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Le Fire-Fly (Pont-Jest)/XX

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CHAPITRE XX


Un ami de sir John. — Un proverbe chinois. — Les boutiques de Whampoa. — La proclamation de Sa Majesté Chinoise.

Grâce aux moustiques, qui sont plus nombreux sur la rivière de Canton que partout où j’avais eu déjà le désagrément de les rencontrer, je montai sur la dunette au moment où la rade et les rives du fleuve s’éveillaient à peine.

La svelte pagode de l’île de Whampoa se devinait dans le feuillage encore enveloppé des brumes du matin.

Les navires à l’ancre commençaient leur toilette de chaque jour. Çà et là, dans le brouillard, s’esquissait un bateau mandarin courant déjà pour son service, ou un sampane s’éloignant du bâtiment près duquel il avait passé la nuit. Ces échelles qui descendent de l’intérieur des maisons sur le fleuve se garnissaient d’individus venant y faire leurs ablutions, les boutiques flottantes ouvraient leurs portes aux acheteurs, les fournisseurs quittaient le rivage pour se rendre à bord, les postes-aux-choux[1] quittaient le bord pour se rendre au rivage. De larges radeaux chargés de canards, traversaient la rade pour transporter leurs bruyants passagers sur les îles voisines ; les bateaux des blanchisseuses envoyaient déjà aux échos des rives les refrains de leurs chansons et le bruit de leurs battoirs de pierre.

Je m’étais appuyé sur le garde-corps de tribord, et je résistais énergiquement aux œillades pleines de promesses que m’envoyait de son sampane une fort jolie fille baignant ses pieds nus dans les eaux du fleuve, pendant que ses petites mains avaient peine à relever ses longues tresses de cheveux noirs dénoués par le sommeil, lorsqu’une pression amicale sur mon épaule me fit me retourner.

Sir John et un singulier petit personnage étaient derrière moi.

— Mon cher lieutenant, me dit le contrebandier, je vous présente un de mes meilleurs amis en Chine : Fo-hop, le fournisseur habituel du Fire-Fly, et, de plus, mon homme d’affaires.

Le Chinois me tendit la main que je serrai quoiqu’elle eût six doigts parfaitement distincts, qui me firent supposer tout d’abord qu’en gérant les affaires du contrebandier, le sieur Fo-hop devait aussi parfaitement faire les siennes.

Il n’en était rien, et comme il est encore aujourd’hui l’un des plus importants négociants de Whampoa, je m’empresse de vous dire, chers lecteurs, que vous ne pourriez vous adresser à un plus charmant et plus honnête homme, si parfois votre destin ou votre curiosité vous entraînaient un jour jusque sur les rives du Tschou-Kiang.

Il avait, à l’époque dont je parle, une succursale à Whampoa et sa maison principale dans Old-China’s street à Canton. C’était un homme petit, maigre, au regard vif et intelligent, au teint blanc, n’ayant vraiment rien de chinois dans sa tournure que sa veste de soie grise et tout son accoutrement un peu bizarre. Comme il parlait parfaitement l’anglais et même baragouinait quelques mots de français, nous fûmes bientôt les meilleurs amis du monde.

Sir John l’avait invité à déjeuner.

L’heure de se mettre à table venue, nous descendîmes dans le carré. Pendant le repas, je pus m’apercevoir que, tout fidèle serviteur de Confucius que fût mon nouvel ami, il avait la plus grande affection pour la cuisine européenne.

Nous décidâmes, pendant le déjeuner, que le lendemain nous irions tous à Canton. J’étais si impatient de visiter une ville chinoise que j’aurais voulu que ce fût le jour même. Aussi, nous n’étions pas levés de table que j’avais demandé la yole pour me dédommager au moins de ce retard par une promenade à Whampoa.

J’étais dans l’embarcation avec Fo-hop et prêt à donner l’ordre de pousser, lorsque Canon, que ses affaires retenaient à bord, me cria de la dunette :

— Ne perdez jamais l’occasion de faire comprendre à terre que vous êtes Français ; il existe certain proverbe dont j’ai oublié de vous parler, et dont la trop fréquente application rend cette petite précaution fort excusable.

— Lequel, donc ? criai-je, en faisant signe au brigadier de la yole de ne pas larguer la filière à l’aide de laquelle il retenait le long du bord l’embarcation que le courant voulait entraîner.

— Fo-hop vous le dira en route, répondit sir John en disparaissant derrière le bastingage.

J’ordonnai de pousser au large et je me tournai vers mon compagnon, qui s’empressa de me donner sur ce proverbe dont venait de parler mon gros ami et commandant les détails suivants.

