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Le Féminisme au temps de Molière/La vengeance des femmes

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La Renaissance du Livre (p. 109-125).

7o — LA VENGEANCE DES FEMMES

Le célibat ne fut jamais très apprécié des femmes. Sapho, passionnée d’indépendance, fit la grève du mariage. Mais ses disciples les plus exaltées, infiniment plus violentes qu’elle-même dans leurs déclamations contre la tyrannie des hommes, n’imitèrent guère son exemple. Si donc, parmi les précieuses, ces « révolutionnaires », qui niaient la légitimité du « mariage en soi », n’eurent point le courage ou la force d’égaler, par le sacrifice, l’héroïsme de leurs actes à la noblesse de leur idéal, à plus forte raison les « réformistes modérées » durent-elles se résigner à subir des chaînes abhorrées.

En définitive, les précieuses féministes pratiquèrent le mariage vulgaire et prosaïque, sans aucun des tempéraments qu’elles rêvaient d’y apporter. Car il ne pouvait être question d’introduire dans les mœurs ni le divorce, ni le contrat à terme, ni enfin ce principe de l’égalité des sexes en vertu duquel les héroïnes de l’abbé de Pure revendiquaient pour la femme tous les droits qui sont, encore aujourd’hui, l’apanage exclusif de l’homme.

Molière constatait malignement que précieuses ou femmes savantes, les pires révoltées finissaient par se résoudre assez facilement à supporter l’esclavage et à subir la souillure des commerces charnels. La réplique de Clitandre est significative à cet égard :

Et sans faire de tort à vos beaux sentiments
Je vois que, dans le monde, on suit fort ma méthode
Et que le mariage est assez à la mode.

La fière Armande elle-même se voit contrainte de céder à la tyrannie des lois et de la coutume ; sa raison capitule en faveur de son cœur, car « l’esprit est souvent la dupe du cœur ».

Eh bien, monsieur, hé bien, puisque, sans m’écouter,
Vos sentiments brutaux veulent se contenter ;
Puisque, pour vous réduire à des ardeurs fidèles,
Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles,
Si ma mère le veut, je résous mon esprit
À consentir pour vous à ce dont il s’agit.

Reste à savoir comment, une fois mariées, nos féministes accordaient pratiquement leurs devoirs avec leurs droits. Et d’abord qui du mari ou de la femme devait dominer dans le ménage ?

À la vérité, Mlle de Scudéry émettait à ce sujet des prétentions assez modérées. Elle ne pensait point qu’il fût opportun de détrôner trop brutalement le tyran :

« Pour être mari avec honneur, dit-elle, dans sa Clélie, il faut être maître et, pour être un fort honnête homme, il ne faut être ni le tyran ni l’esclave de sa femme. Je soutiens même qu’il y va de l’honneur de celles qui ont de bons maris de leur laisser une autorité qui paraisse aux yeux du monde, quand même, par excès d’amour ou par quelque autre cause, ils n’en voudraient pas avoir ; et qu’une fort honnête femme ne doit jamais souhaiter qu’on dise qu’elle soit la gouvernante de son mari, mais seulement qu’elle a du crédit sur son esprit, qu’il l’estime, qu’il la croit et qu’il l’aime, et non pas qu’il lui obéit aveuglément, comme s’il était incapable de se conduire lui-même. »

Mais, comme il arrive d’ordinaire, les disciples étaient plus exigeants que le chef d’école. On sait là-dessus les idées de Philaminte :

… Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raison soumettent tous ses vœux
Et qui doit gouverner, ou sa mère, ou son père,
Ou l’esprit, ou le corps, la forme ou la matière.

Dans la Prétieuse, une certaine Didascalie trace, avec une éloquence d’orateur de réunion publique, tout un programme de revendications touchant les droits de la femme mariée dans son ménage.

