jugé sur les préfaces et les pièces de Victor Hugo. Et cet exercice d’Ecole continue. Longtemps, longtemps encore, on disputera des conventions de la tragédie et du drame, et l’on démontrera victorieusement la supériorité de Bérénice sur Hernani. Du changement des conditions scéniques, des mœurs sociales et des nécessités dramatiques, à peine est-il question. Sous l’influence de la philosophie positive, quelques théoriciens ont accompli ce progrès d’employer à l’usage de leur idéal de plus en plus absolu des classifications plus rigoureuses et des principes plus universels. On disserte par abstraction des genres les moins abstraits. On fait de la critique, comme on ferait de la géométrie, dans l’espace. C’est le cas, lorsqu’il s’agit de Dumas, de modifier légèrement le mot de Chatterton : « Jamais ils ne purent enchaîner dans des canaux étroits et réguliers les débordements tumultueux de son esprit[3] ». Aussi l’auteur d’Antony, d’abord pris au tragique, n’est-il plus pris au sérieux.

Il nous a paru qu’il était temps de réparer sa renommée et de lui restituer dans l’histoire du drame sa vraie place, qui est la première. Pour y réussir (si tant est que nous y ayons réussi), l’obligation s’imposait de déplacer ensemble et d’élargir l’horizon de notre étude ; d’envisager son œuvre du point où nous sommes, du tournant du xixe siècle, et non des hauteurs du xviie siècle ; de renoncer à des dissertations théoriques, qui sont matière de dissertation, et non de théâtre ; de rebuter ces antiques et inutiles disputes de couleur locale, d’unités, de sublime et de grotesque, de mélange des genres ; d’élaguer, en un mot, de notre dessein toute la partie scolastique, et de faire, autant qu’il était en nous, la part à peu près égale à l’intérêt dramatique, social et littéraire. Nous devons à des lectures classiques chaque jour poursuivies, assez de goût et peut-être de raison pour reconnaître ce point de maturité et de perfection que fut la tragédie. Mais enfin les temps ont changé. La société de 1789 et le drame de 1829 ont suivi leur carrière. La scène a eu d’autres choses à exprimer, peut-être moins grandes et moins considérables, pour lesquelles une technique nouvelle était pourtant nécessaire. Il en est du théâtre comme de la peinture où la réforme des moyens matériels est la condition première de tout progrès. Celui qui d’abord mit le drame au point de la scène et du public est le novateur, non pas celui qui en édicta les oracles préliminaires. Dumas fut celui-là ; la critique dramatique ne s’y peut méprendre. D’autre part, un drame qui serait plein d’idées, ou seulement de vers admirables, s’il n’est au point ni du public ni de la scène, est mort-né. Victor Hugo a commencé par Cromwell et fini par les Burgraves. Dumas n’eût écrit ni l’un ni l’autre, faute du même style, et parce qu’il avait plus de talent et ne se détachait point de l’âme qui fait vivre le théâtre, celle de la foule et de la société. C’est pourquoi, lorsqu’il s’agit d’art dramatique et surtout de celui du xixe siècle, l’étude sociale devient une nécessité. L’esthétique littéraire, la critique technique même ne suffisent plus. Les mœurs et les milieux ont envahi la scène avec l’individu, souvent même aux dépens des caractères. Le drame est né de cette évolution, et le génie de Dumas de cette intuition. Il n’a jamais perdu le contact du grand public populaire. Ce n’est pas le moindre mérite d’Antony et de la Tour de Nesle. Sur ce pied, et pour sa part, la critique littéraire entre en compte, qui détermine la qualité des œuvres et des genres. Ici est manifestement l’infériorité du drame et de Dumas. Il ne nous a point coûté de le constater d’abord.

Cet homme de théâtre fut un tempérament au service d’une imagination, à une époque où le peuple et l’individualisme venaient de rompre les barrières. De là ses fautes de goût dans ses œuvres et dans sa vie. De là vient qu’il fut un gâcheur de son génie, et qu’il a souvent offensé, au profit de ses convoitises de toute sorte, la grammaire et la morale. L’influence française de Rousseau[4], il l’a recueillie d’un génie allemand, Schiller, dont les rêves tumultueux l’avaient singulièrement adultérée. Il n’a guère vu Shakespeare qu’à travers les violences du langage et du geste. Du byronisme il s’est fait un masque. En Walter Scott il a trouvé un décorateur. Lorsqu’il vise à la littérature et traduit sur la scène son âme acquise, celle de ses lectures, il s’exalte, il fait rabâcher Antony, il est plus badaud que bizarre, et plus vulgaire que singulier. Mais quand il suit sa complexion il crée le drame sous toutes ses formes.

