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Le Féminisme au temps de Molière/Le célibat et l’amour platonique

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La Renaissance du Livre (p. 67-87).

5o — LE CÉLIBAT ET L’AMOUR PLATONIQUE

Certaines précieuses tiraient d’autres conclusions pratiques de leurs dissertations contre le mariage. Elles affectaient de vouloir rester filles, pour n’être point soumises à cet état de servage qu’elles prétendaient être le lot de toute femme mariée. Que si, selon l’usage, leur famille disposait d’elles contre leur gré, alors, avant toute expérience de la vie commune, elles considéraient le jour de leurs noces comme le plus triste jour de leur existence.

Il était de bon goût du moins qu’elles feignissent d’en éprouver une extrême douleur.

L’abbé de Pure met en scène une certaine Guéridée qui vient de se marier. Elle se présente en proie à une mélancolie profonde et, ses amis l’interrogeant : « Cette dame affligée, explique le romancier, ne répondit qu’en désordre, et tout ce qu’elle put faire fut de retenir des soupirs et des larmes en faisant un effort sur ses yeux qui paraissaient déjà humides ; tout ce qu’elle put obtenir de sa langue fut l’expression de ce peu de mots : « Hélas ! je suis mariée !… » Et la douleur de cette belle affligée était si extraordinaire qu’elle semblait être au-dessus de toute consolation[1]. »

Mlle de Scudéry, qui jamais ne consentit à contracter mariage et même se piquait de n’avoir jamais livré son cœur à aucun de ses adorateurs (elle en avait quoiqu’elle fût laide), confesse quelque part qu’elle ne vit jamais marier une de ses amies sans en éprouver un chagrin cuisant qui lui arrachait des larmes.

Mais enfin toutes les femmes n’ont pas, comme Sapho, la vocation du célibat perpétuel, et un exemple, si retentissant soit-il, ne saurait en ces matières suppléer à la vocation absente.

Les précieuses, sans doute, qui conseillaient ce remède héroïque, ou qui se promettaient de l’adopter, n’entendaient point renoncer à l’amour en s’abstenant du mariage. Beaucoup se berçaient de rêves ingénus et croyaient s’accommoder sans peine d’unions toutes spirituelles où les sens n’auraient aucune part. Pour avoir appris de Descartes à raisonner philosophie, elles croyaient avoir soumis leurs sens à l’empire de leur volonté. Aussi ne craignaient-elles rien à fronder les usages et les lois : le tête-à-tête le plus risqué leur semblait sans danger.

Quoi, seule avec que lui ?


se récrie Hespérie dans les Visionnaires de Desmarets. Et Sestiane de lui répliquer :

…Ce sera sans scandale
Nous ne sommes qu’esprit, et pour être à l’écart
Le corps en nos amours ne prend aucune part.

C’est cette prétention qui faisait dire à Saint-Évremond, parlant des habituées des ruelles, qu’elles « avaient ôté à l’amour ce qu’il a de plus naturel, pensant lui donner quelque chose de plus précieux ». On sent assez ce qu’il faut entendre par : « ce que l’amour a de plus naturel ».

Ces liaisons toutes platoniques par quoi les précieuses espéraient, selon la jolie expression de l’abbé de Pure, « jeter des parfums sur leur vie », comblaient de joie l’épicurien Molière, qui, certes, ne concevait guère l’amour détaché « de ce qu’il a de plus naturel ». Et ce lui fut un sujet de railleries faciles et de plaisanteries gauloises dont il usa abondamment contre toutes les précieuses, les vraies et les fausses, les modérées et les révolutionnaires, qui se leurraient de cette illusion d’un amour à la fois constant, fidèle et chaste.

Ses femmes savantes professent, avec toutes les autres précieuses, que le mariage constitue une tyrannie insupportable :

Loin d’être aux lois d’un homme en esclave asservie… »


dit Armande.

Mais ce qu’elles reprochent surtout au mariage, c’est d’être dégradant, grossier et répugnant. Le dialogue d’Armam et d’Henriette est instructif à cet égard :

Armande.

Quoi ! le beau nom de fille est un titre, ma sœur,
Dont vous voulez quitter la charmante douceur[2] ?
Et de vous marier vous osez faire fête ?
Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête ?