« Je veux travailler, dit-elle, à la liberté de mon sexe, et faire une société qui fasse vœu de délivrer les misérables, et qui sacrifie sa vie, ses soins et ses travaux, à la réparation de cette injustice et à la destruction de cette épouvantable servitude…

« La durée n’est pas un droit tel que vous l’imaginez ; et pour avoir passé tant d’années dans le silence il ne s’ensuit pas qu’il faille continuer de se taire. Les derniers siècles ont droit de réformer les premiers, et les neveux peuvent censurer l’antiquité quand elle a été injuste et quand elle a blessé la raison. C’est celle-ci qui est la règle de tous les temps, qui n’est jamais caduque, qui conserve sa vigueur dans sa durée et se fortifie en vieillissant ; aussi est-ce elle-même qui en offre la vengeance, et qui me promet justice contre l’iniquité, le temps et la durée du sexe marital. Plus longtemps l’injustice aura régné, plus de temps doit régner à son tour notre sexe.

« Ce que vous dites de ce pouvoir domestique que les maris sauront bien conserver contre les femmes, c’est la plus formelle erreur qui puisse tomber sous le sens. Car il n’est point de femme qui ne tienne aisément tête à un mari, et qui ne le gouverne à la baguette : il n’y a caveçon qui bride comme le chevet, et quand un mari y a une fois posé la tête, ç’en est fait ; il ne la relève jamais libre ni saine. »

Didascalie aura pour elle toutes les filles « qui seront ravies de continuer, femmes, à imposer des lois au lieu d’en recevoir… » Cette troupe sera renforcée de tous les « amans, galans et rivaux ».

« Si bien, dit-elle, que je ne vois pour ennemis que quelques grisons et quelques sévères barbons qui ne demandent que des foyers paisibles et qui n’ont que des désirs glacés et des passions éteintes…

« Le ciel sera d’accord de mon dessein parce qu’il est juste… De toutes parts vous verrez un concours échauffé qui troublera l’obstination des hommes, confondra la tyrannie des maris et relèvera l’empire de notre sexe… »

Le droit, la justice, la raison, le progrès. Les mêmes mots ont toujours aujourd’hui la même vertu magique. La Bruyère avait raison : « Tout est dit et l’on vient trop tard… »

Mais on aurait tort de penser que la propagande féministe planât toujours, à ces hauteurs. On discutait dans les ruelles des problèmes d’ordre plus pratique. Une femme obligée de sacrifier l’ « amant »[1] de son choix aux intérêts de sa famille doit-elle sans retour renoncer à l’amour ? Une femme délaissée est-elle tenue d’être fidèle ? On conviendra que la morale publique et les mœurs privées étaient intéressées à la réponse. Or, la réponse était presque toujours conçue dans le sens féministe. Oui, répondaient les précieuses, les femmes conservent dans le mariage, accepté sous la contrainte de l’autorité paternelle ou de coutumes surannées, le droit de vivre leur vie sentimentale.

Sans doute on n’allait pas jusqu’à permettre l’adultère, si le mari n’oubliait pas ses propres devoirs. Mais on proclamait le droit à l’amour platonique et aux galants devis. L’épouse sacrifiée s’interdisait, par pudeur ou par dévotion, de disposer de son corps ; du moins restait-elle libre de disposer de son cœur. Et le moins qu’on puisse penser de cette théorie, c’est qu’elle se prêtait à toutes les capitulations de conscience.

Car le frein de la dévotion était une faible garde à la vertu des femmes, ainsi que Molière s’évertuait à le démontrer. Dans ce siècle en apparence si magnifiquement ordonné, les consciences individuelles étaient souvent fort mal équilibrées. C’est dans l’ombre des alcôves que l’axiome de Tartuffe : « Il est avec le ciel des accommodements » trouvait surtout son application.

« Petit Bon », disait, sur l’oreiller, une galante dame du monde à l’un de ses amants, le comte, de Fiesque, « Petit Bon, j’ai quelque chose contre vous… vous n’êtes point dévot à la Vierge… Ah vous n’êtes point dévôt à la Vierge, cela me fait une peine étrange. »