Dans Henri III et sa Cour l’effort littéraire n’est pas le meilleur. L’auteur y subit l’influence persistante de la tragédie, et notamment celle de Corneille, qui lui enseigna le progrès logique des péripéties, la fécondité des sujets et des situations, la rigueur des caractères tout d’une pièce, mais qui l’égara aussi en des drames tragiques, œuvres hybrides, dont je persiste à croire qu’elles ne sont pas son fait, malgré le succès relatif et tardif de Charles VII chez ses grands vassaux et malgré le prologue de Caligula. Mais Henri III est une œuvre considérable, étant la première où le drame national, et surtout populaire, trouva sa formule et son inspiration. Après avoir étudié, disséqué, traduit les maîtres étrangers, pour rattraper la technique et l’esprit français, c’est à Beaumarchais qu’il s’adresse. Sans doute, cette conception de l’histoire à la mode de Figaro est peu scientifique, et peut-être le théâtre est-il réfractaire à la science de l’histoire. Mais ce que le peuple de France demandait au passé, une image agrandie de lui-même et toutes les puissances ravalées à son niveau, Henri III et sa Cour le réalisait sous ses yeux, par vives couleurs, mouvement, passion, et avec verve. Le drame est né, le genre créé. La Reine Margot, la Dame de Monsoreau, le Chevalier de Maison-Rouge, toutes les époques, mais surtout les époques d’action, le xvie siècle et la Révolution y pourront revivre, au moins sur la scène, et pour un public qui appelait ce spectacle de tous ses vœux. M. Victorien Sardou ne s’est pas mépris sur la portée véritable du drame historique. Il a suivi les progrès de l’archéologie : il a dépensé plus d’érudition plus sûre dans le costume, mais engrené dans le mécanisme de Dumas même passion et inspiration, réussissant presque toujours au gré des galeries, et jamais au goût des historiens.

À la vérité, dès Henri III et sa Cour, notre dramatiste penchait du côté de la Tour de Nesle, vers le drame de cape et d’épée, qui mit dans le plein de la légende, du napoléonisme, des fringales Imaginatives, et qui fut une manière de Cid, dans sa sphère, en son temps, pour son public. Mélodrame, dit-on. Pourquoi pervertir les termes ? « Melos, musique, et drama, drame[5] », observe judicieusement Cotonet. Un mélodrame est supérieur à une méchante tragédie, quand il va au cœur des masses profondes, quand il exalte copieusement l’énergie alerte d’une race, et s’il est une œuvre de théâtre telle qu’un demi-siècle de drames et mélodrames s’en nourrit. Parce que Dumas a écrit la Tour Saint-Jacques, et que des Tour de Londres se sont dressées à la suite, ne méconnaissons pas la Tour de Nesle.

Le même souffle appointa Antony. Le drame social est la contre-partie du drame historique, Antony d’Henri III. L’un et l’autre furent trempés à la source populaire. Dans l’un, trois éléments entrent en jeu : l’abus des mémoires et chroniques, qui est excès d’école ; la mise en scène et en action de la cour et de l’époque ; et le drame passionnel, dont l’adultère est le ressort. En l’autre, on peut faire de l’intérêt trois parts : la rhétorique romantique d’Antony, affaire de mode, vulgaire transposition de Byron et de Gœthe ; une peinture des mœurs et de la société modernes ; et un drame passionnel, dont l’adultère aiguise l’émotion. Antony est une œuvre romantique, certes, par sa date et sa littérature ; mais il n’est pas sensiblement plus lyrique ni autrement qu’Henri III, l’un et l’autre étant dramatiques par-dessus tout. « Les foyers brûlants[6] » où ils ont puisé la flamme, c’est le même monologue de Figaro. Celui d’Hamlet n’y est qu’en seconde place, relégué dans les feuilletons ou parabases, en attendant qu’il devienne la thèse. Faites sauter le masque byronien, que Dumas s’est imposé pour quatre ou cinq ans encore, reste le drame moral et social, reste la passion d’Adèle et d’Antony, prototypes du théâtre réaliste, légal, moderne. Grâce aux Lettres à Mélanie nous avons pu mettre en lumière que ce qu’il y a de personnel y est réduit à un point de départ, comme pour la Dame aux Camélias ou Diane de Lys. À l’aide du manuscrit primitif, et par une étude critique du travail de correction et de remaniement, nous avons pu établir que dans l’œuvre définitive le lyrisme est allé se resserrant, la passion se dramatisant, la peinture des mœurs et du milieu se développant et se précisant, et que la pièce a pris enfin son plus ferme appui sur l’antagonisme de l’individu et de l’opinion, de l’amour indépendant et du monde, de l’adultère et de la société. Adèle en meurt.