Henriette.

Oui, ma sœur.


Armande.

Ah ! ce oui se peut-il supporter ?
Et sans un mal de cœur saurait-on l’écouter ?…
…Ah ! fi ! vous dis-je.
Ne concevez-vous point ce que, dès qu’on l’entend,
Un tel mot à l’esprit offre de dégoûtant,
De quelle étrange image on est par lui blessé,
Sur quelle sale vue il traîne la pensée ?

Armande est une orgueilleuse et une prude ; elle « traite de mépris les sens la matière » et professe que la sophie la « monte au-dessus du genre humain ».

On trouve l’expression de ces mêmes sentiments dans la bouche de l’un des soupirants du roman de la Prétieuse. L’abbé de Pure a écrit là une page bien curieuse : la galant Didascale y joue, en quelque sorte, le rôle d’Armande, tandis que la précieuse qui lui donne la réplique ébauche précisément les arguments d’Henriette.

« — Votre vertu, dit Didascale, m’engage à ne pouvoir souffrir, dans le progrès de notre amour, non seulement ces basses impuretés qui troublent les sens, mais à porter encore plus haut cette généreuse délicatesse qui a toujours dominé dans notre passion. Je ne voudrais pas souffrir une chose le moins du monde soupçonnée d’avoir ou quelque chose de bas ou quelque chose de peu honnête. Ainsi, vous me permettez bien de vous dire que ce biais que nos pères ont trouvé pour apprivoiser la fougue des sens et les contenter par des douceurs honnêtes n’est pas capable de me satisfaire et est encore trop grossier pour votre vertu et pour mes désirs.

« — Quoi, monsieur, répartit-elle, je suppose que j’entends ce que vous voulez dire, et que ce soit du mariage dont vous vouliez parler, — y a-t-il rien de plus honnête au monde que deux cœurs indivisiblement unis, que l’amour a comme liés de ses propres mains pour les rendre toute leur vie ses esclaves, et les faire fidèlement soupirer l’un pour l’autre jusqu’à la mort ?

« --- Non seulement, répondit Didascale, je sais qu’il y a des choses plus honnêtes, mais je doute fort s’il est honnête de se marier ; car, comme le travail sied bien à un nécessiteux et décrie un homme aisé, de même aussi le mariage est honnête à un homme sensuel, mais il est indigne et insupportable à un homme d’esprit.

« Ce serait un scandale à ma raison et une injure à ces faibles lumières que le ciel et la nature m’ont données, si je m’allais marier à la façon du vulgaire… Comme vous avez infiniment d’esprit, et que je ne suis pas des plus souffrants de ce côté, il faut que nous usions tous deux de la faveur que le ciel nous a faite et que nous honorions en nous-mêmes les grâces que nous avons reçues de nos auteurs. Il faut agir avec spiritualité, nous unir d’esprit et faire des serments glorieux qui soient autant au-dessus de la bassesse du mariage que le mariage est au-dessous du plaisir de la liberté. »

A vrai dire, aucune des prétentions puériles ou ridicules de ces précieux ne sont retenues par Sapho : la célèbre vierge semble ne s’être vouée au célibat que par esprit d’indépendance et par goût passionné de liberté. Son dédain du mariage est fait, avant tout, d’un extrême souci de dignité personnelle. C’est par là que Mlle de Scudéry me paraît mériter la qualification de féministe au sens moderne du mot.

Elle s’en explique dans le Grand Cyrus. « Il faut, dit Tissandre à Sapho, que vous ne regardiez pas le mariage comme un bien. — Il est vrai, répondit Sapho, que je le regarde comme un long esclavage. — Vous regardez donc tous les hommes comme des tyrans ? — Je les regarde du moins comme le pouvant devenir… Je connais bien qu’il y a des hommes fort honnêtes gens, qui méritent toute mon estime qui pourraient même acquérir une partie de mon amitié ; mais, encore une fois, dès que je les regarde comme maris, je les regarde comme des maîtres si propres à devenir tyrans qu’il n’est pas possible que je ne les haïsse dans cet instant-là et que je ne rende grâce aux dieux de m’avoir donné une inclination fort opposée au mariage. — Mais s’il y avait quelqu’un assez heureux et assez honnête pour toucher votre cœur, reprit Tissandre, peut-être changeriez-vous de sentiment ?

