Aller au contenu

Le Féminisme au temps de Molière/L’amour libre. — Le divorce. — L’égalité des sexes

La bibliothèque libre.
La Renaissance du Livre (p. 89-107).

6o — L’AMOUR LIBRE. — LE DIVORCE. — L’ÉGALITÉ DES SEXES

Le célibat, à supposer qu’il fût une solution personnelle acceptable, laissait en suspens toute la question, dès qu’on l’envisageait du point de vue de la collectivité. Pris de ce biais, l’amour purement platonique, outre qu’il ne pouvait satisfaire aux exigences de tous les tempéraments, ne répondait ni aux nécessités sociales, ni aux impérieuses lois de la nature qui tendent à perpétuer l’espèce.

Or, si les femmes ne se faisaient pas faute de récriminer contre l’importunité des trop fréquentes maternités, cependant le nihilisme était alors inconnu en France, et personne n’aurait conçu le noir dessein d’anéantir la race par la pratique systématique de la stérilité volontaire.

Mais on discutait fort longuement des moyens de conserver l’espèce sans trop aliéner la liberté des individus. Sur ce chapitre, les hypothèses les plus audacieuses sont envisagées par les disertes héroïnes du roman de l’abbé de Pure. Aucune des solutions proposées par nos modernes libertaires ne dépasse en hardiesse les possibilités entrevues par ces féministes raisonneuses. L’éventualité même de l’amour libre ne les effrayait pas… du moins en théorie.

Prenant la parole dans la discussion qui suit le long discours d’Eulalie contre le mariage, Gélasire, qui est le prête-nom de l’abbé de Pure lui-même, formule en passant cette observation qu’après tout l’espèce peut fort bien se perpétuer sans le mariage :

« Le mariage, au dire des uns, c’est tout ; au dire des autres, ce n’est rien. Ceux-là le font passer pour le bien et l’honneur de l’espèce, la conservation du genre humain, la multiplication de ce petit monde, le renouvellement du prototype et de l’original, dont les hommes sont autant de copies, comme si tout cela ne pourrait pas être ou se faire sans l’invention du mariage. »

Cette idée trouve ailleurs, dans le livre, son complet développement. Didascale, qui la reprend, la pousse à ses ultimes conséquences. Il n’hésite pas à déclarer que, raisonnablement parlant, ce que nous appelons l’amour libre serait une chose fort désirable.

« Est-ce, dit-il, pour enfermer les plaisirs des sens dans ces bornes honnêtes que nos lois ont prescrites dans leurs règlements burlesques ? Ou bien a-t-on considéré les besoins et les intérêts de l’espèce qui se multiplie par son secours ? Ces deux considérations, qui servent de principes à nos législateurs, servent à les confondre, car les plaisirs en sont interrompus et affaiblis, les ardeurs attiédies, les douceurs affadies, et généralement tout ce qui concerne les sens a perdu tout ce qu’il peut y avoir d’agréable et de vigoureux. Quant à la conservation de l’espèce, qui est un objet plus important et qui intéresse même les dieux, il n’y a point d’ennemi qui y soit plus cruellement et plus directement opposé que le mariage, et surtout que le mariage mal entendu, comme il l’est dans notre Europe ; car, si les champs étaient exposés librement au travail, si les mines étaient ouvertes et que l’accès en fût libre, les moissons en seraient plus abondantes, et nous aurions l’or tout autrement à bon compte. De même, si nos passions avaient tout leur espace et que les divers objets qui les peuvent faire naître n’eussent pour Borne que l’indifférence ou la haine, elles seraient bien plus fécondes et porteraient bien plus de fruits. Mais non seulement la conservation, mais même la perfection de l’espèce est interrompue par ces ruineuses lois de L’hyménée : car, enfin, une femme qui a un mari mal fait expose toute sa postérité à être contrefaite et à faire toute une race héritière des défauts de son auteur. Cependant cette femme, pour passer pour honnête et ne donner point d’atteinte à son honneur, doit se taire et n’en dire mot ; ses yeux ont beau se plaindre, on ne leur fait point de justice, et on la laisse languir dans sa peine, sans y apporter aucun remède ni seulement penser à sa consolation. Ce n’est pourtant pas le crime de ses yeux ni de son cœur, car elle n’avait jamais vu son mari ; elle n’en a pas fait choix. Pour moi, ajouta-t-il, je ne puis souffrir le seul mot de mariage. L’homme n’est point fait comme le cheval pour être conduit par la bride ; la raison doit être sa règle, tout ce qui le contraint le blesse, et s’il y a des lois à révérer et à suivre, certes celles du mariage sont à abolir, non seulement dans l’intérêt de l’espèce ou pour la conservation de la liberté, mais encore pour la gloire de la droite raison ».