Le drame en vit depuis lors. Antony est une de ces productions typiques que toute une époque incessamment refait. Dumas d’abord, et pour dégager entièrement les voies. L’idée était si féconde que jusqu’à la fin son théâtre en sera comme alimenté. Mais les Suites d’Antony sont premièrement Richard Darlington, Angèle, Kean. Antony était le type synthétique et complet, étant l’individualisme d’hier qui se dresse et regimbe au début de la carrière. Il réunissait et contenait en soi tous ces types. Orienté vers la politique, il donne l’assaut au pouvoir ; vers la fortune, il escalade l’éternel féminin ; vers le théâtre ou les arts, il est tout génie, tout désordre, prodigalité d’intelligence et de cœur.

Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes[7].


Tous ces héros battent la campagne avec volupté ; ils ont ce grain de folie qui plaît au peuple et le console de n’être qu’une individualité sans génie et sans nom.

Ils personnifient à ses regards autre chose : c’est à savoir les mœurs sociales qui s’affirment et font leur trouée sur la scène avec la passion des temps nouveaux, laquelle prend sa forme et son mouvement dramatiques, invente, traverse des situations imprévues, et soulève, dans sa course furibonde, mais réglée, les émotions neuves du drame. Balzac n’a pas encore agi sur ces personnages ; la fantaisie est la plus forte, mais éclairée par d’heureuses intuitions. Aussi, lorsque dans la seconde partie de sa carrière, Dumas sera plus calme, et lorsqu’il ira aux sujets moins violents, alors il aura mis en scène tant de passion, et combiné pour elle, en des milieux si divers, tant de scènes et péripéties, que sa maîtrise se reconnaîtra clairement dans la partie dramatique des œuvres de ses successeurs, que ni la force comique d’Émile Augier ni l’ironie sentimentale de MM. Meilhac et Halévy n’y seront réfractaires, et qu’enfin, quelque vingt ans après Antony, apparaîtra glorieuse la part d’hérédité chez le plus proche et le plus original de ses confrères, qui fut son fils. Tant il est vrai que la même main qui construisit la Tour de Nesle sur le sable doré de la légende, avait établi sur de fortes assises le drame moderne.

Parce qu’il fut l’homme de son époque, doué d’une imagination insatiable et d’un tempérament dévorant, il n’a point créé de caractères, et sa psychologie n’est pas subtile. Mais il a mis au jour le type même du drame ; il en a pétri et manipulé la substance pour un long temps. Je n’ai pas à décider si son fils fut « son meilleur ouvrage[8] » ; mais j’ai dû marquer à quel point il est son ouvrage, et non celui d’un La Chaussée. Et, au moment de conclure, embrassant d’ensemble son théâtre et son influence, je ne regrette décidément pas trop que Dumas n’ait pas été plus littéraire ; au contraire, je regretterais peut-être qu’il y eût quelquefois tâché. Car il fut le génie populaire, la force créatrice, la sève nourricière et vitale de notre scène moderne.

Le xixe siècle touche à sa fin. À cette heure du crépuscule, lorsqu’on suit la trace féconde et profonde de cette œuvre qui reflète l’aurore, et si l’on songe quel audacieux et ferme génie en reçut l’impulsion et en rajeunit la vigueur, il semble désormais que les deux soirées du 11 février 1829 et du 2 février 1852 se complètent, que le nom du père et celui du fils s’unissent et se fondent, et qu’à l’horizon de l’art dramatique de ce siècle domine haut le drame d’Alexandre Dumas.


FIN.
  1. Mes mémoires, t. IX, ch. ccxxiii, p. 62. « C’est mauvais, ce que fait ce diable de Dumas ; mais cela empêche de trouver bon ce que je fais. »
  2. Histoire de la littérature dramatique, t. VI, pp. 238 sqq. Cette étude m’a paru un fouillis. Cf. article du Journal des Débats cité plus haut, à propos d’Angèle, du même J. Janin, et qui trahit la même indécision.
  3. Chatterton, I, sc. v, p. 31.
  4. Théâtre de Schiller. t. I, p. 357. « Fiesque, que je ne puis mieux recommander préliminairement qu’en disant que J.-J. Rousseau le portait dans son cœur. » (Avertissement de l’auteur au public.)
  5. Première lettre de Dupuis et Cotonet, p. 207.
  6. Théâtre, t. I, p. 1. Épigraphe citée de l’article préliminaire Comment je devins auteur dramatique.
  7. La Fontaine, la Laitière et le Pot au lait, liv. VII, fable x.
  8. Causeries, t. I, p. 8.