De tels propos en de telles circonstances sont vraiment symboliques. Peut-être n’est-il pas indifférent de signaler que l’avocat de la Brinvilliers, traçant le portrait moral du fameux Sainte-Croix, notait une extraordinaire propension aux pratiques dévotes chez l’amant de cœur de cette femme fatale. « Il entrait, dit l’avocat, dans un dessein de piété avec autant de joie qu’il acceptait la proposition d’un crime… Il se mêlait aussi de dévotion, et l’on prétend qu’il en a fait des livres. Il parlait divinement du Dieu qu’il ne croyait pas et, à la faveur de ce masque de piété, il paraissait avoir part aux bonnes actions et il était de tous les crimes. » Bien qu’il fût officier et marié, il prenait parfois le petit collet et le titre d’abbé. Ce Sainte-Croix est mort en 1670. C’est en 1663 que Dreux d’Aubray, père de la Brinvilliers, le fit embastiller, et c’est en 1666 que cet imprudent gentilhomme mourut empoisonné. Et on a prétendu qu’à la date de Tartuffe il ne pouvait pas exister d’hypocrites à la Cour de Louis XIV !

Précaire était donc la garantie de vertu qu’offrait la dévotion. Quant à la pudeur des précieuses, elle était faite, pour une grande part, de cet esprit romanesque et quelque peu mystique qui les portait à exalter les joies spirituelles au mépris des plaisirs de la chair. Il y entrait peut-être autant de snobisme éphémère que de conviction durable. On le vit bien un peu plus tard.

A la seconde question, qui touche les devoirs de la femme trahie ou délaissée, j’entends bien que certaines précieuses répondaient, parfois, avec beaucoup de dignité. Ainsi cette Mélanire mise en scène par l’abbé de Pure :

« Une honnête personne, disait-elle, ne doit pas avoir égard aux défauts de son mari, comme si la justice pouvait les punir ou l’imitation pouvait les venger ; mais son courage et sa vertu doivent la faire agir comme à l’égard d’un mal incurable également dans les uns que dans les autres ; qu’elle a assez de force pour supporter, assez d’esprit pour dissimuler, assez de fermeté pour y résister, assez de bonté pour les souffrir et assez de charité pour les pardonner. »

Mais combien adoptaient plutôt l’opinion des Gélasire et des Géname ?

« Le mari qui n’obéit point aux lois de sa profession et de son choix, dit le premier, est marié, mais non pas mari… Il est infidèle à sa parole, il ne tient pas son serment, il n’est point digne de cet auguste nom de mari… La loi du mariage est une loi sainte qui ne souffre pas les prévaricateurs ; il faut en avoir toute l’idée devant les yeux ; et non seulement être ponctuel à ne rien faire qui la choque, mais encore à ne rien omettre de ce qu’elle désire.

« Mais autrement, à ne prendre le mariage que par le nom ou par le contrat, la femme n’est pas tenue d’être plus fidèle que le mari. »

Et le second plus précis encore :

« Quand il arrive, dit-il, qu’un mari manque à ses devoirs, pour lors une femme doit songer à sa retraite et peut songer à la vengeance : elle doit l’un, elle peut l’autre. L’un est fondé en droit, l’autre en coutume ; l’un est juste et l’autre est raisonnable ; l’un et l’autre sont permis d’autant plus à la femme qu’ils ne sont imputés qu’au mari. »

On peut être assuré qu’en fait, si les précieuses ne développaient pas aussi crûment les doctrines qu’ironiquement

l’abbé de Pure et Ménage suggèrent dans ce chapitre du Mystère des ruelles, beaucoup d’épouses mécontentes, précieuses ou non, s’y conformaient dans la pratique. Molière était d’avis qu’une femme a toujours sur elle de quoi se venger d’un mari grincheux. La recette n’est point nouvelle, elle est vieille comme le monde. Ce qui serait ici révolutionnaire, ce ne sont point les actes, mais les théories. Elles visent, en effet, à fonder en raison, sinon en droit, cette vengeance si naturelle aux épouses déçues. Il est certain que, sous cette forme ou sous une autre plus atténuée, les précieuses ont posé, dès le XVIIe siècle, les principes de ce droit à « vivre sa vie » qui fournit un de leurs thèmes favoris aux dramaturges et aux politiciens du XIXe et du XXe siècle.

8o — UN JÉSUITE FÉMINISTE

  1. naturellement, le mot amant est entendu au sens qu’il avait au XVIIe siècle et que Littré précise ainsi. « Celui qui, ayant de l’amour pour une femme, fait connaître ses sentiments et est aimé ou tâche de se faire aimer. »