Le plus surprenant dans ce discours, ce n’est point l’idée qu’on y suggère, — encore qu’elle puisse sembler assez imprévue à cette date, — mais plutôt l’argumentation dont on l’étaye. Car combien de nos sociologues vont se trouver déçus à constater que les cercles précieux pensèrent, deux siècles et demi avant eux-mêmes, à la nécessité d’associer le souci de l’amélioration de la race à celui de sa conservation. On parle quelquefois des intuitions en quelque sorte prophétiques de Diderot, dont les paradoxes, tant de fois, devancèrent ou la science ou les mœurs de l’avenir. Les raisonneurs des ruelles, précieuses frivoles et muguets poudrés, ont eu aussi de ces déconcertantes intuitions.

Cependant cette conception de l’amour libre n’est qu’une idée d’hommes ; les femmes montrent moins d’audace, encore que leurs suggestions ne manquent ni de hardiesse ni d’ingéniosité. Un des personnages de la Prétieuse, Mélanire, laisse entendre qu’il ne serait pas si déraisonnable d’en revenir au divorce.

J’entends bien que l’auteur se moque et qu’en réalité les discours qu’il prête ici à ses héroïnes ne sont reproduits que pour montrer à quelles conclusions jugées néfastes et impies pourraient conduire leurs plaintes et leur paradoxes.

L’abbé de Pure déclare, dans la préface de son quatrième volume, qu’il a composé son roman sous l’empire de l’indignation. Il veut, par là, préciser que son intention a été surtout de mettre en lumière le danger de ces discussions. Mais eût-il éprouvé le besoin de manifester son « indignation », si tous les discours qu’il incriminait étaient de son invention ? A supposer qu’en effet il calomniât les précieuses et que ses griefs fussent imaginaires, à quoi rimait cette espèce de justification auprès de lecteurs parfaitement avertis de la supercherie ?

En tout cas, si les habituées des ruelles n’ont jamais énoncé les propositions subversives qui leur sont prêtées par l’abbé de Pure, il reste que ce dernier a entendu dans leurs réunions des maximes, des raisonnements qui, poursuivis jusqu’à leurs extrêmes conséquences, conduisaient logiquement à des conclusions jugées par lui monstrueuses, parce qu’elles renversaient tous les principes de la morale divine et humaine. De toutes façons, les discours paradoxaux des héroïnes du Mystère des ruelles conservent, pour nous, une valeur documentaire.

Donc la précieuse Mélanire plaidait en ces termes la cause du divorce :

« Ce mariage, que nos lois font durer autant que notre vie, n’a pas toujours été si rigoureux. Il y a eu des nations qui résoudaient ces difficultés, qui rompaient les chaînes, qui rendaient la liberté et qui des maris et des femmes, quoique auparavant unis et liés par le serment et par la loi, faisaient des personnes libres et détachées et qui pouvaient nourrir de nouvelles flammes et subir de nouvelles lois. Ceux qui ont cru de réformer cette douce manière d’aimer ont eu un motif que les temps ont fait naître et que la circonstance peut avoir rendu raisonnable… Peut-être, comme tous les législateurs ne sont point de notre sexe, ils ont cru de la punir en ajoutant la durée au poids et la longueur à l’excès du mal. Que sais-je s’ils n’ont point même appréhendé pour leur peu de mérite d’être éternellement rebutés pour la mauvaise grâce de leur galanterie, s’ils n’étaient autorisés des lois, et de ce caractère enchanteur, qui, sous le nom de mari, fait qu’on les adore comme des dieux, qu’on leur obéit comme à des rois et enfin qu’on les aime et qu’on les chérisse comme des galants.

« … Ne serait-il pas plus raisonnable de donner relâche à sa peine, de prescrire un temps et des bornes pour la finir et pour en délivrer les incommodités. Quand, après un an, on aurait trouvé dans la possession ce que l’espoir et le désir auraient pu promettre, on renouerait pour une année suivante, on ferait un nouveau bail, on ferait de nouveau l’amour, et par de nouveaux soins on tâcherait de mériter la continuation des mêmes faveurs ; ou quand l’attente aurait été déçue par l’erreur des sens, par le désordre de la satiété, par la bizarrerie du goût, l’année étant expirée, il n’y aurait point de contrainte, chacun rendrait la foi à son compagnon et, reprenant sa liberté, chercherait à l’engager à quelque endroit plus agréable. »

On voit que Mélanire ne défend pas seulement le principe du divorce, elle propose un curieux système de contrat matrimonial à terme, bien supérieur, semble-t-il, au système de « l’essai loyal » qui a été préconisé de nos jours et dont la pensée n’a pu germer que dans des cerveaux envahis par le virus anarchique. Ce dernier système se résoud, en effet, à un vulgaire concubinage, n’étant point sanctionné par quelque formalité légale : celui de Mélanire, au contraire, offre tous les avantages de « l’essai loyal », il n’est même qu’un « essai loyal » renouvelable à volonté, mais dûment réglementé par l’autorité ; il est un contrat, et ainsi il offre toutes les garanties de la légalité et de l’honnêteté. Il séduira, j’en suis convaincu, les architectes de cités futures.