Inutile de dire que si je ne le cite pas en chinois, c’est que d’abord il faudrait pour cela que je commençasse par apprendre à le prononcer, puis vous ne le comprendriez pas, et, de plus, mon éditeur n’a probablement dans les casiers de son imprimerie aucun des caractères dont auraient besoin ses compositeurs pour vous mettre sous les yeux les hiéroglyphes du Céleste-Empire.

En voici donc seulement la traduction :

« À tout Chinois mort de mort violente, il faut un Anglais, ou un Américain, ou un Français, ou un Hollandais. »

Ce proverbe n’est pas autre chose, vous le voyez, que l’échelle des affections chinoises pour les Européens.

Les Anglais viennent en première ligne dans leur inimitié ; c’est tout d’abord un Anglais qu’on cherche à immoler aux mânes d’un Chinois assassiné. Si les exécuteurs n’ont pas sous la main un Anglais, ils se contentent d’un Américain ; si l’Américain fait faute, un Français est immolé ; mais c’est seulement alors que ni Anglais, ni Américain, ni Français, ne se trouvent à portée du poignard du vengeur, qu’un Hollandais est frappé. Depuis le long temps que ce dernier peuple est en rapport avec la Chine, il a su se conserver l’amitié de ses ombrageux voisins. Ni les Anglais ni nous n’en pourrions dire autant.

Comme, sur rade, se balançaient une douzaine de navires anglais et américains, je crus n’avoir vraiment rien à craindre de la vendetta chinoise, pour le moment du moins. Je gravai cependant le proverbe et ses conséquences dans mon esprit avec l’intention bien formelle décrier haut ma nationalité lorsque cela serait nécessaire, et même, à l’occasion, si cela pouvait être utile, de me faire passer un peu pour un descendant de la république batave.

Pendant ces intéressantes explications de Fo-hop, la yole avait traversé la rade et était venu faire tête à un petit escalier qui, en se glissant entre deux cases, descendait de la rue jusque sur le fleuve.

Comme j’avais l’intention de rester longtemps à terre, je renvoyai mon embarcation ; puis, je me mis à gravir, en suivant mon ami et cicerone, les quinze ou vingt marches vermoulues et branlantes de l’escalier de bois, en dessous duquel j’entendais, le long des pilotis, clapoter les vagues.

La dernière planche de ce glissant et peu commode débarcadère me renvoya dans la grande ou plutôt l’unique rue de Whampoa.

Je dus d’abord habituer mes yeux au demi-jour qui seul l’éclairait, grâce aux auvents des boutiques relevés horizontalement, et mes oreilles aux mille cris discordants qui se croisaient dans l’air.

C’était vraiment là, plutôt qu’une rue, une longue galerie de bois aux boutiques occupées par mille métiers et mille industries et regorgeant d’une foule hétéroclite, polyglotte et multicolore. Anglais, Français, Hollandais, Chinois, se croisaient affairés, pressés, se disputant, jurant et finissant toujours par s’entendre. Les compradors[2] couraient de magasin en magasin, les porteurs d’eau vous éclaboussaient en passant, les matelots buvaient et chantaient en attendant que leurs embarcations fussent chargées, les arrimeurs se précipitaient dans les bateaux pour aller continuer leur travail en rade, et, çà et là, un pétard vous partait dans les jambes, grâce à un marchand qui, en ouvrant sa boutique, n’oubliait pas ce salut au dieu protecteur de son commerce.

Après avoir louvoyé quelques instants au milieu de ces vagues humaines, nous parvînmes enfin à la porte de Fo-hop. J’entrai dans la maison de mon nouvel ami.

Son magasin n’était ni plus ni moins élégant que les magasins voisins : un comptoir dans le fond, et, derrière ce comptoir, une petite niche où une image assez grotesque représentait une divinité, devant laquelle brûlaient de petits morceaux de bois de sandal fichés dans des vases de fleurs ; l’indispensable théière, faisant déjà entendre son chant monotone et prête à verser son infusion dorée dans les lilliputiennes tasses bleues rangées sur un plateau de laque ; dans un coin, auprès de la porte, un banc de rotin pour recevoir les visiteurs qui voudraient se reposer quelques instants, et une douzaine de petites pipes de cuivre avec leurs bouts d’ambre. Puis des rayons chargés de foulards, de pièces de soie, d’ouvrages d’ivoire et de laque ; tels étaient les objets qui, tout d’abord, frappaient les yeux.

Derrière le magasin venait une petite salle dont la fenêtre donnait sur le côté du village opposé au fleuve et sur un ruisseau profond qui le longeait dans toute sa longueur, de sorte que vraiment Whampoa était parfaitement entouré d’eau. Des planches conduisaient des maisons sur la terre ferme, mais, au-delà du ruisseau, pas une case, pas un bâtiment. La vie ne s’étendait pas hors de ces constructions sur pilotis qui étaient toute la ville. Du reste, comme les rives d’alentour sont chaque année couvertes par les inondations, aucun établissement plus important ne pourrait y être fondé, si ce n’est plus loin dans l’intérieur de l’île, c’est-à-dire moins à proximité de la rade.