— Je ne sais, répliqua-t-elle, si je changerais de sentiment ; mais je sais bien qu’à moins que d’aimer jusqu’à perdre la raison je ne perdrai jamais la liberté [3]

Ce texte mérite qu’on y prête attention, car il établit que, chez Sapho, la répugnance au mariage ne provient point de cette excessive pruderie ou de cette ridicule prétention à la vie spirituelle intégrale dont se targuaient certaines autres précieuses. Mlle Dupré, celle que, dans les ruelles, on appelait « la Cartésienne » et qui « faisait profession ouverte de sciences, de lettres, de vers, de romans et de toutes les choses qui servent d’entretien ordinaire à celles qui sont précieuses », joignait à l’horreur du mariage un absolu dédain de l’amour. Elle avait, comme le conseillait l’Armande de Molière à sa sœur, épousé la philosophie. Déjà, aux environs de 1657, apparaissait, près de quinze ans avant que Molière la mît en scène, à côté de la précieuse pédante des belles-lettres, la femme savante, pédante de la philosophie, de la mathématique, de l’astronomie et de la grammaire.

Sapho se défendait avec énergie de tomber dans ce ridicule ; elle rangeait parmi les ennemis de la préciosité les femmes qui donnaient dans ce genre de pédantisme. Victor Cousin lui a jadis rendu justice à cet égard. Mais peut-être sa démonstration ne serait-elle pas aussi convaincante pour toutes les précieuses de l’Hôtel de Rambouillet : il ne semble point que ce soit seulement la perspective de la tyrannie maritale qui ait fait si longtemps hésiter Julie d’Angennes avant de répondre aux feux du patient Montausier. Elle obéit plutôt au souci romanesque de soumettre à de longues épreuves l’amour de son soupirant.

Les révoltées de l’abbé de Pure, ni l’intraitable Sapho ne pensaient pas qu’une cour savamment graduée durant d’interminables fiançailles et conduite selon les règles de la galanterie fût, pour une femme bien née, une justification suffisante de l’état de servage auquel elle se trouverait réduite, dès qu’elle aurait lié son sort à celui d’un mari. La préciosité aristocratique qui gravitait autour de l’Hôtel de Rambouillet concevait la vie comme un roman d’Honoré d’Urfé ; elle mettait son idéal à codifier pour l’usage de la noblesse française les galanteries de l’Astrée ; son mérite fut d’imposer les lois de la politesse à une société encore fruste et grossière, et l’épuration du langage, dont on les loue à juste titre, ne fut sans doute qu’un corollaire de cette épuration des mœurs.

La préciosité bourgeoise, issue des samedis de Sapho, sans rien abandonner de la politesse du bel air, sans renoncer absolument à l’esprit romanesque en honneur depuis un demi-siècle, revendiquait pour la femme le droit à l’indépendance personnelle, au libre choix d’un état de vie, et même proclamait l’égalité des sexes. Et en ce sens elle fut, très réellement, un centre et un foyer d’idéal féministe.

A l’époque où Molière écrivait les Précieuses ridicules, ces deux courants de préciosité se développaient côte à côte. Madelon, aussi bien que Cathos, sont très préoccupées d’être courtisées selon toutes les règles. Elles se déclarent pour les aventures compliquées et prennent au sérieux la géographie galante de la Carte du Tendre. Mais leur position à l’endroit « du mariage en soi », pour parler comme l’héroïne de l’abbé de Pure, n’est pas tout à fait identique.

« En venir de but en blanc à l’union conjugale, s’écrie Madelon, ne faire l’amour qu’en faisant le contrat de mariage et prendre tout justement le roman par la queue. Encore un coup, mon père, il ne se peut rien de plus marchand que ce procédé, et j’ai mal au cœur de la seule vision que cela me fait… »

Cathos est plus catégorique, il ne lui suffit pas, comme à Madelon, qu’on lui permette « de faire à loisir le tissu de son roman », elle déclare tout net que le mariage même lui répugne.