Il serait loisible, d’ailleurs, d’introduire des amendements à ce projet. Les personnages de l’abbé de Pure en suggèrent un certain nombre qui ne manquent pas d’ingéniosité. On pourra se reporter avec fruit au texte de la Prétieuse et particulièrement au tome troisième.

Je me contenterai d’indiquer une variante d’application recommandée par la sagace Sophronisbe :

« Tant que l’on agrée, dit-elle, tant qu’on se plaît, tout autant devrait durer le mariage ; quand le chagrin ou la satiété commencerait, tout aussitôt on finirait la liaison et l’engagement. »

Il faut donc limiter la durée du mariage : mais Sophronisbe n’entend point que les époux se séparent avant que le but de leur union ait été d’abord atteint. Elle en prescrit le terme « au premier enfant ». Les époux partageront alors, dit-elle, le butin l’enfant demeurerait au père et la liberté à la femme… Sophronisbe ajoute, pour celle-ci, une prime en espèces. « Ainsi, dit-elle, la fécondité aurait son prix et sa récompense. »

Pas d’enfant, pas de divorce. Je livre, sans commentaire, cette curieuse proposition aux méditations des ligueurs patriotes, justement préoccupés d’enrayer les progrès de la dépopulation en France.

Une autre novatrice posait clairement le principe de l’égalité des droits civils pour les deux sexes. Elle estimait particulièrement scandaleux que des mères de famille fussent traitées en mineures incapables de se conduire. Elle proposait, en s’appuyant sur l’idée de justice et sur l’autorité de la raison, que les époux fussent tour à tour soumis à cette dépendance, dont la femme goûtait seule l’amertume. La famille porterait une année le nom de la branche mâle, et, l’an suivant, celui de la branche femelle. De même les deux conjoints bénéficieraient alternativement du droit de gérer les affaires de la communauté : le mari, à son tour, viendrait solliciter de sa femme ces autorisations et ces procurations que les injustes lois n’imposent d’ordinaire qu’aux épouses.

Quant aux droits politiques, il n’en saurait être question ; les hommes n’étaient guère plus favorisés que les femmes sur ce point. Mais il n’est pas douteux que beaucoup de précieuses ne fussent convaincues de l’aptitude des femmes à gouverner les États et à traiter les affaires publiques.

« Je vous recommande la santé de ma fille, écrit Mme de Sévigné à M. de Grignan ; soyez-y appliqué, soyez-en le maître ; cela seul regarde votre autorité ; pour tout le reste, laissez-la faire, elle est plus habile que vous… » Ce n’était là que la confirmation d’une opinion que la marquise avait déjà exprimée à sa fille deux mois plus tôt. « Puisqu’il (M. de Grignan) fait les maux, qu’il fasse au moins les médecines ; c’est-à-dire, qu’il ait un soin extrême de votre santé, qu’il soit le maître là-dessus, comme vous devez être la maîtresse sur tout le reste. » Tout le reste, ce n’était pas seulement la maison de M. de Grignan, c’étaient les affaires du gouvernement de Provence.

Et ces propos de Mme de Sévigné donnent une saveur particulière à ce passage satirique de l’abbé de Pure : « Un bon vieillard qui paraissait plus ferme d’esprit que de corps et dont les cheveux gris et la tête branlante ôtaient tout le périlleux du sexe, s’étant écarté de la troupe, se mit à considérer le ciel, à raisonner sur l’éclipsé et à tirer des conséquences du jugement qu’il avait fait… Le bonhomme commença de s’écrier :


« Hé bien ! grands dieux, il est bien raisonnable que le beau sexe règne à son tour ! Qu’il ait sa part de l’empire que vous avez donné aux hommes et qu’enfin il reprenne un rang que l’injustice des lois humaines avait usurpé sur le mérite de leur beauté pour en mieux établir la fierté conjugale et l’autorité des maris Que je m’estime heureux de voir mourir devant moi cette cruelle tyrannie, exercée depuis tant de siècles contre ces aimables objets !…

« C’est une nécessité inévitable, toutes les couronnes auront des inquiétudes à moins d’être sur les têtes de Vautre sexe et d’être gouvernées par des femmes. Les princes malheureux ne trouveront des asiles et des refuges qu’auprès des reines, et l’empire sera familier et deviendra si commun parmi elles qu’elles les jetteront aux pieds de leurs sujets et en feront leurs libéralités et leurs largesses avec autant de détachement que de religion ».

Les précieuses, semble-t-il, n’ignoraient pas plus que nos suffragettes l’attrait des promesses démagogiques.

——————