Les cases de Whampoa sont si légèrement construites que, du magasin de Fo-hop, j’entendais, sans le comprendre il est vrai, mais enfin j’entendais tout ce qui se disait dans les maisons voisines.

En entrant chez le négociant chinois, j’avais aperçu, assis sur le banc et fumant gravement, deux ou trois individus qui, après avoir pris une tasse de thé, s’étaient retirés sans mot dire pour être remplacés bientôt par d’autres muets visiteurs, et aussi, près du comptoir, un vieillard qui lisait fort attentivement une longue pancarte ressemblant assez à une affiche.

J’avais pris d’abord les silencieux fumeurs pour des amis de Fo-hop. Il m’apprit qu’il n’en était rien, mais que la coutume veut que chaque négociant ait dans sa boutique un banc pour ceux qui sont fatigués et une tasse de thé pour celui qui a soif. Le premier venu entre, s’assied, fume, boit, puis se retire. Ce serait une grave infraction aux lois de l’hospitalité que de prononcer une parole.

Je crois que cet usage serait en Europe d’une application dangereuse.

Quant au vieillard, c’était le père de Fo-hop. Dès qu’il sut qui j’étais, il quitta son immobilité et leva les yeux de dessus cette énorme pancarte dont la lecture paraissait tant l’absorber. C’était un homme d’une soixantaine d’années, d’un aspect grave et sévère, et dont la physionomie ne manquait pas d’une certaine dignité. De longues moustaches blanches — car en Chine les vieillards seuls portent de la barbe — tombaient sur sa poitrine, et sa natte de cheveux s’enroulait autour de sa tête chauve au lieu de descendre sur son dos.

La feuille de papier de riz qu’il lisait avec un aussi grand intérêt, méritait bien toute son attention. Ce n’était rien moins que la proclamation de Sa Majesté l’empereur de la Chine aux populations de la province de Kwang-tong, au sujet de la guerre contre les Anglais.

Lorsqu’il apprit que j’étais Français, il se mit à m’en traduire avec orgueil quelques lignes. Cela me parut en même temps si grotesque et si original que je ne pus toujours contenir mon envie de rire.

L’illustre souverain du royaume du Milieu animait ses innombrables sujets contre les étrangers, les barbares, à l’aide des raisonnements les plus extraordinaires. Après avoir donné le conseil de s’unir pour les chasser, il ne proposait rien moins à son peuple qu’une descente en Angleterre.

Il terminait en disant noblement :

« Montrons-nous forts, autrement nous nous exposons à perdre notre puissance, notre influence, notre empire, et la Chine tomberait alors sous la pression de la supériorité des barbares. Évitons cette extrémité en faisant usage de toutes les ressources qui sont à la disposition du gouvernement. Si nous montrons le moindre scrupule d’encourir une dépense, n’oublions pas que nos pertes, notre honte et le numéraire qui sortira pour l’opium, excéderont de beaucoup les dépenses de la guerre[3]. »

Je ne crus pas nécessaire d’engager une polémique politique avec mon complaisant traducteur ; nous ne pouvions vraiment être du même avis. Je le priai seulement de me donner une traduction exacte et par écrit de cette proclamation, ce qu’il fît avec la plus grande complaisance, et je le quittai après l’avoir remercié pour rentrer dans les magasins, car je l’avais suivi dans une pièce voisine, afin d’écrire sous sa dictée.

Je trouvai Fo-hop en train de peser des débris de piastres et faisant glisser, sur leurs tringles, les petites boules de son sou-pan avec une merveilleuse agilité[4].

Je le laissai à ses opérations commerciales et je sortis de chez lui pour parcourir un peu Whampoa jusqu’au moment de retourner à bord.


  1. Nom que l’on donne aux canots qui chaque matin vont aux provisions.
  2. Nom que l’on donne aux fournisseurs des navires.
  3. Voir dans le Moniteur des 18, 19 juin, et 21 juillet 1858, les Fragments du journal d’un voyageur en Chine. On y trouvera la traduction de cette proclamation.
  4. Il ne se fabrique pas en Chine d’autre monnaie que des piastres fausses et une espèce de petite pièce de cuivre. L’argent et l’or circulent en lingots. Aussi, depuis leurs rapports avec les Européens, les négociants chinois ont-ils pris l’habitude de poinçonner chacune des pièces qui leur sont données en paiement, de sorte que ces pièces, après un certain temps de circulation, sont aplaties et percées, et ont, à ce point, perdu toute forme et toute valeur nominale, et qu’elles ne peuvent plus être prises qu’au poids. Le sou-pan, est un instrument avec lequel les marchands font très-rapidement les calculs les plus compliqués.