« Pour moi, mon oncle, tout ce que je vous puis dire, c’est que je trouve le mariage une chose tout à fait choquante. Comment est-ce qu’on peut souffrir la pensée de coucher avec un homme nu ! »

On voit la déviation, et que Molière raille moins les vrais disciples de Mlle de Scudéry, qui répugnent au mariage par esprit d’indépendance, que ces fausses disciples qui s’en éloignent par pruderie ou par puérile vanité, dans la pensée que leur intellectualité supérieure ne saurait s’accommoder d’un état aussi vulgaire que celui du mariage. L’auteur de l’Ecole des Femmes et de l’École des Maris est plus souvent qu’on ne le croit d’accord avec certaines héroïnes de l’abbé de Pure et de Mlle de Scudéry, au moins sur les principes.

Quoi qu’il en soit, le comique distingue entre les Madelons imitatrices de Julie d’Angennes, qui veulent avant tout « tisser leur roman à loisir », mais ne refusent point d’en envisager la conclusion, pourvu qu’on ne la presse pas trop, et les Cathos, disciples plus ou moins fidèles de Sapho, qui ne veulent point engager leurs sens dans leurs affaires de cœur et, ne reconnaissant de compatible avec leur « spiritualité » que l’amour platonique, écartent délibérément toute idée de mariage.

Ces distinctions n’existent plus guère, semble-t-il, à l’époque des Femmes savantes. On dirait que le pédantisme envahissant a fini par réunir en un seul type la précieuse prude et la précieuse romanesque. L’idéal de passion platonique dont Sapho avait osé rêver dégénérait, dans l’âme assez laide des Armandes, en une sorte de tartufferie répugnante et dangereuse. Il est permis, au surplus, de penser que la pruderie était ici, fréquemment, comme la dévotion des tartuffes, un commode manteau qui abritait bien des libertinages.

L’expérience, souvent, se chargea de démontrer à ces utopistes que la nature se venge des dédains dont on prétend l’accabler. Quoi qu’en pussent penser les spirituelles raisonneuses, une jeune fille aimable, et par hypothèse jolie, ne se laisse pas impunément « fleurer en liberté », pour parler comme Arnolphe. A moins qu’elles ne fissent comme Armande et n’écartassent les galants, à force de sottise prétentieuse, elles voyaient inévitablement et assez vite arriver la conclusion du roman[4]. La plupart de ces flirts conduisaient directement au mariage. Quelques-uns menaient aussi aux Madelonnettes : le cas s’est vu, si l’on en croit certains griefs élevés contre les confrères de la Compagnie du Saint-Sacrement (ces originaux de Tartuffe), qui s’étaient donné pour mission spéciale de dénoncer à la police tous les scandales de mœurs et qui firent, notamment, enfermer pendant vingt-quatre heures, aux Madelonnettes, la fameuse Ninon de Lenclos.




  1. Cf. Molière, la Princesse d’Élide, acte II, sc. iv : « Je regarde l’hyménée ainsi que le trépas, et il m’est impossible de forcer cette aversion naturelle : me donner un mari et me donner la mort, c’est la même chose… »
  2. Il y a tout un chapitre dans le roman de l’abbé Pure sur la dignité comparée de l’état de fille et de l’état de femme. De là cette allusion au « beau nom » de fille.
  3. C’est tout le raisonnement de la Princesse d’Élide, acte II, sc. 1 : « Je ne veux point du tout me commettre à ces gens qui font les esclaves auprès de nous pour devenir un jour nos tyrans… »
  4. On sait que c’est précisément la thèse de la Princesse d’Élide. La nature, ou plutôt le dépit, finit par avoir raison des raisonnements que cette nouvelle Julie d’Angennes prenait pour une répugnance, invincible et naturelle. Elle déclarait la passion de l’amour avilissante. Mais il convient de noter que jamais la princesse n’eût aimé, si on l’y avait voulu contraindre. Le prince, son père, lui tient, au contraire, exactement le même discours que l’on voit faire à Ariste (École des Maris) et à Chrysalde (École des Femmes). Elle décide de son sort en toute indépendance.